Page:Yver - Les Cervelines.djvu/17

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avec sa blouse blanche, son tablier blanc et sa crinière blonde ébouriffée, elle faisait un effet inouï le matin, vigoureuse et forte comme elle était, au milieu de tous les rachitismes, de toutes les atrophies, de toutes les misères. Tu vois cela, n’est-ce pas, ce beau corps qui triomphait parmi les autres ? Mais ce qui me renversait, c’était le prodige de cette femme, son intelligence. Elle me présentait chaque matin des feuilles d’observations, c’était à ne pas y croire ; des lignes nettes, sans ratures, concises, strictes ; alors que, couramment, les jeunes étudiants amoncellent pêle-mêle et touffues toutes les remarques inutiles sur un malade, celle-là faisait un choix ; elle agençait ses notes avec une sorte d’art, au bout duquel le diagnostic s’arrangeait de lui-même, sans qu’elle l’énonçât, — à ce point que j’ai cru souvent que ses observations, elle les avait copiées dans un manuel ; mais le manuel, c’était elle. À cette heure, elle est plus forte que moi ; elle nous dépasse tous pour la pathologie ; il n’y a guère à l’Hôtel-Dieu que le père Le Hêtrais qui puisse lui tenir tête, et encore. Le Hêtrais n’a pas sa pénétration, je dirai même sa divination du malade.

Après une pause :

— J’ai fait en sorte qu’elle devinât ce que je pensais d’elle.

— Et elle l’a deviné ?

— Elle l’a deviné, et j’ai bien vu qu’elle se souciait de moi comme d’une guigne. Moi, j’aurais voulu l’épouser ; j’étais très pris. J’étais amoureux même de son esprit, de son savoir ; ç’aurait été une jolie camarade de vie, moitié ma femme,