Page:Yver - Les Cervelines.djvu/163

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Le verre de Jeanne était demeuré plein. Elle ne buvait jamais que de l’eau. Elle avait un grand mépris de ces gaîtés artificielles dont on n’est pas le maître. Elle ne s’accordait que la cigarette. Son sang-froid, le flegme de ses yeux calmes, paraissaient fâcheux et chagrins au milieu de cette jeunesse grisée. Ses doigts forts, mais fuselés au bout, roulaient de minuscules mies de pain pour tromper son oisiveté ; elle disait bas à Tisserel :

— Je regrette monsieur Cécile ; celui-ci ne peut pas…

Elle s’arrêta court dans un tressaillement des épaules ; une longue cascade de sauce brune venait de s’abattre sur sa manche, rayant la soie, collant les dentelles du coude, filant le long de son poignet nu. L’homme avait outrepassé la consigne et gagné copieusement les quarante sous promis. Elle ne dit pas un mot d’impatience, et son seul mouvement d’orgueilleuse tranquille fut celui du dédain devant cet être stupide et maladroit. Mais une huée sortit de la poitrine des convives ; on apostrophait l’infirmier qui emportait son plat avec la même paix de conscience que s’il venait d’administrer à quelque malade une douche pure et froide. Il y eut des cris indescriptibles ; tout le monde était levé. Du bout de ses doigts, Jeanne sentit avec dégoût que des gouttes graisseuses avaient éclaboussé jusqu’à ses cheveux. Captal d’Ouglas, avec des mines qu’elle ne pouvait voir, lui avait jeté autour du cou sa serviette. Elle l’arracha et la lui rendit. Tisserel demeurait immobile, poussant le culte jusqu’à n’oser toucher sa robe.

Elle dit, en quittant la table : « Il me faudrait