À Henri Cazalis - 27 Avril 1863

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6, Brompton Square. S W.
Lundi, 27 Avril 1863


Mon bon Henri,

J’avais depuis bien longtemps une enveloppe où se pavanait ton nom d’une façon tentatrice. J’eusse bien voulu, sans les tristes préoccupations qui sont le cortège de la mort, t’annoncer autrement que par une banale circulaire notre grande douleur. Certes, mon pauvre père se mourait depuis quatre ans, ou cinq, ― mais qu’il y a loin d’un mort à un mourant !

Je suis resté environ une quinzaine à Sens ― moins, peut-être. Puis j’ai été chercher Marie en Belgique, et, après un pèlerinage à Anvers, nous revoici à Londres, le pays des faux Rubens.

Dès que je saurai comment m’y prendre, nous serons mariés. Position étrange, il ne nous manque qu’une chose, ― c’est d’être instruits des formalités.

Le voilà donc venu, mon bon Henri, ce jour que, dans ta fraternelle sollicitude, tu redoutais. Oui, il est assez près pour que je voie clairement ce qu’il y a derrière. Depuis deux mois, j’ai beaucoup plus vécu qu’autrefois, et peut-être suis-je un peu plus mûr.

Voici la façon dont je vois l’avenir.

Si j’épousais Marie pour faire mon bonheur, je serais un fou. D’ailleurs, le bonheur existe-t-il sur cette terre ? Et faut-il le chercher, sérieusement, autre part que dans le Rêve ? C’est le faux but de la vie ; le vrai, est le Devoir. Le Devoir, qu’il s’appelle l’Art, la Lutte, ou comme on veut.

Je ne me dissimule pas que j’aurai affreusement à combattre parfois ― et de grands désenchantements qui deviennent plus tard des tortures. Je ne me cache rien. Seulement, je veux tout voir avec un regard ferme, et invoquer un peu cette Volonté dont je n’ai jamais connu que le nom.

Non, j’épouse Marie uniquement parce que je sais que sans moi elle ne pourrait pas vivre, et que j’aurais empoisonné sa limpide existence. Si donc je souffre dans l’avenir, toi, qui seul reçois ces épanchements profonds et intimes de mon cœur, ne me dis pas, frère ― « Tu t’es trompé, en dépit de mes sages exhortations. » mais bien : « Tu accomplis, en souffrant, le but élevé que tu as assigné à ta vie. ― Courage, ne reste pas au-dessous. »

Mais je ne veux pas te parler plus longtemps de ces tristes prévisions : je finirais par y croire déjà.

Non, Henri, je n’agis pas pour moi ― mais pour elle seulement. Toi seul au monde sauras que je fais un sacrifice : aux yeux de mes autres amis, je ferai semblant de croire que je cherche par cette union à échafauder mon bonheur, ― afin que Marie grandisse à leurs yeux.

Brûle mes lettres, toi seul verras jusqu’au fond de mon âme.

Mais je parle toujours de moi. Parle-moi bien de toi, de toi seul, en revanche, et longuement.

J’ai vu Ettie, mon Henri, une fois quand j’ai été à Paris. J’ai parlé de toi beaucoup : je lui disais que mon rêve était de revenir à Londres par Strasbourg. Et elle m’a remercié avec ses yeux aimants d’autrefois de ce que je prononçais souvent ton nom. Et ton pauvre cœur ? Comment va ta blessure ? Henri, te guériras-tu jamais ? Dis-moi que non ― et ne spécule pas sur le Temps. Il fait assez par lui-même, hélas ! Pauvre ami, sans espérance ! Tu as de beaux souvenirs, il est vrai. Mais les souvenirs martyrisent.

Adieu, mon Henri, ne nous oublions jamais. Nulle part. Il me semble que nous sommes si loin l’un de l’autre maintenant ! Marie t’embrasse comme moi. Je t’embrasse aussi,

STÉPHANE