Queue de poisson/04

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A. Brancart (p. 19-24).
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IV

Nous soulèverons un peu le De Profundis jeté sur François Lévincé pour savoir quelle fut son existence à partir du moment où il comprit que ses deux mois d’avance lui manqueraient toujours.

Fils d’un honnête charpentier et d’une couturière pieuse, il eut, naturellement, des idées au-dessus de sa situation financière.

Quand sa mère lui demanda quel serait son état, il répondit :

— Peut-être peintre, peut-être prosateur, peut-être musicien, peut-être comédien…

— Peut-être va-nu-pieds !… — se récria la chère maman désorientée.

Et on en fit un garçon de bureau.

À l’école des bons frères il n’avait pas appris grand chose, tant ses différentes vocations le tourmentaient. En revanche, il y était devenu philosophe : ses camarades lui ayant volé une fois dix noix et cinq pommes, il eut la vision immense des turpitudes humaines.

Il demeura très écœuré…

La naissance de ses opinions politiques le tira de cette sombre mélancolie. Lévincé, en 70, sentit qu’il ferait peut-être partie de la Commune sans les soldats de Versailles, et malgré son jeune âge il descendit dans la rue.

Une heure après, il remontait, se demandant si les soldats de Versailles n’étaient pas, tout bien pesé, de braves gens destinés à devenir les plus forts ?…

Imitant le sage, il s’abstint dans un doute cruel.

… Oh ! les tribulations d’un garçon de bureau ! Comme il regretta, ensuite, de ne pas être mort pour l’une ou l’autre cause !

Et sa famille qui le stylait !…

La famille, quelle scie !

Elle prend la peine de vous mettre au monde et s’en vante, l’effrontée ! Elle vous débarbouille. Elle paie vos années de collège. Elle raccommode votre linge, puis elle veut encore que vous deveniez un homme sérieux.

On devrait abolir la famille, c’est une des principales plaies de la société !…

François Lévincé aima beaucoup son père dès qu’il fut mort. Quant à sa mère, il ne put jamais la souffrir ; elle gagnait vingt francs par semaine et il en mangeait la moitié, bourrelé de remords filiaux et, à cause de ses remords il prit sa mère en grippe.

Il avait ses théories, n’est-ce pas ? Quand on vous empêche de vous faire peintre, musicien, poète, sculpteur, etc.

Aussi décampa-t-il un beau jour avec la ferme intention d’être digne.

De ne plus gagner son pain et de ne plus manger celui des autres. Les autres, c’était sa mère.

Il trouva la société de ses rêves. Les bohèmes qui sont stupides et les stupides qui ne sont même pas des bohèmes.

Dans un cabaret borgne, derrière un théâtre, au milieu de femmes interlopes, il se posa en incompris. Il fit des armes, se développa raisonnablement le torse, et se lia avec un fils de famille chassé, pour séduction, du château de ses ancêtres, se destinant au journalisme.

Cet ami lui donna des leçons d’escrime et de politesse froide.

Dès lors, le romanesque François n’eut plus qu’un rêve : tuer poliment et froidement quelqu’un qui lui marcherait sur le pied ou qui enlèverait une femme… riche.

Entre temps, il dessinait des tours à créneaux, ajoutait des couplets à la Chanson des rues et des bois, de Victor Hugo, prétendait que Dieu est un Monsieur mort depuis un siècle, déclamait en mineur les scènes de Rolla et fumait beaucoup pour se donner le ton.

Vinrent les premiers picotements d’amour. Ils furent très désagréables. Lévincé s’en ressentit longtemps !…

Il eut, peu à peu, le dédain de la femelle. Mais comme sa nature inouïe, selon son expression, pouvait ce qu’il lui commandait, il lui commanda de demeurer tranquille.

Il s’adonna à l’amour idéal, courtisant parfois les grues avec des bouquets blancs, sans comprendre pourquoi les grues lui répondaient par des gestes ignobles, ces petites impertinentes, en l’appelant : poison.

Courageusement, François commanda de plus en plus à sa nature indomptable de céder le pas.

Elle se retira… tout à fait.

Après l’obscurité d’une jeunesse torturée par les luttes ardentes, les polémiques acerbes du cabaret borgne, François se refaufila chez sa mère pieuse, revécut son malheur en compagnie des sœurs, des frères, des neveux, des cousins. Il se replongea, pour la soupe quotidienne, dans cette galère qu’on appelle la famille.

Mais il y rapporta une politesse froide qui fut son vrai triomphe.

Il subit les écœurements avec un calme stoïque.

Il réaccepta l’argent des autres (sa mère), l’argent d’un bourreau qui ne lui demandait jamais si cela le peinait de ne rien faire.

Et de plus en plus il se sentit quelque chose dans le ventre.

Peintre !… Musicien !… Poète !… Sculpteur !… Comédien !…

Toute la lyre, quoi !…