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Refaire l’amour/16

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J. Ferenczi & Fils (p. 174-191).
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XVI

Elle est là. C’est elle, Elle ! C’est cette femme en deuil…

Immobile sur le seuil de mon atelier, tenant bien serrée cette carte bordée de noir qu’on vient de me remettre, je me cramponne à la vraisemblance de l’aventure pour ne pas tomber dans un délire de joie de très mauvais goût.

Elle, c’est elle, Mme Pauline Vallier, celle qui a posé pour le portrait de la femme nue.

Je la regarde, je bois, des yeux, cette forme sombre qui contient la forme blanche en prison au milieu de la serre, attachée à l’arbre mort, juste sous les pieds de la dame en deuil !

Ah ! l’arbre mort n’a pas menti ! Il fut l’ambassadeur de cette visite inespérée. Lui aussi a fait passer sa carte, cette petite feuille tremblante au bout d’une frêle tige d’un vert transparent.

Depuis que l’arbre mort est séquestré, que je ne laisse plus la clef sur la serrure du boudoir mauve à cause de l’intrusion possible de Bouchette, le miracle s’est produit. Les végétaux, les animaux, tous les êtres vivants de la création font tourner, autour de notre coupable indifférence, un cycle de miracles permanents, et nous ne savons pas les voir, les comprendre… ou nous avons grand tort de nous les annexer, de les enchaîner orgueilleusement à nos particuliers états d’âme.

Que vais-je lui dire ? Que vient-elle me dire ? Il y a deux ans que nous nous sommes quittés, pour toujours…

La voici, devant moi, calme, souriant sous son voile de gaze. N’est-ce pas, ce voile, ses cheveux flottants, très noirs, fuligineux, tordus, d’un côté, pour lui laisser la liberté du geste comme dans le portrait ?

Son deuil est un peu fantaisiste. Elle a une robe droite de soie noire, tout unie, une longue jaquette de velours de laine et un chapeau pressant ses tempes d’un diadème de grosses perles de jais. Ce n’est pas laid, mais c’est inquiétant comme une chose de convention, une élégance de théâtre. Son visage est, dans ce demi-deuil, plus blanc, ses yeux plus clairs, sa bouche plus rose, et, cependant quelque chose de dur, d’arrêté, de définitif s’en dégage comme si on soulignait, au cours d’une lettre, certaines phrases pour en faire ressortir l’importance. Elle n’a pas beaucoup changé, sa silhouette est moins hardie, à cause, sans doute, de cette jaquette lui prenant les hanches, très boutonnée, mais je connais la liberté de ces hanches-là, aucune mode actuelle ne peut me les dissimuler.

— Monsieur Alain Montarès, de passage à Paris, je suis venue vous demander un service et j’espère que vous voudrez bien me le rendre.

La voix est très calme. Aucun tremblement, aucune émotion. C’est une étrangère qui s’adresse à un homme qu’elle n’a jamais vu.

Nous sommes tellement rompus aux exercices de la politesse mondaine, comme des chiens au tirage de la laisse, que je m’entends répondre, machinalement :

— Je me mets entièrement à vos ordres, madame.

Mais pour obtenir l’attitude qui convient en face de la sienne, je suis obligé de me crisper les poings sur la poitrine, afin d’y enfermer mon cœur qui voudrait aller lui éclater sous le nez. Je fais un tel effort d’énergie que la carte de visite s’éparpille, réduite en miettes.

— Vous permettez ? (Elle s’assied sur le rebord d’un divan, près de l’estrade où montent les modèles, et m’indique un fauteuil, très chez elle, encore plus distante parce qu’elle me fait sentir que j’ai à peine le droit d’être chez moi.) Je désire vous expliquer ce que je veux et pourquoi je le veux. Il faut que vous me compreniez bien, monsieur Alain Montarès.

Nous sommes en face l’un de l’autre. Le grand atelier nous entoure de son clair-obscur de cinq heures, le moment où tombe, du haut des arbres, ce jour vert, doucement triste, qui baigne les objets d’une onde stagnante, d’une eau de citerne. Je n’ose pas allumer une torchère parce que j’ai peur de faire s’évanouir la vision, l’apparence de cette femme. Si ce n’était pas elle ? Dans l’atmosphère morne, les statues et les toiles prennent, elles aussi, l’apparence de personnages en visite, décidés à nous écouter avec déférence. Je suis resté debout, la dévorant des yeux. Pourquoi n’enlève-t-elle pas ce voile qui ressemble à des hachures de fusain ?

— Je ne vous ai pas envoyé de lettre de faire-part, ne le jugeant pas utile, Alain Montarès, quand j’ai perdu mon mari, voici près d’un an. Je demeure, à présent, en province, dans la propriété où il est mort et j’ai l’intention de m’y fixer définitivement. C’est la paix de la campagne, pas loin d’une petite sous-préfecture où ne parviennent guère les bruits de Paris. J’y suis entourée d’humbles gens pleins d’un affectueux respect pour moi… des parents pauvres de mon mari que j’ai voulu recueillir. Nous nous occupons d’agriculture, d’élevages, aussi d’œuvres de bienfaisance. Il sera pourtant nécessaire de nous rallier à quelques personnages politiques, de recevoir des gens en situation de nous aider, venant de la capitale. Cela entraînera des surprises, des malentendus… enfin, je voudrais mettre de l’ordre dans cette affaire comme dans toutes mes affaires, puisque je suis ici pour cela. Je fais donc appel à votre courtoisie, monsieur Montarès, qui domine, je le sais, tous les actes de votre existence d’artiste… très agitée. Je dis agitée par politesse. (Elle sourit, me montrant ses dents qui sont toujours éblouissantes et ce sourire est une brutale réplique du sourire de la femme d’en bas, de la femme nue, parce que la blancheur des dents évoque celle de la chair.) Vous n’êtes pas un homme sérieux, malgré votre position de peintre de plus en plus célèbre, mais vous demeurez bien élevé. Je vous rends cette justice. Vous approchez de la cinquantaine, en outre, et vous devez aspirer à l’oubli de tous les scandales. Ce que je vous demande, c’est, après l’effacement total du passé, une garantie pour l’avenir. J’ai beaucoup souffert, par vous… mais, qu’est-ce que les souffrances d’une passagère liaison en présence de l’horrible arrachement de la mort ? J’ai vu s’éteindre un mari très bon, qui a daigné m’absoudre sans même me demander tous les aveux qu’il était en droit d’exiger. Si vous saviez le peu d’importance de certains souvenirs devant l’irréparable ? Le chagrin qu’on a causé, qui a déterminé peut-être une fin douloureuse !…

…Phénomène singulier, je ne l’écoute plus. La femme qui est là est un automate quelconque, une statue mécanique ayant le visage du portrait, une tige enrobée par un mannequin de paille, qui porte à son extrémité la fleur de l’autre plante, une fleur artificielle. Je ne comprends rien à ce que cette créature-là me débite. C’est pourtant la même voix, je la reconnais, elle me pénètre jusqu’aux moelles, mais je ne saisis pas le sens de ce qu’elle me dit.

Elle s’en aperçoit et s’interrompt.

— Vous ne m’écoutez pas, monsieur Montarès ; et il me faut, à moi, tout mon courage pour aller plus loin !

— Je vous écoute, Madame, seulement, je ne vous entends pas. C’est comme si votre accent, le son de vos paroles, me parvenait au travers d’une porte fermée. Alors, ouvrez cette porte. Je n’ai pas l’habitude de parler sans savoir si les gens sont chez moi ou si je suis chez eux. Entrez ou laissez-moi sortir. Ce discours est trop long. Que désirez-vous de tellement extraordinaire que vous preniez tant de précautions pour me le demander, puisque je suis prêt, naturellement, à vous accorder tout ce qu’il vous plaira d’exiger de moi ?

— Alain Montarès, je vous demande l’effacement du passé par la destruction totale du portrait que vous avec conservé, que j’ai eu la faiblesse de vous abandonner, de ce portrait qui fit une apparition scandaleuse dans une exposition, il y a cinq ans et qui, lorsque j’y pense, me force à rougir, là-bas, dans ma solitude de pauvre femme craintive.

J’avoue que je ne m’attendais pas à ce coup de massue ! Je suis ahuri.

— Vous me supposez capable, moi, de vendre ou de laisser reproduire ce portrait, pardon, cette étude de nu ? Pauline, madame Vallier, vous êtes folle ! C’est odieux ! Il est impossible que vous puissiez me juger aussi mal. Pourquoi me déclarer, d’abord, que vous me prenez pour un homme bien élevé ? (Je serre les poings, exaspéré, car c’est trop fort, je me révolte :) Ah ! c’est cela ? Vous êtes venue pour me demander un effacement encore plus absolu du passé, c’est-à-dire m’ordonner de détruire un objet, une image à laquelle je tiens, moi, comme on tiendrait à la lumière, autrement dit de me crever les yeux et cela au nom de je ne sais quelle pudeur… de province, au nom d’un mort qui ne peut plus s’en offenser, qui n’eut jamais lieu de s’en offenser puisqu’il ne l’a jamais vu ? Ce sentiment de regret (je cherche le mot)… posthume, me paraît tout à fait inutile de vous à moi, encore plus inutile vis-à-vis des… autres ! Je n’ai connu M. Vallier qu’à l’état de fantôme dans notre vie. Il est mort ? Alors, il continue, pour moi, à ne pas exister ! J’ai le cynisme de vous l’avouer. Est-ce que, par hasard, vous reniez le passé au point de vouloir en retirer jusqu’au très pâle rayon qui en est, non pas la preuve, mais le reflet ? Ou doutez-vous de mon honneur en me supposant capable d’une nouvelle publicité autour de cette œuvre qui serait, en effet, une offense, non seulement pour vous, mais encore pour le sentiment très sincère qu’elle m’inspire ? Le portrait est ici, madame, et il n’en bougera pas. Il est resté dans le petit salon que vous connaissez, car je n’ai pas voulu lui faire subir la promiscuité de mes autres… images. Il n’en sera jamais question ni dans ma vie ni dans la vôtre. Il n’appartient plus qu’à mon rêve. Je l’ai même retouché au nom de cette pudeur dont vous parliez tout à l’heure, qui n’est, chez vous, je crois, qu’une convention sociale. Je l’ai voilé. Il est à peine vous… Pour moi, c’est l’astre sous le nuage et je pense que ma parole doit vous suffire comme garantie de mes intentions.

Malgré moi, je suis monté au ton de l’ironie en cherchant mes mots pour ne pas la blesser. Je ne peux pas m’empêcher d’aller de long en large devant elle, assise, en dérangeant quelques meubles. On étouffe ici ! Cette clarté fausse qui tombe des arbres du jardin en se teintant de vert comme si nous étions sous l’eau, noyés, pèse à mes épaules de tout le poids d’un abîme. Tout ment. Le jour. Elle. Moi. La vie.

— Vraiment, Alain Montarès, reprend-elle de sa voix devenue incisive, mordante, je m’étonne de votre… nouveau genre de cruauté. Pourquoi me refusez-vous, justement, la meilleure assurance de cet honneur dont vous vous vantez ? Voyons, ce n’est pas raisonnable, pas digne de ce sentiment auquel vous faites allusion, ce sentiment très sincère et qui n’existe, bien entendu, que dans votre riche imagination de faiseur d’images. On ne tient pas à une seule image quand on peut en créer d’autres et plus belles et plus jeunes et plus proches de votre idéal d’artiste, en admettant que vous en ayez jamais eu un ! (Elle arrange fébrilement les plis de son voile noir sur le côté, le tord, en se détournant de mon regard.) Je ne suis plus du tout cette femme. Est-ce que je l’ai jamais été ? J’en doute, Alain Montarès ! Sur cette toile, vous m’avez faite à votre ressemblance, comme on nous apprend que le créateur a fait la créature ou sa création, ce que je n’arrive pas à croire. Ce sont vos désirs qui m’ont douée de… perfections que je ne possède pas et surtout d’attitudes, de gestes dont je ne veux pas prendre la responsabilité, n’ayant tout de même pas été élevée à votre école.

J’interromps, amèrement et très bas :

— Mon école ? Celle de l’amour, Madame ?

— Celle du libertinage, Monsieur ! Mais il serait dangereux de discuter, puisqu’il n’y en a qu’un, ici, qui soit revenu à la raison. Je désire, au besoin j’exige, c’est mon droit, le plus sacré de tous, celui du plus faible, que vous détruisiez ce portrait en ma présence. Je partirai ensuite plus tranquille pour la retraite que je me suis choisie. Moi, je veux oublier ce portrait comme le reste… et vous devez en faire autant. Alain, je vous en prie, je crois avoir assez souffert par vous pour que vous m’aidiez à effacer les traces de cette coupable passion.

D’un bond, je suis sur elle, je la prends par les poignets, je la dresse, debout, en face de moi :

— Madame Pauline Vallier, osez donc me regarder dans les yeux ! Ce que vous dites est abominable et c’est vraiment d’une autre impudeur que celle du portrait ! Il est possible que vous ne m’aimiez plus, que vous ne m’ayez même jamais aimé, je finis par le croire depuis que vous êtes ici, mais, moi, je prends le droit du plus… fort, de celui qui aime toujours pour vous défendre d’insulter l’amour, ma passion, sur ce ton de bourgeoise en visite chez un notaire. La raison, le droit, l’oubli ? En vérité, vous auriez mieux fait de m’envoyer un avocat ! Au moins j’aurais pu casser la figure à quelqu’un !

Je suis hors de moi, absolument.

Elle tremble, ses yeux sont fixes, vitrés sous une terreur secrète. Oui, vraiment, cette femme a horreur de moi. Elle a commencé par le ton mondain, très froidement poli. À présent, elle va, certainement, me cracher toutes les injures. Ah ! pourquoi est-elle revenue ? Il lui était si facile de m’écrire ces choses… Mais non, ça ne s’écrit pas, ces choses, quand on a peur de l’homme.

— Alain, lâchez-moi ! J’avais confiance dans le calme retrouvé loin de vous. Je croyais qu’il en était de même à votre sujet. Je suis libre de vous dire ce que je pense parce que c’est la vérité : je ne vous aime plus. Lâchez-moi ou je crie…

Je l’ai lâchée. Elle retombe sur le divan, les yeux clos, et elle ajoute :

— Quand je suis partie, je ne vous ai laissé aucun espoir, ou, du moins, ces choses-là se sentent, on n’a pas besoin de les dire. Vous pouviez vous consoler aisément, vous étiez libre. La chronique raconte assez que le célèbre Alain Montarès ne rencontre jamais de cruelle et cela se sait en province comme à Paris. Finissons-en, Alain, rendez-moi ou détruisez ce portrait. Je le veux anéanti comme je voudrais anéantir toutes les traces de cette funeste passion qui a gâché et gâche encore ma vie, m’a éloignée d’un époux très bon, le seul que j’aurais dû aimer. Là-bas, dans cette grande maison paisible où chacun travaille pour obtenir de son labeur un résultat moral, quand je me rappelle cette image… du mal diabolique gagné à votre contact, le souvenir de cet art mauvais, dont vous possédez tous les secrets honteux, me brûle comme un fer rouge. Il est évident que je n’ai ni mari ni enfant pouvant me le reprocher, mais il y a ma conscience. Si les jugements du monde sont pour moi sans aucune importance, il y a ceux de Dieu.

J’éclate de rire, simplement parce que je ne peux pas éclater en sanglots.

— Ah ! ça, non ! Épargnez-moi ce remords de votre conscience que vous faites passer devant Dieu ! J’ignorais ce détail d’une possible conversion. Je me souviens d’une Pauline Vallier ne croyant ni à Dieu ni au diable, d’une femme naturelle, aimant l’amour avec la ferveur d’une prêtresse, et il ne me semble pas logique, pas humain de la retrouver, après deux ans d’absence, dans l’état moral où vous êtes. Ne plus aimer n’implique pas nécessairement de renier l’amour… ou alors, c’est que vous en aimeriez un autre. Voilà ce qui expliquerait beaucoup mieux votre dégoût… du passé. Vous voulez vous remarier, Pauline ? Avouez-le ?

— Votre dernier mot, Alain ? Oui ou non, me rendrez-vous ce portrait ? Ce n’est ni pour me remarier ni pour en aimer un autre que je veux la liberté de mon cerveau. Je suis obsédée par la vision de mon être livré au public, anonymement, soit, mais il s’agit de ma personne et nous sommes tout de même deux à le savoir.

— Mon dernier mot est pareil au premier. Je vous aime, je vous aime toujours et peut-être plus passionnément qu’autrefois.

— Taisez-vous ! (Elle s’est levée pour aller se réfugier sous la protection de la Vénus de marbre qui se silhouette dans le fond de l’atelier comme le doux fantôme de toutes les tendresses mortes. Là, Pauline Vallier me montre ses petits poings gantés de noir et ses yeux deviennent presque phosphorescents :) Mais vous ne devinez donc pas, Alain Montarès, quelle horreur j’ai de vous, de votre impudence, de votre effroyable cynisme ! Ah ! vous m’avez à jamais guérie de l’amour, oui ! Vous m’aimez encore, comme autrefois, n’est-ce pas ? Pour le plaisir, par égoïsme, par sadisme, le mot n’est pas de trop ! Vous avez tout sali en moi, même la joie d’admirer les belles choses que vous faisiez, parce qu’elles étaient malsaines. Ah ! vraiment, je ne pensais pas être venue chez vous pour y recevoir cette nouvelle injure ! J’avais cru ma faute expiée, si faute il y a, d’avoir cédé à un vertige que je ne peux plus m’expliquer. L’amant que vous avez été ne m’est plus rien ou alors Satan existerait seul. Je ne crois pas encore en Dieu, mais j’essaie d’y croire, de me réfugier dans la paix des églises ou des cimetières. Alain, avez-vous jamais été pour moi un ami ? Rappelez-vous ? Vous êtes-vous occupé de moi autrement que pour votre propre satisfaction, dites ? M’avez-vous jamais demandé si je souffrais de votre ironie, qui corrodait à la fois les sens et l’âme ? Est-ce que vous avez été autre chose qu’un bourreau se complaisant aux larmes de sa victime, la tourmentant de près par son infernale jalousie, de loin par ses lettres railleuses ou indifférentes ? J’ai vainement espéré de vous un mot d’espoir dans un avenir meilleur et, pour vous, le présent, ma présence, vous suffisait. Vivant isolée à Paris, sans protection et sans l’époux que je ne voulais pas mettre en tiers dans une intrigue dangereuse, j’ai dû vous subir et me griser de vos caresses pour tâcher d’oublier mon esclavage. Quand on descend cet escalier-là, Monsieur Montarès, on est beaucoup plus à plaindre qu’à blâmer, les prêtres me l’ont dit. Si je fus votre élève docile, celui qui enseigne est le plus coupable. Qu’est-ce que je viens vous demander ? La paix. Et maintenant que le mort m’entoure de sa protection occulte, je n’ai pas peur de retomber sous le joug de Satan. Pax ! Alors, pourquoi vous laisserais-je le gage de ma honte ? Vous parliez d’un avocat, tout à l’heure ? Secrètement, j’en ai consulté un. La loi est formelle : un portrait est à celui qui l’achète. Je suis peut-être assez riche maintenant pour y mettre le prix… Combien, Monsieur Montarès ?

Je reçois ça en pleine face et mes joues brûlent. Je ne l’ai pas quittée du regard. J’ai assez mal entendu tout ce qu’elle m’a dit, mais j’ai vu… j’ai vu la bouche qui a râlé sous la mienne proférer cette dernière phrase du discours. Oui, c’est cette même femme qui insulte, maudit, et paraît persuadée de tout ce qu’elle raconte, cette même femme, devenue la provinciale assagie par la mollesse des herbes grasses des cimetières où elle s’agenouille pour des rêveries interminables, cette paresse de la réaction qu’elles ont toutes dans le sang ! Ça c’est une créature qui n’a plus ni cœur ni entrailles, parce qu’elle n’aime plus rien que sa paix, celle des sens, celle de l’âme, la morte vivante. Le plus horrible de la situation, c’est ce que je ne veux pas me résoudre à comprendre. La paix, la trêve des sens ? Est-ce que je connais ça, moi ?… Voyons, quel âge a-t-elle aujourd’hui ? Malgré sa beauté, toujours conforme à son image, les traits sont un peu creusés, les yeux plus durs et la bouche est pâlie par la colère. Elle n’aime plus. Serait-ce parce qu’elle est arrivée à cet âge incertain où les femmes les plus ardentes oublient leur passé fleuri et s’inquiètent de l’aridité de leur avenir ?… Ou elle en aime un autre, songe à se remarier, me joue la comédie du mépris pour aller s’ensevelir dans une idylle de sous-préfecture.

Je continue à rire. Après tout, si c’est là son ultime plaisir d’amante de m’injurier, j’aime encore mieux ça que son indifférence mondaine du début. Cependant je ne lui reconnais pas le droit d’introduire un avocat dans l’histoire de notre intimité, surtout en dehors de mon champ d’action. Un homme m’aurait jeté la plus petite goutte de ce torrent de fiel que je l’aurais déjà tué ! Je ne lui reproche rien, moi, parce que je l’aime toujours, mais pourquoi m’a-t-elle lié, pieds et poings liés, à son image, à celle qui ment ?

Je ris plus fort. Une idée vraiment diabolique, celle-là, traverse ma cervelle bouillante. On me pousse à tous les excès quand on m’empêche de passer par le raisonnement. Or, par quel raisonnement puis-je la convaincre, étant fou moi-même ? Ah ! elle veut acheter son portrait ? Très bien ! À merveille ! Le tout sera d’y mettre le prix.

— Line, lui dis-je très doucement, presque tendrement, vous vous égarez. Votre indignation va trop loin. Je crois que ce portrait n’est plus aussi… scandaleux. Je l’ai moi-même rectifié. Voulez-vous venir le revoir ?

Elle hausse les épaules, hésite un instant et me suit.

Nous descendons l’escalier qui nous mène au boudoir-serre. Là, Sirloup est couché en travers de la porte, il gronde quand je le dérange. Il n’a jamais vu cette femme en noir et elle ne lui plaît pas. Je tire la clef qui ne me quitte plus, j’ouvre, je m’efface, respectueusement, pour faire entrer Pauline Vallier.

Elle demeure les sourcils froncés devant la toile se présentant à elle comme le miroir maudit. Autour de nous, les rideaux poussiéreux font une ombre hostile, le divan est en désordre, fané, ses coussins affaissés et la petite lampe-veilleuse, qu’on n’allume plus, est mal coiffée de son abat-jour. J’écarte une draperie ; le crépuscule vert pénètre en vagues fluides et froides. Tout sent l’abandon, mais la femme peinte sourit toujours, cambrée en arrière, offrant son beau ventre intact qui rayonne, éclate comme un astre de chair.

— Ah ! Quelle infamie ! s’écrie Pauline Vallier, en se cachant la figure dans ses mains. Pourquoi avez-vous effacé mes jambes, ce que j’ai de mieux, pour laisser le reste, moins bien, c’est révoltant !

Voici la première fois, depuis qu’elle est chez moi, qu’elle a une exclamation purement féminine. Je me penche à son oreille :

— Line, je vous vends ce portrait, ou, pour parler plus correctement, je vous le donne, en échange d’une nuit passée avec le modèle, une seule nuit…