Œuvres complètes de Bernard Palissy/Notice historique sur la vie et les ouvrages de Bernard Palissy

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Texte établi par Paul-Antoine CapJ.-J. Dubochet et Cie (p. iii-xxxv).

NOTICE HISTORIQUE

SUR

LA VIE ET LES OUVRAGES DE BERNARD PALISSY.

Séparateur


Le nom de Bernard Palissy est vaguement empreint dans la mémoire de toutes les personnes qui s’occupent de sciences naturelles, d’agriculture, de physique, de chimie, ou qui ont étudié l’histoire des arts. On sait en général qu’il vécut au seizième siècle, qu’il était potier de terre, et qu’il découvrit le vernis des faïences. On sait que l’ardeur qu’il mit à cette recherche le retint long-temps dans la misère la plus profonde, mais qu’il finit par atteindre son but, et qu’il fut l’inventeur de ces rustiques figulines auxquelles les amateurs attachent aujourd’hui un assez haut prix. Ce que l’on sait moins généralement, c’est que cet homme, sans éducation première, sans aucune notion de littérature, sans connaissance de l’antiquité, sans secours d’aucune espèce, à l’aide des seuls efforts de son génie et de l’observation attentive de la nature, posa les bases de la plupart des doctrines modernes sur les sciences et les arts ; qu’il émit, sur une foule de hautes questions scientifiques, les idées les plus hardies et les mieux fondées ; qu’il professa le premier en France l’histoire naturelle et la géologie ; qu’il fut l’un de ceux qui contribuèrent le plus puissamment à renverser le culte aveugle du moyen âge pour les doctrines de l’antiquité ; que cet ouvrier, sans culture et sans lettres, a laissé des écrits remarquables par la clarté, l’énergie, le coloris du style ; qu’enfin cet homme, simple et pur, mais puissant par le génie, fournit l’exemple de l’un des plus beaux caractères de son époque, et qu’il expia par la captivité et la mort sa persévérance courageuse et sa fermeté dans ses croyances.

Il est beau sans doute de voir l’artiste, aux prises avec les difficultés de son art, ou avec les obstacles matériels qui s’opposent à la production de sa pensée, sortir victorieux de cette lutte, après une longue période d’efforts, de misère et de souffrances ; mais il ne l’est pas moins de voir l’homme d’une origine obscure, dépourvu des secours de l’instruction et de l’étude, jeter sur tout ce qui l’entoure le coup d’œil de l’observateur et du philosophe, pénétrer les mystères de la nature, saisir les principes des vérités éternelles, renverser les erreurs accréditées de son époque, et pressentir la plupart des découvertes qui feront l’avenir et la gloire des siècles plus éclairés. C’est avec ce double mérite que Palissy se présente aux regards de la postérité. Les événements de sa vie, dont quelques-uns furent racontés par lui-même, montrent tout ce que peut le génie fécondé par une âme ferme, un esprit droit et un cœur pur. Leur simple récit nous semble le moyen le plus naturel d’appeler sur ses travaux l’intérêt dont ils sont si dignes, et sur sa personne le respect, l’admiration que commande toujours un beau caractère uni aux plus précieux talents.

Un pauvre village du Périgord, situé à peu de distance de la petite ville de Biron, entre le Lot et la Dordogne, donna naissance à Bernard Palissy. Ce village, appelé La Chapelle-Biron, renferme encore, dit-on, une famille qui descend de cet homme célèbre, et une tuilerie fort ancienne, établie dans le même lieu, portait encore naguère le nom de Tuilerie de Palissy. Des documents, assez peu d’accord entre eux, font remonter sa naissance au commencement du seizième siècle. Ainsi d’Aubigné prétend qu’à sa mort, arrivée en 1589, il était âgé de quatre-vingt-dix ans, tandis que, selon Lacroix du Maine, il florissait à Paris en 1575, âgé de soixante ans et plus. En rapprochant diverses circonstances parmi celles que Palissy rapporte lui-même, la version la plus vraisemblable et la plus généralement adoptée rapporterait la date de sa naissance à l’année 1510.

On ne possède aucun détail sur ses parents ni sur sa première éducation. Il paraît que, dès son enfance, il travaillait à la vitrerie, qui comprenait alors la préparation, l’assemblage des vitraux colorés, ainsi que la peinture sur verre. Doué d’une aptitude particulière aux arts du dessin, il conçut de bonne heure la pensée d’élever ses travaux d’artisan à la hauteur des œuvres d’un artiste. Aussi, tout en peindant des images, comme il dit, pour exister, il étudiait les grands maîtres de cette belle école italienne, qui, dès le siècle précédent, avait donné à la renaissance des arts une si vigoureuse impulsion. Il s’exerçait en même temps à l’architecture, et pratiquait la géométrie. « On pensoit, dit-il, que je fusse plus sçavant en l’art de peinture que je n’estois, qui causoit que j’estois souvent appelé pour faire des figures (des plans) dans les procès. » C’était une nouvelle ressource un peu plus profitable que l’art de composer des vitraux.

Cependant, pour l’homme qui se sent capable de fournir une large carrière, le pays natal ne saurait long-temps suffire ; Palissy se mit donc à voyager. Il alla d’abord dans les Pyrénées, et s’arrêta quelque temps à Tarbes. Les accidents naturels de ce beau pays le frappèrent vivement, et peut-être est-ce là le point de départ de son goût ardent pour la géologie et les sciences naturelles. Il parcourut ensuite quelques autres provinces de France, puis la Flandre, les Pays-Bas, les Ardennes et les bords du Rhin, en ouvrier nomade, exerçant à la fois la vitrerie, la pourtraiture et l’arpentage ; mais aussi observant partout la topographie, les accidents du sol, les curiosités naturelles ; parcourant les montagnes, les forêts, les rives des fleuves ; visitant les carrières et les mines, les grottes et les cavernes ; en un mot, demandant partout à la nature elle-même le secret des merveilles qu’elle offrait à son admiration et à son étude. L’éducation scientifique de Palissy, au lieu de commencer par les livres, partait ainsi des bases les plus certaines, les plus fécondes : l’expérience et l’observation.

Ses voyages étaient terminés en 1539. De retour dans son pays natal, Palissy alla se fixer à Saintes, et s’y maria. Quelques années plus tard, déjà surchargé de famille et luttant contre la misère, le hasard fit tomber entre ses mains une coupe de terre émaillée d’une grande beauté. Aussitôt il conçoit la pensée d’imiter ce travail, et de se livrer à un art entièrement nouveau pour lui. On sait qu’à cette époque la poterie n’était point recouverte de vernis, ou du moins que cet art, déjà pratiqué en Italie, à Faenza et à Castel-Durante, n’était point encore connu en France. Palissy vient à penser que, s’il parvenait à découvrir le secret de cet émail, il pourrait élever l’art de la poterie à un degré de perfection inconnu jusqu’alors. Le voilà donc livré à cette recherche, mais en aveugle, « comme un homme qui taste en ténèbres, » attendu qu’il n’avait aucune connaissance ni des matières ni des procédés. C’est dans son traité de l’Art de Terre (pag. 309-321) qu’il faut lire l’admirable récit de ses tentatives, des difficultés qu’il eut à vaincre, et des maux qu’il eut à souffrir pendant le cours de seize années, avant d’avoir réussi à donner toute la perfection désirable aux ouvrages sortis de ses mains. Ce n’est pas sans une admiration mêlée d’attendrissement qu’on peut lire les pages sublimes dans lesquelles il raconte avec autant de simplicité que de grandeur la longue série de ses efforts et de ses misères. Forcé de préluder à La recherche de son nouvel art par la connaissance des terres argileuses, la construction des fourneaux, l’art du modeleur, du potier, du mouleur, et l’étude de la chimie, qu’il fut obligé, comme il dit, « d’apprendre avec les dents, » c’est-à-dire en s’imposant les plus dures, les plus cruelles privations, il faut le voir poursuivre sa pensée avec une ardeur, une constance à toute épreuve ; consacrant ses veilles, ses économies, sa santé, et jusqu’aux choses nécessaires à sa subsistance, à ses recherches incessantes ; déçu à chaque instant dans son espoir, mais retrouvant tout son courage à la moindre lueur de succès, et dans cette lutte de l’intelligence, de la volonté, contre les obstacles matériels, parvenir enfin à lasser la mauvaise fortune et à faire triompher sa pensée créatrice.

Cependant il lui fallait subvenir aux besoins d’une nombreuse famille, soutenir les reproches des siens, les représentations de ses amis, les sarcasmes de ses voisins, et continuer à exercer ses talents ordinaires, afin « d’eschapper le temps » qu’il employait à la recherche de son nouvel art. En 1543, des commissaires chargés d’établir la gabelle en Saintonge l’appelèrent pour lever le plan des îles et des marais salants de la province. « Cette commission parachevée, dit-il, je me trouvay muny d’un peu d’argent, et je reprins l’affection de poursuyure à la recherche desdits emaux. » Le voici donc de nouveau livré à des essais innombrables ; il passe les nuits et les jours à rassembler, à combiner toutes les substances qu’il croit propres à son objet ; il pulvérise, broie, mélange ces drogues dans toutes les proportions ; il en couvre des fragments de poterie, il les soumet à toutes les épreuves, à tous les degrés de cuisson. Mécontent des fours ordinaires à poterie, il construit de ses propres mains des fourneaux semblables à ceux des verriers ; il va chercher la brique, l’apporte sur ses épaules, pétrit la terre, maçonne lui-même ses fourneaux, les emplit de ses ouvrages, allume le feu, et attend le résultat. Mais, ô déception ! tantôt le feu est trop faible, tantôt il est trop ardent ; ici l’émail est à peine fondu, là il se trouve brûlé ; les pièces sont déformées, brisées, ou bien elles sont couvertes de cendre. À chaque difficulté nouvelle, il faut trouver un expédient, un remède ; et il en trouve de si ingénieux, de si efficaces, que l’art les a adoptes pour toujours. Mais des obstacles d’une autre nature viennent s’ajouter aux premiers : c’est le manque d’argent, de bois et de matières. Il imagine de nouvelles ressources, il redouble d’ardeur, il réunit tous ses moyens, et déjà, plus assuré de sa réussite, il entreprend une nouvelle fournée mieux entendue et plus considérable que les précédentes, car il avait employé huit mois à exécuter les ouvrages dont elle devait se composer, et consacré plus d’un mois, jour et nuit, à la préparation de ses émaux. Cela fait, il met le feu à sa fournée, et l’entretient pendant six jours et six nuits, au bout desquels l’émail n’était pas encore fondu. Désespéré, il craint de s’être trompé dans les proportions des matières, et il se met à refaire de nouveaux mélanges, mais sans laisser refroidir son appareil. Il pile, broie, combine ses ingrédients, et les applique sur de nouvelles épreuves, en même temps qu’il pousse et active la flamme en jetant du bois par les deux gueules du fourneau. C’est alors qu’un nouveau revers, le plus grand de tous, vient l’atteindre : il s’aperçoit que le bois va lui manquer. Il n’hésite pas : il commence par brûler les étais qui soutiennent les tailles de son jardin ; puis il jette dans la fournaise ses tables, ses meubles, et jusqu’aux planchers de sa maison. L’artiste était ruiné, mais il avait réussi !

Cependant des chagrins contre lesquels l’âme la plus ferme ne trouve pas toujours des armes venaient incessamment l’assaillir. Accablé de dettes, chargé d’enfants, persécuté par ceux-là même qui l’eussent dû secourir, il sent un moment fléchir son courage ; mais aussitôt, faisant un appel à son âme, il retrouve sa force, et se remet à l’œuvre avec une nouvelle ardeur. Telle était alors sa détresse qu’ayant pris un ouvrier pour l’aider dans ses travaux les plus pénibles, il se vit au bout de quelques mois dans l’impossibilité de le nourrir. Bien qu’il fût sur le point d’entreprendre une nouvelle fournée, il fallut renvoyer son aide, et, faute d’argent pour le payer, il se dépouilla de ses vêtements et les lui donna pour son salaire.

À travers tant et de si cruelles épreuves, Palissy s’approchait incessamment du but qu’il s’était proposé. Ses belles poteries, ses pièces rustiques, ses statuettes charmantes étaient fort goûtées ; ses ouvrages commençaient à être recherchés des grands seigneurs, et la variété de ses talents lui avait déjà valu quelques hautes protections. Le connétable de Montmorency ayant été chargé, en 1518, d’aller réprimer la révolte de Saintonge, eut occasion de voir et d’admirer les ouvrages de Palissy. Il se prit d’affection pour sa personne, et le chargea de travaux importants. Quelques années plus tard l’artiste devait presque la vie à son illustre protecteur.

Le calvinisme commençait alors à se propager dans les provinces du midi. Palissy, homme religieux et d’une grande sévérité de mœurs, fut frappé des vertus et de la conduite austère des premiers propagateurs de la nouvelle secte. L’ardeur et la générosité de son âme le rangèrent parmi les partisans des nouvelles doctrines, et lui firent adopter, avec un certain enthousiasme, une réforme qui semblait s’appliquer à la morale plus qu’aux dogmes, et aux pratiques extérieures plus qu’aux principes fondamentaux du christianisme. Il s’associa avec quelques autres artisans pour former à Saintes une église, dans laquelle chacun d’eux expliquait à son tour les maximes de l’Évangile. Doué d’une éloquence naturelle, plein de la Bible et des prophètes, l’énergie et la constance de son caractère devaient en faire un apôtre rempli de zèle : aussi il paraît qu’il s’acquit dans la prédication une certaine célébrité, et l’on peut remarquer, surtout dans ses premiers écrits, que son style est souvent empreint des formes et des images bibliques. Cependant la sécurité des nouveaux prosélytes ne tarda pas à être troublée. L’édit de 1559, qui punissait de mort le crime d’hérésie et défendait aux juges de modérer la peine, commença à jeter l’alarme parmi les protestants. En 1562, le parlement de Bordeaux en ordonna l’exécution dans son ressort. Palissy, qui avait obtenu du duc de Montpensier une sauvegarde, se montra le courageux défenseur de ses coreligionnaires, et se dévoua plus d’une fois pour les sauver. Le comte de La Rochefoucauld, général de l’armée royale en Saintonge, déclara son atelier un lieu de franchise. C’était, dit un de ses biographes, une sorte de droit d’asile accordé au génie ; mais ce privilége ne fut pas long-temps respecté. Malgré la protection de MM. de Burie, de Ponts et de Jarnac, Palissy fut enlevé pendant la nuit par les officiers de justice, et conduit dans les prisons de Bordeaux. Son atelier fut démoli, et le grand artiste eût été infailliblement envoyé au supplice sans l’intervention du Connétable, qui, tout-puissant auprès de Catherine, obtint du roi, par l’entremise de sa mère, qu’il fût rendu à la liberté. On lui accorda en même temps le brevet d’inventeur des rustiques figulines du roi. Ce titre, en l’arrachant à la juridiction du parlement de Bordeaux, attribuait au grand conseil la connaissance de sa cause, ce qui équivalait à un ajournement indéfini.

L’année suivante, en 1563, Palissy publiait à La Rochelle son ouvrage intitulé : recepte véritable, par laquelle tous les hommes de la France pourront apprendre à multiplier et à augmenter leurs thrésors. C’est sans doute pendant les tristes jours de sa captivité, et tandis que son atelier renversé ne lui permettait plus de se livrer à ses travaux ordinaires, que fut composé ce petit volume, d’un intérêt si piquant, si varié, et qui semble résumer toutes les pensées, tout le caractère de son auteur. Son âme naïve, mais énergique, son coup d’œil droit et plein de sagacité, son génie artistique, ses goûts, ses opinions, ses connaissances, et jusqu’aux promesses qu’il fait à l’avenir, tout s’y révèle et s’y retrouve à la fois. Et que l’on ne fasse pas à cet ouvrage le reproche d’être sans ordre et sans liaison dans les idées ; Palissy ne composait pas un livre, un traité dogmatique, comme l’entendent de nos jours les hommes de science ; il ne faisait qu’émettre ses pensées, ses observations, ses receptes, ainsi qu’il les appelle, dans l’ordre où tout cela se succédait dans son esprit ou dans sa mémoire ; à la vérité, sans plan arrêté à l’avance, sans prétention didactique, mais suivant l’enchaînement le plus simple et le plus naturel. Il touche à tous les sujets, il les effleure successivement, il semble se livrer à de continuelles digressions ; mais, quelque disparates qu’elles paraissent au premier aspect, il est facile de voir que, dans son esprit, toutes ces idées sont intimement liées entre elles et se subordonnent à une pensée primordiale. Son premier objet, dit-il, est de se montrer reconnaissant envers ses bienfaiteurs ; or, dans l’impossibilité de leur offrir un meilleur témoignage de sa gratitude, il leur adresse les résultats de ses méditations et de sa longue expérience. Il veut, en mettant en lumière des secrets qu’il croit propres à multiplier les biens et les vertus des hommes, obéir à ce divin précepte : « Que chacun ait à manger son pain au labeur de son corps, et à répandre les talents que Dieu lui a donnés. » Il faut peu d’efforts, selon nous, pour saisir la suite naturelle des idées qu’il développe dans ce petit livre, et pour montrer leur rapport avec la pensée principale qui le préoccupait en l’écrivant.

Ainsi il annonce, en débutant, qu’il cherche un lieu propre à établir un jardin, qui serait destiné à récréer son esprit fatigué du spectacle des maux publics, et à servir de retraite dans les jours de persécution. En se promenant au bord de la Charente, il s’imagine entendre des chœurs de jeunes vierges chantant le psaume 104e du Roi-Prophète, et il songe d’abord à reproduire dans un vaste tableau les admirables descriptions de ce psaume. Puis il vient à penser qu’il vaudrait mieux représenter en nature toutes ces merveilles, et faire de ce délicieux jardin comme un lieu de refuge en temps de calamités publiques. Il s’étend à cette occasion sur l’utilité de l’agriculture, et regrette que la terre soit généralement cultivée avec si peu d’intelligence. Il montre que la philosophie, c’est-à-dire l’observation attentive de la nature, est indispensable à ceux qui s’en occupent, et il donne en passant quelques bons préceptes à ce sujet, fruits de ses remarques particulières. C’est là entre autres qu’il place sa théorie chimique des engrais, et qu’il recommande à l’égard des fumiers une pratique excellente trop long-temps ignorée ou négligée par les agriculteurs. Il prescrit le meilleur mode de couper les bois et la saison la plus propre à cette opération ; il examine les causes de la configuration du sol, la variété des terrains, les différentes formes des pierres, des gemmes, des cristaux ; il émet sur la théorie des sels une idée neuve et hardie, et en généralise la définition plus qu’aucun chimiste ne l’avait fait avant lui. Il explique l’origine des fontaines, la manière dont les pierres précieuses et les métaux sont engendrés dans le sein de la terre. Enfin, revenant à son sujet primitif, il donne le dessin, l’ordonnance générale du jardin et de l’agréable retraite qu’il se propose d’édifier. C’est alors que, laissant toute carrière à son imagination capricieuse et poétique, il décrit non-seulement les dispositions générales de ce lieu de délices, mais aussi la construction des cabinets qu’il place dans ses divers compartiments. Il ne manque pas de les orner d’ouvrages en terre cuite, peinte, émaillée, et de toutes ces pièces qu’il nomme rustiques, parce qu’elles représentaient de petits monuments champêtres, des rochers, des fontaines, des bosquets, des animaux et des coquillages. Il n’avait garde de négliger d’y réunir les beaux effets de l’architecture monumentale aux dispositions naturelles des plantes et des arbres. Ne perdant jamais de vue la pensée morale et religieuse, il orne toutes ses constructions de maximes tirées de l’Écriture, afin qu’au milieu des riantes délices de ce lieu enchanteur l’homme ne puisse jamais oublier son origine, ses devoirs, et la Providence, auteur de tous ces biens. Chemin faisant, il s’égaie par d’excellents traits de satire sur les fourbes, les simoniaques, les sinécures ecclésiastiques, l’avarice et la cupidité. C’est pour fuir tous ces maux, tous ces vices, qu’il veut se retirer dans l’asile, objet de son rêve poétique, et que, dans son illusion, il regarde comme déjà créé. Alors, dans une sorte d’extase, il peint les merveilles de la végétation, il admire l’instinct des animaux, il assiste à leurs jeux, il jouit avec ravissement des scènes agrestes que son imagination lui représente, et il s’écrie que l’homme est bien fou de méconnaître les charmes de la vie des champs. Il se prend de pitié pour ces laboureurs qui, dédaignant l’art auquel ils doivent leur fortune, élèvent leurs fils pour d’autres conditions et s’exposent ainsi eux-mêmes au mépris de leurs enfants, tandis que la culture de la terre est abandonnée aux plus ignorants et aux plus incapables. Pour lui, il estime les moindres bourgeons des plantes au-dessus des mines d’or et d’argent ; il souffre de voir que l’on abatte les forêts sans en replanter d’autres, tandis qu’en bonne pratique c’est le contraire qu’il faudrait ordonner. Il plaint l’aveuglement des grands seigneurs qui n’estiment les forêts que pour le plaisir de la chasse, ou les revenus qu’elles rapportent, et qui s’appliquent à inventer de nouvelles armes de guerre, de destruction, au lieu de perfectionner les outils d’agriculture, en général si négligés, si mal appropriés à leur emploi. Et pourquoi n’apporterait-on pas au perfectionnement des ustensiles d’agriculture le même soin qu’à ceux des autres arts, tandis qu’il faudrait y faire servir les instruments les plus ingénieux, et jusqu’à ceux qu’emploient l’architecture et la géométrie ? Là-dessus, notre artiste-poète aborde une digression aussi spirituelle que piquante. Après avoir énuméré les principaux instruments de la géométrie et des arts, il suppose qu’il s’élève entre eux un débat touchant leur prééminence. Le compas veut l’emporter sur la règle, qui, à son tour, est rabaissée par l’aplomb, lequel voit son rang contesté par la fausse équerre, le niveau et l’astrolabe. Palissy veut leur faire entendre, que, quel que soit leur mérite respectif, ils sont tous subordonnés au génie, à la volonté de l’homme, qui les a inventés. Les outils soutiennent qu’ils sont loin de devoir obéissance et soumission à un être qui lui-même n’est composé que de méchanceté et de folie. Pour le prouver, ils prient leur juge de se servir d’eux afin de mesurer la tête de quelques hommes parmi ceux qui semblent les plus dignes de respect. Palissy se livre à cet examen, qui donne lieu à des remarques pleines de verve satirique et d’une philosophie aussi profonde qu’ingénieuse. Voyant ses mesures constamment en défaut, et ne pouvant reconnaître par ce moyen la cause des bizarreries contenues dans les têtes qu’il examine, il a recours à la philosophie alchimistale. Il les soumet au creuset, à l’alambic, à la coupelle, et finit par y découvrir, « d’une part la cholère noire et pernicieuse, l’ambition et la superbité de l’autre. » Enfin, ayant examiné de plus près, il trouve que « c’est l’avarice et l’ambition qui rendent tous les hommes fous, après leur avoir pourri la cervelle. » Comme la dernière tête qu’il analyse est celle d’un conseiller de Parlement, coupable à ses yeux d’avoir sévi contre ses coreligionnaires, il en prend occasion de faire l’histoire de l’établissement à Saintes de l’église protestante, et des persécutions qui en furent la suite ; ce qui le ramène naturellement à son premier objet : la fondation d’une cité de refuge en cas « d’esmotions, de guerres civiles ou de malheurs publics. » Cette cité est une forteresse dont il trace le plan, après en avoir emprunté l’idée à certains coquillages dont la forme met l’animal qui en est revêtu à l’abri des attaques de tous les autres animaux.

N’est-il pas évident que tous ces détails ? pour n’être point liés par un plan systématique, n’en présentent pas moins une série assez naturelle de réflexions et d’idées ? La forme du dialogue montre, d’ailleurs, que l’auteur n’avait en vue qu’une sorte de conversation, avec toute la liberté qu’elle comporte dans l’ordre des pensées. C’est une mosaïque qui se prêtait merveilleusement à l’exposition de ses sentiments, de ses méditations, de ses vues, où pouvait se déployer toute la richesse de son imagination et la singularité de son esprit. C’est un terrain encore vierge où il déposait le germe des sujets dont l’étude devait le préoccuper dans tout le cours de sa vie.

Presque immédiatement après cette publication, Palissy quitta la Saintonge et vint s’établir à Paris. C’est à partir de cette époque que, devenu maître de son art, il donna à ses ouvrages tous les développements, toute la perfection que lui inspirèrent son goût et son génie. On sait quels efforts avait faits François Ier, pour naturaliser en France les arts de l’Italie qui, dès le siècle précédent, s’étaient élevés à une si prodigieuse hauteur. L’école française avait répondu par de nobles efforts à l’appel, aux encouragements de son souverain. Jean Goujon, Pierre Lescot, Germain Pilon, Cousin, Bullant, Ducerceau et une foule d’autres s’étaient montrés les dignes élèves, puis les heureux émules de Léonard de Vinci, de Fra Jocondo, d’André del Sarto, de Primaticcio, de Cellini et des différents maîtres qui s’étaient succédé en France, sous le patronage de ce monarque ami des arts. Palissy, né dans une province éloignée, n’avait point été élevé à cette grande école, qu’il ne put connaître qu’à l’époque de ses voyages. Mais dès qu’il fut à portée d’en apprécier l’heureuse direction, il se rangea aussitôt parmi les disciples de ces illustres maîtres : aussi remarque-t-on qu’il s’inspira partout des chefs-d’œuvre de l’art italien, et retrouve-t-on dans la plupart de ses ouvrages l’élégance, la pureté des formes et la richesse des ornements qui caractérisent ceux du Primatice, du Rosso et surtout de Benvenuto Cellini. Les plus importants de ces ouvrages, ou du moins ceux de la plus grande dimension, servaient à la décoration des jardins, des pièces d’eau, des grottes, des fontaines, ou à l’ornement des habitations somptueuses. C’est à ceux-là surtout que Palissy donnait le nom de rustiques figulines, parce qu’ils représentaient des objets rustiques, des rochers, des grottes, des arbres, des animaux et quelquefois des personnages ; le tout en relief ou en ronde-bosse et recouvert d’un émail coloré. Il reste à peine aujourd’hui quelques traces des pièces de cette classe. Elles ornaient dans le temps les châteaux de Chaulnes[1] et de Nesle en Picardie, de Reux en Normandie, de Madrid au bois de Boulogne, et surtout le château d’Écouen, où Palissy avait déployé toutes les richesses de son art, pour embellir l’habitation de son protecteur, le connétable de Montmorency[2]. À peu près à la même époque, il travailla à la décoration des jardins du palais des Tuileries, que Catherine de Médicis venait de faire construire[3], et c’est probablement à cette circonstance qu’il dut le bonheur d’échapper aux massacres de la Saint-Barthélemy.

Ses ouvrages de moyenne et de petite dimension ornaient les appartements et figuraient sur les dressoirs, les buffets, les tables et les consoles. Ce sont des vases, des aiguières avec leurs bassins, des statuettes, des groupes pleins de grâce et de mouvement, des coupes, des vidercomes, des salières, des écritoires, des flambeaux, des corbeilles, de grands et de petits plats sculptés, enfin des bassins rustiques chargés de fruits, de coquillages, de poissons et de reptiles, représentés avec une vérité de formes et de coloris qui font l’admiration des hommes de l’art. D’autres plats présentent des bas-reliefs d’un fini remarquable, des sujets tirés de la mythologie ou de l’histoire sainte. Les ouvrages de cette série sont moins rares que les précédents. Le musée de Paris, le musée céramique de Sèvres, et les collections particulières de quelques amateurs éclairés, en renferment de très-belles épreuves[4]. Toutes ces pièces sont remarquables par l’harmonie des sujets, l’élégance des formes, le fini de l’exécution, et sont enrichies d’ornements pleins d’imagination et de goût. Leur rareté n’ajoute donc rien à leur mérite réel, qui justifie seul l’empressement avec lequel elles sont recherchées.

À travers les rudes épreuves qu’il avait eu à subir et les travaux incessants que les difficultés de l’art ou les rigueurs de la fortune lui avaient imposés, Palissy n’avait pas pour cela négligé ses études chéries. L’histoire naturelle, l’agriculture, la physique du globe et la chimie n’avaient jamais cessé d’être les sujets de ses expériences et de ses méditations. Riche des faits nombreux qu’il avait observés et recueillis, il songeait depuis long-temps à les rendre publics ; mais ne sachant pas, grâce à son ignorance des langues anciennes, si les philosophes de l’antiquité avaient eu sur les mêmes sujets des opinions analogues ou contraires aux siennes, il résolut de faire la démonstration publique de ses théories et d’appeler à ses leçons les hommes les plus éclairés de l’époque. C’était une sorte d’expédient à l’aide duquel il voulait s’assurer si ses vues étaient fondées, en provoquant à leur sujet la critique et les objections des érudits. Cependant, il avait rassemblé tous les objets naturels propres à confirmer ses idées à l’égard de certains phénomènes physiques, particulièrement sur la formation des cristaux, les pétrifications et les principes de la géologie. Ce cabinet d’histoire naturelle, le premier qui eût été formé à Paris, était disposé, non d’après une méthode générale, systématique, mais dans l’ordre des démonstrations qui faisaient l’objet de son cours. Ces leçons étaient également les premières conférences publiques qui avaient lieu sur les sciences physiques et naturelles. Et n’est-ce pas un tableau digne du plus haut intérêt que celui d’un simple potier de terre, d’un homme sans culture, sans connaissance de l’antiquité, venant exposer les résultats de ses découvertes en présence de tout ce que la capitale renfermait alors de savants, provoquer la critique, les argumentations sur les sujets les plus ardus ; et tout cela, non dans l’intérêt de sa gloire, mais dans celui de la science et de la vérité ! sorte d’académie, de congrès scientifique, où chacun avait le droit de relever les fautes de l’orateur, mais où l’on ne vit jamais s’élever la moindre contradiction. On peut juger de la hardiesse, de la singularité d’une telle entreprise, en voyant la plupart des savants de son époque, et même des siècles qui l’ont suivie, s’étonner avant tout que l’on pût posséder quelque science, quelque talent, sans avoir appris le latin et le grec. Palissy s’en étonna d’abord lui-même et essaya parfois de s’en excuser, puis il en prit son parti et alla même jusqu’à montrer à ce sujet un dédain assez piquant. C’est ainsi que dans l’un de ses dialogues, Practique, suivant son habitude, après avoir harcelé Théorique, pulvérisé ses faux raisonnements et renversé ses systèmes préconçus, finit par lui lancer cette apostrophe : « Or, vas quérir à présent tes philosophes latins, pour me donner argument contraire, lequel soit aussi aisé à connoistre comme ce que ie mets avant. »

C’est pendant le carême de 1575 que Palissy ouvrit pour la première fois ces conférences, qui furent continuées jusqu’en 1584. Mais déjà il songeait à résumer les principales données, fruits de ses longues investigations, dans un ouvrage qui est devenu son plus beau titre de gloire aux yeux des hommes de science. Cet ouvrage parut, en 1580, sous le titre de Discours admirables de la nature des eaux et fontaines, tant naturelles qu’artificielles ; des métaux, des sels et salines, des pierres, des terres, du feu et des émaux ; avec plusieurs autres excellents secrets des choses naturelles, etc. C’est dans ce livre que l’on peut juger des pas immenses qu’eussent pu faire les sciences physiques et naturelles sous l’influence du génie d’un seul homme, si le nom de cet homme eût eu plus d’autorité et si les enseignements qu’il livrait à son siècle eussent eu plus de retentissement. Il ne s’agit plus ici, comme dans la Recepte véritable, d’une sorte de causerie éparpillée sur mille sujets divers, d’ailleurs peu approfondis ; mais bien d’une réunion de traités ex professo sur des points déterminés de physique générale, de chimie, de géologie et d’histoire naturelle, auxquels l’auteur joignait d’excellents préceptes sur son Art de terre, point de départ de tous ses travaux, et où venaient finalement aboutir toutes ses méditations et ses études. Ce n’est plus l’artisan obscur et illettré essayant de payer la dette de la reconnaissance à l’aide de quelques receptes sur les secrets de son art, de quelques vues modestes sur les sujets ordinaires de ses rêveries ; c’est le véritable savant, riche des connaissances qu’il a acquises par quarante ans de travaux et de recherches, le professeur fier d’avoir expliqué les phénomènes de la nature et les principes des sciences aux hommes les plus éclairés de son époque, et qui en écrit le résumé didactique dans toute la maturité de l’âge, de la réflexion et de l’expérience. Ce ne sont plus enfin des hypothèses, des aperçus ingénieux, des théories plus ou moins spécieuses ; mais des faits positifs, des démonstrations appuyées sur des exemples palpables, des vues larges et hardies sur les points les plus importants des hautes sciences ; sortes de révélations du génie qui, pour la plupart, ont été confirmées par la science plus réfléchie et plus analytique des siècles postérieurs[5].

C’est surtout dans le Traité des eaux et fontaines que Palissy a traité avec une supériorité remarquable plusieurs hautes questions de physique générale. Après avoir jeté un coup d’œil sur les eaux de puits, de mare, de citerne et de source ordinaires, il parle des moyens de conduire les eaux d’un point à un autre à l’aide des pompes, des tuyaux ou des aqueducs, et il compare ces différents moyens. Il remarque que les eaux de source sont fréquemment altérées par les matières salines, bitumineuses ou minérales contenues dans le sol qu’elles traversent, et qui les rendent parfois efficaces dans certaines maladies. À l’égard des eaux thermales, il attribue leur chaleur à un feu continuel placé au sein de la terre. Il regarde la force combinée de ce feu central et de l’eau réduite en vapeur comme la cause des volcans et des tremblements de terre. Il ajoute que cette force, capable de renverser des montagnes, n’est point encore connue des hommes ; et cependant il s’était rendu compte de son extrême puissance, non on l’étudiant, comme il le dit, « dans le livre des philosophes », mais en faisant bouillir de l’eau dans un chaudron, en appliquant le feu à ses ouvrages de terre, et en observant une pomme d’airain contenant un peu d’eau, « et eschauffée sur les charbons. »

Plus loin, il combat l’opinion alors générale que les fontaines étaient produites, soit par l’infiltration des eaux de la mer, soit par l’évaporation et la condensation des eaux contenues dans des cavernes au sein des montagnes ; hypothèse que, cinquante ans plus tard, Bacon soutenait encore. Palissy prouve que les eaux de source proviennent de l’infiltration des eaux des pluies, lesquelles tendent à descendre dans l’intérieur de la terre jusqu’à ce qu’elles rencontrent un fond de roc ou d’argile imperméable, qui les contraigne de s’arrêter et de se faire jour à la partie la plus déclive du terrain qu’elles ont traversé. Il ajoute que ce serait là le moyen d’établir des fontaines artificielles, « à l’imitation et le plus prés approchant de la nature, en ensuyvant le formulaire du souverain fontainier…, et ce d’autant qu’il est impossible d’imiter nature en quoi que ce soit, que premièrement l’on ne contemple les effets d’icelle, la prenant pour patron et exemplaire. » Et il décrit ce procédé avec une précision et une clarté parfaites. Il explique enfin les fontaines jaillissantes en déclarant que ce phénomène n’a lieu qu’à la condition que les eaux proviennent d’un point plus élevé que celui où elles se montrent, et par contre que « les eaux ne s’élèvent jamais plus haut que les sources d’où elles procèdent. » C’est ainsi que ce physicien naturel saisissait d’un seul coup d’œil l’ensemble du phénomène de la circulation des eaux à la surface comme à l’intérieur du globe, en même temps que le système des lois auxquelles obéissent les liquides, et qui forment aujourd’hui les bases fondamentales de l’hydrostatique.

Mais ces questions élevées de physique n’étaient pas les seules qui le préoccupaient. Quelques savants ayant avancé que les glaces ne se formaient pas à la surface, mais au fond des rivières, Palissy, à l’aide d’arguments très-probables, montra que la première supposition était seule admissible. C’est là, du reste, une question encore controversée, et sur laquelle la science moderne ne paraît pas avoir dit son dernier mot. Ailleurs il démontre la porosité des corps, en se fondant sur des exemples ingénieux, des observations neuves et qui lui sont propres. Il remarque la tendance qu’ont certaines substances à se rapprocher lorsqu’elles sont abandonnées à elles-mêmes, et il donne à la force qui les réunit le nom d’attraction. Enfin, en cherchant la cause des couleurs irisées que présentent certains coquillages, il annonce, pour la première fois, que l’arc-en-ciel ne se produit que lorsque « le soleil passe directement au travers des pluies qui lui sont opposites. » N’était-ce pas pressentir la décomposition de la lumière avant Dominis, Descartes, Newton, et rapporter, avant Galilée, à des causes naturelles certains phénomènes que l’ignorance avait fait jusque-là regarder comme des prodiges ?…

Voilà le physicien ; essayons d’apprécier le chimiste, et n’oublions pas que nous sommes au siècle où, sous l’influence de Paracelse, d’Agricola, et des nombreux sectateurs de leur école, l’alchimie préoccupait les meilleurs esprits, les uns sérieux et de bonne foi, les autres avides et fascinés par l’espoir de parvenir à un immense résultat. Or, si le nombre des adeptes était grand, celui des dupes l’était encore davantage. Palissy combattit cette grande erreur, d’abord parce qu’à l’aide de son jugement droit et pénétrant il en avait reconnu toute la vanité ; mais aussi parce que, esprit sévère et consciencieux, il croyait de son devoir de stigmatiser les fourbes et de venir en aide à la faiblesse des hommes simples et crédules. Il montra que la recherche du grand-œuvre reposait avant tout sur un principe honteux d’avarice et de paresse. Il dévoila les supercheries des alchimistes jongleurs ; il jeta un blâme sévère sur les hommes qui ne cherchent dans la science que l’occasion de s’enrichir, et qui se disent philosophes, « c’est-à-dire amateurs de sapience, » en faisant preuve de cupidité et de mauvaise foi[6]. Il cherche à prouver, par le raisonnement, que la génération des métaux est un de ces secrets que Dieu s’est réservés à lui-même, « comme de donner aux plantes le croistre, la saveur et la couleur ; » et qu’enfin la découverte de la transmutation, fût-elle possible, entraînerait les plus funestes conséquences, en arrachant les hommes « au cultivement de la terre, à l’industrie, à l’étude et aux arts. »

Ce n’était point assez de détourner la science de la fausse voie dans laquelle l’engageaient les alchimistes, il fallait encore la ramener dans celle de la vérité, en enseignant les saines méthodes d’observation et les sujets vraiment utiles sur lesquels elle avait à s’exercer. C’est ainsi que, tout en s’élévant contre les fripons ou les fous qui poursuivaient le grand-œuvre, il conseillait aux médecins de s’occuper de chimie afin de mieux connaître les choses naturelles ; il appelait l’attention des minéralogistes sur la manière dont se forment les sels, les cristaux, et posait les premiers principes de la cristallographie. Remarquant l’analogie qui existe entre certaines pétrifications et les minéraux cristallisés, il cherchait à expliquer les unes et les autres par une même théorie. Il émettait les vues les plus neuves sur l’affinité, qui réunit les corps de nature étrangère, et sur l’attraction, qu’il appelle « une matiére supresme qui attire les choses de mesme nature. » L’aimant, dit-il, n’est pas seul qui ait le pouvoir d’attirer les choses qu’il aime. Le jayet et l’ambre n’attirent-ils pas le fétu ? L’huile jetée sur l’eau ne se rassemble-t-elle pas en une masse, et les sels dissous au sein d’un liquide ne savent-ils pas se réunir pour se former en cristaux ? Enfin, il va jusqu’à trouver des phénomènes analogues parmi les plantes et même les animaux ; comme si, dans ses prévisions instinctives, il eût déjà pressenti le système universel des attractions et des répulsions, des sympathies et des antagonismes ?

Cependant Palissy avait entrevu dans les combinaisons chimiques un ordre de phénomènes dont il avait de la peine à se rendre compte, mais qui lui semblait si général, qu’il fallait absolument le rapporter à une cause de premier ordre : aussi n’hésite-t-il pas à y voir un cinquième élément. Comme cette cause s’appliquait surtout d’une manière notable à la formation des sels, il l’avait d’abord confondue avec les sels eux-mêmes. Il se la représentait donc comme une matière soluble dans l’eau, douée de saveur, d’odeur et de propriétés diverses, parfois occultes, et se prêtant facilement à toute sorte de combinaisons. Il la regardait comme la base des substances minérales, le principe de la végétation, et même de la reproduction chez les êtres organisés. Bien que ce nouvel élément ne puisse pénétrer les corps qu’à l’état de dissolution, il doit, pour agir sur eux, se séparer de l’eau dans laquelle il est dissous, et que Palissy appelle eau exhalative, par opposition avec l’eau retenue par le sel, et qu’il nomme germinative ou congélative (de cristallisation). En généralisant cette pensée, il donne au mot sel une acception plus étendue, et l’applique à tous les corps doués de propriétés occultes, de quelque faculté de combinaison[7]. Que si cette extension dépassait les véritables limites, il faut bien convenir qu’une définition plus rigoureuse eût été un pas trop gigantesque pour l’époque, et surtout pour un chimiste qui n’avait d’autre guide que les inspirations de son génie ; mais on ne saurait nier qu’il y eût là une pensée, une vue scientifique de premier ordre ; et que ce principe, cet élément qu’il ne pouvait encore se représenter que sous la forme d’un corps palpable, fût autre chose que la force qui préside aux combinaisons chimiques, qu’on lui donne le nom d’affinité, de force chimico-électrique, de puissance catalytique, ou toute autre dénomination.

Cette donnée une fuis admise et représentée par le titre de Cinquième élément, Palissy s’en servait avec habileté pour rendre compte d’une foule de phénomènes de la nature ou des arts. La présence des sels dans la cendre des végétaux, dans l’écorce des arbres, dans les eaux salpêtrées, lui servait à expliquer la théorie du blanchiment, la fabrication du nitre, le tannage des cuirs, l’action des engrais, des fumiers, la pratique de l’écobuage… Ne dirait-on pas que la science a retrouvé hier ces théories lumineuses long-temps égarées, et qu’elle ne fait que les reproduire en les traduisant dans son langage moderne, et en les accordant avec l’expérience des siècles écoulés depuis leur première émission ?

Du reste, ce n’est pas seulement comme théoricien que Palissy doit occuper une place éminente parmi les chimistes de son époque, c’est surtout comme chimiste pratique. Bien qu’il ait émis des idées fort judicieuses sur le développement des espèces minérales au sein de la terre, qu’il assimile aux cristallisations, ce qui le range au nombre des premiers instigateurs de la doctrine du neptunisme, sur la nature des métaux, qui, selon lui, « ne peuvent ni s’accroître ni se multiplier », ce qui les place nécessairement parmi les corps élémentaires, et sur une foule d’autres points importants de théorie, hâtons-nous de dire que l’art lui doit encore plus que la science. *Etranger aux recherches de l’alchimie, qu’il traite avec tant de mépris, il dirige ses études sur des sujets plus sérieux et d’une application plus directe. Il ne fait pas pendant quinze ans des mélanges et des épreuves en aveugle et au hasard ; mais, tandis qu’il affronte une à une et dans toutes les proportions les substances les plus diverses, il pénètre dans tous les détails de la mméralogie, de la géologie, il étudie les pierres, les terres, les sels de toute nature, il constate leurs propriétés, il les range en catégories, et les réunit par des rapports généraux. C’est ainsi qu’il reconnut les propriétés de la soude comme fondant, de l’alun pour fixer les couleurs, la composition des pierres précieuses ; qu’il perfectionna la fabrication du salpêtre, l’extraction du sel commun, et qu’il créa cet art tout nouveau d’émailler la poterie, qu’il sut élever de ses premiers éléments jusqu’à son plus haut degré de perfection.

À cette époque les arts possédaient déjà de nombreux procédés, des secrets, comme on les appelait, et avec raison, car ils étaient conservés et cachés avec, beaucoup de mystère. Le moment où ces secrets passèrent de l’atelier de l’artisan dans le domaine de la science fut sans contredit une grande époque ; car si les arts gagnèrent beaucoup à être éclairés par le raisonnement, les sciences ne trouvèrent pas moins d’avantages à être enrichies par l’expérience. Palissy fut l’un de ceux qui contribuèrent le plus efficacement à cette heureuse transition. Artiste, il demanda à la science la cause des phénomènes qu’il observait avec une sagacité rare dans un homme de pratique ; puis, devenu savant, il rapporta aux arts les fruits de ses méditations éclairées.

On ne pouvait, à coup sûr, se placer d’une manière plus heureuse au milieu du vaste champ de la science. On dirait que Palissy s’était imposé la mission d’en parcourir successivement toutes les voies, et d’appliquer à tous les sujets cette justesse de coup d’œil, cette sagacité dans l’observation et dans l’expérience qui caractérisent à la fois le savant et l’homme pratique. Après le chimiste et le physicien, on trouve en lui le géologue, l’agronome, et chaque branche de la science lui fournit des données applicables à l’industrie ou aux arts : « Matiéres, comme il dit, si bien concaténées ensemble que l’une donne l’intelligence de l’autre », et qu’elles se servent mutuellement de transition, de lien et d’appui.

C’est dans le Traité des pierres et dans celui de la marne que Palissy a réuni ses remarques les plus importantes relatives à l’agriculture et à la géologie. Là sont consignés des vues et des faits si nombreux qu’une simple notice doit se borner à les énumérer d’une manière succincte et générale. On s’étonne de la nouveauté, de la variété de ses observations sur la constitution des montagnes et des différents sols, sur l’origine des espèces minérales, sur la formation et le mode d’accroissement des pierres, qu’il examine sous leurs divers rapports de forme, de couleur, de cohésion, de poids et de densité. Les cristallisations, les stalactites, les bois pétrifiés, les fossiles, la marne, les faluns, rien n’échappe à ses recherches, et, fidèle à sa méthode habituelle d’investigation, il rattache tous les faits recueillis à quelque vue générale, qui presque toujours est la plus directe et la plus féconde. C’est ainsi qu’il distingue la cristallisation des sels de la congélation des liquides[8], qu’il assimile les pétrifications aux cristallisations, en ce sens que les unes et les autres s’opèrent par l’intermède de l’eau. Après avoir fait justice de l’opinion de quelques physiciens qui regardaient les empreintes de coquillages que l’on remarque dans certaines pierres comme un jeu de la nature, il attribue la formation des faluns, non à des coquilles portées par le déluge sur les plus hautes montagnes, comme le pensaient d’autres géologues, mais à des amas de poissons engendrés sur les lieux mêmes, et qui y sont restés « à mesure que l’eau leur a défailly et que la vase où ils habitoient s’est elle-même pétrifiée. » Il va même jusqu’à prouver, par l’intégrité des parties molles de ces coquilles, qu’elles n’ont pu être transportées par une inondation au lieu où on les découvre, et que, par conséquent, la mer a dû recouvrir les points du globe qui les recèle actuellement[9]. Un petit nombre de pages du Traité de la Marne contiennent en outre plusieurs idées, aussi remarquables par leur nouveauté que par la portée immense de leurs applications. Ainsi, après avoir exposé de la manière la plus claire, et pour la première fois dans les annales de la géologie, le meilleur procédé à employer pour le sondage des terres, il se sert de ce procédé pour montrer que le sol est formé de plusieurs couches ou bancs superposés de terre, de sable, de chaux, de craie ou d’argile, et enfin de roc. « En perçant ce roc, dit-il, à l’aide d’une tariére torciére, on peut encore trouver au dessous des terres de marne, voire des eaux pour faire puits, lesquelles bien souvent pourroient monter plus haut que le lieu où la pointe de la tariére les aura trouvées ; et cela se » pourra faire, moyennant qu’elles viennent de plus haut que le fond du trou que tu auras fait. » Pouvait-on prophétiser d’une manière plus formelle les beaux résultats auxquels est parvenu de nos jours l’art de creuser des puits artésiens ?

Mais où le génie et l’âme puissante, énergique de Palissy se révèlent de la manière la plus complète, c’est sans contredit dans le Traité de l’art de Terre. Déjà, dans un précédent chapitre, il avait donné d’excellents préceptes sur le choix des terres à poterie, l’art de les mettre en œuvre, l’application du feu, les précautions à prendre et les accidents à éviter : dans le traité suivant, ce n’est plus l’ouvrier de terre, c’est le grand artiste qui prend la parole, et qui, par un artifice ingénieux, comme par son propre exemple, montre à quel ensemble de difficultés morales et matérielles doit s’attendre celui qui, dans son art, a résolu de s’élever au premier rang. D’abord, un long débat dans lequel Practique se décide avec peine à révéler à Théorique ce qu’elle a appris par une longue expérience ; puis, après y avoir consenti, elle veut l’avertir des obstacles sans nombre qui l’attendent dans la carrière. C’est là que l’auteur a placé l’admirable tableau de ses propres misères et des longues souffrances qu’il a endurées en poursuivant la recherche de son art. À Dieu ne plaise que nous affaiblissions par quelques citations incomplètes l’effet saisissant de ses paroles. C’est dans le texte même qu’il faut lire ce récit où, dans un style à la fois naïf, pittoresque et énergique, il rend compte de la lutte qu’il eut à supporter pendant seize années contre la misère, les obstacles de toute nature, les obsessions de sa famille ou de ses amis. De quelle simplicité, de quelle modestie sont empreintes ces pages sublimes ! Et, en même temps, quelle force d’âme, que de constance et de résignation ! Dévoré des soucis les plus amers, réduit aux plus cruelles privations, pauvre, épuisé, malade, et, pour comble de maux, blâmé, tourné en ridicule, regardé par les siens comme un fou ou comme un malfaiteur, mais toujours soutenu par sa confiance en lui-même, par une volonté ferme et persévérante et par le pressentiment du succès. Après avoir plaint et admiré le grand artiste aux prises avec le malheur, on se prend à suivre avec anxiété les chances de sa fortune, et c’est avec une sorte d’orgueil et de joie qu’on le voit enfin sortir triomphant de tant d’épreuves, et atteindre glorieusement au plus haut période de son art.

Mais une pensée d’une haute portée philosophique ressort en même temps de cet éloquent tableau : c’est la toute-puissance du travail, de la volonté agissante, la supériorité des recherches pratiques sur les spéculations passives ; c’est, en un mot, le triomphe de la méthode expérimentale, dont, après Palissy, Bacon, Robert Boyle et, plus tard, Francklin ont si bien développé la suprématie sur les théories scientifiques et les rêves brillants de l’imagination. « La science se manifeste à qui la cherche ! » s’écrie-t-il ; mais il faut avant tout, pour y réussir, « être veuillant, agile, portatif, laborieux. » Palissy montre par son exemple qu’il faut encore être persévérant, courageux et surtout résigné.

Mais tandis que, soit par le professorat, soit par ses travaux ou ses écrits, il enrichissait son siècle des fruits de ses fécondes méditations, la France continuait d’être plongée dans les horreurs de la guerre civile, et, bien qu’il vécût tout à fait en dehors des passions de son époque, les haines religieuses et les persécutions, devenues plus violentes, ne pouvaient manquer de l’atteindre, lui, toujours fidèle à ses croyances, toujours inébranlable dans ses convictions. En 1588, affaibli par l’âge, presque octogénaire, il fut arrêté, enfermé à la Bastille, et menacé du dernier supplice. Matthieu de Launay, ancien ministre et alors l’un des Seize, insistait pour qu’on le conduisît au spectacle public, c’est-à-dire à la mort ; mais le duc de Mayenne, qui le protégeait, fit traîner son procès en longueur. On lit dans l’Histoire universelle de d’Aubigné et dans la confession de Sancy, du même auteur, que le roi Henri III, étant allé le voir dans sa prison, lui dit ces paroles : « Mon bon homme, il y a quarante-cinq ans que vous êtes au service de ma mére et de moi. Nous avons enduré que vous ayez vescu en vostre religion parmi les feux et les massacres : maintenant je suis tellement pressé par ceux de Guise et mon peuple, que je suis contraint de vous laisser entre les mains de mes ennemis, et que demain vous serez bruslé, si vous ne vous convertissez. — Sire, répond Bernard, je suis prest à donner ma vie pour la gloire de Dieu. Vous m’avez dit plusieurs fois que vous aviez pitié de moi ; et moi j’ai pitié de vous, qui avez prononcé ces mots : Je suis contraint ! Ce n’est pas parler en roi, sire ; et c’est ce que vous-mesme, ceux qui vous contraignent, les Guisards et tout votre peuple ne pourrez jamais sur moi ; car je sais mourir[10]. » Palissy mourut en effet, mais de sa mort naturelle, à la Bastille, en 1589. Ainsi se termina une carrière honorée par tant de talents et de si rares vertus.

Pourquoi faut-il que l’une des plus belles époques de l’histoire de l’esprit humain, celle du plus vaste essor qu’aient pris à la fois les sciences, les lettres et les arts, soit ainsi souillée par des actes d’intolérance qui s’adressaient à la pensée, et cherchaient à contraindre par la violence une force qui échappe à toutes les entraves et ne tient aucun compte des obstacles qu’on lui oppose ! La renaissance du goût, des talents et de la philosophie naturelle eût été en même temps celle de la civilisation tout entière, si la persécution n’en eût pas comprimé les élans généreux, et si des scènes de barbarie n’eussent pas été mêlées aux brillants combats que des esprits supérieurs livraient à l’ignorance et aux préjugés d’un autre âge. Palissy, comme après lui Galilée et Descartes, figurait parmi ceux qui n’hésitèrent pas à soutenir cette glorieuse lutte, comme à en subir les conséquences. Il porta les premiers coups au respect servile de l’antiquité, et réduisit à leur juste valeur ces vaines questions, ou plutôt ces principes jurés sur la parole du maître, qui faisaient la base de la scolastique du moyen âge. Que l’on ne fasse donc pas à Bacon tout l’honneur de cette heureuse révolution dans la marche de l’esprit humain ; car, un demi-siècle avant lui, un homme sans lettres et sans études proclamait hautement que le livre de la nature était le seul dans lequel il eût cherché à lire, et qu’un chaudron rempli d’eau et placé sur le feu lui avait appris plus de physique que tous les livres des philosophes[11]. Provoquer une pareille réforme, en plein seizième siècle, n’était pas seulement un trait de génie, c’était encore un acte de courage. Il y avait toute une révolution dans la pensée de faire revenir les esprits de leur culte aveugle pour une philosophie surannée. Pour rompre en visière à des idées accréditées par les siècles et soutenues par un parti tout-puissant, il fallait se résoudre à affronter la persécution et la mort. C’est ce que savait fort bien Palissy sans l’avoir appris de Sénèque. Tel était le prix qu’il devait attendre, et qu’il reçut en effet des services qu’il rendait à son siècle et à son pays.


Né dans une condition obscure, mais largement doué des qualités qui constituent le génie, Palissy prouva qu’un tel ensemble de facultés n’a pas toujours besoin du secours de l’étude. Bien que dans ses travaux d’art il se soit montré l’émule des grands maîtres de l’art italien, on ne sait à quelle école il en puisa les principes. Physicien, géologue, chimiste, nul ne peut dire quels furent ses premiers maîtres, pas plus qu’il n’est possible de retrouver la source de son élocution facile et originale. Si l’éducation ne lui vint point en aide, elle ne contraria pas non plus ses dispositions naturelles, et peut-être faut-il attribuer à cette circonstance ce qui, dans ses vues scientifiques, nous frappe par la nouveauté, et dans ses écrits par la singularité du style. Artiste, savant, philosophe, il posséda cette variété de talents que l’on retrouve dans la plupart des hommes supérieurs qui, poursuivant une pensée primordiale, voulurent en saisir les rapports avec toutes les branches des connaissances humaines[12]. Personne mieux que lui ne prouva cette vérité, que chaque art renferme une science tout entière, pour quiconque veut l’approfondir dans tous ses détails.

Parmi tant de talents divers, celui auquel Palissy attachait le moins d’importance et dont il eût fait meilleur marché, c’est, à coup sûr son talent d’écrivain. Ce n’est point une fausse modestie qui le porte à s’excuser partout de son peu d’habileté, et de ce qu’il écrit « en un language rustique et mal plaisant. Ie ne suis, dit-il, ne grec, ne hébrieu, né poëte, ne réthoricien, ains un simple artisan bien pauvrement instruit aux lettres, » et toutefois la postérité en a jugé bien différemment. S’il est vrai que le style soit l’homme même, c’est surtout lorsque l’auteur n’a point eu la prétention d’écrire, et qu’il n’a pris la plume que pour développer des principes qu’il ne croit pas suffisamment établis par son exemple ou par ses œuvres. Palissy obéissait encore à une autre pensée : « On ne doit pas, dit-il, abuser des dons de Dieu, et cacher ses talents en la terre ; car il est écrit que le fol cachant sa folie vaut mieux que le sage celant son savoir. » À ses propres yeux, il ne fut donc pas écrivain, et cependant combien d’hommes d’étude pourraient lui envier les éminentes qualités qui caractérisent son style ! Clair, précis, méthodique lorsqu’il décrit les procédés des arts, simple et naturel quand il exprime ses vœux ou ses pensées intimes, noble et énergique quand il aborde des sujets plus relevés, il se distingue toujours par une lucidité parfaite et une logique irréprochable. Si, dans l’exposé de certaines théories, on trouve parfois du vague et de l’obscurité, il faut se souvenir qu’à cette époque la langue de la science n’était point encore formée, et que les vues de Palissy n’étaient point assez arrêtées elles-mêmes pour qu’il pût les formuler avec netteté et précision.

Un esprit aussi remarquable par la sagacité et la rectitude devait apporter dans la discussion une dialectique d’autant plus pressante qu’elle reposait avant tout sur une profonde conviction. La forme de dialogue y jetait de la variété, du mouvement, et faisait place aux objections que l’auteur y semait avec adresse, tout en se réservant de les combattre victorieusement. Ainsi Théorique, qui représente la scolastique de l’époque, est un pédagogue fort ignorant, fort indocile, très-confiant en lui-même, dont Practique renverse à plaisir tous les raisonnements et s’amuse à combattre les opinions fagotées à l’avance. Une fois placée sur son terrain, Practique pousse l’argument avec habileté, manie le sarcasme avec finesse, et ne laisse plus aucun repos à son interlocuteur. Quelques-uns de ces dialogues peuvent être regardés comme des thèses complètes et comme de véritables modèles d’argumentation.

On a comparé le style de Palissy à celui de Montaigne. Son expression, en effet, est presque toujours vive, pittoresque, prime-sautière, comme celle du célèbre sceptique. Il l’égale souvent par son tour ingénieux, par une certaine verve de logique, par une liberté de pensée et de langage qui n’exclut pas la finesse et la malice ; d’autres fois il le surpasse par le piquant et la nouveauté des formes, par l’élévation des idées, par une éloquence vive et naturelle qui prend sa source dans la fermeté de son caractère et dans la sincérité de ses croyances. Alors son style se remplit d’images, et atteint à une hauteur toute poétique ; c’est l’élan d’un cœur pur, honnête, religieux ; c’est le reflet de la candeur et de l’énergie de son âme, comme parfois on y retrouve les caractères de son talent d’artiste et les qualités qui distinguent ses ouvrages d’art, c’est-à-dire l’originalité, le relief et le coloris.

En jetant un dernier regard sur cette nature si puissante et dotée si richement des facultés les plus variées, on se demande si Palissy fut heureux. Il le fut, sans doute, en ce sens qu’il atteignit le but spécial de ses labeurs ; mais la gloire, cet autre but de l’ambition de toute âme élevée, l’obtint-il de la justice de ses contemporains ? Malheureusement, non. Ses écrits furent à peine connus de son vivant ; ses ouvrages d’art ne furent jamais populaires. Peu compris de son siècle, qui ne vit en lui qu’un potier de terre, parce qu’il ne rechercha point d’autre titre, apprécié seulement par un petit nombre de gens de goût, il en tira peu de parti pour sa gloire contemporaine, et encore moins pour sa fortune. Il se crut ignorant pour n’avoir point lu les livres des philosophes, tandis qu’il avait « anatomizé la matrice de la terre » et étudié le grand livre de la nature ; il se dit étranger aux lettres, et ses écrits sont étonnants de profondeur, brillants d’imagination, d’esprit et de génie. Sa modestie n’en fut pas moins prise au mot ; et cependant, quand on considère cette intelligence supérieure qui s’applique à tous les sujets, qui saisit partout le point de vue le plus droit et le plus fécond, on se demande ce qu’est la science de tant d’hommes qui passent pour des savants !

Soit que les malheurs de l’époque eussent attristé son âme, soit par l’effet de son austérité naturelle, Palissy était porté à la mélancolie ; il aimait la retraite et la solitude, aussi son nom ne se trouve-t-il mêlé à aucun incident historique de son temps. Lorsqu’on s’est bien pénétré de la nature de son caractère, on se le représente, non comme un de ces artistes fougueux de la renaissance, dévorés d’orgueil et d’envie, pour lesquels la poursuite de leur art ne fut qu’un long combat, tout rempli de passions violentes et haineuses ; mais comme un penseur grave, sévère, religieux, toujours appliqué à la méditation, se promenant le front baissé pour interroger la nature, et ne relevant la tête que pour admirer ou bénir la Providence. C’est une de ces imposantes figures qui répandent sur leur époque un caractère austère et solennel, un des membres de cette illustre phalange qui sépara le moyen âge des temps modernes ; phares de l’intelligence, élevés au milieu d’un siècle de ténèbres, comme pour rappeler l’esprit humain à ses nobles destinées, et le guider désormais dans la carrière du perfectionnement.

P.-A. Cap.
Décembre 1843.
  1. Le parc de Chaulnes avait été exécuté sur un plan analogue à celui que Palissy avait décrit dans son premier ouvrage, sous le nom de jardin délectable. C’est dans ce parc que Gresset composa sa Chartreuse et son épître au père Bougeant.
  2. Le château d’Écouen fut construit au commencement du seizième siècle par l’architecte Jean Bullant. Les sculptures de la chapelle sont de Jean Goujon. De tous les ouvrages dont Palissy avait décoré cette habitation, on n’y voit plus aujourd’hui que le pavé de faïence peinte, à compartiments, de la chapelle et des galeries. On attribuait également à Palissy une marqueterie en faïence, appliquée sur les parois de la Chapelle, représentant les actes des Apôtres, la passion de Jésus-Christ, en seize tableaux réunis en un seul cadre, d’après Albert Dürer, et les vitraux de la galerie, représentant l’histoire de Psyché, d’après les dessins de Raphaël. Ces derniers ont été gravés, et M. Lenoir en a publié la suite, en quarante-cinq estampes, dans le tome vi du Musée des monuments français.
  3. Un terrain assez étendu, situé au delà des fossés du Louvre, et sur lequel était établie une fabrique de tuiles, fut acheté, en 1518, par François Ier, qui le donna à sa mère, Marie-Louise de Savoie.
    En 1564, Catherine de Médicis ne voulant point habiter le Louvre, ni le palais des Tournelles, qui allait être démoli, acheta quelques bâtiments qui avoisinaient les Tuileries, et fit jeter les fondements de cet édifice, dont la première pierre fut posée par Charles IX le 11 janvier 1566. Catherine ne l’habita pas long-temps, car en 1572 elle quitta cette résidence pour l’hôtel de Soissons, qu’elle venait d’acheter.
    On trouve dans un manuscrit de la Bibliothèque royale, intitulé : Despenses de la reyne Catherine de Médicis, plusieurs pièces qui se rapportent à des payements faits dans le cours de l’année 1570, à Bernard, Nicolas et Mathurin Palissys (sic), « pour les ouvrages en terre cuite, esmaillée, qui restent à faire pour achever les quatre ponts (ce mot, difficile à lire dans le manuscrit, laisse quelque incertitude sur la nature des travaux), au pourtour de la grotte encommencée par la Reyne, en son palais, à Paris, suivant le marché fait avec eux, etc. »
    Ce document expliquerait le motif de la résidence de Palissy dans l’enceinte du château, ainsi que le surnom de Bernard des Tuileries, qui a suggéré à quelques biographes la singulière supposition qu’il était gouverneur de ce palais. Palissy avait, sans nul doute, placé son atelier près de la tuilerie déjà établie dans le même lieu, et qui y subsista encore long-temps ; car, suivant les plans manuscrits de l’époque, au commencement du règne de Louis XIV on voyait encore dans les cours du château les chantiers de bois et les fours qui servaient à la fabrication des tuiles et des briques.
    On peut tirer du même document cette autre conséquence, que Bernard Palissy était alors secondé dans ses travaux par deux de ses fils, Nicolas et Mathurin. Cette hypothèse, d’ailleurs si naturelle, permettrait, en outre, de penser que ceux-ci, qui ne soutinrent point la réputation de leur père, continuèrent néanmoins d’exercer la même industrie, et qu’ayant conservé les moules de Bernard ils livrèrent à la circulation des pièces dont la date est évidemment postérieure à celle de sa mort. Tel est un plat fort connu dont le fond représente Henri IV et sa famille, mais dont les bords appartiennent sans aucun doute à Bernard Palissy.
  4. On doit citer, comme l’une des plus remarquables, parmi ces collections, celle de M. Ch. Sauvageot, qui, à force de soins et de recherches intelligentes, a réussi à former une suite à peu près complète des ouvrages de Palissy. Cette suite figure au milieu d’une réunion extrêmement riche des meilleures productions artistiques du seizième siècle.
  5. Lorsqu’on apprécie les travaux d’un savant d’une époque éloignée, on ne saurait procéder de la même manière que lorsqu’on analyse ceux d’un auteur contemporain. Il est évident qu’il faut surtout s’attacher à signaler les points de la science qu’il a fait avancer, ses découvertes, ses prévisions, son influence, et non à relever ses erreurs, qui furent celles de son siècle, et qui montrant uniquement qu’il n’a pas appliqué à tous les sujets sa sagacité ordinaire, et la rectitude habituelle de ses méditations.
  6. « Je m’esmerveille comment un tas de faux monnoyeurs, lesquels ne s’estudient qu’à tromperies et malices, n’ont honte de se mettre au rang des philosophes. » (V. le Traité des métaux.)
  7. C’est dans le même sens que les anciens chimistes l’étendaient jusqu’à la classe des acides.
  8. Bacon croyait encore, dans le siècle suivant, que le cristal de roche n’était autre chose que de l’eau si fortement congelée qu’elle ne pouvait plus revenir à l’état liquide.
  9. « C’est là, comme on voit, le commencement, l’embryon de la géologie moderne. On avait bien antérieurement, dans différents ouvrages sur les pierres, soit anciens, soit du moyen âge, soit d’une époque plus récente, traité des questions de physique relatives à chaque masse pierreuse, à la formation des cristaux et à celle des cailloux ; mais la question générale de savoir comment se sont superposées ces immenses croûtes qui constituent aujourd’hui les parties solides du continent, n’avait pas encore été agitée. Elle ne commença à l’être que lorsqu’on se fut demandé d’où provenait cette quantité immense de corps organiques et surtout ces milliers de coquilles qui existent dans quelques parties superficielles du globe. Des hommes prétendaient, dans le quinzième et le seizième siècle, que c’était un résultat des jeux de la nature, un produit de ses forces naturelles, des aberrations de sa puissance vivifiante : Palissy expulsa ces erreurs du domaine de la science, » (G. Cuvier, Histoire des sciences naturelles, t. II, p. 231.)
  10. « Voyez l’impudence de ce bélistre ! ajoute d’Aubigné ; vous diriez qu’il auroit lu ce vers de Sénèque : On ne peut contraindre celui qui sait mourir : Qui mori scit, cogi nescit. »
  11. « Prends garde d’enyvrer ton esprit des sciences escriptes aux cabinets par une théorique imaginative ou crochetée de quelque livre escrit par imagination de ceux qui n’ont rien pratiqué ; et te donnes garde de croire les opinions de ceux qui disent et soutiennent que théorique a engendré la practique. » (V. Advertissement aux lecteurs.)
  12. Léonard de Vinci était peintre, sculpteur, architecte, poète, chimiste et musicien. Michel-Ange était peintre, architecte, mathématicien, anatomiste ; Cellini, graveur, orfèvre, sculpteur, musicien, guerrier ; Bramante, peintre, ingénieur, architecte, musicien, poète. On sait que Haller s’occupait à la fois de sciences, d’administration, de médecine, de poésie, et que Robert Boyle était en même temps physicien, géologue, philosophe et moraliste.