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Refaire l’amour/14

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J. Ferenczi & Fils (p. 153-162).
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XIV

L’oubli ? À n’importe quel prix, décidément, il ne me paraît plus possible. Cette petite fille n’est pas revenue et, confondant les deux préoccupations sensuelles, c’est encore l’autre que j’attends. Je n’ai pas quitté Paris par politesse, parce que je ne veux pas que Bouchette heurte son joli nez court à la porte de bois. Or, voici un mois qu’elle n’a pas donné signe d’existence. Son imprudence à se montrer en public au Faubourg, le seul endroit où l’on rencontre des gens de sa caste, a peut-être attiré l’attention de ce mari (ou de cet amant) jaloux. On a beau demeurer dans l’obscurité comme un hibou espagnol, on finit toujours par découvrir son infortune, surtout si on a des amis bien français. Nous ne l’avons pas trompé, cet époux qui ne tient qu’à la possession légitime et je ne crois pas, cependant, qu’il lui reste une chance sur mille d’échapper à sa prochaine naturalisation. Pauvre hibou ! Et pauvre moi !

J’ai rendu la couronne, que m’avait confiée la princesse Servandini, dans une loge de l’Opéra-Comique, en présence du docteur Boreuil. Elle m’a dit, très doucement, et sa voix ressemblait au bruit d’un ancien changement de marche :

— Vous avez tort, Montarès. À votre âge on se range, et nous aurions fait de beaux voyages.

Je lui ai répondu, en baisant ses mains sèches, avec une ferveur très pieusement imitée :

— Je suis, hélas ! un voyageur distrait, Madame.

Quant aux distractions, une à une, elles sont tombées en tournoyant dans le vide, autant de pétales de fleurs allant rejoindre la grande rivière qui passe emportant son secret, son noyé, tout au fond.

Sorgah est malade. Clara Lige, tellement vulgaire ! Hubertine Cassan exige un portrait nouveau dans tous les illustrés et Raoule Pierly me parle de littérature, ce à quoi je ne comprends rien.

Partir ? Les beaux voyages ? On ne sait pas à quel point le paysage est, en effet, un état d’âme et comme il devient une perturbation douloureuse pour celui qui le contemple avec des yeux ailleurs. J’ai espéré, un instant, fuir en emmenant Bouchette comme un brin de muguet dans le porte-bouquet de la voiture. On irait s’échouer sur une plage déserte, avant les baigneurs, ou en pleine campagne pour lui entendre faire des réflexions amusantes ; Bouchette me boude. Elle est fâchée. On s’est mal séparés. J’étais nerveux. Je lui ai parlé durement. Je redoutais l’étreinte irrésistible qui l’empêcherait de m’échapper et ferait, enfin, de nous deux, le couple désassorti, mais rivé à la plus tyrannique des habitudes. Rien n’est traître comme la différence de classes, en amour. Instinctivement, Bouchette s’en rend compte. En outre, ce qu’elle désire est inadmissible, au moins pour moi. Elle ne reviendra peut-être jamais. Étrange sensation de délivrance !… J’aurais dû exiger son adresse, son véritable nom. Des lassitudes incompréhensibles me paralysent, maintenant. Je n’ai de volonté que pour goûter la douleur d’aimer l’autre sans aucun espoir.

…Et je pense à cette chose qui pousse peu à peu sur l’arbre mort, le platane décapité, cette tige naissante d’un vert pâle, terminée par l’embryon d’une feuille, de cette chose inouïe, de ce miracle de la résurrection végétale permettant au platane centenaire d’assister à l’éclosion de sa dernière branche. Je m’imaginais un de ces horribles petits champignons vénéneux, fruit de la malsaine humidité des printemps parisiens, un revenez-y du poison mystérieux qui a tué ce grand corps mis en cage, et c’est bien sa propre race qui lui offre ce gage de verdeur. Avec qui fait-il l’amour, celui-là ? Ou est-ce une galanterie posthume en l’honneur du portrait de la femme nue ?

Nous sommes en Mai. Le temps est, ce soir, tiède comme un bain délassant. J’ai dit à mon chauffeur de garer la voiture derrière un pavillon du Bois et de m’attendre. Ils seront nombreux, les chauffeurs qui attendent leur patron ou leur patronne en bonne fortune sous les halliers aux verdures nouvelles ! On prétend que les allées un peu écartées des grandes voies ne sont pas très sûres, vers une heure du matin. Allons donc ! Les malfaiteurs eux-mêmes pensent-ils à d’autres exploits, par ce temps-ci, qu’aux exploits amoureux ? J’ai un revolver dans ma poche pour le… surplus et, si je vaux un homme, Sirloup vaut deux chiens.

La nuit est délicieuse. Elle est une de ces surprises que notre climat, toujours si pluvieux, nous réserve quand tout nous semble perdu, gâché, hors de saison.

C’est un des souvenirs d’une autre existence que les vieillards regrettent en nous racontant des histoires qui font sourire nos âges mûrs et se moquer les jeunes gens. On s’est habitué à tout : aux étés froids, aux hivers fiévreux et aux verglas de Juin. Nous ne nous étonnons plus de rien, surtout depuis la grande guerre. Le climat se désaxe comme nos cerveaux. On peut impunément réhabiliter les traîtres, déclarer acquis le bien volé et admettre la bonne foi de l’Allemagne. Ça ne nous remue plus aucune fibre. Nous avons subi l’ablation d’un lobe cérébral où nichait le bon sens et toutes les culbutes nous paraissent inévitables. Le tour de force est devenu le tour de farce. On serait seulement déçu d’apprendre que ça n’irait pas plus loin.

J’ai entendu, dernièrement, chez une bourgeoise très collet-monté, son fils, un de mes camarades, répondre, parce que sa mère le pressait de se marier, d’épouser la charmante jeune personne moderne qu’elle lui prônait comme la meilleure des garçonnes : « Non, maman, n’insiste pas. Je ne suis pas pédéraste. »

J’ai filé pour ne pas pouffer devant cette vieille dame fort comme il faut, qui allait certainement me demander ce que ce mot voulait dire.

Oui, la nuit est délicieuse. Je rentrerai tard ou je ne rentrerai pas du tout, dussé-je camper comme un homme sauvage. Sirloup m’a suivi, peu soucieux de garder l’auto durant les beuveries de ces Messieurs les chauffeurs. Le voilà ivre, lui, de cette liberté complète, sans témoin gênant, sans compagne amoureuse ou capricieuse, absorbant l’attention de son maître : on joue nous deux. Je lui jette un caillou et il s’élance follement heureux de le distinguer parmi les mille et un cailloux de l’allée, aux feux de ses deux topazes flambantes. Il court à travers les pelouses pour y chasser de menues bestioles que son galop frénétique expulsera de leur trou. Puis il revient, fait vivement le tour de ma personne pour s’assurer que rien ne me menace. Je l’entends haleter derrière mes talons. Loup et berger, il me guette et me garde, voudrait sauter sur mes épaules ou se coucher à mes pieds. Ah ! que c’est beau une animalité pure ! Aucun autre intérêt ne le guide, celui-là, que l’amour pour son maître, et cet amour est pourtant fait, extrait, de tous les intérêts réunis. Il représente l’intérêt suprême de la fidélité. Sirloup est un monstre et un innocent. Sur un signe de moi, il tuera ou sauvera quelqu’un… mais il attendra le signe. Il ne sait rien de mieux que mes ordres.

Combien la douceur de l’air est émouvante ! La fluide clarté de la lune double toutes les lignes noires du paysage d’un ourlet de blancheur opaline. On dirait que ce beau sein de femme, penché sur nous, laisse couler une rivière de lait nourrissant de sa lumière toutes les bouches d’ombre tendues avidement vers lui. Quel calme, dans ce parc immense dessiné pour le seul plaisir du regard ! Qui donc le connaît bien, la nuit, ose le hanter, quand toutes les rumeurs s’apaisent, que la grande ville, derrière lui, semble se taire pour écouter chanter ses rossignols ?

Malgré moi, le peintre travaille : je peuple de nymphes ces pelouses qui se déroulent en tapis de velours allant tremper dans l’eau des lacs et s’y franger d’émeraudes. Je vois danser mes belles illusions en rondes multiples, tantôt légères comme le brouillard de ces prairies artificielles, tantôt comme des écharpes tendues ou des ailes transparentes.

Et la mélancolie de la solitude s’abat sur moi, m’étreint à me suffoquer.

Que t’ai-je fait, ô Nature, pour que tu me condamnes à errer seul parmi tes merveilles, amant toujours épris, sans trêve ni repos, de ce que tu as de plus cruel : le tourment de la volupté. J’aime et j’ai oublié tes plus naïfs commandements, tes ordres les plus impérieux, ô toi, maîtresse des maîtres, et n’est-ce pas toi, par-dessus tout, que j’aime, toi la beauté qu’on ne peut maquiller, toi qui transparais sous tous les masques, nudité vivante et ardente qu’on ne pourra, probablement, atteindre, posséder, qu’en se couchant pour toujours au lit de la tombe ! Nature, marâtre et amante tout ensemble, pourquoi m’as-tu doué de ta puissance aveugle, inutile, si, vraiment, aucune de tes créatures humaines ne peut l’égaler… ou la détruire ? Vieux sans avoir subi la déchéance de la maladie, j’ignore le doute ou la peur. Je demeure debout, indéracinable comme l’arbre, là-bas, le centenaire décapité dont le cœur, la flamme végétative ne veut pas mourir… et on dit encore de moi : le beau Montarès. Que veux-tu donc que je devienne si jamais personne, dans la foule de tes nymphes ou de tes filles, de mes illusions ou de mes réalités, ne consent à s’unir à moi pour une éternité de caresses ?

J’aime l’amour, « j’ai la fureur d’aimer », pour refaire la sinistre déclaration de Verlaine, et j’ai trahi l’amour parce que je l’ai compris trop tard. Tout ce que j’ai possédé, je l’ai perdu pour ne pas avoir su me l’expliquer à moi-même ou l’apprécier. Je ne peux qu’une réalisation : être heureux au-dessus de tous les bonheurs ordinaires, être surhumain au-dessus de la faiblesse humaine qui me jalouse, m’a pris en horreur, me punit… Or, je ne suis pas coupable, sinon d’être moi, quelqu’un que tu as enfanté à ton image, Nature, un être aveugle s’en allant à tâtons vers sa destinée.

J’ai toujours été la proie d’une nuit de printemps et jamais je n’ai pu résister au corps invisible qu’elle me représente, qui embrase le mien, fait frémir, sous ma peau, ma chair et sous ma chair mes os qui me brûlent. Où est-elle donc, cette compagne insolente qui joue de moi, enflamme mes lèvres et me force à lui livrer tous les baisers, jamais rendus ? Est-ce une mère trop tendre, qui cherche à consoler le fils dont elle redoute les caresses, ou une amante désespérée qui poursuit, de son ombre, l’amant qui l’a trahie ?

Je suis arrivé devant le lac sans rencontrer personne. Je me rappelle les cygnes. Je vois celui qui s’estompait derrière la tête brune de Bouchette, cet hiver. Les cygnes dorment et bercent mon désir sous leur duvet irritant, la petite houppe à poudre de Bouchette qui leur fut arrachée. La merveille du ciel, bleu marine, se mire dans les reflets soyeux de l’eau, la rend profonde comme celle d’un océan. Quelle douceur ce serait d’aller aborder là-bas, dans l’île, de courir sous les saules où sa nudité pâle rendrait anxieux les grands oiseaux. Mais non, rien ! Tout est en rêve parce que jamais ne sonne l’heure de l’opportunité des beaux hasards. Et, du reste, nous, les hommes trop civilisés, nous avons le talent de les repousser pour des raisons qui ne sont pas la raison, mais des préjugés imbéciles. Nous ne savons offrir le bonbon Alibi qu’en toute connaissance de cause, nous sommes les aventuriers, qui ont la terreur de l’aventure, sans vrai courage, sans audace, sans tout l’amour, ce pourquoi nous ne sommes pas dignes de vivre, même à notre époque où tout est permis.