À Moi !

La bibliothèque libre.
Aller à la navigation Aller à la recherche
Ajouter un fac-similé pour vérification, — comment faire ?
Ajouter un fac-similé pour vérification, — comment faire ?
À Moi !
par Joseph Déjacque

Le Libertaire N°7, 25 octobre 1858

À moi, les enfants,— non pas de la Veuve, la séculaire radoteuse, la vieille portière claquemurée en loge,— mais les enfants de la femme immortellement féconde ; à moi, les enfants de la Liberté !

L’hiver approche. Voici le moment de la chute des feuilles et de l’agonie des poitrines oppressées. Le Libertaire et son rédacteur seront-ils assez robustes pour braver l’intempérie des hommes et des choses ? Pourront-ils résister au froid mortel qui les menace ? Question qui n’est pas résolue. Dans le doute, et l’existence des souffreteux n’ayant rien d’assuré, nous nous dépêcherons de publier ce qui nous croyons le plus utile de produire. Le prochain numéro contiendra le commencement d’un article détaché des notes à L’Humanisphère, avec ce titre : Le Circulus dans l’Universalité. C’est en quelque sorte la philosophie des idées émises dans cet ouvrage.

Le Libertaire, comme les vagabonds oiseaux, vit au jour le jour, au mois le mois, et ce ne sont pas les dieux qui lui donnent pâture. Il lui a fallu toute la force de volonté de son rédacteur, des efforts inouïs pour parcourir le temps écoulé depuis sa naissance, pour atteindre à son septième numéro. Il n’est pas à bout de courage ; mais la nature humaine ne peut pas toujours être violentée,— elle ne l’est jamais impunément ; le physique comme le moral a ses besoins : le cerveau ne peut pas toujours exploiter le bras, le manœuvre toujours payer pour le penseur. D’ailleurs, avec l’hiver va venir le chômage, et ce travailleur n’a d’autres ressources que son travail manuel. Les cotisations que des prolétaires avaient promises, au début, ont presque entièrement fait défaut. Les promesses d’Atelier se sont changées en promesses d’Hôtel-de-Ville Jusqu’ici, les abonnements sont en si petit nombre que c’est à peine pour payer les frais de poste des journaux et lettres envoyés ou reçus. Aussi la situation financière du Libertaire est-elle plus que jamais critique. Les hommes qui se disent radicalement révolutionnaires veulent-ils, oui ou non, l’aider dans la lutte ? Veulent-ils qu’il continue à paraître au moins une fois le mois ? Qu’ils tàchent alors d’être un peu moins sordides ! Il ne suffit pas d’avoir la solidarité sur les lèvres, il faut encore que les actions répondent aux paroles ; autrement c’est de l’hypocrisie, c’est de la lâcheté. Avec ou sans leur appui, le journal n’en continuera pas moins à paraître,— seulement, à intervalles plus ou moins réguliers. Son rédacteur n’est pas homme à lâcher pied facilement. Ce n’est pas lui qui cédera en esclave au cri de sauve-qui-peut général. Il ne baissera pas pavillon devant les intérêts bourgeois, les petites vanités sournoises, pas plus que devant les préjugés populaires, les ignorances crasses. Il a encore plus d’une bordée en tête à lâcher aux ennemis volontaires ou involontaires de la Révolution sociale, quel[l]e que soit la couleur dont ils s’abritent. Si, aujourd’hui, il paraît avec son pavillon en berne, ce n’est pas, certes ! en signe de reddition, mais pour donner à ses amis connaissance de sa détresse. Le Libertaire, comme le Vengeur, a cloué son pavillon à son mât, son idée à son front ; et, s’il faut qu’il sombre, ce sera, comme cette glorieuse épave, au cri de : Vive la Liberté ! et en faisant feu… jusqu’à fleur d’eau, en combattant jusqu’à ce que mort s’en suive.

Il fallait de l’argent pour ce numéro. Les quelques piastres que l’ouvrier a gagnées à la fatigue de son corps, et dont il comptait s’acheter des habits d’hiver eh bien ! à défaut d’autres munitions, à défaut d’abonnements ou de souscriptions, le rédacteur en fait une fois encore de la mitraille ; il en charge la presse typographique sur ses affûts ; et, debout sur le banc de quart, comme je ne sais plus quel écumeur de mer, il jette à l’imprimeur attentif à son poste cette exclamation sonore et lugubre, ce mot qui est un mot de commandement : Envoyez ! ! !

Et l’on parle de Presse libre en Amérique ! Libre, oui, à prix d’or ! Et quand cet or c’est du pain pour la faim, des vêtements pour le froid, qu’est-ce qu’une pareille liberté sinon l’esclavage ou la mort ?

Mais quoi ! Tu frémis, Libertaire, pâle séditieux ? Allons donc ! Songe à Satan, père des démons, Satan, type des rebelles.

"Aide-toi… l’Enfer t’aidera !" Ainsi soit-il !