Page:Yver - Les Cervelines.djvu/56

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voulu l’emballement aveugle de la femme. Je ne suis pas, je ne puis pas être une créature aveugle, moi ; je vous retournerai votre phrase : j’ai fait trop d’autopsies, d’autopsies mentales dans la substance mystérieuse des âmes ; rien ne me trompe plus. Me donner par simple affection, j’aurais pu le faire. Et puis après ? Je vous aurais enchaîné, car vous m’auriez épousée, n’est-ce pas ? Je vous aurais enchaîné à une femme bougeante, vibrante, distante de vous par bien des côtés, je crois. La lassitude serait vite venue, soyez en sûr. Mon Dieu ! que les hommes intelligents sont donc étranges de se fier encore, après tout ce qu’ils voient et expérimentent, à un caprice qui est la moindre chose du monde !

— Un caprice ! L’amour réel, long, profond, ne finissant qu’avec la vie, existe. J’ai vu de vieux époux amoureux. Mon père et ma mère, qui sont à Briois de simples marchands, exempts de sentimentalité et de poésie, et qui ont dépassé cinquante ans, ne sont plus que deux vies enlacées en une seule, deux esprits fusionnés avec une pensée uniforme, des cœurs accordés à l’unisson.

— Cela ne se rencontre pas souvent, fit la jeune femme avec son sourire sceptique qui lui donnait sa plus jolie, sa plus spirituelle physionomie, fendant ses yeux, ses lèvres, dans la chair rose du visage.

— Pas dans votre monde, mais dans le mien.

— Vous ne m’auriez pas rendue heureuse, mon pauvre ami ; ma solitude m’est agréable. J’y poursuis mon rêve intérieur. Souvent je rentre chez moi, marchant dans une vision d’or, dans l’irréel,