Propos japonais/23

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Imprimerie franciscaine missionnaire (p. 201-218).

OBSTACLES À LA CONVERSION
DU JAPON


On ne saurait se dissimuler les difficultés immenses que rencontre actuellement au Japon l’expansion catholique.

Autrefois, en ce même pays, comme nous le fait constater l’histoire, le champ paraissait mieux préparé, la terre plus meuble, le sol moins aride. Durant les deux ans qu’il y a passés, saint François-Xavier a gagné près de 2 000 néophytes ; et, pendant cette période de première évangélisation qui va de 1549 à 1640, le chiffre total des baptisés a presque atteint 2 000 000. Quant au chiffre de la population chrétienne, au moment de son apogée, il s’est élevé à tout près d’un million de fidèles.

Or, les statistiques actuelles sont loin de présenter un résultat aussi consolant. Il est vrai qu’un siècle ne s’est pas encore écoulé, depuis la première réapparition au Japon d’un missionnaire catholique, dans la personne du R. P. Forcade, des Missions Étrangères, (28 avril 1844) ; et encore moins depuis l’ouverture officielle à la France des trois ports de Yokohama, Nagasaki et Hakodate, (9 octobre 1858, seule date depuis laquelle les missionnaires ont pu aborder avec quelque sécurité au Japon). Cependant, malgré soixante années des plus grands efforts, le nombre des chrétiens durant cette période n’a pu grandir que dans une proportion bien inférieure, puisque, même en incluant les dix mille survivants de la persécution, il ne se monte, à l’heure présente, qu’à soixante quinze mille environ.

Véritablement, la situation est changée. Il existe aujourd’hui des obstacles qui n’existaient pas autrefois, et ceux qui existaient déjà alors n’avaient pas, au moins dès le début, le caractère rebutant qu’ils ont aujourd’hui.

Ces obstacles, à l’heure actuelle, sont de deux sortes : les uns sont propres au pays, et de provenance nationale, les autres sont de provenance étrangère.

Le principal obstacle national, c’est le caractère japonais lui-même. Les Japonais sont très altiers : on ne saurait s’imaginer l’arrogante opinion qu’ils ont d’eux-mêmes et de leurs institutions.

Les professeurs, dans les écoles, enseignent que l’homme descend du singe, selon la doctrine qu’ils sont allés chercher à l’étranger… Mais ils ont soin d’ajouter que cette prétendue loi originelle ne s’applique pas aux Japonais : eux, disent-il, sont fils des dieux. Il est vrai que cette étrange prétention n’est pas un fait unique dans l’histoire du paganisme. Les Égyptiens ne se croyaient-ils pas également fils du Soleil ? Et les Romains ne se rattachaient-ils pas, par Énée, à la déesse Vénus, et ne traitaient-ils pas les autres nations de barbares ?

Avec la divinité de leur origine, les Japonais exaltent aussi l’excellence de leurs institutions. Le shintoïsme, à leurs yeux, est une religion bien supérieure à toute autre. Ils croient, comme le déclarait en 1906 le Dr Kato Kieroyuki, président de l’Université Impériale dans son livre intitulé : « Notre Constitution nationale », ils croient que le shintoïsme, voyant dans l’empereur, non seulement un dieu, mais encore un véritable père, le père de la grande famille japonaise, donne l’exemple d’une organisation exceptionnelle. Nulle part, pensent-ils, on ne saurait trouver comme au Japon, une telle fidélité au souverain, une telle piété filiale dans le cercle de la famille. Un autre professeur d’université a même déclaré sérieusement, il y a quelques années, qu’un jour le shintoïsme sera la religion universelle.

Cette soi-disant religion reste donc bien chère aux Japonais. Rien d’étonnant alors qu’ils lui gardent une préférence marquée, rien d’étonnant que, malgré la constitution 1889, qui accorde, par son article xxviiie « à tout sujet japonais, la liberté de croyance religieuse » et consacre, par le fait même, l’égalité des cultes, le shintoïsme soit le seul à jouir de l’immunité des impôts.

Comment s’étonner alors des termes pleins de respect qu’ils emploient pour désigner leur empereur, par exemple, celui-ci : Tennô Heika, « Sa Majesté le Roi du ciel » ! De là encore leur arrogance à l’égard des autres nations qui, durant quatre années, se sont déchirées entre elles et maintenant se déchirent elles-mêmes. Témoins de ces affreux spectacles, ils proclament orgueilleusement que leur pays est « l’Empire où règne la paix », heiwa no kuni (parole textuelle d’un récent numéro d’un journal de Tôkyô).

Après cela, on s’explique l’esprit conservateur de ce peuple, et l’on ne s’étonne plus de rencontrer chez lui des intellectuels de grand talent et de réel mérite scientifique, professant à l’égard des plus grossières superstitions, sinon une foi réelle, comme les petites gens, du moins un parti pris de recommandation qui n’a d’autre motif que l’orgueil national. On ne s’étonne pas d’avantage de voir ces mêmes personnes prendre part aux ridicules processions shintoïstes, ou bien proclamer dieu, par exemple, un sombre héros qui se suicide, par manière de protestation contre la désuétude envahissante. On comprend enfin, qu’un caractère aussi altier soit la source naturelle d’une aversion profonde pour l’étranger. Mais c’est là pour la religion catholique un second obstacle qu’il importe de mettre ici en plus vive lumière.

À voir, en effet, les honneurs que le Japonais rend à l’étranger, on pourrait se méprendre sur les véritables sentiments qu’il éprouve à son endroit. Il est envers lui, en effet, tout spécialement poli et courtois. Dans les services publics, en chemin de fer, au bureau de poste, partout, on a pour lui des préférences, des égards et des attentions toutes particulières. S’il a besoin de quelque chose, il est invariablement servi le premier. Et cette ligne de conduite n’est pas seulement le fait d’une disposition spontanée du peuple, elle est dictée expressément par les autorités administratives. Ceci cependant n’est qu’une politique purement formaliste, observée dans le seul but d’inspirer à l’étranger, qu’ils honorent ainsi, une haute idée de la civilisation japonaise.

Au fond, le Japonais déteste souverainement l’étranger. Il a pour lui une profonde aversion, qu’il conserve en son for intérieur depuis des siècles.

C’est cette aversion qui lui a fait voir autrefois, en lui, un danger pour son pays et l’a poussé aux persécutions de 1597, de 1604 et des années suivantes. C’est cette aversion qui lui inspira de fermer pour jamais le Japon à tout étranger, en 1640, et qui mettait alors, dans la bouche de Yemitsu, auteur de l’édit de bannissement, ces paroles de haine sauvage et sanguinaire : « Tant que le soleil échauffera la terre, qu’aucun chrétien ne soit assez hardi pour venir au Japon. Que tous le sachent ! Quant ce serait le roi d’Espagne en personne, ou le Dieu des chrétiens, ou le grand Shaka lui-même[1], celui qui violera cette défense, le payera de sa tête ». Enfin, c’est cette même aversion qui le retient actuellement encore dans ses préjugés contre tout étranger venant au Japon, même contre le missionnaire catholique, et qui le porte à exercer un espionnage discret, mais réel.

Qu’elle est étrange l’idée que le Japonais se fait de l’Européen ou de l’Américain ! Pour lui, tout étranger, le missionnaire y compris, est un intrus inquiétant. Il faut voir, par exemple, lorsque celui-ci passe dans la me, avec quel étonnement on le regarde et toise des pieds à la tête, avec quelle physionomie et quelle expression on se dit à mi-voix le mot seiyôjin, un étranger ! dans lequel il semble qu’on veuille faire passer tout son flétrissant mépris. Toutefois on ne raille ni n’insulte jamais ; et ceci doit se dire même des enfants, si bien que, sous ce rapport, on ne rencontre pas souvent de polissons au Japon.

Intrus, l’étranger au Japon ! C’est trop peu dire : il y apparaît comme un espion. Le gouvernement japonais lui-même répand dans les autres pays de tels émissaires, pour en étudier les institutions, être à l’affût des inventions les plus récentes de la science moderne et en faire au plus tôt bénéficier son propre pays. Le Japonais croit que les autres pays font de même et que les gens venus chez lui sont de pareils espions ; il ne s’imagine pas un seul instant que ces étrangers ne soient venus pour un autre but que pour un intérêt national et politique. Quelle que soit la profession qu’ils exercent : qu’ils soient banquiers, marchands, industriels, missionnaires, toujours, pour le Japonais, cet emploi est un astucieux prétexte, une ruse habile à l’abri de laquelle, pense-t-il, ces hommes exploitent le Japon et les Japonais.

Un fait assez récent vient de faire constater une fois de plus l’existence de ce préjugé. C’était en chemin de fer. Un missionnaire, en voyage de mission, venait tout juste de prendre place dans un wagon de seconde classe, non loin de trois ou quatre gros messieurs, qui avaient déjà, semblait-il, causé longuement ensemble. À l’apparition de l’étranger, grand silence avec ébahissement visible. Puis, quelques mots discrets ; ensuite, comme on croit que le nouveau venu ne comprend pas le japonais, on reprend peu à peu la conversation, et l’un d’eux, d’un ton doctoral, affirme catégoriquement que les gens de cette espèce viennent au Japon pour propager leurs intérêts nationaux et que, sous prétexte d’enseignement religieux, ils travaillent à susciter des sympathies à l’égard de leur propre patrie. « C’est dommage, ajoutait-il, que nos bonzes ne fassent pas la même chose à l’étranger. Le Japon gagnerait peut-être plus vite encore en prestige et en influence. »

Le train arrivait à l’endroit où se rendait le missionnaire. Avant de descendre, celui-ci voulut dissiper ces préjugés dans l’esprit de ces gens. Il leur expliqua le vrai caractère de l’évangélisation catholique et la véritable mission de l’Église romaine. Ils écoutèrent en silence, sans opposer aucune objection ; mais lorsque le missionnaire se leva pour sortir, l’un d’eux souffla ceci à son voisin : « C’est un obstiné, il ne veut pas avouer ses véritables intentions ».

Encore si on se contentait de penser ainsi du missionnaire et de tout étranger. Mais par suite de ce regrettable préjugé, on pratique à son égard un espionnage tout exprès, avec l’autorisation formelle des administrations du pays. Naturellement c’est la police secrète et même publique qui est l’agent de cette odieuse surveillance. Tous les soirs, les policiers doivent faire connaître au gouvernement régional l’endroit où l’étranger de telle ou telle localité se prépare à passer la nuit. Si le missionnaire part en voyage, s’il fait une promenade dans le voisinage de la ville où il demeure d’ordinaire, aussitôt on expédie des télégrammes dans les directions où l’étranger paraît se rendre. Quelquefois même on l’arrête, poliment d’ailleurs, on lui demande son nom, son âge, d’où il vient, où il va et autres choses semblables.

Chez lui également, il reçoit de temps en temps la visite apparemment officieuse de gens obséquieux, gentils et causeurs, qui l’entretiennent pendant deux ou trois heures. Ils causent sans embarras de mille sujets divers. Ils parlent même de religion. Bien plus, ils vont jusqu’à demander à se faire chrétiens et apprennent parfois un bout de catéchisme. En réalité ces gracieux personnages sont des agents de la police secrète, qui viennent ainsi faire ces visites, pour tâcher de recueillir une parole compromettante de la bouche du missionnaire.

Un troisième obstacle, bien propre au pays, c’est la condition sociale du Japon moderne, au point de vue politique, économique et moral.

On sait déjà quelle admirable unité de gouvernement s’est acquis le Japon depuis l’empereur Meiji. On sait quelle reconnaissance et quel attachement la classe des fonctionnaires et celle des intellectuels professent envers leur souverain, sinon pour sa prétendue origine divine, — qu’ils se contentent d’affirmer sans y croire, — du moins pour les intelligentes et heureuses restaurations qui ont fait la gloire actuelle du pays. Au point de vue disciplinaire et administratif, toute la classe dirigeante est nettement et obstinément shintoïste ; cette religion est pratiquement la religion officielle de l’État, à l’exclusion de toute autre. Dès lors, tant que le catholicisme n’aura pas réussi à faire enfin ouvrir les yeux à cette classe dirigeante, il sera condamné à n’opérer en ce pays que de rares conversions.

La prospérité économique du Japon moderne détourne également de la religion catholique. Les païens ne cherchent le bonheur qu’ici-bas. Ils travaillent uniquement pour s’enrichir et se divertir. Or, grâce à l’importation du progrès étranger en ce pays, grâce surtout à la dernière guerre, qui fut, pour le Japon, un véritable coup de fortune, un nombre incroyable de gens, autrefois très pauvres, sont devenus subitement très riches. Aussi, ceux-là, contents de leur sort, sont-ils bien peu inclinés à embrasser une religion qui ne leur rapporte pas de gros intérêts. Les autres, dont ces exemples excitent l’émulation, caressent les mêmes ambitions et, s’acharnant à leur travail, ne trouvent le temps de penser ni à la religion, ni à leur âme. En somme, les uns et les autres ne voient dans nos saintes croyances que des rêveries plus ou moins béates, dépourvues à leurs yeux de sens pratique, flottant plutôt dans le monde des utopies et des chimères que dans celui de la réalité.

Enfin la morale publique paralyse les esprits droits et enchaîne les bonnes volontés.

Si l’on ne voulait juger le Japon que par l’extérieur, on se tromperait étrangement. Le Japonais est d’une incroyable fierté. Il considérerait comme une honte ignominieuse et impardonnable de passer pour déloyal ou débauché. De là tant de franchise apparente dans ses relations de politesse, de là, chez les femmes, tant de pudeur et de modestie dans la manière de se vêtir.

Mais autant le Japonais tient scrupuleusement à honneur de passer, aux yeux de l’étranger, pour un homme de mœurs intègres et irréprochables, autant il se préoccupe peu dans sa vie intime de rester en conformité avec cette ambition. Ses dehors brillants ne sont qu’un vernis superficiel et trompeur. En réalité, la plus froide injustice et la plus basse immoralité déchirent et ravagent la conscience populaire.

Le Japon possède une législation à peu près aussi parfaite que celle de tout autre pays, car elle a été importée comme tout le reste. Cependant, en pratique, ces lois ne sont exécutées que sur les injonctions et sous la surveillance de la police ; et, malgré tout, combien d’entre elles demeurent lettre morte, surtout quand les délinquants sont des officiers du gouvernement lui-même ! Aussi peut-on difficilement s’imaginer avec quelle ruse se pratiquent ici le vol et la fraude ! On en est venu même à les regarder comme des moyens indispensables, non seulement pour faire de l’argent, mais même pour vivre sans trop de dettes.

Quant à l’immoralité, elle est la plaie la plus hideuse ; et l’on peut dire qu’elle se pratique sous toutes ses formes… Dès lors, on s’explique l’hésitation et l’indolence des Japonais lorsqu’on leur parle de conversion au catholicisme. Ils comprennent et ils admettent volontiers que notre sainte religion est le plus sûr, l’unique moyen d’amender la vie de l’homme et de le sauver. Cependant, ils ne se sentent pas le courage de renoncer à leurs habitudes : la religion qu’on leur met devant les yeux paraît leur imposer de trop grands sacrifices ; ils n’osent avancer, de peur de gêner leur conscience par des devoirs à remplir.

Quelquefois néanmoins, ils se déclarent prêts à se faire chrétiens. Quelques-uns demandent à recevoir le baptême le plus vite possible, sans étudier. D’autres, au contraire, se mettent avec ardeur à apprendre le catéchisme ; mais ce grand zèle se refroidit bientôt. Après quelque temps, leur goût est moins vif, leur courage faiblit. Ils donnent mille prétextes pour excuser leur inconstance, qu’ils ne veulent jamais avouer, toujours par fierté. Enfin lorsque leur position leur paraît intenable, ils s’esquivent discrètement, ajournant à plus tard le moment de se convertir ; ce qui équivaut naturellement, dans la plupart des cas, à un abandon définitif et total.

La société japonaise offre donc par elle-même de grands obstacles à la rapide diffusion du saint Évangile. Ce n’est pas tout : il est encore d’autres causes, plus récentes et de provenance étrangère, qui désarment le missionnaire et entravent son influence sur les âmes de ce peuple.

Parmi ces nouveaux obstacles, il y a le scandale des pays étrangers. Ce qui se passe ailleurs est loin de rester ignoré en ce pays. D’abord, il y a la presse qui, en cette matière, est aussi bien renseignée que celle de l’étranger. Les journaux japonais répandent par le pays tout ce qui leur est communiqué ; et bien entendu, ils se réservent le droit de changer et de modifier, même aux dépens de la véracité, si l’honneur du Japon doit y gagner.

Ensuite, depuis plusieurs années les Japonais voyagent beaucoup dans les autres pays. Ils y observent et y étudient avec ardeur les mœurs et les institutions. Très souvent, ils y sont envoyés dans ce dessein par le gouvernement. Or, comme ils sont convaincus d’avance de la supériorité de leur propre civilisation sur toute autre, ils sont portés par instinct à ne voir ailleurs que le mauvais côté des choses : c’est comme une confirmation de l’opinion étrange que l’orgueil national leur suggère.

Assistent-ils, par exemple, à des perturbations politiques ? Ils en concluent immédiatement à l’inanité de la constitution du pays qui en est le théâtre, et en conçoivent immédiatement le plus souverain mépris. Sont-ils témoins des vexations de certains gouvernements contre l’Église catholique ? Aussitôt, dans leur persuasion nationale que toute autorité vient du chef de l’État, ils proclament que cette religion n’est qu’un repaire de rebelles et de séditieux. Entendent-ils le langage blasphématoire des impies, ou remarquent-ils la vie frivole et licencieuse des mondains ? Ils déclarent bien haut que la morale chrétienne est une corruptrice de la société. Enfin, sont-ils dupés par certains mécréants ? Ils se persuadent que la civilisation étrangère ne fait que des gens sans honneur, sans loyauté et sans scrupule.

Ajoutons à cela l’inconduite de certains étrangers venus au Japon. Parmi ceux-ci, il y a les débauchés, les incrédules et les pasteurs protestants.

En ce pays où l’immoralité est presque légale, les débauchés ont beau jeu. Aussi, n’est-il pas étonnant que les gens dépravés de l’étranger viennent chercher ici des divertissements, qu’ils ne peuvent toujours trouver chez eux, aussi à leur aise. Or le Japonais ne pardonne pas à l’étranger ce qu’il se permet à lui-même. De là, pour lui, un grand scandale qui devient un nouvel aliment à son aversion et à son mépris.

La perfidie de certains écrivains incrédules cause encore un tort immense à l’esprit japonais. Le Japon, maintenant, nul ne le peut nier, s’est acquis une renommée mondiale de puissance et de prospérité. Or, émus par le prestige de ce grand renom, certains écrivains incrédules, pour autoriser leurs attaques contre l’Église catholique, se déclarent pleins d’admiration pour la condition sociale de ce pays, ne tarissent pas d’éloges sur les mœurs si douces et si paisibles de ce peuple et n’hésitent pas à le citer en exemple, comme le type idéal de la vraie civilisation.

Il va sans dire que les Japonais ne tardent pas à se ranger à cette opinion. Forts de ces autorités, qu’ils croient non prévenues parce qu’elles sont du dehors, ils distribuent d’abord magnifiquement à leurs adulateurs des louanges, des décorations, des grades universitaires et des promotions à de flamboyants titres honorifiques. Mais ensuite, avec non moins d’arrogance que d’adresse, ils se servent de ces écrits comme d’escabeaux pour s’exalter encore et mépriser les étrangers.

Ainsi, ils s’enlisent toujours davantage dans leur attachement à leurs préjugés nationaux et sont toujours prêts à se montrer hostiles à toute influence étrangère, quelle qu’elle soit, et principalement au catholicisme, qui heurte hardiment de front les religions du pays : le shintoïsme et le bouddhisme.

Le rôle des pasteurs protestants est également très funeste. Chez eux, on pourrait distinguer un double rôle : un rôle religieux et un rôle purement utilitaire.

Leur rôle religieux est bien singulier. Afin de trouver des adeptes, ils s’appliquent à copier l’Église catholique dans beaucoup de ses croyances et de ses pratiques. Eux, qui, par exemple, étaient autrefois iconoclastes, les voilà qui multiplient à profusion des images pieuses, images à peu près semblables à celles qui se répandent parmi les catholiques. Ensuite, ils sont fort conciliants au sujet des superstitions païennes de leurs néophytes, si bien que, pour ces derniers, la conversion ne consiste guère qu’à donner leur nom au pasteur, tout en gardant la faculté de continuer sans gêne leurs pratiques shintoïstes et bouddhisques. Bien plus, les ministres eux-mêmes n’hésitent pas à participer à certaines fêtes païennes, au nom, sans doute, de l’ancien principe luthérien : Cujus regio, hujus religio.

Les protestants ont encore un autre moyen « d’évangélisation » : c’est l’argent. Avec l’argent, ils ont vite fait de créer une position sûre à des infortunés, qui se sont ruinés dans de mauvaises affaires ; et Dieu sait si ces gens-là sont nombreux au Japon ! Comme le motif des conversions, fût-il un pur intérêt matériel, leur importe guère, on comprend qu’ils voient leurs adeptes se multiplier.

Veut-on savoir maintenant d’où leur vient tout cet argent ? Étudions le rôle purement utilitaire qu’ils ambitionnent.

On s’étonne parfois lorsqu’on entend parler de larges aumônes, accordées aux missionnaires protestants par de grands industriels ou par des millionnaires. En réalité, ces aumônes ne sont que des récompenses bien méritées. Les ministres protestants, en pays de mission, se font les auxiliaires précieux, les agens actifs et dévoués de ces grands industriels, en les faisant connaître et en faisant écouler leurs produits ; sans compter que très souvent, ils sont eux-mêmes les actionnaires puissants de ces mêmes industries. Ainsi on s’explique facilement les étonnantes ressources pécuniaires qu’ils mettent au service du culte.

En outre, au Japon, ces ministres protestants, prétendent s’immiscer aussi dans ces questions politiques et économiques. Mais ce dernier rôle leur est plus périlleux, témoins : les récentes affaires de Corée, qui ont déjà conduit un certain nombre devant les tribunaux, et même en prison.

La conséquence néfaste, c’est la conclusion qu’en tire l’opinion japonaise. Le protestantisme et le catholicisme leur apparaissent tout un. Ils ont vite fait de soupçonner les missionnaires catholiques des mêmes menées louches dont les protestants donnent le scandaleux spectacle.

Enfin les difficultés personnelles du missionnaire sont encore un obstacle au progrès de la religion catholique en ce pays.

Parmi ces difficultés, il y a d’abord celles de la langue. Le japonais est particulièrement complexe. Outre l’étude des caractères, qui exige le travail assidu de presque toute la vie, outre les divergences considérables des styles sacré, historique, poétique et épistolaire, il y a encore le problème du style parlé. Non pas que les règles grammaticales soient compliquées — les Japonais, comme les Chinois, n’ont pas de grammaire. — La grande difficulté consiste dans la manière et l’ordre d’exprimer les idées : le génie japonais est à l’antipode du génie des autres peuples.

Une autre difficulté de la langue est le nombre incalculable des mots synonymes. Le japonais en contient une si grande variété que les gens de diverses contrées du pays, se comprennent difficilement les uns les autres.

Ajoutons encore la particularité de la prononciation, dont il faut tenir un compte scrupuleux, si l’on veut éviter les amphibologies fâcheuses, auxquelles donne souvent lieu la grande ressemblance des mots entre eux.

Pour ces raisons, le missionnaire ne peut se familiariser suffisamment avec le japonais qu’après dix ans environ d’étude assidue et de pratique constante. Quant à passer littérateur, il ne peut guère y prétendre. Toujours il aura besoin d’un Japonais pour corriger ses manuscrits.

Se plier volontiers et heureusement à toutes les habitudes légitimes de ce pays, est aussi un grand problème. Le missionnaire a reçu chez lui une éducation tout autre. Assurément les principes d’éducation restent les mêmes partout. Mais l’application en est parfois bien différente.

C’est ici surtout que le missionnaire doit en tenir compte ; sinon, tout particulièrement uniforme dans ses habitudes, le Japonais lui aurait vite décerné le blâme de singulier et d’impoli, en attendant celui de novateur et de réformateur.

Ce qu’il y a surtout d’insaisissable dans les habitudes japonaises, c’est le formalisme raffiné dont ils se servent dans leurs démarches. Considérant comme une grossièreté d’exprimer un besoin sans préambule, ils ont recours à mille détours inimaginables pour voiler le but de leur démarche et pour dire les choses sans en avoir l’air. Ils excellent dans cet art au suprême degré. Or, l’étranger, habitué à parler rondement et sans ambages, a bien du mal à user de semblables expédients, qui d’ailleurs lui paraissent pour le moins inutiles sinon ridicules. De là, pour lui encore, un pénible asservissement.

Un dernier obstacle à la diffusion de la religion catholique au Japon, c’est la pauvreté du missionnaire. Autrefois, dans l’ancienne Rome et chez tous les païens, les pauvres étaient exécrés. Il n’en est pas autrement dans le Japon païen. La pauvreté y est considérée comme un vice et les pauvres y sont méprisés, voire même brutalisés. Lorsque, par exemple, certains malades dans les hôpitaux n’ont plus d’argent pour payer, on les jette simplement dans la rue, sans plus de pitié.

Le missionnaire doit donc au moins paraître avoir de l’argent, sinon il perd absolument toute réputation et par conséquent toute influence. Il va sans dire qu’il ne lui suffit pas de paraître avoir de l’argent, il lui en faut en réalité, sinon il est réduit cette fois à la dernière impuissance : non seulement il ne peut bâtir des églises pour attirer les âmes qu’il veut convertir à la vraie foi, non seulement il ne peut entreprendre aucune œuvre de propagande religieuse, mais il ne peut même trouver de quoi vivre.

Or, la condition pécuniaire des missionnaires du Japon à l’heure actuelle est très précaire. S’ils ont à peu près de quoi subsister, ils ont à peine ce qu’il faut pour établir de nouveaux postes et organiser des milieux chrétiens. De là, pour une bonne part, le peu de progrès de la religion catholique au Japon.

En face de tant d’obstacles, une entreprise purement humaine ne saurait se maintenir. Mais les missions catholiques sont l’œuvre de Dieu. Or, c’est, le propre des œuvres de Dieu de rencontrer à leur début de terribles obstacles. D’ailleurs ces obstacles même ne sont-ils pas le gage le plus certain de succès.

Où l’homme ne peut rien, Dieu se réserve de tout conduire.

Peu importe que le travail soit long, peu importe que les missionnaires meurent les uns après les autres, sans avoir presque rien fait. Les missionnaires meurent, mais les missions demeurent. Les années et les siècles, pour l’Église comme pour Dieu lui-même, ne comptent guère ; pour disparaître de ce monde l’Église attend la consommation des siècles. Depuis sa fondation, elle a vu bien des heures cruelles. Cependant elle n’a jamais faibli et elle a triomphé de tous ses ennemis. Les passions humaines sont comme les orages qui s’élèvent et s’apaisent d’eux-mêmes et dont, toujours, la durée est éphémère. De même au Japon, quelles que soient les difficultés actuelles, celles-ci tomberont peu à peu d’elles-mêmes, et ce peuple, à son tour, finira par se courber devant le seul vrai Dieu.

D’ailleurs l’espoir, l’espoir légitime est immense, si l’on en juge par les conversions opérées jusqu’ici. Beaucoup de nos chrétiens ont été auparavant très attachés à leurs superstitions païennes. Âmes droites et consciencieuses, mais dépourvues de toute éducation religieuse, ils adhéraient avec ferveur à leurs croyances et à leurs pratiques shintoïstes et bouddhisques. Vint un jour où Dieu fit briller à leurs yeux la pure doctrine du catholicisme. Un moment ils ont hésité, mais c’était pour réfléchir. Bientôt, dociles à la grâce, ils entrèrent avec ardeur dans cette voie lumineuse, qui était d’ailleurs celle vers laquelle leur cœur s’orientait d’instinct ; et maintenant, « pas même le glaive ne pourrait les séparer de la charité du Christ ».

Quoiqu’il advienne par conséquent, l’heure approche où le Japon doit se convertir : si ce n’est pas aujourd’hui, ce sera demain.


  1. Le grand Shaka, connu aussi sous le nom de Shaka-muni, Shaka-bosatsu, Shaka-nyorai, est considéré comme un dieu dans le bouddhisme dont il fut le fondateur. Il est né vers 653 av. J.-C. et mort à l’âge de 79 ans. Yemitsu abhorrait le bouddhisme à l’égal du christianisme.