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Page:Yver - Les Cervelines.djvu/82

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comprenez-vous, ma chère, cette rivalité entre mari et femme ? Positivement, je m’exposerais à rougir de lui ; et vous avouerez que ce serait désagréable. Puis il deviendrait envieux de moi, et ce serait tout à fait bête.

D’aimer, d’être aimée, il n’était pas question. Elle ne se laissait pas prendre à la magie de ces mots ; elle n’y pensait pas. Cette fille de vingt-deux ans, au physique riche et plein de forces, travaillait cérébralement neuf, dix ou onze heures par jour ; elle avait après cela de gros sommeils d’enfant, exempts de songes, comme ses veilles laborieuses l’étaient de rêves ; elle vivait ainsi, satisfaite, tout son être dans un bel et parfait équilibre artificiel.

Elle reprit encore :

— Et puis, j’en ai trop vu dans ma salle, de pauvres malheureuses exténuées, vieillies, tuées par cette noble vie de famille que l’on prône tant, la maternité, les soucis et le reste. Et je me demande pourquoi, oui vraiment je me demande pourquoi j’irais troquer mon sort agréable contre cette existence. Vous-même, Marceline, vous ne vous êtes pas mariée, vous voyez bien.

Mademoiselle Rhonans sourit, avec un mouvement de tête très amusant. Elle n’était pas absolument jolie, à cause de la structure osseuse du visage, mais elle avait en elle mille choses gracieuses.

— Pour moi, répondit-elle, c’est tout différent. D’abord, je n’ai jamais eu de roman comme vous, ma belle Jeanne ; mes parents m’ont seulement proposé deux ou trois mariages que j’ai refusés. Il vous serait encore aisé de tenir un ménage