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Refaire l’amour/17

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J. Ferenczi & Fils (p. 192-203).
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XVII

Francine est de mauvaise humeur. Nestor bougonne. Sirloup détériore le gazon. Depuis quelques semaines toutes les habitudes de la maison sont bouleversées. Ma cuisinière est vexée parce que je lui ai repris la clef de la serre pour empêcher l’intrusion de Bouchette chez la femme nue. On ne peut plus nettoyer cette pièce, toujours si poussiéreuse à cause de son parquet de simple terre battue.

Nous sommes au début de juin et les mères de famille avortent, s’étiolent. Quant aux nénuphars de la vasque, ils exhibent d’informes boutons jaunâtres donnant l’impression de moitié d’œufs à la coque. Le gazon, lui-même, prend un aspect de maladie de peau que Sirloup, embêté, énervé, gratte, gratte, s’enrageant à cette besogne comme un chien fou.

Il faudra se résigner au grand départ, à la fuite éperdue en auto. Pour où ? Les voyages sont, en certaines circonstances, de tels arrachements qu’ils ressemblent aux opérations chirurgicales. Si on n’en meurt pas, on est soulagé, mais c’est une chance à courir.

Bouchette n’est pas revenue. Elle ne reviendra jamais, je le sens.

Pauline Vallier s’est sauvée, l’autre jour, sous le cinglement d’une insulte que les femmes prudes ne peuvent guère pardonner.

Et c’est pourtant celle-là que j’attends, c’est plus fort que moi. Je la devine, je la vois encore à Paris restée pour mettre de l’ordre dans ses affaires, courant les grands magasins, se risquant jusqu’au théâtre sérieux, se reprenant à la vie parisienne et la revivant à l’envers pendant que les vrais Parisiens s’en vont. Avec qui se promène-t-elle ? Tant que je me l’imaginerai respirant le même air que moi, je ne pourrai pas changer d’air.

Je travaille, c’est-à-dire que je m’efforce de me distraire. Je m’occupe d’une jeune Muse en service commandé sur un monument aux morts et je tâche de lui dessiner un geste naturel. Ça ne vient pas, car je la crée sans modèle. Tous les modèles me dégoûtent. Je pense de plus en plus à la femme en deuil, ce travesti funèbre de ma passion de jadis. Ce qu’elle m’a lancé à la tête, durant sa fatale visite, me descend jusqu’au cœur. Il n’est pas bon qu’un homme de mon espèce se mette à réfléchir. Je finis par me rendre compte qu’elle pourrait bien avoir raison. Nous avons exagéré chacun de notre côté ! Comment une femme revenue à la vie normale, la vie végétative de province, au calme de la vertu, pourrait-elle juger autrement cette période anormale de son existence où elle fut séduite, subjuguée par une violence qu’elle n’avait jamais… admise ? Elle est retombée sur elle-même comme l’écume de la cascade retombe en eau courante, puis dormante, le champagne mousseux se transformant en eau pure. C’est l’éternel malentendu. Pour se quitter bien, il faudrait ne se rien laisser à désirer. Or, moi, je la désire encore. Elle est encore la complémentaire de la couleur de mon amour ! Il ne fallait pas la laisser partir, j’aurais dû la chambrer, la séquestrer, au besoin, en face de son image et, comme chaque fois que je me trouve en présence d’une énigme, je me suis employé à l’obscurcir, j’ai laissé agir la fatalité, plus par orgueil que par dépit. Ni adresse, ni référence d’aucune sorte. Je ne peux pas lui écrire, je sais très bien qu’elle n’est pas retournée à son ancien logis. Je subis le supplice de l’incognito. Ça m’est égal pour Bouchette. Ça m’exaspère au sujet de Pauline Vallier ! Et ce ridicule fatalisme qui commande tous mes actes représente, en somme, ma loyauté, mon unique honnêteté vis-à-vis des femmes : celles que je veux, je les attends parce que je les veux réellement à moi, désignées par le sort.

Enfin, je crois que je me suis conduit comme un imbécile, selon l’usage.

Et je souffre mille morts…

Francine s’approche de son menu pas de souris :

— Faudrait tout de même faire cette chambre, Monsieur ? Ce doit être une pourriture…

— Hein ? Quoi ? Ah ! oui, la serre ! Écoutez-moi, Francine, il faut respecter les miracles.

— Quels miracles, Monsieur ?

Je me lève, heureux d’une diversion, car la Muse en service commandé pour le frontispice de cet album tourne mal. Je casse, sur elle, autant de pastels que je voudrais briser de… fleurs sur les épaules de Mme Pauline Vallier.

— Oui, l’arbre sec ressuscite !…

J’entraîne Francine au rez-de-chaussée. Nous pénétrons dans cette grotte sombre où sourit ma Vénus.

— Voyez-vous ce bourgeon, Francine, ce petit brin vert qui va se dérouler, cette menue feuille qui se tendra comme une petite main ? Eh bien, c’est la dernière branche du centenaire, il revit. Sa race renaît !

À gauche du chevalet, du tronc luisant de l’arbre mort, a jailli une minuscule pousse écartant péniblement l’écorce, puis, plus solide et aussi parce qu’en face d’elle j’ai laisse pénétrer le soleil, la branchette s’est dressée peu à peu, du vert tendre passant au vert foncé, du jade allant à la translucide émeraude, écartant, comme des doigts, une feuille de platane, parfaitement conformée.

— Voilà, Francine. C’est un miracle. Un arbre desséché depuis que nous sommes ici, c’est-à-dire depuis plus de seize ans, nous apprend que certaines puissances sont éternelles.

D’un air incrédule, Francine secoue la tête :

— Je dois dire à Monsieur que ça lui est arrivé plusieurs fois, à cet arbre-là, depuis que je le connais, seulement c’est la première qu’on ne me le laisse pas frotter. Quand je faisais le ménage ici, les autres printemps, je lui donnais quelques bons coups de plumeau et je le passais à l’encaustique pour le débarrasser de tous ces vilains petits champignons qui pourrissaient. Si j’avais su que ça plaise à Monsieur, ce genre de bourgeon-là…

Elle n’ose pas rire devant ma mine déçue. Mon miracle est par terre ! Aucune coïncidence, pas même un tour de force de la nature. Ponctuellement, depuis plus de quinze ans, mon arbre mort manifeste une vie intérieure qui s’extériorise au retour de la saison tiède. Il n’a jamais cessé de vivre, de pousser sa petite branche, son rameau, espoir de sa race, et sans la pâte à reluire de la civilisation il aurait, sans doute, mis tout naturellement son enfant au monde !

— Vous comprenez, Monsieur, glisse timidement Francine, cherchant à me consoler, un arbre qu’en enferme dans une chambre, bien à l’abri, qui sert de cadre aux peintures de Monsieur, ce n’est qu’un meuble de plus pour moi, je ne pensais pas mal faire de l’entretenir comme tous les autres meubles, rapport à l’hygiène !…

Ah ! oui, la fameuse hygiène ! On doit tuer pas mal de gosses au nom de cette hygiène intensive, de même qu’en essayant de perfectionner, de refaire la race française par les sports intensifs, on a réussi à produire cette effroyable espèce d’animal qu’on appelle un champion, le garçon aux oreilles décollées, aux yeux bovins, dont les bras de singe terminés en battoirs peuvent se taper les genoux sans le forcer à se baisser. Ils font peur aux femmes et, en outre, ils ont très peur d’elles, parce que ça les empêcherait de gagner leur match du dimanche.

Le soir tombe et une lueur presque rose vient empourprer l’eau de ma citerne.

Je suis excessivement déprimé.

On entend les gonds de la grille du jardin qui tournent, appelant au secours : c’est un petit télégraphiste. Il apporte un pneu. Francine réapparaît :

— Est-ce que Monsieur dînera ce soir ?

— Non, je ne crois pas.

Et elle me laisse en tête à tête avec… l’autre miracle, le vrai, celui-là, son écriture :

« J’attendrai, ce soir, 7 h., M. Alain Montarès, à l’hôtel de Flandres. Demander Mme Valérie. »

Je reçois une telle commotion que ce crépuscule rose me monte brusquement au cerveau comme un verre de vin pur.

Elle ? Qui va me recevoir dans un hôtel, celui-là même probablement où elle est descendue et où je vais rencontrer le notaire, sinon l’avocat m’interdisant de me servir de ce portrait pour la reproduction. Ah ! on peut être tranquille ! Aucune reproduction n’est possible avec Mme Pauline Vallier, la bourgeoise stérile et pudique !

Je cherche l’hôtel de Flandres sur un plan. C’est dans une rue écartée de toutes les grandes voies. J’aperçois ça d’ici. Un endroit proprement tenu où descendent des curés de campagne, des institutrices de province. Inutile de commander l’auto. Je vais droit aux enfers, à moins que je ne reprenne le paradis de force et je m’habille comme pour une messe de mariage.

Arrivé là, je demande Mme Valérie.

— Au second, à gauche, numéro 10, me répond une dame qui a des moustaches comme un ancien soldat.

Je suis en trois bonds devant la porte en question. J’ai beau frapper très légèrement, il me semble que je viens de lancer une pierre sur le couvercle d’un cercueil. Ça résonne en moi. Il faut, je veux, que le mort ressuscite. Ô mon sauvage amour, ce n’est pas toi qu’on peut empêcher de foncer dans la vie et puisque tu es libre, seul, désormais, ne portant plus rien sur ton dos de cheval échappé à toutes les entreprises de dressage, nous allons savoir si on te domptera malgré toutes tes résolutions d’indépendance. Je ne veux plus rien entendre ni des lois mondaines ni des lois du code.

La porte s’ouvre. Elle est en face de moi comme une ombre. C’est tout de même elle, je la reconnais beaucoup mieux que lors de sa visite, parce qu’elle n’a pas de chapeau. Elle est en longue tunique de voile noir serrée par une lourde ceinture cloutée de jais. Coiffée très soigneusement, ses cheveux repliés en rouleaux pour imiter les cheveux courts, assez fardée, pas trop, elle a le visage tragique des êtres qui se sont fait un tourment de la vie au lieu de l’accepter avec l’orgueil humain, car c’est une très belle chose que vivre pour l’unique joie de vivre.

Je cherche à ses côtés le Monsieur aux revendications sociales. Elle est seule. La chambre est blanche, genre hôpital de luxe, comme toutes les chambres bien modernes, meubles laqués, lit virginal (un peu large, tout de même), rideaux de mousseline aux fenêtres, de la propreté, de l’ordre. C’est froid. Je me fais l’effet d’un gros bourdon tombé dans une corolle de lis. Mais une violente piqûre aux yeux me rappelle que je ne suis pas ici le maître de la place : il y a un autre insecte de mon espèce. Sur la cheminée, je vois une photographie, dans un cadre, une carte-album représentant un homme plus jeune que moi, très grand, très mince, les épaules un peu voûtées, l’air intelligent et triste avec un regard lointain. C’est certainement M. Vallier.

— Alain Montarès, murmure la dame en noir, vous m’avez dit, l’autre jour, une chose ignoble. Je vais quitter Paris. Êtes-vous toujours dans la même intention ?

Elle s’est assise sur le lit et elle croise ses mains fines sur ses genoux bien joints, elle s’enferme elle-même dans ses propres bras. Je regarde la photographie du mari mort. Je voudrais lui faire de mentales excuses et je me demande pourquoi je le trouve entre nous. C’est ridicule. Je ne l’ai jamais vu qu’en effigie et j’ignore encore s’il me gêne ou si je le gêne. Préoccupé, je réponds, tâchant de conserver mon calme :

— Je vous restituerai tout ce que vous voudrez, Pauline, à la condition que vous ne me déroberez pas, vous, mon bien le plus précieux. J’ai vécu avec ce portrait, il est à moi, comme vous étiez à moi, jadis. Alors, choisissez ! Je ne suis qu’une brute, c’est entendu. Ne recommençons pas à nous injurier. Je ne suis pas allé vous troubler dans votre sécurité ! Pourquoi venez-vous me troubler dans mon chagrin ?

Je regarde toujours la photographie.

— Oui, c’est mon mari. Vous n’avez pas besoin de me questionner. Je lui ai promis à son lit de mort de réparer ma faute dans la mesure du possible. Il a compris qu’il y avait une preuve de cette faute. Sans savoir qui vous étiez, il s’est douté de la profonde immoralité de cet amant qui n’avait jamais songé à m’épouser, lui.

Je coupe :

— Vous n’aimiez pas cet homme… voyons ?

— Je l’aime à présent.

— Si je comprends bien, c’est un amour qui, n’ayant pas commencé, ne doit pas finir (et sans transition :) Où voulez-vous que nous allions dîner, Pauline, avant de revenir ici ?

Elle se lève, s’étire un peu les bras, soupire :

— Vous serez bien toujours le même, Alain. La jalousie vous rend féroce… Vous me renverrez cette toile demain avant midi. J’ai changé d’hôtel. Ici, personne ne me connaît et je pourrai la détruire sans que l’on m’interroge, je la brûlerai, le feu purifie tout…

— Il y a aussi la chaux vive, Madame, et le vitriol. Voulez-vous que je joigne ces ingrédients au paquet ?

— Non ! Je saurai bien tout anéantir moi-même. Et maintenant, allons vivre un instant de la vie de ce pays où rien n’est propre, rien n’est sacré, rien ne peut nous faire oublier la seule importance de la bonne mort. Dans cent ans que restera-t-il, mon dieu, de toute cette fange ? Rien… rien… que la pureté de nos intentions. Ah ! revivre cette vie-là ?… Quelle honte !

Avant qu’elle ait pu s’en défendre, je l’ai prise dans mes bras et je dévore sa bouche.

— Refaire l’amour, chérie, c’est en effet la plus noble des intentions et le refaire à ton image est certainement le plus pur de mes désirs.

Renversée, les yeux clos, ses cheveux déroulés de leur joli pli rectiligne, elle souffle, très doucement :

— Par pitié, Alain, faites tout ce que vous voudrez, mais ne me parlez pas d’amour. C’est la seule grâce que je vous demande !