Page:Yver - Les Cervelines.djvu/81

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perlé, et séduisant, qu’on lui pardonnait ; Jeanne Bœrk, qui ne savait pas pleurer, savait rire ; c’était ce qui avait le plus ensorcelé l’oreille de Tisserel que ce rire de campagnarde intelligente, le soir, à la salle de garde, après le vin.

— L’épouser mais après… qu’est-ce que j’en ferais, ma pauvre amie ?

Elle avait résumé là un état de choses d’une si flagrante fatalité qu’il n’y avait rien à répondre. Qu’aurait fait en somme d’un mari cette créature souverainement occupée, de qui la vie était orientée déjà sans retour dans le chemin du travail scientifique, et qui prenait là toutes ses joies, son intérêt, sa raison d’être. Elle s’amusait à l’extrême d’être médecin ; elle ne se lassait pas de son incessante poursuite contre le mal, contre ce qu’elle appelait, elle, les causes pathogènes. Devant chaque bacille entrevu, sa passion curieuse, renaissait ; elle les cultivait, les surveillait, les combattait, en triomphant ou se laissait vaincre, avec une activité sagace et réfléchie, abstraction faite de l’être humain servant de champ de bataille, car elle n’était ni sensible ni nerveuse. Était-ce bien à cette femme qu’on pouvait demander de fonder un foyer, de se donner à un homme et d’être mère ?

— D’abord, continua-t-elle, je ne veux pas renoncer à mon métier : alors nous nous ferions concurrence, et une concurrence sotte, insupportable, ridicule ; car je suis plus forte que lui, soit dit sans offenser ce brave Tisserel. Dix fois, vingt fois déjà, je l’ai surpris en erreur, diagnostiquant mal, hésitant, oublieux, perdant la tête. Tant que nous sommes étrangers, je m’en amuse ; mais