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Refaire l’amour/15

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J. Ferenczi & Fils (p. 163-173).
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XV

— Qu’as-tu, mon chien ?

Sirloup tombe en arrêt du côté de la tache noire de ce bosquet, un endroit recouvert par les guirlandes d’un lierre magnifique, une sorte de grotte, une chambre de verdure dont l’entrée se montre ronde, tel le couloir d’une tanière de fauve.

Il y a certainement là des gens cachés, des malfaiteurs ou de pauvres diables dormant à la belle étoile, sans autre étoile que l’œil indiscret de la lune se glissant sous les branches, car la lune, dans son plein, ne souffre aucune rivale.

Sirloup gronde, la queue en fouet. Planté sur ses quatre robustes pattes, il est prêt à bondir. Je lui flatte les oreilles, le calme. Faut-il douter de la sécurité du Bois ? Le décor est si merveilleux dans son immobilité de toile de fond et, au premier plan, ce saule argenté, rideau scintillant de paillettes, abrite sous lui des fleurs d’eau presque roses, grosses comme des têtes d’enfants émergeant de leur bain ! Une aventure de guerre ne me déplairait pas. Je suis irrité par cette splendeur gaspillée. J’ai la mauvaise habitude, ainsi que tous les hommes, de me croire le centre de l’univers, au moins quand je suis seul, et ce n’est pas une aventure de banale tendresse qui étancherait ma soif après avoir bu à la coupe de la nature. Il me faudrait une bataille et du sang pour me distraire des distractions ordinaires. Elle avait bien raison, l’autre, de me dire jadis : « Pourquoi ne peut-on pas mourir… pour éterniser enfin ce qui ne dure pas ? » Et… comme j’ai eu tort de ne pas l’avoir tuée ! Ah ! Refaire l’Amour, son amour, tous les amours en l’unique Amour ! Être deux, assez forts, assez grands, pour recréer le monde, puisque le monde est en nous et que le décor, les cités les plus sombres ou les plus clairs paysages, n’existent que lorsque nous les animons de notre passion personnelle !

— Voyons, Sirloup, tais-toi ! Arrière ! Hein ? Qu’est-ce que c’est que ça ?…

Sirloup vient de bondir irrésistiblement sur un être qui sort de ce trou de verdure, une espèce de long reptile blanc… c’est… mais, oui, c’est une femme !

Chose inouïe ! Devant cette femme, qui est entièrement nue, j’ai posé ma main derrière moi pour y chercher mon revolver, me défendre. Sirloup, happé au collier, frissonne d’une terreur témoignant de sa superstition d’animal en présence d’un autre animal d’une race inconnue. Je le maintiens en arrêt devant ce nouveau gibier débusquant de son antre. On l’aperçoit aussi nettement aux lueurs de la lune, que dans un écran de cinéma. Elle est d’un âge incertain, belle de lignes, blonde ou rousse, coiffée court avec des mèches qui lui obstruent les yeux. Elle tire, en se traînant, un lambeau d’étoffe, un manteau, je crois. Péniblement, elle se relève, titube un peu, en ramassant ce manteau, une fourrure de zibeline doublé d’une soie claire, puis s’en couvre, se fond, maintenant, dans une silhouette bien mondaine, celle d’une dame qui serre sa pelisse autour d’elle, du même geste qu’elles ont toutes sur le perron d’un grand restaurant ou du théâtre, quand le froid sévit et qu’elles attendent leur voiture.

Elle vient à moi, lentement, et me dit ceci, d’une voix somnolente, hallucinée :

— Monsieur, cher monsieur ? Voulez-vous faire un quatrième ?

Elle est probablement ivre, ne se souvient pas du tout du costume qu’elle porte sous la décence de son manteau, dont le col monte jusqu’à la touffe désordonnée de ses cheveux.

Je réponds, repris par le fatal engrenage des propos mondains :

— Mais, volontiers, chère Madame. Encore faudrait-il savoir à quel jeu ?

Et je salue, secoué d’un frisson analogue à celui de Sirloup. Je demeure, devant elle, respectueux, abruti. Le rôdeur me demandant la bourse ou la vie, la pierreuse en quête d’un miché sérieux, ne m’auraient pas désemparé comme cette apparition. Il y a surtout mon chien qui ne la tolère pas ! J’ai toutes les peines à le retenir. Il pousse de vilains petits cris de rage ou de désir comme chaque fois qu’il sent de la chair nue à sa portée. On ignore s’il a envie de mordre ou de lécher… La nature, la belle nature, est en train de nous rouler tous les deux dans une aventure où je n’aurai pas le dessus, j’en ai peur !

Nous causons, la femme et moi, l’un en face de l’autre, moi, retenant mon chien et elle son manteau, la lune nous illuminant de sa lumière morte, donne le détail avec une précision affreusement photographique. Ou c’est noir, ou c’est blanc. La fourrure l’enveloppe d’un pan d’ombre qui s’écarte parfois pour laisser entrevoir un morceau de peau blafarde.

J’interroge, très courtois, sans aucune ironie :

— Vous aurait-on manqué de respect, chère Madame ? Le bois est mal fréquenté, dit-on, à cette heure tardive ? Êtes-vous blessée, dévalisée ? Vos agresseurs vous ont pris vos vêtements, sans doute ? Je peux vous défendre ou vous reconduire chez vous…

Alors, elle continue, de son côté, comme si elle était toujours à la recherche du quatrième, dans son salon, et elle m’apprend son histoire en termes hachés, décousus, invraisemblables, — je n’en crois pas mes oreilles et Dieu sait, pourtant, si j’en ai entendu, des confidences de femmes, des aveux troublants :

— …Vous pensez que pour une partie comme celle-là, on ne pouvait guère la risquer chez mon mari. On est traqué partout ! Dans les hôtels, on peut être vendu par les garçons, les chasseurs, ou les femmes de chambre. Ernest est à moitié gâteux et son imbécile de secrétaire, qui est un homme de lettres, n’attend que l’occasion de me faire du chantage. J’ai dit à Fernand que nous irions tout simplement au Bois. La voiture attend chez Laure, on la rejoindra passé minuit. Dites donc, il n’est pas minuit ? Il faut que je passe minuit, non… chez Laure… c’est indispensable. L’ennuyeux c’est que… qu’ils sont là, vautrés, mon cher, comme des porcs… c’est honteux ! C’est bien désagréable aussi ! (Elle parle d’un ton enfantin un peu zézayant, coupé de hoquets et de reniflements bizarres. Elle est peut-être enrhumée du cerveau, étant donné la légèreté de son costume !) Oui… nous sommes trois, voulez-vous faire le quatrième ?

Elle me prend le poignet. Je sens ses ongles qui s’incrustent pour lui assurer son équilibre.

Guidé par cette singulière Galathée, je m’approche de l’antre en question. Sirloup, lâché avec une solide tape sur le museau pour lui apprendre le respect, malgré les circonstances, me suit, le nez bas, grondant et enragé de sa colère intérieure.

Je pénètre, en me baissant, et je vois étalés, dans l’ombre, deux hommes, l’un sur le ventre, l’autre sur le dos, en habits de soirée, si on peut appeler habits de soirée des loques fripées, souillées, de couleurs indistinctes pour les gilets blancs.

Un de ces Messieurs ronfle, le plastron inondé d’on ne sait quelle mixture qui n’est malheureusement pas pour lui du sang, car ce serait plus propre, au travers de quelle mixture empoisonnée étincellent les prunelles brillantes de deux énormes boutons de diamants. Ce sont des gens très bien.

Abasourdi, je demande encore :

— À quoi s’amuse-t-on, ici, ma chère belle ?

Elle s’assied, accablée de fatigue, sur le banc de gazon neuf qui fait le tour de la grotte comme un divan :

— S’amuser ? Mon pauvre ami, que dites-vous là ? Sans la neige, on aurait eu joliment froid ! Des hommes, ça ! (et elle pousse du pied l’homme qui ronfle.) Non ! Ça n’existe pas. Vous connaissez Ernest ? C’est un gâteux. Il rabâche toute la journée ses mémoires. Ceux-là, plus jeunes, sont tout de suite au bout de leur rouleau. Tenez, il ne m’en reste plus qu’une petite, une toute petite ! La voulez-vous ? On pourrait ensuite se plaire ensemble.

J’ai compris.

— Merci ! J’ai horreur des paradis de ce genre. Surtout, ne me dites pas qui vous êtes, je vous en prie. Je ne veux ni vous conduire au poste ni retenir votre nom.

Je repousse un peu brusquement la boîte d’or qu’elle me tend et, sans le faire exprès, je répands son contenu, une poudre onctueuse comme, en effet, un flocon de neige. J’écarte le manteau de la femme et, à la pure clarté de la lune glissant son index de fée entre deux branches de ce lierre noir, je la regarde.

C’est horrible ! On dirait des bleus que lui auraient fait ses deux compagnons… de peine ! Par tout le corps, elle est maculée de piqûres et de plaies. Maigre, anguleuse, ses bras, aux coudes et aux poignets, montrent leurs os. Elle a une peau qui semble grise dans la lueur laiteuse de l’astre, mais ses lignes sont encore correctes, révèlent plus de jeunesse que son visage tourmenté.

— Vous avez été belle, Madame, dis-je, d’un accent de reproche, très amer, malgré moi. Pourquoi avez-vous avili tout cela ? (Et j’ajoute, plus doucement :) Voyons, reviens à toi, réponds-moi. C’est stupide, c’est coupable de t’abîmer ainsi. La vie n’est pas faite pour le mensonge !

Elle se redresse, impérieuse :

— Vous allez me rendre ma poudre ! Où est ma boîte ? Vous me l’avez volée…

Elle est furieuse, tout à coup.

Je cherche la boîte qui a glissé sur le gazon. Sirloup, très attentif à tous mes gestes, la trouve, la ramasse, et la lui présente, délicatement. Il se sent, maintenant, plein de prévenance pour cette singulière animale qui pose, ou remet, sa peau à volonté.

— Il est beau, votre chien ! (Ses yeux se ferment.) Dites-moi, chéri… est-ce que c’est vrai que les chiens…

Elle paraît s’endormir. Sous les narines, je vois couler une morve blanchâtre, une mousse, et mon cœur se soulève. Ce n’est pas une fille, certainement, parce que son état de bizarre ébriété ne lui permettrait guère de retenir la liquéfaction de son cerveau et elle n’a pas, cependant, laissé échapper un tutoiement vulgaire ou un mot obscène. Elle demeure distante, encore plus ignoble de garder sa tenue qui n’indique ni une passagère exaltation ni un attendrissement. Dans ce cadavre vivant, tout est pourri, détraqué, sali. Il ne reste que la ligne, la ligne mondaine. Si je touchais son nez, je le sentirais mou, s’aplatissant, sous le doigt, privé de son cartilage.

Ce n’est plus une femme, c’est une bête, une bête immonde, qui vaut moins que mon chien, la honte de son espèce féminine dont l’héraldisme ne compte plus. Elle n’a qu’une idée, une idée fixe… Toujours la même, parbleu, celle qui mène le monde entier aux fins dernières de la suprême convulsion du plaisir !

Je lui parle tout bas, contre son oreille. Elle sourit. Ses dents se mettent à luire, sous le rayon de lune ; de jolies dents sont tellement inutiles aux têtes de mort ! Elle m’écoute, hoche le front, m’approuvant, consentante :

— …Seulement, je vous le prête, je ne vous le donne pas, chère amie. J’y tiens beaucoup ; je suppose qu’on peut en obtenir tout ce qu’on désire, en sachant lui en intimer l’ordre par des caresses appropriées. Surtout pas de brutalité ou il vous étrangle, vous et les vôtres ! Voici donc, enfin découvert, le quatrième que vous méritez. À ne jamais vous revoir, belle Madame.

Et je m’évade....................

.... Mon cerveau flambe. Je deviens fou. Pourquoi ai-je laissé commettre ce crime ? Car c’est bien un crime, c’est même l’ancêtre de tous les crimes, celui qui nous valut toutes les déformations physiques les plus répugnantes de la création. Il est inscrit, en caractères de pierres, au portail de la cathédrale de Chartres, tourné en dérision joviale par le moyen âge qui savait s’amuser des choses les plus macabres. Il est flétri tout au long, sinon prévu par le code. J’imagine les commencements du monde dénaturés par lui, les obscurs commencements du monde racontés par la Bible trop clairement, où les anges eurent commerce avec les filles des hommes et où, sans doute, les hommes, indignés, frustrés, en appelèrent aux sirènes de la mer et aux guenons des forêts.

Du fond de cette fange, de mon abominable trahison, ô Maître des maîtres, puissance des puissances, je devrais me traîner à tes genoux pour implorer mon pardon, ô toi qui ne m’as jamais trahi, toi ma force et ma raison de vivre ! Pourquoi m’as-tu abandonné ? Pourquoi, m’ayant livré à ta pire ennemie, cette mauvaise fée aux yeux louches, l’hésitation, m’as-tu tout à coup enseigné la pudeur ? La pudeur, l’Alibi ! Si tu avais posté cette audacieuse femelle au coin du bois, c’est que peut-être tu voulais la guérir de sa misère ! Entre grands coupables, on peut jouer franc jeu. Est-ce que je mérite mieux que ce rôle de quatrième ? Du partenaire de hasard, du passant ratifiant, par son consentement, la bonne aventure, même la plus douteuse des chances ?

À l’aube, mon chien revient et mon chauffeur manifeste sa joie. Moi, je commençais à m’exaspérer dans cette voiture close :

— Monsieur, le voilà, notre Sirloup ! Il est plus malin que les gardes ! On ne l’a pas emballé ! Nous avons bien fait de l’attendre.

Sirloup, très humble, se glisse dans l’auto, se couche à mes pieds. Son long corps reptilien me rappelle vaguement cette femme pliée, toute nue, dans son manteau de fourrure. Du même coup de gueule discret avec lequel il a rendu la petite boîte d’or, il pose, devant moi, un petit mouchoir, un pauvre petit mouchoir plein de bave où se détache, transparaît, une initiale timbrée des neuf pointes de perles.