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Page:Yver - Les Cervelines.djvu/201

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— Moi, si quelqu’un m’aimait de la manière dont monsieur Tisserel vous aime, ma belle Jeanne, je crois positivement que je me laisserais tenter par ce genre de bonheur.

— Oh ! Marceline ! allons donc ! s’écria la Cerveline indignée.

Cette interjection de Jeanne la poursuivit longtemps et lui fut un thème à des méditations qui dépassèrent de beaucoup en portée le romanesque incident actuel.

— Jeanne est plus forte que moi, pensait-elle ; il lui est donné de voir un homme se mourir d’amour à ses genoux sans en être autrement troublée que s’il s’agissait d’un chien pâmé devant une victuaille prohibée. Elle a raison ; toutes ces gourmandises ne sont ni plus ni moins intéressantes les unes que les autres. L’illusion consiste en la façon de les habiller. Jeanne ne se laisse prendre à aucun des déguisements de la passion. Elle est plus forte que moi, qui déjà commençais à m’attendrir. Seulement, où est la supériorité ? Jeanne reste froide parce qu’elle ne peut pas s’attendrir ; moi, je m’attendris parce que je ne peux pas rester froide. Lequel est le plus glorieux ?

Le problème la tourmentait partout, dans la rue, à son cours du lycée. Elle y parla de la Révolution française devant sa vingtaine d’élèves, et elle s’interrompait court parfois, distraite de son Michelet, dont elle s’inspirait toujours en parlant, pour regarder ces visages de petites femmes ayant toutes quinze ans. Inégales, dissemblables, jolies ou vulgaires, spirituelles ou