Page:Yver - Les Cervelines.djvu/24

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libre des sexes. L’homme a refusé de se charger de la femme, depuis au moins deux ou trois générations, depuis Balzac, depuis le règne de l’Argent. Maintenant c’est la femme qui, pouvant s’en passer, ne veut plus se charger de l’homme.

Le docteur Tisserel, qui n’avait pas l’habitude d’un aussi large cercle de pensées, en demeurait troublé, incapable de juger tout de suite si Cécile exprimait là une vérité, ou s’il s’emballait seulement, comme font souvent les hommes, le soir, au sortir du café. Tisserel pouvait exprimer des idées générales en clinique, il était même assez fort en déductions pathologiques, mais il ne s’embarrassait guère d’autre chose, intellectuellement parlant. Il s’était libéré des idées religieuses facilement, sans les luttes déchirantes que quelques-uns connaissent. En politique, il ne concevait pas d’autre milieu possible pour y établir son opinion que le centre gauche ; et il demeurait centre gauche imperturbablement, raillant aussi bien les conservateurs que ceux qu’il appelait avec tout le monde « les dangereux utopistes ». Sa vertu était un grand sens commun. Il n’aurait pas eu l’idée de chercher en lui la moindre appréciation sur un état social quelconque.

Pour Cécile, après cette débauche de paroles, il redevenait muet. Ils avaient recommencé de marcher sans rien se dire. Ils approchaient du but et cheminaient au pas sous les platanes énormes du boulevard, qui étendaient sur leurs têtes leur frondaison noire, frissonnante. Ce ne fut qu’aux approches de sa maison, quand Tisserel, revenu de sa surprise, comprit combien était