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Page:Zola - Œuvres critiques, 1906, tome 2.djvu/326

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commettant le plus noir des crimes, celui d’obscurcir la conscience publique et d’égarer tout un peuple ! Cette besogne est d’autant plus exécrable qu’elle est faite, dans certains journaux, avec une bassesse de moyens, une habitude du mensonge, de la diffamation et de la délation, qui resteront la grande honte de notre époque.

Nous avons vu, enfin, la grande presse, la presse dite sérieuse et honnête, assister à cela avec une impassibilité, j’allais dire une sérénité que je déclare stupéfiante. Ces journaux honnêtes se sont contentés de tout enregistrer avec un soin scrupuleux, la vérité comme l’erreur. Le fleuve empoisonné a coulé chez eux, sans qu’ils omettent une abomination. Certes, c’est là de l’impartialité. Mais quoi ? à peine çà et là une timide appréciation, pas une voix haute et noble, pas une, entendez-vous ! qui se soit élevée dans cette presse honnête, pour prendre le parti de l’humanité, de l’équité outragées !

Et nous avons vu surtout ceci — car au milieu de tant d’horreurs il doit suffire de choisir la plus révoltante — nous avons vu la presse immonde continuer à défendre un officier français, qui avait insulté l’armée et craché sur la nation. Nous avons vu cela, des journaux l’excusant, d’autres ne lui infligeant un blâme qu’avec des restrictions. Comment ! il n’y a pas eu un cri unanime de révolte et d’exécration ! Que se passe-t-il donc pour que ce crime, qui, à un autre moment, aurait soulevé la conscience publique, en un besoin furieux de répression immédiate, ait pu trouver des circonstances atténuantes, dans ces mêmes journaux si chatouilleux sur les questions de félonie et de traîtrise ?

Nous avons vu cela. Et j’ignore ce qu’un tel symptôme a produit chez les autres spectateurs, puisque personne ne parle, puisque personne ne s’indigne. Mais, moi, il m’a fait frissonner, car il révèle, avec une violence inattendue, la maladie dont nous souffrons. La presse immonde a dévoyé la nation, et un accès de la perversion, de la corruption où elle l’a jetée, vient d’étaler l’ulcère au plein jour.

L’antisémitisme, maintenant.

Il est le coupable. J’ai déjà dit combien cette campagne barbare, qui nous ramène de mille ans en arrière, indigne mon besoin de fraternité, ma passion de tolérance et d’émancipation humaine. Retourner aux guerres de religion, recommencer les persécutions religieuses, vouloir qu’on s’extermine de race à race, cela est d’un tel non-sens, dans notre siècle d’affranchissement, qu’une pareille tentative me semble surtout imbécile. Elle n’a pu naître que d’un cerveau fumeux, mal équilibré de croyant, que d’une grande vanité d’écrivain longtemps inconnu, désireux de jouer à tout prix un rôle, fût-il odieux. Et je ne veux pas croire encore qu’un tel mouvement prenne jamais une importance décisive en France, dans ce pays de libre examen, de fraternelle bonté et de claire raison.

Pourtant, voilà des méfaits terribles. Je dois confesser que le mal est déjà très grand. Le poison est dans le peuple, si le peuple entier n’est pas empoisonné. Nous devons à l’antisémitisme la dangereuse virulence que les scandales du Panama ont prise chez nous. Et toute cette lamentable affaire Dreyfus est son œuvre : c’est lui seul qui a rendu possible l’erreur judiciaire, c’est lui seul qui affole aujourd’hui la foule, qui empêche que cette erreur ne soit tranquillement, noblement reconnue, pour notre santé et pour notre bon renom. Était-il rien de plus simple, de plus naturel que de faire la vérité, aux premiers doutes sérieux, et ne comprend-on pas, pour qu’on en soit arrivé à la folie furieuse où nous en sommes, qu’il y a forcément là un poison caché qui nous fait délirer tous ?

Ce poison, c’est la haine enragée des juifs, qu’on verse au peuple, chaque matin, depuis des années. Ils sont une bande à faire ce métier d’empoisonneurs, et le plus beau, c’est qu’ils le font au nom de la morale, au nom du Christ, en vengeurs et en justiciers. Et qui nous dit que cet air ambiant où il délibérait, n’a pas agi sur le conseil de guerre ? Un juif traître, vendant son pays, cela va de soi. Si l’on ne trouve aucune raison humaine expliquant le crime, s’il est riche, sage, travailleur, sans aucune passion, d’une vie impeccable, est-ce qu’il ne suffit pas qu’il soit juif ?

Aujourd’hui, depuis que nous demandons la lumière, l’attitude de l’antisémitisme est plus violente, plus renseignante encore. C’est son procès qu’on va instruire, et si l’innocence d’un juif éclatait, quel soufflet pour les antisémites ! Il pourrait donc y avoir un juif innocent ? Puis, c’est tout un échafaudage de mensonges qui croule, c’est de l’air, de la bonne foi, de l’équité, la ruine même d’une secte qui n’agit sur la foule des simples que par l’excès de l’injure et l’impudence des calomnies.

Voilà encore ce que nous avons vu, la fureur de ces malfaiteurs publics, à la pensée qu’un peu de clarté allait se faire. Et nous avons vu aussi, hélas ! le désarroi de la foule qu’ils ont pervertie, toute cette opinion publique égarée, tout ce cher peuple des petits et des humbles, qui court sus aux juifs aujourd’hui, et qui demain ferait une révolution pour délivrer le capitaine Dreyfus, si quelque honnête homme l’enflammait du feu sacré de la justice.

Enfin, les spectateurs, les acteurs, vous et moi, nous tous.

Quelle confusion, quel bourbier sans cesse accru ! Nous avons vu la mêlée des intérêts et des passions s’enfiévrer de jour en jour, des histoires ineptes, des commérages honteux, les démentis les plus impudents, le simple bon sens souffleté chaque matin, le vice acclamé, la vertu huée, toute une agonie de ce qui fait l’honneur et la joie de vivre. Et l’on a fini par trouver cela hideux. Certes ! mais qui avait voulu ces choses, qui les traînait en longueur ? Nos maîtres, ceux qui, avertis depuis plus d’un an, n’avaient rien osé faire. On les avait suppliés, leur prophétisant, phase par phase, le terrifiant orage qui s’amoncelait. L’enquête, ils l’avaient faite ; le dossier, ils l’avaient entre les mains. Et, jusqu’à la dernière heure, malgré des adjurations patriotiques, ils se sont entêtés dans leur inertie, plutôt que de prendre eux-mêmes l’affaire en main, pour la limiter, quittes à sacrifier tout de suite les individualités compromises. Le fleuve de boue a débordé, comme