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Page:Yver - Les Cervelines.djvu/298

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lui livrerait jamais. Il lui importait peu de connaître ses pensées, mais ce qu’elle brûlait d’apprendre, c’étaient les amours qui, avant le sien, avaient occupé cet homme de trente-trois ans. Quelles femmes avait-il pu aimer ? Elle cherchait à les évoquer, sûre qu’elles avaient été, qu’elles existaient encore ici ou là, tandis que dans l’âme de Jean elles étaient mortes. Quels avaient été leurs visages ? Avait-il fallu qu’elle leur ressemblât pour être à son tour aimée de lui ? Trouvait-il maintenant en elle autant que dans celles-là ? Trouvait-il plus ? L’aimait-il autant qu’il les avait aimées ?

Elle n’avait pas contre elles de jalousie, mais plutôt de la curiosité. Elle les imaginait tranquillement, plus nombreuses qu’en réalité elles n’avaient été — recevant tour à tour de lui cette passion qu’elle acceptait aussi. Elle refaisait en esprit, le connaissant désormais suffisamment, les scènes d’amour où il leur avait dit les choses qu’il lui répétait à elle. Il n’entrait pas dans son tempérament, très conscient de sa valeur, de se croire moins de pouvoir que ces inconnues qu’elle se savait dépasser. Le laconisme même qui avait été le fond de l’amour de Jean pour elle lui semblait un gage de cette gravité pondérée des sentiments très profonds. À la vérité, Cécile avait peut-être aimé Eugénie Lebrun plus follement, plus juvénilement, mais Marceline ne connaissait ni ne concevait une personne telle parmi les passions qui avaient possédé ce cœur avant elle.

— Dormons ! se dit-elle tout à coup, le profil étroitement enchâssé dans la toile de l’oreiller et les yeux fermés ; il est trois heures du matin !