Refaire l’amour/18

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J. Ferenczi & Fils (p. 204-213).
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XVIII

— Alors ?

— Eh bien ! Je voudrais… (sa voix tremble. hésitante et fatiguée), si je ne suis pas indiscrète, vous prier, ne me répondez rien de cruel, car je n’ai jamais pu m’habituer à votre éclat de rire de vieux gamin qui se moque de tout, je voudrais savoir si on ne pourrait pas habiller la femme nue ?

— Quelle femme nue ?

— Mon portrait, naturellement, celui que vous devez m’envoyer avant midi.

Cette fois, je retiens un éclat de rire, parce que, brusquement, j’ai envie de l’étrangler et plus du tout celle de plaisanter.

— Line, je ne comprends pas.

— Voyons, Alain, vous êtes un artiste capable de ça, je pense. Est-ce que vous ne pourriez pas essayer ?… Qui peut plus, peut moins !

J’achève de m’habiller, moi, dans ce cabinet microscopique où règne un désordre bien féminin et où j’ai l’impression de porter le plafond bas sur ma tête, tellement cela ressemble à une souricière. Dans mon crâne m’entre comme le clou qui tue les pauvres bestioles coupables d’avoir eu faim et d’avoir voulu mordre à l’appât. Je n’ai pas la migraine, seulement je continue à y voir un peu rouge. En face de moi, la tache sanglante d’un bâton de fard, un ruban écarlate et des jarretières nouées sous deux fleurs de grenades ; c’est irritant, surtout lorsqu’on se rappelle pas mal d’autres joujoux du même ton. Le peintre s’hypnotise facilement et cela devient dangereux pour l’homme, cette couleur qui agace les taureaux.

Je sors de ce réduit parfumé en secouant mes rudes cheveux, car, n’ayant pas découvert la brosse, je n’arrive pas à les discipliner avec ce démêloir d’écaille trop souple, qui plie dans les doigts.

Pauline Vallier est étendue, statue tombale. autre genre de Muse en service commandé, dans le ravage des draps et des couvertures, ombrée d’une longue écharpe de dentelles noires. On devine la merveille de ce corps, très blanc, sous ce voile, celle de la poitrine où les deux seins ont l’apparence de coupes d’albâtre dont on aurait brisé les pieds en les collant à la chair, montrant, à la place de la cassure, une dépression rose. Les jambes sortent de l’écharpe, gantées d’un Chantilly, soigneusement damasquiné de broderies, quoique troué par place. Le tableau m’évoque celui de mon glorieux ami, Féderico Beltran-Massès, un des premiers peintres de l’Espagne, représentant une mystérieuse manola entièrement nue sous les arabesques de sa mantille.

— Expliquons-nous, s’il vous plaît, Line. Je n’entends rien à vos énigmes bien morales. À quel nouveau genre de supplice faites-vous allusion ? Au lieu de détruire ou de recommencer votre image, ne serait-ce pas plus simple, qui peut plus peut moins, comme vous dites, de me détruire moi-même ? Pas ici, non, ailleurs, où Mme Valérie ne serait point inquiétée pour un assassinat qui nuirait, probablement, à sa vertueuse réputation.

— Alain, vous ne me répondez pas sérieusement. Vous avez tort.

Je m’assieds au bord du lit. J’ai une affreuse sensation de déchéance et de tristesse. Qu’ai-je fait de mon bel amour ? Après tant de bonheur, je suis très malheureux. J’incruste les ongles dans le satin du couvre-pied et je me produis l’effet de mon chien qui gratte le gazon, comme pour s’enterrer lui-même.

— Vous désirez que je recommence un autre portrait de vous ? Ce sera long. Oui, certainement, si cela me procure la joie de vous retenir à Paris, chère Madame.

— Moi, je n’ai pas le temps, mais, retouchez le même : conservez la tête qui me plaît parce qu’elle est mieux que la mienne d’aujourd’hui. Jamais vous ne pourrez réussir ce sourire-là, maintenant, puisque je ne vous aime plus. Et simplement habillez le corps. Si c’est faire la fille que vous demander ça… je me risque.

Je glisse à genoux devant elle en réunissant ses deux mains dans les miennes, ses deux mains froides.

— Ah ! pas cela ! Line, pas cela ! Demandez-moi tout ce que vous voudrez, tout, mais pas cette chose odieuse : refaire votre portrait en l’habillant ! Ne me condamnez pas à ce martyre… Je consens à vous perdre, à le perdre, puisque c’était l’enjeu de la bataille, je consens à voir pâlir mon dernier rayon de joie et à demeurer seul en plein crépuscule… je veux encore bien vous avoir retrouvée pour me bien pénétrer de cette vérité qu’il n’y a plus d’âme dans votre corps, c’est-à-dire d’amour pour moi, mais, non, pas ça, je ne veux pas travailler pour les sous-préfectures, je ne veux pas que vous vous sauviez de moi en emportant le joli portrait décent pour un public que j’ignore, que je veux ignorer. Vous avez le droit, puisque je reconnais ce droit, de me reprendre votre ancienne image, ou de la détruire. Je ne vous donne pas celui de me la faire renier… publiquement. Autre scandale ! D’ailleurs, que m’importe le public ! Je n’ai pas l’intention de vous… vendre un tableau pour une rétrospective ou une galerie de château. Je veux simplement tenir ma parole. Cette image vous déplaît ? Déchirez-la. Vous ne pouvez pas me déchirer davantage ! La chose est facile, n’en parlons plus ! À mon tour de vous défendre quelque geste superflu ! Celui de me parler en fille, vous !…

Elle murmure, d’un accent singulier, enfantin, et je n’ai jamais vu ses yeux si étrangement durs :

— Je retarde la pendule, Alain. Est-ce que par hasard, je n’ai pas aussi le droit de choisir mon heure ?

J’avais fait le plus héroïque effort qu’un amant, toujours épris, puisse faire en acceptant ce premier marché, car si je l’avais étourdiment proposé, je n’avais pas osé croire qu’on le réaliserait. Maintenant, je suis pris à mon propre piège, pris comme la souris, la grosse souris dans la petite souricière de son cabinet de toilette.

Je n’ai pas eu tort de refaire l’amour avec cette fille qui ressemble à la femme que j’ai tant aimée, parce que le flacon vide ayant contenu de l’essence précieuse conserve toujours une fugace et enivrante senteur de son parfum, mais j’ai tort de me figurer le retour de l’extase de jadis. Si j’ai eu la même ferveur à la respirer… il est évident qu’elle ne peut plus me sentir, pour employer une expression vulgaire. J’ai dû la froisser cruellement autrefois, et deux années de silence n’ont pas suffi à calmer ses rancunes. On n’est jamais pareils, jamais assez intimes pour tout s’avouer. Elle n’avait pas confiance en moi. Je n’éprouvais même pas le besoin d’avoir confiance en elle. Je n’étais jaloux que sur le moment. Elle me racontait des histoires que je n’écoutais pas ou que je ne saisissais pas dans toutes leurs répercussions. Et puis, il aurait fallu l’intuition, le pressentiment de mon amour futur qui n’est, peut-être, que la fougueuse exaspération de l’absence.

Elle m’a quitté frauduleusement. Je n’ai pas cru à son départ total et, restant rivé à elle par la terrible habitude de la pensée, la cristallisant en mon cerveau comme une matière chimique, inerte aux réactions prévues, je me suis abominablement intoxiqué.

Je réponds sur un ton moins âpre :

— Voyons, Line, comment l’entendez-vous, ce… sur-portrait ?

— En toilette de soirée, très osée, très dernier cri, mais atténuant toutes les nudités inconvenantes.

— Une femme qui rira de ce rire-là, dans les vêtements d’une mondaine, mais ce sera effarant ! Une élégante provinciale ayant fait venir de Paris le costume destiné à aguicher, sans doute, le vieux magistrat blasé ou le jeune gentilhomme farmer complètement idiot, hein ? Merci bien, Line ! Vous me prenez pour un autre, Tordez-moi le cœur en admettant que j’ai encore un cœur malgré vos doutes, mais n’essayez pas de tordre mes pinceaux. Alain Montarès n’est pas, ne peut pas devenir le peintre ordinaire des prudes ou des belles dévotes repenties. Il me faut à moi, pour pouvoir travailler, la liberté des chairs ou la suprême volupté de leurs gestes. Je ne peux pas songer à voir habiller de nouveaux préjugés sociaux la femme qui fut mienne entièrement, sans scrupules. J’admets volontiers que l’étude, un peu trop approfondie, que je m’en suis permise, soit injurieuse et je m’en rends tellement compte que je veux la détruire pour vous prouver mon… nouveau respect, cependant, je n’irai pas plus loin.

— Vous n’êtes, comme toujours, Alain Montarès, qu’un orgueilleux et un inutile. Vous préférez la destruction à la réhabilitation. Si vous faisiez cela, je pourrais croire à votre belle passion et emporter de vous, avec ce portrait, un meilleur souvenir. Vous ne m’aimez pas.

Je réfléchis, le front dans le couvre-pied de satin, me bouchant les oreilles pour ne plus rien entendre. Mon vieux fatalisme remonte. Après tout, c’est stupide de s’emballer comme ça sur des mots, des fictions. Il est clair que j’ai fini par entrevoir, tout à l’heure, la possibilité, pour moi, le plus vivant et le plus fort, de ne plus vivre, de me faire sauter la cervelle en rentrant chez moi, là-bas, derrière la grille de ce jardin, les barreaux de ma prison, c’est donc que j’envisageais de rester le plus faible après avoir joué, malgré moi, cette partie dangereuse ?

Je suis surtout un impulsif. J’ai aussi le tort fondamental de devenir enragé dès qu’on me résiste. L’amour, ça ne doit pas être une perpétuelle révolte devant le sens commun. Je n’ai pas encore trouvé la créature passive qui me subira tout en daignant me comprendre ou me pardonner. Est-ce une raison pour me priver d’une consolation à laquelle je tiens plus qu’à l’existence quotidienne ? Je ne suis ni ambitieux, ni intéressé par quoi que ce soit en dehors de mes passions, de ma passion… la belle affaire qu’une composition gâchée, une œuvre tarée, un portrait dit de complaisance, comme ceux que nous fabrique en série cet excellent Carlos Véra, cet homme de génie pour salon officiel ? J’ai refusé de faire la tête de la princesse Servandini à cause de son profil chevalin qui ne m’inspirait pas, n’étant pas un animalier, je suis peut-être encore plus ridicule en refusant une retouche à une jolie personne. Je murmure, essayant de railler :

— Une robe de cinq heures, un déguisement, quoi ? Lequel déguisement permettrait la pose en arrière, les cheveux flous, de ces robes chemises qui tiennent sans agrafes et qu’on rajuste, dans les garçonnières, en deux tours de mains pour courir ensuite chez Mme X… qui donne un thé, l’alibi.

— Je ne sais pas ce que vous voulez dire, Alain, je n’ai jamais eu de ces costumes-là. Mais, une draperie sur ma gorge, sur mes hanches, et je vous abandonne les jambes, puisqu’on porte des robes courtes, à la condition de leur mettre des bas…

Je riposte, brutalement :

— …Avec quelque chose dedans, si vous y tenez !

Elle fait une moue d’une innocence peut-être sincère, à la fois confuse et vexée qu’on ne semble pas estimer ses jambes à leur véritable valeur picturale :

— Vous n’allez pas me dire que dans ce bas-là il n’y a rien… ou vous seriez aveugle, Alain Montarès !

Et elle pose par terre la pointe de son pied, montre sa jambe gainée de dentelles, blanche comme un clair de lune sous le caprice léger d’un nuage.

Je me tais.

J’ai perdu… ou mieux, je suis perdu.