Page:Yver - Les Cervelines.djvu/299

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Souverainement maîtresse d’elle-même, elle était coutumière de ces coups impérieux envers sa propre imagination. Elle commandait autrefois au sommeil pour l’appeler aussi bien que pour le chasser. Mais elle éprouva bientôt à quel point cette maîtrise lui échappait aussi. Elle ne s’endormait pas ; un trop gros chagrin lui gonflait le cœur. « S’il en a oublié tant d’autres, si aisément, si totalement, qu’en sera-t-il de moi ! » C’était là que gisait la grande inquiétude de cette idée nouvelle qui ne la quittait plus. Bientôt cette pensée qu’elle pourrait être un jour abandonnée, devint intolérable.

Et pourquoi ne le serais-je pas ? songeait-elle ; où est l’homme qui aime toujours ? Avant d’avoir à sonder le cœur de ce pauvre ami, combien en ai-je vu autour de moi d’autres cœurs bons et sincères comme le sien, qui faiblissaient, que saturait à la longue la contemplation unique d’une femme. L’album de photographies est là, Jean l’a vu, il s’est révolté quand je lui ai montré l’inanité de l’amour. Il m’aimait déjà. Moi je me suis laissé prendre à mon tour, et j’ai perdu le pouvoir de juger froidement des choses. Mais de ce que nous aimons et perdons le sens du vrai, qu’y a-t-il de changé dans l’impossibilité du bonheur éternel ? Sommes-nous deux exceptions ? Dans cet être bougeant, toujours troublé et inquiet, dort-il une âme sereine qui, la saveur de la passion éteinte, saura se contenter d’un bonheur partiel, terne et insipide ? et dans moi-même, dort-il une nature si peu avide que, l’heure venue où j’ai vu tant de pauvres femmes s’éveiller douloureusement, après le rêve de l’amour, je ne