Page:Yver - Les Cervelines.djvu/216

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orgueil offensé. Lui continuait, en attirant à lui de toutes ses forces ses mains qu’il avait prises :

— Elle va mourir, je vais la perdre. Ayez pitié de moi ! Aimez-moi, Jeanne, je suis un homme si malheureux ; laissez-moi vous aimer ; ne me faites pas de mal, j’en ai trop déjà, vous m’en avez fait trop, et je vais perdre Henriette !

Elle le laissa continuer longtemps ses lamentations ; il se répétait indéfiniment, il redisait les mêmes termes qui entremêlaient son angoisse et son amour. « Je suis malheureux, je vais perdre Henriette, je vous aime ! » Jeanne s’écartait seulement de lui dans un recul presque invisible. Elle le plaignait. Il pleurait à grosses larmes ; quelque chose de bon naissait en elle vers lui ; véritablement elle aurait voulu le consoler. À la fin, il se pencha sur les mains qui se dérobaient, ses lèvres s’y attachèrent.

Alors, ce qui eût gonflé la vanité de toute autre femme, cette faim d’elle qu’il avait, cette première caresse d’homme qui leur crée à toutes, d’ordinaire, une vie neuve du cœur, qui les épanouit, cette primeur du baiser lui fit honte, à elle. Ses traits se durcirent, elle ne sentit plus la pitié, mais la colère. Son souverain dédain de l’amour, qui la faisait rire jusqu’ici des illusions, des naïvetés de la passion, s’irritait d’être ainsi méconnu. La croirait-on la dupe de ces choses trompeuses dont elle appréciait si bien la nature secrète ?

— Oh ! laissez-moi tranquille ! je vous en prie, fit-elle durement.

Et elle le repoussa, forte dans son corps de paysanne comme il pouvait l’être lui-même.