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Refaire l’amour/19

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J. Ferenczi & Fils (p. 214-222).
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XIX

Dans le boudoir violet où pousse lentement, sûrement la menue branche du platane, un jour ardent coule du haut plafond de verre.

Il paraît que ce plafond peut s’ouvrir, mais il y a bien longtemps que les gonds de ses châssis ne jouent plus. Il faudrait appeler un ouvrier couvreur et ces gens-là ont la funeste habitude de chanter sur les toits. Entendre un coq humain claironner au-dessus de moi me semble impossible en ce moment.

Je contemple la pauvre branchette inexorablement vouée au supplice de la cage. Elle est robuste, cependant, la petite plante, et elle tend vers le ciel deux mains, deux feuilles digitées encore pliées, comme deux frêles poings… Ce n’est pas le miracle, c’est la fatalité, et pour le peintre comme pour l’arbre mort, c’est la joie normale, animale, réservée, sans doute, à leur expiation. Les miracles ne sont que les sursauts de nos enthousiasmes, les leurres de nos imaginations ivres d’un désir passionné. On finit toujours par voir ce que l’on veut ou voudrait voir. Or il ne faut pas s’endormir dans une superstitieuse confiance, car c’est en nous que doit résider la maîtresse volonté de notre direction morale, sinon immorale.

Je ne travaille plus. J’ai presque terminé mon ouvrage et je reste en prison moi-même avec ma toile. Mon modèle ayant préféré poser dans ce boudoir, j’ai dû y transporter tout mon attirail et il en résulte un désordre qui n’est peut-être pas tout à fait un effet de l’art. Le divan a reculé devant l’estrade où monte la dame, ses coussins sont jetés à terre au hasard de mes réflexions. Assis, les jambes croisées en face de Sirloup qui bâille, je fume sans m’apercevoir que le bon chien s’est brûlé plusieurs fois avec des bouts de cigarettes mal éteintes. Il ne me le reproche pas : il fait si chaud !

Tout est calme autour de nous. Le jardin nous enveloppe de sa tranquillité estivale. Nous avons une fin de juin splendide. Les mères de famille sont revenues au sentiment de leur devoir et pullulent. Les nénuphars boivent avec avidité la grêle pluie que leur distribue le triton. Quant au gazon, c’est un vrai foin.

Nestor ne bougonne plus. Sa femme daigne sourire… tout en gardant une certaine réserve vis-à-vis de ce nouveau modèle, bien mondain. Cette dame avait d’abord posé déshabillée, elle a un remords, maintenant, et exige qu’on lui rende ses vêtements, c’est très légitime de sa part, mais combien superflu, vu la saison. Francine nous prépare des déjeuners et des goûters exquis, se distingue, malgré son mépris des caprices féminins. Quant aux dîners, on ne dîne pas, mon modèle se conformant au programme vertueux qu’il s’est tracé. Coucher ou s’attarder chez son peintre, ça, jamais ! Nous nous retrouvons ailleurs.

Sirloup me regarde tristement, de ses deux topazes divergentes. Ce chien regrette le grand voyage. C’est par excellence le compagnon de l’auto. Il voudrait courir assis, comme Bouchette. Ce sont là des luxes de simples d’esprit. Se rappelle-t-il la scène du Bois ?… Est-ce que je me rappelle, moi, les modèles du passé ? Non ! Pas plus que la petite branche du platane, ayant grimpé jusqu’au toit de verre, ne se rappellera ses premières feuilles. S’attarder dans le passé ou se trop préoccuper de l’avenir, c’est trahir deux fois le présent et c’est doublement inutile.

— Mon chien, sois donc raisonnable. Moi je traverse une crise de folie. C’est moi qui devrais avoir l’air enragé tandis que toi on t’accuse, à tort, de le devenir, sous prétexte que tu as bouleversé, en grattant, tous les semis domestiques. Mon cher toutou, elle ne m’aime plus. Je crois que si on lui demandait de choisir entre toi et moi pour l’accompagner dans la rue, à pied ou en voiture, elle choisirait le chien parce qu’il est décoratif, selon l’expression coutumière. Suis-je décoratif comme suiveur ? Non, puisque je m’entête à ne pas me faire décorer. Son mari devait l’être et son futur le sera également… La décoration, ça se porte encore, en province. Ce qui est très curieux, c’est qu’elle n’attache aucune importance aux choses de ce monde. Elle ne conserve que le respect de leurs apparences. Je commence à la croire atteinte de la maladie du néant, d’un néant décoratif, un drap mortuaire semé de jolies larmes d’argent, ponctuation nécessaire à la page où il n’y a plus rien, mais, comme dirait notre cuisinière, ça fait plus riche ! La vie n’a plus de prise sur ce corps envoûté, endormi. Elle porte son mari défunt comme un enfant dont elle n’accouchera jamais… Nous ignorons la fin de l’histoire, catastrophe ou épousailles régénératrices. Le mieux est de se contenter du peu que nous possédons, ce qui nous procure encore de bonnes heures, à nous, pauvres chiens que nous sommes !

La toile, en face de moi, est une chose bizarre, un monstre sans nom connu dans les annales de la peinture, au moins à mon humble avis. Carlos Véra déclarerait que c’est : du jus de taupe, tout en louant le dessin des dessous. On a tiré des plis sur ce corps blanc, déjà brisé aux jambes par des hachures sous lesquelles il faut que je retrouve les belles lignes effacées. L’astre du ventre ne rayonne plus. La robe est une création de mon personnel atelier qui ferait sourire Bouchette ; une tunique plate, fort courte, bordée de jais, que juponne une longue frange de soie noire laissant à ces jambes toute leur liberté de… libertines. Gantées de Chantilly, elles m’ont donné un mal terrible à suivre, du bout de mon pinceau, inexpert à ces sortes de fioritures, les méandres de la dentelle qui les enveloppe. Le plus regrettable, c’est que j’ai fini par m’amuser de ce va-et-vient de franges s’écartant à propos pour laisser voir, juste au moment psychologique, la courbe d’un mollet ou la finesse d’une cheville. Ce qui est navrant, sous tous les rapports, c’est qu’on devine aussi la lascivité du corps, jadis nu, dans le sournois revêtement de cette robe-chemise. Je n’ai jamais consenti à ces exercices-là et j’y réussis trop bien. Les habitants de la sous-préfecture seront ravis, vieux magistrat paillard ou jeune gentilhomme naïf ! Et Pauline Vallier ne s’aperçoit pas de cette abominable transformation, ça ne la choque pas !

Autrefois, c’était l’amour, la folie des sens lâchés en la pleine liberté de la passion. Aujourd’hui c’est le précieux et minutieux travail de la bonne maison X, le sous-entendu voilé de la plus louable des façons… puisqu’il y a des bas ! Je ne suis pas payé pour ça, seulement je me demande ce que penseraient les camarades devant cette aguichante personne. Elle a gardé, ma foi, toute sa tête, son sourire éclatant, ses yeux d’au-delà et le divin renversement extasié. On ne m’a pas ordonné de lui mettre un chapeau, les cheveux ayant paru d’allure convenable, même quand leur torsion sur l’épaule indique nettement l’empreinte de la main amoureuse qui les a caressés.

Dans notre cage de velours, isolés du monde entier, nous sommes prisonniers tous les deux, tous les trois, avec Sirloup, des journées longues, angoissantes, nous vivons intensément, douloureusement, en attendant on ne sait quelle condamnation…

L’atmosphère saturée de parfums mêlés à la fumée de mes cigarettes est souvent irrespirable. On ouvre alors la porte sur le couloir, cette porte derrière laquelle arrive Francine discrètement pour annoncer que : « Monsieur et Madame sont servis », et c’est dangereux, à cause de la vertu de Francine, qui n’aime pas les modèles à tout faire, je crois.

Pour déjeuner, malgré la chaleur, Pauline Vallier jette, sur son costume trop court, aux franges trop longues, un kimono plus décent et murmure :

— Je n’ai pas faim, Alain, je suis fatiguée. Vous devriez me laisser sortir. J’ai tant de courses à faire avant mon départ.

La puérilité de cette femme n’a d’égale que sa profonde indifférence. Tout se réduit à une phrase leitmotive de toutes les situations : Ça n’a aucune importance. — Pourtant elle a des courses à faire… et elle tient à la rectification, à la réhabilitation de son portrait… à moins qu’une autre volonté la dirige, lui fasse accomplir des actes dont elle n’aurait pas conscience et, alors, j’ai, en dépit de tous les plaisirs, un frisson d’horreur.

Je ne réfléchis pas. Je subis. Je ne cherche plus à m’expliquer ou à me révolter. Le seul coupable c’est moi : je ne devais pas céder, je ne devais pas revenir. Et je me grise, pour l’oublier, avec elle qui ressemble à l’autre, comme je tâche d’oublier le portrait de la femme nue pour jouer avec sa silhouette habillée : un mannequin.

Or, je commence à ressentir de véritables symptômes d’intoxication. J’ai un perpétuel vertige cérébral qui me donne des éblouissements, des hallucinations.

Hier, au cirque, où je l’avais conduite avant de rentrer à l’hôtel, pour essayer de la distraire, j’ai entendu distinctement quelqu’un qui prononçait mon nom, derrière moi. Quand je me suis retourné, il n’y avait personne, aucune figure de connaissance. J’ai ri et je lui ai dit :

— J’entends des voix, comme Jeanne d’Arc.

Elle m’a répondu, ironiquement :

— La chasteté mène à tout, Monsieur.

Aujourd’hui, il y a un peu d’orage dans l’air. On respire difficilement dans ce puits de velours sombre et le jour, là-haut, d’un or vert intense, fait mal comme une clarté électrique.

Sirloup tourne, sur son coussin, en face du mien, et se réduit à sa plus petite circonférence. Il n’aime pas la chaleur. Il s’ennuie et ne veut pas me quitter. Il est là pour guetter le moment où son maître excédé, à son tour, brisera sa chaîne, fuira au grand large de la nature.

J’ai déjà envisagé cette fuite, mais j’ai espéré qu’elle me suivrait. Elle n’en a nulle envie. Que lui importe la campagne, les aventures dans les auberges ou les palaces ? Elle connaît ces émotions aussi bien que moi. Elle n’a plus besoin de changer d’air, elle ! Là-bas, en un pays que j’ignore, elle a tout ce qu’il lui faut, en plus paisible, en plus respectable, dans un confort de tout repos. Ne sait-elle pas, par expérience, qu’en m’accompagnant, ce serait encore la même corvée, le même supplice : la chambre de hasard, la nuit faite aux volets fermés dans l’exaspération de ses parfums et les accrocs à ses dentelles ?

Cependant, j’ai prévenu mon chauffeur pour un départ possible et tout est près, la voiture, la malle, l’album pour les croquis qu’on ne prendra pas, les papiers, les passeports, si l’on veut aller hors de France, tout, jusqu’au revolver dans son étui…

Sirloup gronde sourdement…