Page:Yver - Les Cervelines.djvu/18

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moitié un ami ; mais cette créature-là n’est capable que d’une seule passion : l’ambition. Elle n’aimera jamais ; ou, si elle aime, ce n’est pas un homme, c’est un grand homme qu’il lui faudra, celui-là, il la prendra par son orgueil ; elle est blindée d’orgueil des pieds à la tête ; elle n’est que cela.

Son silencieux compagnon sourit invisiblement.

— Si j’avais été n’importe quelle célébrité, médicale ou autre, continua Tisserel sans rien remarquer, elle m’aurait pris, comme piédestal, comme point d’appui, pour se hausser ; je la sens rongée de fringale de gloire ; elle rêve de Paris, d’illustration, de la grande apothéose lente que font les journaux. Un simple médecin de province comme moi n’était rien pour elle… un peu plus seulement que l’infirmier qu’elle a sous ses ordres.

— Et tu en as pris ton parti ?

— Si je l’ai pris, mon cher !

Et Tisserel se mit à bourrer sa quatrième pipe pour la soirée. Il ne parla plus de mademoiselle Bœrk. Il ne parla même plus du tout. Le silence se prolongea longtemps.

À dix heures, les deux amis se levèrent et quittèrent le café. Tisserel rentrait tous les soirs à dix heures « pour ne pas faire veiller sa petite sœur », expliquait-il. Le frère et la sœur, orphelins, habitaient ensemble une maison du boulevard Gambetta où le docteur exerçait. Mademoiselle Tisserel surveillait la maison, surveillait les domestiques, surveillait la comptabilité de la clientèle. Elle avait vingt-trois ans. C’était une