« Les Deux Frances »

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« Les Deux Frances »
Revue des Deux Mondes5e période, tome 31 (p. 628-649).
« LES DEUX FRANCES »

Sous ce titre piquant, les Deux Frances[1], un écrivain suisse, M. Paul Seippel, a publié un livre qui touche à bien des questions actuelles, et même brûlantes. Le livre est intéressant, fort agréablement, et parfois même brillamment écrit. Parmi bien des erreurs, des lacunes et des méprises, il contient, à notre adresse, des vérités aimables, des vérités amères et des vérités utiles. Il reflète assez exactement, croyons-nous, l’idée que l’on se fait de nous à l’étranger, dans les milieux où l’on est — où l’on se croit plutôt — très favorable à la France. Comme il est très modéré de ton, qu’il a l’air assez informa et à peu près impartial, il est probable qu’il sera très lu hors de France et qu’il y fera autorité. A tous ces titres, il vaut la peine d’être examiné, discuté, — et peut-être un peu rectifié.


I

« On lit dans les vieilles légendes hébraïques que Rébecca, sentant les deux enfans qu’elle portait lutter dans ses entrailles, consulta le Seigneur : Deux nations dans ton sein, lui fut-il répondu. Dans le sein de notre pays, comme dans celui de Rébecca, se battent deux peuples dont l’un veut étouffer l’autre. » On connaît ces lignes de Renan : ce sont elles qui ont fourni à M. Seippel l’idée du titre de son livre, sinon de la thèse qu’il y soutient. Pour les justifier l’un et l’autre, il invoque des témoignages assez divers. Puisqu’il se plaît à citer Taine, il aurait pu s’appuyer sur ce passage peu connu de l’historien des Origines : « Quand vous voulez connaître l’esprit d’un pays, lisez ses livres de messe et ses livres de classe ; rien de plus curieux que les petits ouvrages positifs et bibliques où les enfans anglais prennent le goût des faits et le sentiment religieux. Chez nous, ouvrez les livres de M. Duruy et les publications que fabrique M. Marne, de Tours ; vous y verrez fort clairement les deux courans d’opinions qui travaillent si singulièrement notre civilisation française, et les deux éducations qui mènent et opposent ici tous les esprits[2]. »

Il y a donc deux Frances : « la France de l’Église et la France de la Révolution, la France du Syllabus et la France de la Déclaration des droits de l’homme : pour tout dire d’un mot, la France noire et la France rouge. » El ces deux Frances, en hostilité et en conflit permanens depuis plus d’un siècle, le sont aujourd’hui plus que jamais : elles se livrent sous nos yeux une lutte sans merci. Ce sont les vicissitudes de cette lutte déjà séculaire que M. Seippel a voulu décrire ; ce sont les causes morales de ce long conflit qu’il a tenté d’exposer ; ce sont ses origines historiques qu’il s’est proposé de démêler.

Selon M. Seippel, ces deux Frances en réalité n’en font qu’une. Ou, pour mieux dire, si elles ont un idéal différent, elles veulent le réaliser par des moyens absolument identiques. Toutes deux d’ailleurs sont violemment éprises d’ « unité morale ; » et l’unité qu’elles rêvent, chacune d’elles, degré ou de force, — et de force plus que de gré, — prétend l’imposer à l’autre. Dogmatiques, autoritaires, tyranniques même, elles ont toutes deux en horreur la liberté, toutes les libertés : liberté de penser et de croire, liberté de parler et d’écrire, liberté civile et politique, ce sont pour elles tout autant de formes, également détestables, de l’esprit d’individualisme et d’anarchie. Or l’individualisme et l’anarchie, voilà surtout ce qu’elles poursuivent d’une haine inexpiable. Elles ne sauraient admettre qu’il y eût plusieurs credos : il ne peut, il ne doit y en avoir qu’un seul, celui qu’elles professent. Celui-là seul est la vérité, la vérité totale, intangible, absolue. Et pour en assurer le triomphe, elles sont prêtes à toutes les oppressions, à toutes les proscriptions, à toutes les injustices.

Cette « mentalité, » qui est à proprement parler une « mentalité » de guerre civile, pourquoi, plus que partout ailleurs, fleurit-elle dans la France contemporaine ? Cela tient, d’après M. Seippel, à ce que, plus que partout ailleurs, la « mentalité romaine » règne encore en France. Car tous ces traits qui caractérisent la France rouge et la France noire, ce sont précisément ceux qui définissent dans l’histoire la tradition romaine. Comme la France rouge et comme la France noire, la tradition ou la mentalité romaine n’est-elle pas « essentiellement unitaire, autoritaire, dogmatique, exclusive de toute liberté individuelle ? » Elle nous a été transmise par la Rome du Bas-Empire : elle s’est tout d’abord imposée, comme il était naturel, à l’Église catholique, et par elle à l’âme française elle-même. L’esprit classique en procède directement, et directement aussi la monarchie absolue. Les forces contraires qu’elle a rencontrées en face d’elle au cours du développement historique, elle les a ou brisées, ou paralysées, ou confisquées : l’esprit gaulois, la Renaissance, la Réforme même n’ont rien pu contre elle ; la Réforme, — celle de Calvin, tout au moins, — qui, originairement, en était la vivante contradiction, s’est, en fait, modelée sur elle : car, si Bossuet est bien « l’expression la plus éloquente, la plus splendide de la mentalité romaine, » rien ne ressemble plus à Bossuet que Calvin. Et quand enfin la pure mentalité romaine a trouvé un adversaire qui pût sérieusement lui résister et lui disputer l’empire, cet adversaire encore était fait à son image : la philosophie du XVIIIe siècle est au fond un catholicisme retourné ; l’Encyclopédie est une Somme théologique, et la Révolution française, avec son credo uniforme, son besoin d’unité à tout prix, son administration centralisée et despotique, ses Jésuites qui sont les Jacobins, la Révolution française ressemble trait pour trait à la France de Richelieu et de Louis XIV.

Depuis lors, les deux Frances, les deux sœurs ennemies, nées d’une même mère dont elles sont le vivant portrait, les deux Frances sont aux prises. Elles ne se contentent pas, hélas ! de nier leur credo réciproque, de s’excommunier et de s’anathématiser tour à tour ; elles en viennent aux mains ; elles luttent ; elles ont recours à tous les moyens pour s’emparer du pouvoir ; et quand l’une d’entre elles y est parvenue, c’est pour proscrire et persécuter l’autre. De sorte que toute l’histoire intérieure de la France depuis un siècle se ramène à un duel tragique dont personne encore ne peut prévoir quelle sera la dernière issue. Un moment, sous Napoléon, il y eut, sinon réconciliation véritable, tout au moins trêve et accalmie. « La France de l’Eglise et la France de la Révolution, maintenues un instant par sa rude poigne, non pas unies, mais rapprochées de force dans un commun servage, allaient, après sa chute, se trouver aussi divisées qu’elles l’étaient avant son avènement. » De fait, Napoléon tombé, c’est d’abord le parti de la « réaction intellectuelle » et de la « contre-Révolution, » dont Joseph de Maistre, Chateaubriand, Bonald et Lamennais ont été les principaux théoriciens, qui l’emporte et qui triomphe. Après une éclipse partielle, sous la monarchie de Juillet, il reconquiert ses positions perdues au lendemain des journées de Juin et pendant les premières années du second Empire. Mais, depuis cette époque, et en dépit de certains retours offensifs, la France noire perd chaque jour du terrain : à l’heure actuelle, c’est, comme on sait, au tour de la France rouge à décimer, proscrire et ruiner sa rivale.

Ce qui rend le conflit actuel plus aigu et plus terrible que jamais, c’est que les deux ennemies ont poussé leurs principes jusqu’à leurs dernières conséquences. Par le Syllabus, l’Eglise catholique a consommé sa rupture avec la société moderne ; d’autre part, elle a fait alliance avec les classes dirigeantes, méconnu « le droit des humbles, » et elle réprime impitoyablement toutes les tentatives de rénovation intellectuelle et morale qui se font jour dans son sein. Mais, d’autre part, il y a une Eglise de la libre pensée : elle a ses dogmes, ses rites et ses prêtres, elle a même ses catéchismes ; elle enseigne une religion, la religion de la science. Cette religion nouvelle a eu pour fondateur l’un des représentais les plus accomplis de la « mentalité romaine, » à savoir Auguste Comte, dont on sait l’admiration pour le catholicisme et les projets d’alliance avec les Jésuites. À ce degré d’opposition, — et de ressemblance, — comment les deux Eglises rivales pourraient-elles s’entendre ? Comment les deux Frances pourraient-elles s’unir enfin et se réconcilier ?

Les voici veillant en tête à tête auprès du corps d’Emma Bovary. Deux cierges brûlent au chevet du lit. Bournisien veut prier. Homais lui demande à quoi peut servir la prière. Et les deux adversaires se lancent à la tête des argumens victorieux et des citations accablantes. Ils s’échauffent ; ils se congestionnent, ils parlent à la fois sans s’écouter. Enfin, de guerre lasse, ils s’endorment. Boumisien lâche son bréviaire et se met à ronfler.


« Ils étaient là, en face l’un de l’autre, le ventre en avant, la figure bouffie, l’air renfrogné, après tant de désaccord, se rencontrant enfin dans la même faiblesse, et ils ne bougeaient pas plus que le cadavre à côté d’eux qui avait l’air de dormir. »


Je ne sais pourquoi, — reprend M. Seippel, — cette scène grotesque et tragique me revient souvent à la pensée et prend à mes yeux la portée d’un symbole. La femme qui est étendue là, ce n’est plus Mme Bovary morte, c’est la France malade. Fût-elle plus malade encore, fût-elle à l’agonie, Homais et Bournisien, hypnotisés par leur idée fixe, n’en continueraient pas moins à son chevet leur querelle sans fin. Et cette querelle pourrait bien être le fond même de l’histoire de France à notre époque.


Ainsi parle, ainsi raisonne M. Paul Seippel. Que faut-il penser de son diagnostic ?


II

Il y a tout d’abord un fait qu’il a très bien vu et fort nettement mis en lumière : c’est l’origine foncièrement religieuse de tous nos conflits actuels, c’est l’importance extraordinaire, et l’on serait tenté de dire souveraine et peut-être unique, du problème religieux dans les préoccupations françaises depuis qu’il y a une France, et qui pense, et qui agit. « L’histoire de France tout entière, écrit M. Seippel, — et c’est la première phrase de son livre, — l’histoire de France tout entière est dominée et déterminée par la question religieuse. » On ne saurait mieux dire à notre avis. A quelque point de vue qu’on se place pour étudier l’histoire de notre pays, — politique ou social, philosophique ou même littéraire, — dès que l’on creuse un peu profondément, on rencontre l’éternelle et vivante question de la croyance. Quel beau livre, par exemple, il y aurait à écrire, — Vinet l’avait bien pressenti, — sur le Problème religieux et l’histoire de la littérature française, et que de choses, en littérature même, il pourrait expliquer ! Et assurément, en d’autres pays, à certaines époques, la question religieuse a aussi profondément remué et divisé les esprits que chez nous : l’Angleterre d’Henri VIII et l’Allemagne de Luther n’ont sans doute pas été moins bouleversées par la Réforme que la France de Charles IX. Mais dans aucun autre pays, croyons-nous, la passion, ou, tout au moins, l’inquiétude religieuse n’a plus visiblement et d’une façon plus continue agité les âmes et troublé les consciences. La France a été comme prédestinée à vérifier le mot célèbre de l’évangile : « Ceux qui ne sont pas avec moi sont contre moi. »

Il n’est donc que trop vrai, — à première vue, et surtout depuis un siècle, — qu’il y a deux Frances, et à quelques nuances près, leur signalement à toutes deux répond assez exactement à celui que nous en trace M. Seippel. Toutes deux se reconnaissent à ce trait qu’elles confondent habituellement le domaine de la religion, — ou de l’irréligion, — avec celui de la politique, et la politique leur est au fond à toutes deux un moyen de réaliser leur idéal religieux, ou irréligieux. L’une de ces deux Frances est attachée au passé jusque dans ses erreurs, ses étroitesses, ses difformités mêmes. L’autre ne rêve que de détruire tout ce passé auquel elle a voué une haine parricide, et de reconstruire sur ses ruines une France toute neuve, sans traditions, sans exemples, sans souvenirs. A l’une comme à l’autre il manque, avec le sens du réel, le sens de l’histoire et le sens de la vie. M. Seippel a eu raison de dire et de montrer qu’elles étaient la copie involontaire, mais fidèle, l’une de l’autre.

Une autre observation dont il n’a peut-être pas tiré tout le parti possible, et qu’il contredit même un instant après, mais qu’il faut lui savoir gré d’avoir faite, c’est qu’il ne faut pas toujours nous en croire, nous autres Français, sur nous-mêmes. « La France, écrit-il, a été prise, depuis tantôt un quart de siècle, d’une sorte de fureur de dénigrement. Il faut se garder de la croire sur parole, et l’on devrait sans cesse se rappeler le mot si juste : Quand un Français dit du mal de lui-même, ne le croyez pas : il se vante. » Hélas ! je crains bien que cette fâcheuse et dangereuse manie ne date pas chez nous d’un quart de siècle, et que nous ne l’ayons toujours eue : tout au moins, elle ne sévit pas actuellement plus qu’elle n’a sévi au XVIIIe siècle. C’est notre façon, à nous Français, de faire aux étrangers les honneurs de notre pays. Alors que tant d’autres peuples dissimulent soigneusement leurs défauts, et crient sur les toits leurs qualités vraies ou fausses, nous autres, par une modestie bien mal comprise, nous rougissons de nos vertus comme de véritables tares ; nous n’en parlons jamais ; nous les laissons vivre et se perpétuer dans l’ombre ; et quand, par hasard, d’autres les découvrent, nous nous défendons de les avoir. En revanche, nos défauts, tous nos défauts, que nous exagérons d’ailleurs, quand parfois même nous ne les inventons pas pour le plaisir de nous en faire gloire, nous les étalons, non sans forfanterie, nous en plaisantons ; nous voulons à tout prix passer pour les mauvais sujets de l’Europe ; et nous nous étonnons après cela que l’Europe ait mauvaise opinion de nous ! Si, comme on l’a dit, l’hypocrisie est un hommage rendu à la vertu, c’est là une espèce d’hommage qu’on ne sait point rendre en France.

De cette mauvaise et fausse opinion que nous donnons de nous-mêmes à ceux qui déjà ne sont que trop intéressés à l’avoir et à l’entretenir, notre littérature, — surtout notre littérature d’exportation, — il faut l’avouer, est, pour le moins, aussi responsable que nos boulevardiers et nos Gaudissart. Ici encore, M. Seippel a de très justes observations. « Les romanciers les mieux intentionnés, dit-il, — Emile Zola plus que tout autre, — ont contribué à donner au monde une idée parfaitement fausse et injuste de leur pays. » Voilà un aveu à retenir. On ne dira jamais assez, — les Français qui ont vécu à l’étranger le savent bien, pour en avoir souffert, — tout le mal que Zola, sans s’en douter, je le veux croire, aura fait à son pays. Aucun romancier français contemporain n’a été plus lu, plus traduit, — et plus cru sur parole, — que l’auteur de la Débâcle et de Pot-Bouille ; aucun n’a eu sur l’opinion européenne à notre endroit une influence plus générale et plus néfaste. Que d’honnêtes gens en Allemagne, en Angleterre, en Amérique, ou en Suisse même, ne connaissent la société française que par les héros de Nana ou de la Terre ! Et Zola a fait école : romanciers, dramaturges et journalistes, sous mille formes et sous mille prétextes, se sont évertués, avec un succès d’ailleurs croissant, à calomnier leurs compatriotes, et à exploiter la crédulité ou le dévergondage des étrangers. On peut dire avec assurance que les parties vraiment saines et élevées de notre littérature sont profondément ignorées ou méconnues hors de France ; et, pour notre malheur, on est trop convaincu hors de France que la littérature est toujours l’expression de la société qui l’inspire.

Faut-il ajouter que les écrivains d’imagination et les journalistes ne sont pas ici les seuls coupables ? Une revue allemande, la Zeitschrift fur französische Sprache und Litteratur, publiait, il y a quelques mois, des lettres de Gaston Paris au professeur et philologue allemand Lemcke. L’une d’elles, datée du 22 novembre 1865, annonçait à Lemcke la fondation de la Revue critique : « Vous voyez, lui disait Gaston Paris, vous voyez que nous pourrons travailler dans tous les sens ; si nous avons beaucoup de collaborateurs comme vous, je suis sûr que tout ira bien, et j’espère que nous aurons rendu un grand service à la science et à la France. Ce dernier mot vous semblera peut-être prétentieux, mais il n’est que juste. L’ignorance est la plaie de notre pays : elle ronge la société à tous ses degrés. Répandre la science en haut, l’instruction en bas, c’est, je crois, une des manières les plus certaines d’être utile maintenant à mes concitoyens. En cultivant la science, d’ailleurs, on n’apprend pas seulement les faits ou les mots ; l’essentiel n’est pas là ; mais bien dans la méthode, qui enseigne à bien diriger sa pensée, à se soumettre aux faits, à se méfier de la logique pure, et qui préserve de l’abstraction et de l’étroitesse d’esprit, deux extrêmes qui se touchent. » — En vérité, le savant Lemcke, sur de pareilles déclarations, était excusable de prendre en pitié la France intellectuelle et de croire, sans autre information, à l’absolue suprématie scientifique de son propre pays. Mais quand on pense que la France de 1865 était la France de Renan et de Taine, de Fustel de Coulanges, de Comte et de Renouvier, de Claude Bernard et de Pasteur, — de combien d’autres encore ! sans parler de Gaston Paris lui-même, puisque l’Histoire poétique de Charlemagne est de 1865, — on se demande ce que la France d’alors pouvait bien avoir à envier à l’Allemagne ; et si, d’autre part, on songe que celui qui parle ainsi est l’un de ceux dont l’autorité devait aller de jour en jour grandissant hors de France, on ne s’étonne plus du retentissement prolongé de semblables paroles et des traces profondes qu’elles finissent par laisser dans les « mentalités » étrangères. L’opinion du monde à notre égard est faite, pour une large part, d’imprudences de langage commises par des Français.

Il résulte de tout cela que la France est, pour un étranger peut-être surtout, un pays très difficile à bien connaître et à bien juger. Il y faut le temps ; il y faut une enquête approfondie et personnelle ; il y faut une entière soumission aux faits, une grande clairvoyance et une rare impartialité critiques ; avant tout, il faut se dépouiller de ses préjugés de nationalité, d’éducation et de lecture ; n’être pas dupe de ce qui se dit et de ce qui s’imprime, et, par delà les agitations superficielles, les conventions et les mensonges, savoir démêler et saisir le sens vrai des réalités profondes. M. Seippel estime que ce travail de « mise au point » est peut-être moins nécessaire à un Suisse qu’à un autre. « Peut-être sommes-nous, dit-il, en mesure de juger les choses de France d’un observatoire particulièrement favorable : pas assez engagés dans la mêlée pour être aveuglés par la poussière qu’elle soulève, assez rapprochés pourtant pour en bien suivre les péripéties. » Je ne sais, — et c’est en tout cas l’avis, très autorisé dans l’espèce, de M. Edouard Rod[3], — si ce n’est pas là une flatteuse illusion. Rien ne vaut, en pareille matière, l’observation, le contact immédiat des hommes et des choses, bref, tout ce qui corrige la vérité des journaux et des livres par la vérité de la vie. J’ai bien peur que ce correctif indispensable n’ait un peu manqué à M. Seippel, et qu’il ne se soit pas suffisamment affranchi des préjugés mêmes contre lesquels il essaie parfois de réagir.

C’est ainsi, par exemple, qu’après avoir protesté, dans les termes que nous rappelions tout à l’heure, contre l’inexactitude foncière des peintures de mœurs que nous présentent tant de romans contemporains, il ajoute : « L’étranger austère qui s’en va faire ses études de mœurs françaises sur les boulevards parisiens peut bien être confirmé dans les idées que lui ont laissées ces romans-là. Même si son austérité avait eu quelque éclipse momentanée l’euphémisme n’est-il pas admirable ? il n’en reviendra pas moins à son calme foyer plein de la plus vertueuse indignation contre les turpitudes de la moderne Babylone. » — « L’étranger austère » a l’indignation facile. Il ne connaît sans doute ni Londres, ni Berlin, ou du moins, s’il y a vécu, il faut croire qu’il y a baissé bien chastement les yeux. Il n’a pas fait non plus, à Genève même, sur ce point délicat, une enquête très sérieuse. Et enfin, il oublie que les étrangers qui viennent égayer leur « austérité » dans notre « Babylone » ne contribuent pas médiocrement à en faire la cité de leurs vertueux anathèmes. M. Seippel aurait bien dû lui rappeler ces vérités élémentaires.

Il aurait bien dû aussi ne pas laisser traîner dans son livre des phrases, — on en pourrait citer d’autres[4], — du genre de celle-ci, qu’on croirait cueillie dans la Lanterne ou dans la Raison : « Tandis que le parti socialiste se renforce et fait sentir une influence de plus en plus prépondérante sur la France républicaine, l’Église rallie les troupes éparses de la réaction. » « Réaction, » « cléricalisme » sont d’ailleurs de ces mots dont abuse M. Seippel ; que, bien entendu, il ne définit jamais, pour la plus grande commodité de sa thèse et de ses inimitiés ; et dont il ne paraît pas se douter qu’ils ne veulent rien dire du tout. Il croit aussi avec une naïveté touchante à l’universelle supériorité des nations protestantes sur les nations catholiques. Il regrette, dans le fond de son cœur, que la France, il y a trois siècles, ne se soit pas faite protestante ; et, fort sans doute de l’expérience du passé, il déclare bravement « que si le peuple français, brisé par tant de luttes, devait revenir un jour à l’Église pour reposer sa lassitude à l’ombre d’une autorité tutélaire, c’est que, après l’Espagne, il reconnaîtrait que son rôle est terminé dans l’histoire du développement humain. » Il admet comme une vérité d’évidence, — et en dépit du Cujus regio, ejus religio, — que c’est de la Réforme que sont issues toutes les libertés modernes. Il écrit avec tranquillité en parlant de la France du XVIe siècle : « L’élite spirituelle de la nation avait embrassé la Réforme. » Ni Ronsard, ni Amyoi, ni Du Bellay, ni Montaigne, ni Du Vair, ni Charron, ni saint François de Sales ne font évidemment partie de « l’élite spirituelle ! » Il croit encore, — car à quoi ne croit-il pas ? — au « milliard » des congrégations, « d’après un recensement opéré par les soins du ministère des Finances ; » il croit à la toute-puissance, même aujourd’hui, des Jésuites… Et si l’on arrête ici la liste un peu longue des « crédulités » et des inconsciens partis pris de M. Seippel, si l’on ne transcrit aucun des jugemens tout faits qu’il porte sur nombre d’hommes et de choses d’hier et d’aujourd’hui, c’est que l’on ne s’est point proposé de faire sourire à ses dépens.

Il y a du moins un reproche qu’on ne peut s’empêcher de lui adresser. A plus d’une reprise, M. Seippel s’excuse d’avoir « osé » aborder un sujet d’une aussi vaste « envergure » que celui qu’il a traité. L’entreprise, certes, n’avait rien de « téméraire ; » mais elle était délicate ; elle exigeait, nous l’avons dit, une enquête minutieuse, directe, incessamment vérifiée et contrôlée ; et cette enquête, il faut bien l’avouer, M. Seippel ne l’a pas conduite avec tout le soin et toute l’impartialité que l’on pouvait souhaiter. Il connaît un peu Paris sans doute, certains coins et certains « milieux » de Paris tout au moins. Mais connaît-il bien la province ? Y a-t-il non seulement voyagé, mais vécu ? Rien ne semble l’indiquer dans son livre. Il y a une trentaine d’années, un écrivain et artiste anglais, qui s’était établi auprès d’Autun, M. Hamerton, après quelques années de séjour, a consigné dans un livre, encore intéressant à consulter aujourd’hui[5], le résultat de ses observations sur le caractère, les habitudes et les mœurs des Français qu’il coudoyait. Si cette méthode « expérimentale » n’est pas la seule qui convienne pour étudier à fond les choses de France, elle offre de bien précieux avantages, et il est toujours imprudent de s’y dérober. L’information de M. Seippel est surtout « livresque, » et elle reste, par conséquent, abstraite, extérieure et superficielle. Même d’ailleurs à ce simple point de vue elle n’est pas sans appeler d’expresses réserves. Et d’abord, elle donne assez rarement l’impression d’être de première main. Assez rarement on y sent le contact immédiat, personnel des faits et des textes. Sans doute on ne peut demander à un écrivain, dans un livre de ce genre, de nous apporter le résultat de recherches longuement poursuivies à travers les vieux journaux ou les documens d’archives. Mais quand il parle par exemple de Bossuet ou de Molière, des libertins du xvir3 siècle ou des Encyclopédistes du XVIIIe, de Chateaubriand ou de Bonald, pourquoi faut-il qu’on sente presque toujours s’interposer entre M. Seippel et nous des souvenirs ou des réminiscences de Vinet ou de Sainte-Beuve, de M. Brunetière ou de M. Faguet ? On voudrait retrouver partout dans son ouvrage la vivacité d’impressions et de lectures personnelles qui caractérise les pages par lui consacrées à Calvin, à Rousseau, à Auguste Comte. D’autre part, ces autorités historiques ou critiques qu’il suit et qu’il écoute, M. Seippel les choisit-il toujours avec l’entière indépendance d’esprit qu’il faudrait ? Il ne paraît pas avoir la constante habitude d’ « ouïr les deux parties, » comme disait Pascal. Les ouvrages de M. de Grandmaison sur la Congrégation, de M. Thureau-Dangin sur la Monarchie de Juillet paraissent lui être inconnus. Les historiens qui le documentent presque exclusivement sur l’histoire de l’Eglise à l’époque de la Révolution et au XIXe siècle, ce sont MM. Aulard, Seignobos et Debidour, — « M. Debidour, avoue-t-il naïvement, dont les convictions anticléricales ne peuvent être suspectées par personne. » Sur les événemens contemporains, il invoque avec complaisance le témoignage de M. Anatole France et celui… de M. Cornély. M. Seippel n’aime évidemment ni la France rouge, ni la France noire, et nos modernes Jacobins n’auront pas à se louer de l’amusant chapitre qu’il a consacré à l’Église de la Libre-Pensée ; mais, au total, l’une de ces deux Frances lui est encore plus odieuse que l’autre, et, pour mieux prouver son antipathie à la France noire, il se laisse trop volontiers aider à la noircir un peu plus qu’il n’est équitable.

Enfin, et surtout, il n’est pas jusqu’à l’idée maîtresse de son livre qui ne soit singulièrement discutable. Il est vraiment trop simple d’expliquer par la survivance de la « mentalité romaine » l’esprit autoritaire des deux Frances rivales et leur désir passionné d’unité. Si c’est là en effet une tradition du Bas-Empire, — et pourquoi du Bas-Empire ? — qui s’est transmise à la France moderne, pourquoi la France moderne se l’est-elle si aisément assimilée ? C’est apparemment parce qu’il y avait en elle quelque chose qui s’en accommodait excellemment, parce qu’il y avait, pour ainsi dire, une sorte d’harmonie préétablie entre le « génie français » et le « génie romain. » Les peuples, comme les individus, ne subissent que les influences qu’ils sont comme prédestinés à subir ; et vouloir expliquer leur caractère par ces influences mêmes, c’est ne rien expliquer du tout. On pourrait du reste contester, sinon le fait, tout au moins la profondeur de cette « latinisation » de la culture et de la mentalité françaises. « En somme, dit très bien à ce propos M. Fouillée dans sa Psychologie du peuple français, en somme, Ibéro-Celto-Germains par le sang, nos ancêtres ont été latinisés par l’éducation romaine ; mais l’action ne fut pas toujours profonde. La fameuse « culture classique » dont Taine a exagéré l’influence, n’aurait eu qu’une influence superficielle, si elle n’avait trouvé en France certaines aptitudes natives qui n’ont rien de romain[6]. » Et l’on peut aller plus loin encore. Car enfin, cette « mentalité romaine » d’où proviendrait tout le mal, si par hasard nous la retrouvions dans les pays les plus étrangers à’ l’influence de Rome, ce serait une preuve assez forte qu’elle n’est pas, comme on le prétend, exclusivement « romaine. » Et, de fait, sans qu’il soit même besoin de quitter l’Europe, et d’invoquer l’exemple de la Chine ou du Japon, on voudrait bien savoir si la France a jamais été plus dogmatique, plus éprise d’unité morale, plus intolérante que l’Angleterre à l’époque d’Elisabeth ou de Cromwell : il n’y a pas quatre-vingts ans que la législation britannique, on l’oublie trop, a rapporté les odieuses lois d’exception contre les catholiques. Chacun sait d’autre part qu’il est peu de pays au monde où l’esprit autoritaire soit aussi développé que dans l’Allemagne contemporaine. M. Seippel, qui ne déteste point le paradoxe, prétendra-t-il que ce sont là, dans ces pays de race germanique ou anglo-saxonne et de tradition protestante, tout autant d’« infiltrations » de l’esprit latin ? On n’aurait alors qu’à lui rappeler l’exemple de l’autocratique Russie ou de la Turquie. La révocation de l’Édit de Nantes est, à n’en pas douter, un crime de lèse-patrie et de lèse-christianisme ; mais elle a été précédée de l’épouvantable répression qui, en Angleterre, a puni les innocentes victimes de la prétendue conspiration papiste de 1678 et d’ailleurs, quel est le pays du monde qui n’a pas eu ses révocations de l’Édit de Nantes ? La vérité est qu’aucun peuple, — non pas même les cantons de la Suisse protestante contemporaine, — en fait d’intolérance et de dogmatisme, n’a rien à reprocher, à ses voisins. Il ne faut accuser de cela ni le catholicisme, ni le protestantisme, ni même la mentalité « romaine, » mais tout simplement la mentalité… humaine. L’homme, que Rousseau croyait naturellement bon, — j’ai toujours pensé qu’il avait jeté ses enfans à l’hôpital pour se dispenser d’étudier sur le vif la réelle humanité, — l’homme naît au contraire naturellement intolérant et despotique ; quand il suit sa pente naturelle, c’est pour imposer ses idées et ses croyances, et pour dicter sa volonté ; et ce n’est que peu à peu, en réagissant contre sa nature, et sous l’empire d’une haute idée morale, — ou plutôt religieuse, — qu’il peut s’élever au respect vrai et effectif du droit et de la conscience d’autrui.

Ce respect d’ailleurs est-il inconciliable avec ce désir d’« unité morale » qui doit être lui aussi un des besoins impérieux de la nature humaine, puisqu’on le retrouve, plus ou moins épuré, plus ou moins pénétré de vraie charité, chez tous les peuples du monde et à toutes les époques de l’histoire ? M. Seippel paraît le croire : il a un tel culte de la liberté individuelle qu’il est en garde contre tout ce qui risque d’être un jour pour elle une entrave, une chaîne, une limite. Certes, la liberté est une fort belle chose et un très noble besoin. Mais encore faudrait-il savoir ce qu’on entend exactement sous ce mot qu’il est si difficile de définir et dont il est si facile d’abuser et de se griser. « O liberté ! s’écriait Mme Roland en montant à l’échafaud, que de crimes l’on commet en ton nom ! » Et de nos jours même, ne voyons-nous pas que, sous prétexte de sauvegarder la « liberté » de l’enfant, on supprime celle du père de famille, et qu’on les confisque toutes deux pour garantir celle du professeur ou de l’instituteur ? N’entendons-nous pas affirmer que la liberté de la pensée de M. Thalamas est chose infiniment plus respectable et sacrée que celle des enfans qui sont confiés à ses soins ? Or, M. Seippel ne nous dit nulle part quelle est sa conception de la liberté : c’est pour lui une idée, un mot plutôt, un mot prestigieux, sonore et vague, dont il se berce et dont il s’enchante, — et qu’il s’abstient de critiquer. En parlant de l’Encyclopédie, il déclare, — et la formule est extrêmement heureuse, — qu’elle a eu pour effet de « débrider l’anarchisme de l’instinct. » Est-il bien sûr que la liberté, telle qu’au fond il la conçoit et il la proche, ne se ramone pas à un véritable « anarchisme de l’intelligence ; » et en quoi cet « anarchisme »-là est-il plus respectable que l’autre, dont il est, à vrai dire, un des aspects ? Ce qui est en tout cas certain, c’est que, quels que soient, en théorie, les « droits » de l’homme, ces droits, en fait, — je veux dire dans la réalité de la vie, — ne sauraient être absolus ; sa liberté ne saurait être illimitée. Si l’homme en effet est un être essentiellement social, s’il ne vaut et s’il n’existe même que dans et par la société, la limite de ses droits, c’est l’ensemble des conditions nécessaires à l’existence même de cette société. Il n’y a pas de société possible sans une abdication consentie, de la part des individus qui la composent, d’une partie de leur liberté. Et les hommes, d’instinct, sentent si bien cela, que cette abdication le plus souvent ne leur coûte guère : ils aiment, ils bénissent leur « servitude volontaire ; » ils recherchent ce qui les rapproche et ce qui les unit ; ils se plaisent à prier en commun, à poursuivre des fins générales communes : ils fondent des nations, et ils fondent des Églises. Leur désir d’unité morale est une forme et une conséquence de leur instinct social.

Et c’est pourquoi la France contemporaine est peut-être le pays du monde où, à l’heure actuelle, la question de l’unité morale est posée et discutée avec le plus de violence. La « mentalité romaine » n’a rien à voir en cette affaire. Il était inévitable que le peuple où, de l’aveu des étrangers, l’instinct social est le plus développé, et la vie sociale le plus charmante, fût plus vivement épris qu’aucun autre de cette unité morale qui donne aux rapports sociaux un charme, une profondeur, une intimité incomparables. Et si, plus qu’aucun autre peuple, la France rêve de la réaliser dans l’avenir, c’est que, plus qu’aucun autre peuple, elle en a, dans le passé, connu les bienfaits et éprouvé la douceur. Car l’unité morale existait en France avant le XVIe siècle : et depuis que la Réforme est venue briser cette unité, nous ne l’avons jamais complètement retrouvée : la France même du XVIIe siècle est moralement moins une que celle du XVe. Cette unité d’autrefois, les deux Frances dont M. Seippel s’est fait l’historien s’efforcent, chacune à leur manière, et par des moyens d’ailleurs également condamnables, de la reconstituer. M. Seippel semble s’étonner que leur conflit soit essentiellement d’ordre religieux. « Dans la plupart des pays de haute culture, écrit-il, et dans tous les pays où le protestantisme a une influence prépondérante, la religion devient de plus en plus le terrain réservé des convictions intimes. L’unité nationale est constituée en dehors de ce terrain-là. Les citoyens, divisés par les croyances, se sentent unis pour la poursuite d’autres fins. » En effet, il n’y a guère qu’en France que les croyances divisent aussi profondément les esprits. Mais cela même n’est-il pas à l’honneur du génie français ? S’il est vrai que le problème religieux soit au fond de tout, nulle part cela n’apparaît plus clairement que dans l’histoire de France depuis quatre siècles. Ce peuple, qu’on prétend léger, a eu sur ce point une vue plus nette, plus juste et plus profonde que tous les autres. Chez lui, la question religieuse est toujours au premier plan ; elle n’est pas compliquée de questions étrangères, politiques ou nationales, économiques ou sociales, qui en obscurcissent ou en dénaturent le sens ; ou plutôt encore, toutes les autres questions sont subordonnées et comme suspendues à cette question essentielle, comme devant en recevoir leur naturelle solution. Et la question religieuse y est posée comme elle doit l’être, non pas comme elle l’est ailleurs, entre ceux qui croient plus et ceux qui croient moins, mais simplement, nettement, on serait tenté de dire loyalement, entre ceux qui croient et ceux qui ne croient pas. La logique et la probité françaises n’admettent pas en pareille matière de moyens termes et de tempéramens. Là est la véritable raison pour laquelle la Réforme, malgré d’imposantes conquêtes individuelles, n’a jamais entraîné très fortement la grande masse de la nation. De très bonne heure, on s’est rendu compte en France que les « difficultés de croire » étaient aussi grandes dans le protestantisme que dans le catholicisme, et ceux qui les jugeaient insurmontables n’ont pas cru devoir s’arrêter à ce stade intermédiaire et accommodant sur les chemins de l’incroyance. D’autre part, on a bien vite reconnu dans le protestantisme, — celui de Calvin en particulier, — « une sorte de catholicisme nouveau, plus austère, plus rigoriste, plus étriqué, » — c’est M. Seippel ici qui parle ; — et, dogmatisme pour dogmatisme, nos ancêtres ont mieux aimé s’en tenir à celui qui avait fait ses preuves historiques, et qui, du moins, s’était établi sans verser de sang, — ou tenter résolument d’autres voies. Peut-être y avons-nous perdu sinon pour toujours, au moins pour bien longtemps, notre « unité morale. » Mais nous avons mieux aimé nous exposer à la perdre sans retour que la conserver au prix d’une « fâcheuse équivoque. »


III

Est-il bien vrai d’ailleurs que nous l’ayons perdue sans retour ? Et n’exagère-t-on pas, par intérêt, ignorance ou parti pris, nos divisions intérieures ? La France est toujours aux yeux de l’Europe la grande vaincue de 1870 ; et les vaincus ont toujours tort ! Autant on est indulgent ou aveugle même à l’égard des vainqueurs, autant on se montre sévère et injuste à l’égard des vaincus. On ne leur pardonne pas de s’être laissé battre ; on instruit incessamment leur procès ; on découvre sans cesse de nouvelles raisons de leurs défaites passées ; on escompte leurs défaites futures ; on se partage d’avance leurs dépouilles. On ne dira jamais assez à quel point le Væ victis ! demeure l’éternelle devise du pharisaïsme international.

On aurait peut-être raison de nous condamner à la décadence si d’abord nos discordes théologiques avaient sérieusement compromis notre unité nationale. Mais, grâce à Dieu, il n’en est rien. Chez nous aussi, « les citoyens, divisés par leurs croyances, se sentent unis pour la poursuite d’autres fins. » On l’a bien vu dans une circonstance récente, quand, suivant le conseil d’un éloquent orateur, M. Ribot, toute la Chambre française, — et Dieu sait pourtant si elle représente imparfaitement le pays ! — s’est « groupée autour du gouvernement, » — ou du drapeau, pour mieux dire. Seuls, quelques énergumènes ou quelques habiles du parti collectiviste, — et quelle nation, à cette heure, n’a pas les siens ? — ont cru devoir faire sécession. Ce jour-là, l’unité nationale de la France s’est retrouvée aussi forte qu’aux meilleurs jours de notre histoire.

Et il y aurait lieu peut-être aussi d’être inquiet de l’avenir moral de notre pays, si, à côté des deux Frances qu’étudie M. Seippel, il n’y avait pas… la France tout simplement. M. Seippel du reste serait le premier à en convenir. Et l’on résumerait assez exactement son livre en disant que, d’après lui, il y a deux Frances qui n’en font qu’une, mais que la vraie France…, c’est la troisième.


Les deux Frances sont-elles toute la France ? — se demande-t-il dans une aimable et brillante page. — Certainement non. Il en est une troisième à laquelle nous voulons réserver la première place, parce que c’est la France que nous aimons, celle à laquelle nous devons beaucoup dans le passé et qui a encore de beaux exemples à nous donner : la France du clair bon sens, de la droiture intellectuelle et morale ; l’héritière de tout ce qu’il y a de meilleur, de plus sain, de plus généreux dans le génie de ce peuple si richement doué. Cette France-là a été, à travers les siècles, et demeure encore l’un des plus ardens foyers de la civilisation européenne, et si ce foyer-là venait à s’éteindre, la nuit serait près de tomber sur notre monde occidental. Elle a fait preuve à travers les âges d’une vitalité intellectuelle merveilleuse. On la croit épuisée, elle se relève plus vaillante que jamais et plus féconde. Sa littérature compte près de dix siècles de production en pleine sève. Son art, que tant de moissons de chefs-d’œuvre n’ont point épuisé, demeure sans rival par le sens inné de l’harmonie et de l’élégance. Et qu’il fait bon séjourner en ce pays dont le ciel a la douceur « angevine » chantée par Du Bellay ! Que ses horizons largement ouverts, baignés d’une lumière fine, s’accordent bien avec son vif et clair langage ! Pourquoi donc, se dit-on sans cesse, tant de discordes sous un ciel si clément, pourquoi ; tant de haines ? La vie semble si bonne ici ! On y sait encore, quoi qu’ils disent, conserver le secret d’être aimable. On y cause, on y sourit. Et que les Français de vieille race savent mettre dans leurs amitiés de cordialité enjouée, délicate et réchauffante ! Rencontrer sur cette terre un honnête homme est toujours un don du ciel : s’il vient de France, le don est inestimable ; car il est honnête homme sans effort, avec grâce et avec goût. On sent en lui raffinement d’un long passé de haute culture.

Oui, cette France-là dont on ne parle point assez, sans doute parce que ses sœurs tapageuses ne font que trop parler d’elles, cette France exquise est pourtant la vraie France. Son cœur est chaud ; son esprit est fait de clarté et de juste mesure. Ceux qui ne l’aimeraient point seraient doublement à plaindre : ils auraient l’intellect béotien et l’âme ingrate. Dieu nous garde de la méconnaître comme elle se méconnaît elle-même !…


Certes, cette France existe ; et M. Seippel, qui n’est point Béotien, en sent vivement le charme. Mais est-elle, à proprement parler, « la vraie France ? » Et cette vraie France, M. Seippel ne lui assigne-t-il pas des limites singulièrement étroites ? M. Faguet faisait observer récemment, et avec raison, que cette France-là n’est, en somme, qu’une élite, donc une minorité infime, et que peut-être ne faudrait-il pas négliger les vingt ou vingt-cinq millions de Français « de petite bourgeoisie et de peuple agricole, » dont la France rouge et la France noire se disputent tour à tour la domination, et qui ne leur ressemblent guère. Cette troisième France, M. Seippel ne l’a pas totalement méconnue dans son livre, et j’ai plaisir à y relever les lignes suivantes, trop courtes, malheureusement, et trop perdues, alors qu’il eût fallu toujours, à l’arrière-plan de l’ouvrage, qu’on en retrouvât le souvenir ou l’écho :


Quelques tapageurs encombrans ne doivent pas nous faire oublier que l’immense majorité de la nation, muette et laborieuse, prépare dans le silence les réserves de force de l’avenir. Dans la fourmilière française, si agitée à la surface, la masse est formée par les bonnes ouvrières qui peinent sans relâche, amassent pour l’hiver et travaillent âprement à réparer les bévues des autres.


La voilà, la troisième France, la vraie, la plus nombreuse et la plus modeste, celle que l’on ne connaît pas assez, à l’étranger surtout, et qui mériterait tant de l’être et de rencontrer enfin son exact et équitable historien. Cette France-là, on l’a déjà dit, elle n’est ni rouge, ni noire : elle travaille. Elle n’a pas le temps de s’occuper de politique : elle travaille. Elle a peu de goût, et même un peu de mépris pour l’idéologie : elle travaille. Elle travaille avec âpreté, ferveur et continuité. Depuis qu’elle se connaît, elle a toujours travaillé. Comme tous les groupemens humains, elle a sans doute des qualités et des défauts mêlés. Elle peut avouer les uns et reconnaître les autres sans rougir et même avec une certaine fierté.

Avant tout, elle est passionnément éprise d’ordre et de tranquillité, et elle a une tendance à favoriser tout pouvoir établi qui donne satisfaction à ce besoin essentiel. Elle n’a aucune espèce de mysticisme politique. Elle a été, en l’espace d’un siècle, et à plusieurs reprises, successivement monarchiste, césarienne, républicaine. Si le régime actuel, auquel, pour l’instant, elle semble assez attachée, venait à compromettre plus gravement qu’il ne l’a fait encore la paix intérieure, ou la sécurité, et surtout la dignité extérieures, — car elle est très ombrageuse sur ce dernier chapitre, — elle pourrait demain se refaire tout aussi bien césarienne, ou même royaliste. Au fond, elle a conservé, je ne dis pas des idées, mais des mœurs et des habitudes monarchiques. Elle ne se désintéresse assurément pas des affaires publiques, mais elle en remet trop volontiers le soin à ceux qu’elle délègue à cet office, qu’elle ne choisit pas toujours très bien, et qu’elle ne surveille pas d’assez près. Sa patience à leur égard n’est pas inépuisable, mais elle est grande. Un peu timorée parfois, un peu positive, généreuse pourtant, on pourrait la souhaiter plus activement préoccupée des humbles, plus curieuse de ses devoirs sociaux, plus empressée à les remplir.


La fourmi n’est pas prêteuse :
C’est, là son moindre défaut.


Il est parfaitement exact que cette France-là, comme l’observe M. Seippel, « maintient depuis plus de vingt ans à la Chambre une majorité anticléricale ; » mais elle n’est pas elle-même anticléricale[7]. Dans l’ensemble même, elle est foncièrement attachée à la religion traditionnelle ; elle lui reste reconnaissante d’avoir, dans le passé, présidé à la constitution de son unité nationale et politique ; et, en dépit de malentendus passagers, elle estime que, dans le présent, cette religion n’a pas cessé de mériter sa confiance ; elle a conscience d’être, à l’heure actuelle, — c’est l’avis des étrangers renseignés, — le pays du monde où le catholicisme a la vie intellectuelle, morale et sociale la plus forte, la plus riche, la plus profonde, et où il est à la veille peut-être d’ « absorber » tous ses « hérétiques » de réflexion et de bonne foi. Tous les paradoxes qu’elle a entendu développer sur « la morale scientifique » ou « la morale laïque » n’ont pas entamé son robuste bon sens.


Ce Bloc enfariné ne lui dit rien qui vaille.


Elle a gardé l’excellente habitude de juger l’arbre par les fruits, et elle demande aux théoriciens des morales nouvelles de lui montrer parmi eux un seul saint Vincent de Paul. En attendant, elle s’en tient aux traditions qui lui ont été transmises. Ceux-là mêmes qui s’en sont détachés, faute parfois de les bien connaître, et d’en avoir éprouvé la « force vitale » et la puissance de renouvellement, ceux-là n’ont à leur égard aucune hostilité et aucune aigreur ; ils s’obstinent à voir en ces traditions, suivant le mot célèbre de Taine, « la grande paire d’ailes indispensables pour soulever l’homme au-dessus de lui-même » et « le meilleur auxiliaire de l’instinct social ; » ils savent tout ce qu’en les détruisant, on risquerait d’accumuler de ruines spirituelles ; ils se rendent compte eux aussi, comme le déclarait déjà Scherer, qu’ « une morale n’est rien, si elle n’est pas religieuse. » Et cette constatation leur suffit pour qu’ils se sentent en communion d’idées et d’aspirations avec ceux qui ont gardé intactes des croyances qu’ils ne partagent plus.

Cette troisième France enfin a conservé une très forte vie familiale. Nous ne sommes pas assez fiers de nos admirables familles françaises, si unies, si laborieuses, si économes, et où il y a de si précieuses réserves de santé morale. Les prédications contemporaines sur l’« élargissement du divorce » et sur le « mariage libre » ne les ont pas encore sérieusement entamées. Elles ont leurs défauts, certes, que nous ne cherchons pas à celer. Elles n’envoient pas assez leurs enfans à l’étranger ; elles ne développent pas assez en eux l’esprit d’initiative ; elles rêvent trop uniformément de faire d’eux des « fonctionnaires. » Elles ont trop lu aussi peut-être les Annales de la jeunesse laïque, trop écouté, et non point partout d’ailleurs, les étranges et pernicieux conseils qu’on leur y prodiguait. Ce sont là défauts passagers, et guérissables. Les qualités subsistent, que les étrangers ne connaissent guère, mais qui les frappent vivement quand ils s’avisent de les découvrir. M. Seippel a là-dessus quelques lignes un peu rapides, mais fort justes de ton, et que je m’en voudrais de ne pas citer :


On raconte, écrit-il, qu’en dépouillant des correspondances privées saisies dans les ballons capturés, les officiers allemands étaient tout surpris d’y découvrir des lettres assez semblables à celles qu’ils écrivaient eux-mêmes à leurs femmes et à leurs enfans, plus aimables peut-être et plus gaies, bien qu’elles vinssent de la ville affamée. Ils ne croyaient pas qu’il y eût de bons ménages dans ce pays de perdition. Ils ignoraient ce qu’est la famille française, quand elle est honnête, quelle impression paisible et charmante on a en pénétrant dans son intimité, et que le bonheur domestique s’y éclaire d’un sourire inconnu en des contrées où la vie est plus rude, le ciel moins indulgent.

Ce témoignage, sous une plume non française, et souvent partiale, est de ceux qui se passent de commentaires.


Encore une fois, c’est cette France-là qui est la vraie France. C’est elle dont les deux autres Frances couvrent la voix, et qu’elles essaient de confisquer à leur profit. C’est elle qui, de loin en loin, et trop rarement sans doute, leur impose sa volonté, et les force à se réconcilier quelque temps. L’unité morale, dont les autres parlent tant, elle n’a que faire d’en parler, elle ; elle l’a réalisée ; elle en donne le vivant exemple, sachant bien qu’une nation n’est pas une poussière d’humanité. Cette France-là est la France de Jeanne d’Arc et de Corneille, la France des Croisades et de l’art gothique ; c’est celle aussi de Gambetta et de Jules Ferry, à leurs meilleurs jours. Elle sait qu’elle n’est pas née d’hier, et elle ne renie aucune de ses gloires. Elle est tolérante ; elle est l’ennemie née de tous les fanatismes, de toutes les Révocations de l’Edit de Nantes, de celle du XVIIe siècle, comme de celles qui, sous nos yeux, sont décrétées tous les jours. Elle le fera bien voir. Elle a le droit de parler haut. C’est elle qui, après toutes nos grandes crises, après les guerres religieuses du XVIe siècle, après la Fronde, après la Révolution, après l’Empire, après la guerre de 1870, a refait en quelques années, sous les regards de l’Europe admirative et stupéfaite, la fortune et la prospérité du pays. C’est d’elle que sont sorties, dans tous les ordres, la plupart de nos illustrations nationales. Et si l’on veut un nom qui résume et symbolise en lui toute la vitalité et toutes les vertus de cette troisième France, un nom qui, à lui tout seul, suffit à prouver aux deux Frances ennemies que l’attachement aux traditions du passé n’est pas inconciliable avec l’amour du présent et le souci de l’avenir, c’est M. Seippel lui-même qui va nous suggérer celui de Pasteur.


VICTOR GIRAUD.

  1. Les Deux Frances et leurs origines historiques, par M. Paul Seippel, professeur à l’École polytechnique fédérale, 1 vol. in-8o. Lausanne, Payot ; et Paris, Alcan.
  2. Article sur la Grèce ancienne, par Victor Duruy (Journal des Débats du 23 mars 1862).
  3. M. Edouard Rod a publié dans le Journal de Genève des 30 octobre, 3, 6 et 13 novembre derniers, A propos des « Deux Frances, » quatre articles d’une remarquable impartialité et d’une extrême pénétration. Les derniers romans de M. Rod sont du reste la preuve vivante que l’observation directe est, en pareille matière, infiniment plus heureuse et plus féconde que la lecture, fût-ce même du Journal officiel.
  4. Il nous faut au moins reproduire ici, — à titre d’indication sur la « mentalité » de M. Seippel, — les lignes suivantes qui terminent son chapitre sur la Révolution et la Tradition romaine : « Tandis que la passion antireligieuse, attisée par l’active propagande de ceux qui ont entrepris de « déchristianiser » la France, descendra de plus en plus bas dans la plèbe des grandes villes, la noblesse repentante fera cause commune avec l’Église et lui demandera son pardon et son appui ; Conversion intéressée à une religion tutélaire qui garantisse la sécurité des privilégiés et tienne le peuple en respect. L’Église a accepté le pacte. Elle ne sera plus telle que l’avait voulue son fondateur, la protectrice des faibles et des opprimés. Les classes populaires, soupçonnant que ses conseils de résignation sont intéressés, se détacheront d’elle de plus en plus, assez clairvoyantes pour voir, elles aussi, dans cette institution patronnée par les puissans de ce monde, une force d’oppression faite pour les maintenir en servitude. » — J’admire cette élégante manière de supprimer d’un trait de plume non seulement tout ce qu’on est convenu d’appeler du nom de « catholicisme social, » mais encore, mais surtout toutes les œuvres, toutes les institutions d’assistance et de charité populaires qui, depuis un siècle, ont été inspirées par l’idée catholique.
  5. Philip Gilbert Hamerton, Round my house, 1876. — C’est à une méthode analogue qu’a eu recours un autre Anglais qui, plus récemment, a publié un livre sur la France, M. John Edward Courtenay Bodley. Lui aussi s’était bien rendu compte que Paris n’est pas toute la France, et il avait passé sept années de sa vie à parcourir toute la province, et à interroger, à voir vivre toute sorte de gens. « Je sais, à la vérité, concluait-il, que la vie de ces braves gens n’a rien d’idéal et d’idyllique ; mais je reconnais dans ces provinciaux, avec tous leurs défauts, le vrai nerf de la France, la force vive qui la maintient au premier rang des nations, malgré toutes les folies gouvernementales ou autres qui se commettent dans sa belle capitale. » Son livre, intitulé France (2 vol. in-8o, Londres, 1898) a eu une seconde édition en 1900, et a été traduit en français. Voir sur cet ouvrage, dans la Revue du 1er juin 1898, l’article de G. Valbert, le Jugement d’un Anglais sur la France politique.
  6. Psychologie du peuple français, Paris, Alcan, 1901, p. 170-171. — Voir en particulier dans ce volume l’intéressant chapitre intitulé le Caractère français jugé par les étrangers, et du même auteur, à la même librairie, l’Esquisse psychologique des peuples européens.
  7. Ce sont souvent les populations les plus religieuses qui ont la représentation la plus « radicale : » tel est par exemple le cas de la Savoie et de la Haute-Savoie. Voir à ce sujet le livre excellent et suggestif de M. Jean Guiraud : la Séparation et les Élections. Paris. Lecoffre, 1906.