Page:Yver - Les Cervelines.djvu/57

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émue du grand décor parisien qui n’a jamais cessé de m’enchanter : je suis dans une ville magique. C’est la Seine bordée par la silhouette du Louvre, et s’en allant se perdre dans la grisaille du brouillard, avec Notre-Dame dans le fond ; les passants sont des êtres légers, ouatés de songe ; les élégantes sont jolies ; les beaux messieurs ont du chic ; les ouvriers trapus et musclés, du caractère ; les mendiants sont pittoresques ; tout est en place, parfait ; je me dis : que cette ville est belle ; que la vie est bien faite ! Tâchons de faire un peu de bien, d’aimer de plus en plus cette bonne humanité qui le mérite à tant d’égards. Puis je goûte au souper ; des œufs frais, des légumes fortement parfumés d’odeurs potagères ; j’adore le thym, la sariette, le céleri, le cerfeuil ; ce sont tous les baumes maraîchers du printemps, la coquetterie de la terre nourricière que je mange ; et sans gourmandise, mais avec raffinement et saine poésie, je dine. Après, je me donne au travail. Rien ne me trouble, rien ne vient heurter ni démolir l’architecture de ces sensations exquises, de ce monde illusoire que je vois. Lorsque j’étais en ménage, combien de fois maussade, grognon, accablé de déceptions pesantes d’argent, irrité contre les flous en redingote, mon mari arrivait aux repas ravageant mon optimisme, ruinant ma contemplation secrète, ma joie de vivre ! Je sais bien qu’il avait raison, que les coquins courent les rues, que la laideur triomphe, que la Douleur est maîtresse de tout, et que j’étais dans l’erreur ; mais c’était une erreur consciente et délicieuse, l’illusion d’une illusion que j’avais péniblement édifiée et que j’aimais. Vous agiriez de même, mon ami…