Page:Yver - Les Cervelines.djvu/83

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sans briser votre carrière. Combien voyez-vous maintenant de doctoresses qui ont mari et enfants ? Mais moi, comment voulez-vous, dites, comment voulez-vous ? Le mariage ne m’est pas possible.

Alors, ne tenant jamais en place, furetant de ci de là dans le petit salon sombre pour souffler au hasard les grains de poussière dont elle était la grande ennemie, elle se mit à dire tout haut ce qui était son rêve intérieur, le programme enchanteur de sa vie. Jeanne Bœrk ne comprenait, ne pouvait comprendre qu’à demi les émotions, les vibrations, la poésie de cette femme. Marceline Rhonans était possédée d’une passion, elle en était dévorée, exaltée, enfiévrée jusqu’à l’ivresse. Elle aimait quelque chose d’inconcevable à tout le monde, quelque chose de mort, d’aboli ; elle aimait jusqu’à une sorte de morbide folie artiste l’âme des peuples finis, les races éteintes, les évolutions ténébreuses des nations antiques, ce qui fut, l’Humanité-mère, le Passé. Parallèlement à sa tâche professionnelle de maîtresse d’école, elle travaillait ce rêve : écrire de l’antiquité une histoire monumentale, comme il en a été fait de la France, une histoire morale, dégageant des batailles et de la chronologie la vie nationale.

Toute son existence l’avait menée là. Dans son enfance originale, petite fille absorbée sans cesse par des enthousiasmes secrets, mal définis, elle avait entrevu en se promenant seule, les yeux fermés, dans le jardin de ses parents, des apparitions étranges venues en son cerveau sur de banales phrases de son Histoire ancienne. C’étaient des