Queue de poisson/03

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A. Brancart (p. 15-18).
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III

Lui, c’était un étudiant de dixième année, ayant beaucoup de petites positions qui ne lui rapportaient rien, mais un solide très estimé à Bullier, où il lançait les danseuses en l’air d’un seul effort du poignet.

Bon garçon, rieur, toujours prêt à tuer quelqu’un pour amuser sa galerie.

Il ramenait les ivrognes chez eux, assistait les duellistes, faisait les vers des poètes pressés, logeait les insolvables, battait les agents et b…… toutes les filles d’une brasserie en une nuit.

Sa famille lui envoyait religieusement mille francs par mois pour mener de front ces différentes études et le 30 il songeait souvent à aller en Amérique.

Un soir de veine au jeu, il avait lu par dessus une épaule, une lettre de Régia. Elle invitait un des poètes pressés à lui porter une pièce et, dans cette lettre, il avait entrevu, lui, derrière des pattes de mouche la fameuse devise.

— Tiens !… avait-il fait, un peu scandalisé.

Puis, prenant l’or à pleine bourse, il s’était rendu chez Régia, qui donnait une sauterie intime ce même soir.

Il pénétra, non dans le salon où l’on s’étouffait autour de l’actrice vêtue de velours blanc, mais dans la chambre à coucher éclairée par une veilleuse rose.

La soubrette reçut deux billets de banque et l’ordre de parler très bas.

Régia entra, sans deviner, vêtue de sa robe de velours blanc et furieuse parce que ses danseurs la lui avaient abîmée sur les hanches en la pressant de trop près.

— Les sales ! — déclara-t-elle.

C’était ainsi qu’elle traduisait son idée de l’homme.

Paul, entendant refermer la porte à double tour, se fourra dans l’alcôve, se mit nu comme Adam, et ensuite, pudiquement, il se coucha.

Régia, de son côté, en fit autant, mais moins pudique elle prit la peine de s’envelopper d’un peignoir de nuit, du même rose que sa veilleuse, avant d’ouvrir les draps.

Et elle s’allongea, déroulant ses cheveux marrons, fermant ses yeux noirs, joignant ses cils soyeux, heureuse d’être belle toute seule.

La veilleuse s’éteignit…

— Comment c’est toi, Jacques ? — dit la comédienne avec un mouvement de mauvaise humeur.

Jacques, le poète en question, ne répondit pas, et pour cause.

Alors, dans le silence de la nuit, on entendit un cri de stupeur.

— Allons donc ! ce n’est pas Jacques…

Paul finit par pouffer de rire, mais il ne permit pas à sa victime de rallumer la veilleuse. Régia pensa qu’elle devait hurler et qu’elle devait mordre.

J’ajouterai : elle égratigna.

Enfin, elle put saisir une boîte d’allumettes. Dans une lueur de phosphore, elle aperçut une face sauvage et souriante où éclataient deux prunelles diaboliques. Elle crut que deux étoiles venaient de lui cheoir des nues, décrochées par Satan.

Elle se calma pour demander des explications.

Paul en donna…

… jusqu’au matin.

Ce fut de cette manière qu’ils firent connaissance.