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Refaire l’amour/20

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J. Ferenczi & Fils (p. 223-236).
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XX

La voici. Elle fait une entrée un peu tragique dans un kimono de satin noir avec la mine de la dompteuse pénétrant jusqu’aux lions. Elle est allée d’abord se déshabiller, ôter son deuil de convention pour se costumer en… alibi mondain, aidée par Francine, une Francine pleine de petites attentions respectueuses, puis elle nous arrive, comme un verre d’eau glacée au milieu de cette chaleur étouffante, toute fraîche de ses ablutions, bien fardée, bien coiffée ou mieux décoiffée, toujours souriant de son sourire qui est quelquefois d’une inquiétante naïveté.

— Encore ce chien-là ? dit-elle. Vous savez, Montarès, il a des puces. Vous ne pouvez donc pas vous séparer de lui ? Quel attachement ! Cela m’étonne de vous.

— Je l’aime beaucoup, en effet, malgré les puces. Et il y a, surtout, qu’il m’aime aussi.

— Vous tenez à l’amour d’une bête, vous, Alain, qui ne comprenez rien à l’amour, en général ?

— Je tiens à ne pas perdre le bénéfice de ma particulière animalité. Ce chien m’obéit sans cesser d’être une créature fort intelligente : il me comprend, nous nous comprenons.

Elle s’assied, s’évente de son mouchoir. Sirloup vient lui lécher humblement les pieds. Il s’est pris d’une singulière tendresse pour ces petits museaux de velours qui font la navette, s’agitent sous les franges de la tunique.

— Laisse-moi tranquille, Sirloup. Tu as des puces. J’en ai trouvé une ce matin, au bain, et c’est une chose que je n’ai pas envie de rapporter chez moi.

Assis près d’elle, je baise ses mains, je remonte lentement jusqu’à la saignée du bras.

— Non, ne dérangez rien, je vous en prie. Je m’en vais demain. Vous le savez, cher Maître, nous n’avons plus que le temps d’être raisonnable, de travailler pour la dernière séance. Il fait tellement clair, ici ! Vous n’avez pas honte ! Mais, il me semble que quelqu’un me regarde du haut de ce plafond de verre.

— Ah ! oui. Dieu, le grand Voyeur.

Elle m’envoie un soufflet léger, mais cinglant tout de même. Ces caprices de chasteté sont vraiment extraordinaires. Ils sont intempestifs, comme les puces de Sirloup qui lui n’a pas de… caprices. Là-bas, chez elle, elle supporte les pires fantaisies sans proférer un mot, une plainte, se bornant à serrer les dents à certaines minutes, n’avouant jamais, car ce n’est pas une coupable. Je lui ai fait observer, au sujet de la photographie de son défunt mari, que je la trouvais de trop entre nous : elle s’est contentée de hausser les épaules. J’ai eu le mauvais goût de lui raconter que les filles d’Espagne, auxquelles sa beauté s’apparente, avaient la coutume polie de tirer un rideau sur l’image du Christ quand elles recevaient… un client.

— Les morts ne reviennent pas pour si peu, m’a-t-elle répondu avec un tel mépris des convenances ou des inconvenances, que j’ai failli me révolter.

Il n’y avait plus qu’à prendre le portrait du défunt en question et à le flanquer par la fenêtre, seulement, ça n’aurait pas été… français. Je consens à devenir, passagèrement, un mauvais peintre, mais je ne veux pas perdre ma race pour si peu, selon son expression dédaigneuse.

Sirloup bâille, regarde la porte désespérément. Je l’ouvre. Il secoue la tête, refuse de sortir. Il tiendra tant qu’il pourra car il est la force de la bête, il représente la vie.

Elle est montée sur l’estrade, se cambre en arrière, puis pense à autre chose. C’est vraiment un excellent modèle, d’une patience angélique. Je ne lui refuse pas cette qualité, à part qu’elle en abuse à l’heure de la sieste.

Je travaille. Encore quelques touches, là, sur cette jambe, une lueur argentée, et je me redresse. Nous causons :

— Vous avez retenu votre place pour demain ?

— Oui.

— Que désirez-vous que nous fassions, ce soir, la veille de votre départ, Line ?

— Une promenade au Bois et souper, dehors, aux étoiles. J’aimerais… Alain, ne me contrariez pas, j’aimerais de la douceur avant de se quitter pour toujours. Suis-je indiscrète ?

Elle sourit, mais est-ce en service commandé ? Est-elle énervée par la tiédeur de ce salon trop capitonné de velours d’où ne tombe que le poids de cette lumière brûlante sans la légèreté de l’air pur ? Redoute-t-elle une émotion, une faiblesse, ou veut-elle conserver de moi une autre vision que celle du client ?

Combien de fois me serai-je trompé en me heurtant à la porte de glace de son indifférence ! Moi, je ne suis coupable, hélas ! que d’amour. Rien ne me retient à elle que cette espérance d’un geste, d’un mot, d’un frisson égalisant les chances que nous courons sur ce terrain affreusement glissant du plaisir partagé. J’ai étudié mon modèle sous tous les jours, sur toutes les faces et même par tous ses angles. Je ne comprends pas ce qui m’arrive, encore moins celle qui part ! Quelle phrase faut-il faire et quel ton faut-il prendre pour essayer de lui rendre palpable ma rage ou mon chagrin ? Je n’ai aucune expérience dans le discours platonique non accompagné de geste. Qu’est-ce que c’est qu’aimer quelqu’un platoniquement ?… Et à quoi ça rimerait-il, après ?… Ah ! si j’étais poète ! Mais, moi, je ne sais pas m’exprimer en mesure, je suis hors de toute mesure. Je ne suis qu’un violent, qu’un barbare ! De sorte que, doué de la puissance physique je suis un impuissant cérébral, autant dire un idiot. Mais qui dit idiot, dans mon pays, là-bas, au soleil, dit innocent et c’est pour cela qu’elle devrait me pardonner ou m’admettre. Elle admet bien Sirloup… moins les puces ! Suis-je donc autre chose maintenant qu’un parasite encombrant, la bête qui mord et qu’il est nécessaire de chasser ?

Je jette mon pinceau que, sans m’en rendre compte, je viens de casser en deux.

— Line, j’ai fini. Désirez-vous que nous sortions tout de suite ? C’est accablant de rester ici.

— Vous avez envie de promener le chien ?

— Je n’ai plus qu’un désir, vous obéir en tout, afin de ne pas vous déplaire… pour la dernière fois.

— Je ne voudrais pas, ce soir, rentrer à l’hôtel.

— De quoi avez-vous peur ?

— J’ai rencontré quelqu’un de chez moi. Je suis très inquiète. Si on m’avait suivie ?

— C’est grave. (Et j’ajoute, avec amertume :) Qui ça ? Le notaire, le sous-préfet, le fiancé, peut-être ?

— Qui vous voudrez, Alain. Ça ne vous regarde pas.

— Ce qui me regarderait, chère madame, ce serait de vous empêcher de partir.

— En faisant quoi, mon Dieu ?

— Les propositions les plus folles. Celle de mourir ensemble, comme… jadis.

Elle va descendre de la sellette et relève ses cheveux, les rattache soigneusement, ne semble pas m’avoir entendu.

— Vous vous souvenez, Line, vous vouliez mourir pour que… ça dure… et vous parliez de me signer un petit papier déclarant que vous vous étiez suicidée de bonne volonté ?

Je la contemple un peu ironiquement. Elle est très au-dessus de moi et ses jambes gantées de dentelle jouent avec les franges de sa robe dont les fils de soie tirent à eux tout ce que je possède de nerfs encore disponibles.

— Inutile de me rappeler ma sottise, mon cher ami. Ces histoires-là, de loin, ça fait pitié. On a l’idée très nette qu’on a été, un temps, enfermé dans un cabanon.

— Le danger, Line, c’est quand un des deux fous reste dans ce cabanon.

— Allons donc ! Vous auriez bien trop peur de me faire du mal. Je ne suis pas fâchée d’avoir vu ce que c’est qu’un être réellement amoureux et de très près. Quelle perte absolue du sens commun et de toute espèce de dignité. Alain Montarès, mon cher maître, si on vous connaissait comme je vous connais, on se moquerait de vous.

— Il me suffit de votre présence ici, Line, pour être certain que l’amour sincère, sans intérêt, sans calcul d’aucune sorte, aura toujours raison. Vous ne pourriez pas vous moquer de moi sans vous injurier vous-même. (Et pour changer la conversation parce que je sens gronder en moi un Sirloup très proche de la rage dangereuse, je demande :) Comment dois-je opérer pour vous faire parvenir cette toile lorsqu’elle sera sèche, madame ?

— Vous n’avez qu’à l’envoyer à Mme Valérie, Hôtel de Flandres. Là, on a des instructions. Faites-la rouler pour que cela tienne le moins de place possible.

— Vous tenez beaucoup à ce que je la signe ?

— Lâche !

Et elle pose le talon de velours de son petit soulier sur mon poignet. Je pousse un léger cri, car elle m’a fait mal. J’en ai signé de travers. D’un bond, Sirloup s’est élancé, terrible, hérissé. Il ne la connaît plus. C’est l’ennemie. Je n’ai que le temps de le saisir au collier et de le secouer rudement.

— Mon Dieu, ce chien que j’ai tant caressé, comme il devient facilement furieux. Il vous ressemble, Alain.

— Il est à moi avant d’être à vous, Line, et le geste que vous venez de faire ne lui a pas plu. Le maître est, pour lui, malgré la pose, bien au-dessus de la maîtresse. Non, il ne vous mordra pas, mais il n’attend qu’un ordre pour l’oser. Comprenez ceci, Madame, puisque nous en sommes aux leçons de choses : en amour, il n’y a pas deux manières de voir, c’est la vie ou la mort. La bête le sent encore bien mieux que l’homme.

— Charmant ! Sirloup a envie de me sauter à la gorge et vous de me tuer. C’est là tout ce que vous inspire le grand amour. Si j’avais besoin d’une fortune ou d’un nom, que dis-je, d’une signature, vous ne me les offririez pas, hein, monsieur Montarès ?…

— J’avoue que je reculerais devant votre très nouvelle interprétation de la fidélité.

J’ai dit ça malgré moi, absolument comme mon chien Sirloup, qui n’a plus confiance en elle, gronde, intérieurement.

Il faut se défier de certains animaux. Leur instinct est plus sûr que tous les calculs humains ou inhumains.

Elle rit d’un rire méprisant :

— En attendant, tâchez de calmer votre chien ou je ne descends pas.

Je prends Sirloup par le collier, je l’amène à ses pieds :

— Tu vois cette femme, Sirloup ! Il faut l’empêcher de sortir. Je te défends de la quitter d’un pas. Je t’institue son gardien, même contre moi, même si je lui permettais de partir.

Sirloup a enfin compris qu’il faut aimer la dame par amour pour moi. Lui, le brave animal n’a pas les préjugés sociaux. Il est le chien, sans arrière-pensée, ne ronge pas sa chaîne en essayant de tout casser pour redevenir libre. Où il est attaché, il aime ! Et il se rend compte immédiatement que la révolte est inutile parce que rôdent autour de nous des forces inconnues dont nous ne sommes pas responsables, qui nous dominent et nous font prisonniers au moment où nous nous y attendons le moins.

Couché à ses pieds, il soupire, se résigne, tire sa langue héraldique pour lécher doucement ces deux petits museaux de velours qu’il pense doués d’une vie à part.

— Nous avons la paix avec celui-ci, murmure Pauline Vallier ; à l’autre maintenant.

Elle descend de l’estrade et va, suivie de Sirloup, se jeter sur le divan.

Je place le chevalet derrière une draperie en disant d’un ton détaché :

— Est-ce que je pourrai, demain, aller vous saluer à la gare, chère madame ?

— Ça, jamais ! Je m’en vais avec une femme de chambre que j’ai arrêtée hier. De plus, il y a des gens de chez nous qui peuvent monter dans le même train que moi.

— Je suis donc obligé de vous faire mes adieux tout de suite, car moi je n’ai pas envie de souper aux étoiles avec une femme comme il faut.

Le parfum qui émane d’elle et, probablement, la chaleur orageuse, m’énervent au point que je me sens attiré par la petite table en X où l’on plaçait, cet hiver, la lampe en veilleuse, la tasse de verveine. Il n’y a plus de lampe timide ni de douce verveine, rien qu’un paquet de feuilles volantes pour mes esquisses et dessus, un presse-papier, en acier.

Ah ! les voyages, les beaux voyages ! C’est fini. Je n’y tiens plus. Une lassitude accablante me paralyse le cerveau. Le travail ne me tente pas davantage après ce portrait que j’ai signé comme un lâche, oui, vraiment, elle a dit le mot, mais pour exprimer un autre état cérébral. Je cherche vainement un moyen, un prétexte pour lui demander une prolongation de… peine ! À quoi bon ? Nous sommes comme deux êtres sur les deux rives opposées d’un fleuve. Nous nous parlons avec un abîme entre nous sans pouvoir nous unir dans le même cri, le seul cri vraiment naturel.

Il n’y a plus ni amour ni haine et le désir se tait en présence du vide glacé, du vide vertigineux qui nous sépare. Je tourne autour de ma cage de velours. Sirloup fait semblant de dormir aux pieds de la dame, mais il me guette. Il attend un ordre. Il flaire l’orage, lui, et ne s’y trompe pas. Que va-t-il arriver si son maître perd le peu de raison qui lui reste ?

Je continue à tourner. Sirloup se relève à moitié. Il ne faut pas qu’il la quitte, il demeurera son ombre, l’empêchera de sortir, oui. Sa pauvre cervelle de chien qui a trop chaud rumine toutes les chances que son gibier peut avoir de lui échapper. Il est au supplice, m’éblouit de ses prunelles flambantes. Je ris, intérieurement, en songeant que si j’avais décidé de la lui faire étrangler, ce serait la même obéissance passive. Il n’hésiterait pas… Je tourne.

— Alain, supplie Pauline Vallier, impatientée, venez vous asseoir près de moi, comme lui, ça vaudra mieux. Vous me faites mal au cœur !

Un dernier tour. Ma pensée se cogne aux vitres du plafond, tel un oiseau fou. Elle va se remarier ou retrouver l’amant de province, l’homme de tout repos, fortune et réputation assises… Moi, non, je ne veux pas m’asseoir. Je pourrais essayer de m’expliquer, dire en des phrases littéraires, car l’exaspération amène fatalement des mots romanesques, le trouble et le désespoir que j’éprouve, car je sais bien qu’elle ne reviendra plus… Est-ce que je vais l’attendre encore ? Ça, je ne veux pas, ce serait intolérable. Les hommes et les femmes passent donc toujours les uns à côté des autres sans se voir, sans s’unir et ne font que se heurter douloureusement sans se rejoindre ?

Tout en souffrant de ce départ comme un damné, je sais que mon orgueil, celui qu’elle vient de froisser sous son talon, n’abdiquera pas. Cette femme, j’ignore pourquoi, m’a donné deux moments de son existence qu’elle efface implacablement. Elle se venge… ou venge les autres ?

Refaire l’amour ? Qui me refait !… Je repasse devant la petite table, d’un geste involontaire (je ne suis plus que le volant d’une machine emballée) je me saisis de ce presse-papier. de cet objet en acier, mon revolver. Je vise la femme à la tête, cette jolie tête brune se penchant sur Sirloup. Non, il ne faut pas la défigurer. J’abaisse l’arme, vise à la poitrine. Mon chien perçoit le déclic du cran d’arrêt, il se redresse, brusquement, les oreilles pointées. Le coup part…

…Et c’est lui qui tombe, le crâne fracassé, la gueule horriblement ouverte pour un hurlement que le sang étouffe.

La femme est debout, terrifiée, devant le cadavre du chien, raidi dans sa dernière convulsion.

— C’est abominable, Alain ! Pourquoi avez-vous tué ce pauvre animal ?

— Je ne l’ai pas tué. Il est mort à votre place, voilà tout.

Je crois que je lui ai répondu. Je n’en suis pas sûr.

Elle s’enfuit, glisse éperdument sous les rideaux violets. Ce n’est plus qu’une ombre se fondant, comme le portrait, dans un pli mouvant du velours.

À genoux, devant la bête morte, je pleure, je me tords les mains jusqu’à l’arrivée de mes domestiques.

— Notre pauvre Sirloup ! gémit Francine. Il était donc enragé ? La dame vient de se sauver en courant. Il ne l’a pas mordue, au moins ?

Et Nestor ajoute, sentencieusement :

— Moi, je disais bien que ça finirait mal ! Ce chien avait quelque chose de pas ordinaire à gratter la terre perpétuellement.