À Propos de la crise du libéralisme (Lanson)

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QUESTIONS PRATIQUES


À PROPOS DE LA « CRISE DU LIBÉRALISME »


J’ai lu avec tout l’intérêt qu’il mérite l’article pénétrant et fort de M. Bouglé sur la crise du libéralisme. La Revue de Métaphysique me demande mon sentiment sur la question : je ne puis le lui refuser, d’autant que cet article m’a inquiété, moi « libéral » qui me trouve, par la façon dont la question y est posée, classé parmi les « autoritaires ». Je me sens obligé à faire une revue de mes principes, un examen de leurs conséquences et de leurs applications. J’en serai quitte pour penser tout haut devant les lecteurs de la Revue. Je ne suis pas sociologue ni économiste : ce n’est pas un travail scientifique que je leur offre, c’est la confession d’un électeur qui cherche à raisonner.

Quand je réfléchis sur l’exposition saisissante de M. Bouglé, je ne puis m’empêcher de me demander s’il n’a pas un peu trop poussé les choses au noir et raisonné dans l’abstrait.

Il y a une crise du parti libéral : c’est certain. C’est-à-dire que les événements ont rendu insuffisantes les doctrines du parti libéral, les solutions pratiques qu’il était, par une tradition relativement ancienne habitué à proposer pour les questions politiques et sociales. Les événements ont fait aussi que ces solutions, longtemps révolutionnaires et instruments de progrès, sont devenues conservatrices et instruments de réaction : le parti libéral, en gardant ses positions historiques depuis un demi-siècle pendant que tout changeait, se trouve faire face à ses auxiliaires d’autrefois aux côtés de ses ennemis de la veille. De là trouble, désarroi, et dislocation : les uns ne se résolvant pas à changer de camp, se demandent s’il ne faut pas rejeter leur doctrine ; les autres ne se résignant pas à renier leur doctrine, acceptent de changer de camp. Mais le parti libéral n’est pas le libéralisme. Les formules relatives d’une école n’épuisent pas le principe libéral ; les positions historiques d’une ou deux générations ne déterminent pas le contenu du libéralisme spéculatif. Et la question est si le libéralisme ne peut pas sortir renouvelé, épuré, fortifié, de la crise du parti libéral actuel. On pourrait remarquer même que les grands libéraux de la Restauration, sur la question qui a amené la consultation présente, ne pensaient pas du tout comme les libéraux de 1875 ou de 1902 ; que ces fondateurs du parti libéral résolvaient la question des congrégations dans le même sens et de la même façon que les républicains qu’on appelle aujourd’hui des autoritaires ; il n’y avait pas là pour eux abandon, mais affirmation du principe libéral. Et quand les libéraux de 1850 ont accepté la loi Falloux, ils y ont consenti, quelques-uns à grand’peine, non comme à une application, mais comme à un sacrifice de leur doctrine, pour ce qu’ils imaginaient être une nécessité sociale. En réalité nous avons eu déjà deux traditions libérales, contradictoires, sur la question des congrégations.

Une autre remarque qu’il faut faire, c’est que tout le monde convient qu’en société les libertés doivent être organisées, c’est-à-dire réglées, restreintes. La liberté absolue, illimitée, inconditionnée, c’est l’état de nature. Dès qu’une société se fonde, les libertés s’équilibrent et se limitent. Il ne s’agit donc que de savoir comment établir l’équilibre, où poser les limites, On peut être en désaccord là-dessus, sans que le principe soit mis en question. Les uns croient pouvoir conserver davantage, les autres estiment devoir sacrifier davantage de la liberté naturelle : ce n’est pas forcément une question de doctrine, mais une question d’application. L’essentiel est que tous aient également en vue de maintenir aux individus le maximum de liberté compatible avec une organisation sociale.

J’ai peine encore à admettre l’antinomie absolu que pose M. Bouglé entre ces deux termes de liberté et d’autorité. D’abord la contradiction n’existe que dans l’abstrait : dès qu’on introduit l’idée d’une évolution historique, c’est-à-dire dès qu’on regarde les réalités et non des abstractions, la contradiction s’évanouit. Dans l’ancien régime, l’autorité s’exerce en faveur de certains individus et de certaines classes, qui n’ont même pas, pour exploiter à leur profit l’organisation sociale, la supériorité du mérite. Contre cette autorité aristocratique, on fait valoir le principe de liberté. Laissez faire, laissez passer ; que chacun se fasse sa part, selon ses mérites, son intelligence et son travail. On demande à l’État d’être spectateur et comme simple juge du camp : on était trop accoutumé à voir l’État intervenir au détriment de la justice, au profit des privilèges, pour songer alors à lui demander plus. Mais le temps s’écoule. La monarchie disparaît ; la république, le suffrage universel s’établissent ; la démocratie gagne du terrain. Alors on demande à l’État de n’être plus neutre, d’aider l’effort des individus, d’intervenir dans le conflit des intérêts et des croyances, non pour favoriser et privilégier des individus et des groupes, mais pour réaliser, au profit de tous, toute la justice possible. Ce n’est pas reculer, c’est avancer. Ce n’est pas déserter, c’est fortifier la cause de la liberté. Tant que l’État est aristocratique ou monarchique, on ne peut rien lui demander de mieux que l’abstention : mais quand il a cessé d’être la propriété ou l’instrument de quelques-uns, alors il a son rôle actif dans l’organisation libérale de la société.

Cela veut-il dire qu’on retourne au principe d’autorité ? Nullement. Mais ce mot d’autorité est plein d’équivoque. L’autorité que le libéralisme combat, celle que 1789 a commencé de renverser, celle à laquelle je ne veux pas revenir, c’est celle qu’un individu ou un groupe s’arroge, par mandat de Dieu, par privilège héréditaire, au nom d’un dogme, révélé ou rationnel, enfin à quelque titre que ce soit, sur la communauté, pour lui imposer des lois, la diriger ou l’exploiter sans son consentement. Cette autorité-là je n’en veux absolument pas, quelque habit qu’elle revête, et quelque fondement qu’elle se donne. Elle comporte toujours l’abdication ou l’oppression de la nation, à laquelle se substitue une volonté particulière, individuelle ou collective : roi ou César, Église ou secte. Mais ou le libéralisme est la négation de toute organisation sociale, l’anarchie pure, ou l’on concevra que la nation, demeurant maîtresse d’elle-même, fixe des lois, désigne des administrateurs, et que ces lois, ces administrateurs aient certain pouvoir limité sur les individus. De là une forme nouvelle d’autorité qui n’a rien de commun avec la première. Et c’est vraiment se jouer de nos imaginations et évoquer des fantômes que de nous accuser de restaurer l’autorité tyrannique du régime des privilèges, quand nous voulons donner de l’autorité aux lois expressives de la volonté nationale, aux administrateurs délégués par la même volonté pour exécution de ces lois. L’autorité que nous rêvons, que nous acceptons en régime démocratique, ce n’est pas quelque chose d’étranger et de contraire à la liberté : c’est simplement l’organisation légale de la liberté, la définition par la loi et la conservation par le gouvernement des libertés nationales. Encore ici il n’y a pas de contradictions entre la république libérale et la démocratie autoritaire : l’une est la réalisation de l’autre. Accepter, par exemple, l’autorité de M. Waldeck-Rousseau n’est pas ressaisir par une apostasie réactionnaire le principe de Louis XIV ou de Grégoire VII.

Je demande pardon au lecteur de la longueur de ces considérations et de ces distinctions préliminaires. Elles m’ont paru nécessaires pour dissiper l’inquiétude que peut produire l’exposition de M. Bouglé chez ceux qui ; comme moi-même, sont obstinés dans leur libéralisme, et n’entendent pas pourtant que leur libéralisme soit une duperie ou une désertion de la démocratie. J’arrive maintenant aux réponses positives, à l’énoncé de la conception et de l’organisation du libéralisme, de ce que je crois être le véritable libéralisme, et qui est parfaitement compatible avec la démocratie.

Dans l’état de société, disais-je, toute liberté est organisée, et toute liberté organisée est une liberté limitée. Une limite de la liberté est nécessaire : car une liberté, dans son jeu, se heurte sans cesse à la liberté d’autrui. Il faut assigner le point où chaque liberté individuelle peut s’avancer, et qu’elle ne doit pas dépasser, parce qu’elle envahirait le domaine d’une autre liberté individuelle[1]. Mais s’il y a un cas où ma liberté puisse jouer d’une façon illimitée sans restreindre le jeu des autres libertés, là la société n’a qu’à reconnaître, et non pas à régler la liberté. Ce cas existe, dans l’exercice de la pensée. Je puis penser tout ce que je veux, sans que mon voisin perde un atome de sa liberté de penser tout ce qu’il veut. La liberté de penser ne doit donc recevoir aucune restriction. La société n’a pas le droit d’en imposer une, parce que dans l’état de nature, dans la pure et complète anarchie, il n’y a pas ici de privilégiés, et il n’y a pas d’opprimés. Le plus stupide et le plus ignorant peut faire échec au plus intelligent et au plus savant, ne pas se laisser entamer, ni diriger : cela reste toujours à sa portée. Et chaque individu peut étendre indéfiniment sa pensée, s’approprier un nombre illimité de vérités : ni l’activité, ni la jouissance des autres esprits ne recevront pour cela de diminution.

J’ajoute que dans une démocratie, avec le suffrage universel, on ne peut concevoir aucune restriction à la liberté de penser, sans fausser l’institution sociale, sans en faire un mensonge et un trompe-l’œil. La liberté des suffrages, le régime parlementaire ou populaire, supposent la libre discussion des intérêts publics, et le libre examen de tout ce qui peut être matière de croyance, ou but d’action. Si le peuple fait la loi, a droit de changer la loi, il faul que chaque citoyen ait droît de critiquer la loi, et d’en proposer le changement. Si le gouvernement est le mandataire du peuple, il faut que chaque citoyen ait droit de censurer le gouvernement et d’en proposer la révocation. Tout doit pouvoir se penser, se dire, s’écrire, sans qu’aucune contrainte restrictive ou répressive intervienne. L’idée subversive et abominable aujourd’hui sera peut-être la légalité de demain, et la conscience des honnêtes gens du siècle prochain aura peut-être pour contenu ce que les honnêtes gens d’aujourd’hui appellent des rêves fous ou des doctrines scélérates.

Comme on voit, la liberté de pensée ne va pas sans la liberté de manifester la pensée, de l’exposer au jugement des autres hommes libres de la rejeter ou de la recevoir. Donc liberté de la parole, et liberté de réunion. Liberté de l’écriture, et liberté de la presse. Sous aucun prétexte, il ne faut toucher à ces libertés-là.

Cela ne veut pas dire que le journaliste sera soustrait à la puissance des lois. Le journal, manifestation de la pensée humaine, est intangible. Mais le journal ne sert pas toujours et seulement à manifester de la pensée. Il y a des articles de journaux qui sont non pas des pensées, et comme tels soustraits à l’autorité de la société, mais des actes, et comme tels soumis à la juridiction de la société. Qu’on me comprenne bien : je ne parle pas de tendances, de suggestions, de provocations générales : je parle d’actes précis et particuliers, de concours donné à une entreprise précise et particulière. Une fausse nouvelle qui amorce un coup de bourse, une diffamation qui atteint les intérêts d’un particulier, n’ont aucun titre à se réclamer de la liberté de penser. Au point de vue politique, écrire : « Ne serons-nous jamais délivrés de ce sale gouvernement ? » ou : « Qui donc nous délivrera, etc. ? » ou même : « Si le général X… avait de l’énergie, il aurait vite fait. », c’est de la spéculation, et comme telle, irrépressible. Mais écrire : « Rendez-vous à trois heures, place de la Concorde » ; ou bien : « Demain, à la place de La Nation, et que chacun ait matraque ou revolver », ce n’est plus là de la théorie : c’est de l’action. Et il ne suffit pas, pour le soustraire à la répression, que l’avis donné aux amis soit imprimé, et non manuscrit, public, et non secret. Il arrivera sans doute plus d’une fois que la distinction ne sera pas si nette : c’est l’affaire des tribunaux d’apprécier les espèces ; et s’il leur arrive d’être embarrassés ou de se tromper, cela n’atteint pss le principe.

Seulement il faut faire là-dessus trois remarques : 1o La liberté de penser est une chose de telle valeur que, dans les cas mélés et ambigus, mieux vaut absoudre un acte délictueux que condamner une opinion. 2o Dans le régime démocratique, où tous les hommes publics ne sont que les mandataires de la nation, ils doivent être soumis à la surveillance et à la critique de la presse ; c’est la seule garantie qu’ait la naiion contre les tentations du pouvoir et les coalitions de l’esprit du corps. Or la fameuse distinction de la vie privée et de la vie publique est impossible à faire toujours, et du reste fausse, inventée pour la protection des vicieux et des tarés. Il doit être interdit, et punissable, de calomnier un homme public : mais il doit être permis d’écrire, si c’est vrai, qu’il est ivrogne, escroc, joueur, etc. Je n’aimerais pas à choisir pour mandataire un pilier de cercle où un homme qui aurait lâché femme et enfants ; et la bonne gestion des affaires de l’État est intéressée à ce que nous sachions si le pauvre diable dont nous avons fait il y a dix ans, un député est trois fois millionnaire aujourd’hui. Pas de contrôle sans dureté, sans dénonciation et sans attaques. Aux intéressés de poursuivre la diffamation et de faire éclater la calomnie. 3o Il n’y a pas de délits de presse. Il y a des délits commis à l’aide de la presse : ce qui n’en change pas la qualité. Toute législation spéciale, toute institution de tribunaux spéciaux pour la presse révèlent une intention de museler la presse, d’empêcher l’expression des opinions et la discussion ou le contrôle des actes de l’autorité. Les tribunaux de droit commun doivent suffire à 18 répression des délits dont la presse est l’instrument.

Je n’ai pas besoin de dire que la liberté religieuse se trouve impliquée das la liberté de pensée, et, comme elle, ne saurait recevoir de limites. Je ne crois pas ; ma pensée travaille à substituer des convictions rationnelles aux croyances fondées sur les révélations et le miracle ; je me fais une conception de l’univers et de l’homme, de la science et de la morale, qui exclut tous les dieux, et Dieu. Il n’importe. Quiconque veut croire, fût-ce à l’erreur, fût-ce à l’absurde, est libre de croire. Le principe ici ne peut recevoir aucune atténuation.

Mais notre histoire m’oblige aussitôt d’ajouter que la liberté religieuse ne consiste-pas à donner aux religions tout ce qu’elles réclament. Elles réclament souvent ce-à quoi elles n’ont pas droit. De très bonne foi souvent, le croyant exige, au nom de la liberté de conscience, mille choses qui pourront bien être en fait associées dans sa consciente à son sentiment religieux, mais qui pourtant, à les considérer objectivement, en sont distinctes, indépendantes, et séparables. La liberté de penser, c’est la liberté intérieure de l’esprit, nous l’avons vu, et la liberté extérieure des manifestations de l’esprit. Nous portons cette définition dans le domaine religieux. Chacun aura droit de croire ce qu’il veut, d’adhérer à l’Église qu’il veut, de professer les dogmes, de pratiquer les rites que son Église lui prescrira. Donc, liberté de croyance, liberté de culte. Liberté de s’associer à d’autres croyants pour prier ensemble ; et si l’on veut faire de tonte la vie une prière, liberté de vivre ensemble pour prier toujours. Habitation commune, vêtement uniforme : tant qu’on voudra. Que cela paraisse à d’antres, ridicule, absurde, dégradant : il n’importe. Il y a des célibataires obstinés sans engagement préalable et solennel, que la loi ne tourmente pas : qu’il y en ait avec engagement préalable et solennel, la loi n’a pas à s’en inquiéter davantage. Voyez-vous ce que ces remarques autorisent ? Les communautés cloîtrées, vouées à la contemplation, à la vie ascétique, et où moines et religieuses ne sont occupés que d’exercices de dévotion, ces communautés que certains seraient disposés à tolérer moins que les communautés enseignantes et charitables, me paraissent les plus justifiables de toutes. Mais au delà commencent les difficultés. Dès que la vie extérieure du croyant n’est plus la simple et directe expression de son activité mystique, dès qu’elle se développe hors du terrain proprement religieux, dans le domaine des intérêts économiques et des fonctions sociales, alors le croyant à beau annexer tous ses modes d’activité à son activité mystique, et donner ceux-là comme des prolongements nécessaires de celle-ci : nous ne sommes pas obligés de le croire. Il n’a plus droit à une liberté illimitée, dès qu’il ne s’agit plus simplement de la relation mystique qu’il établit entre son Dieu et lui, et de la prière ou du culte qui exprime cette relation. Si, devant les limites que la loi pose à son activité sur d’autres terrains, il s’indigne, il crie à la persécution, à la violation de la liberté de conscience : il a tort. Ne nous laissons pas duper. La liberté de conscience est intéressée à ce qu’il puisse prier, adorer librement, seul ou avec ses frères. Là où il ne s’agit pas de cela, d’autres libertés pourront être en question, mais pas la liberté religieuse.

Le régime des propriétés, le régime des corporations enseignantes, le régime des sociétés d’assistance, les conditions de recrutement des fonctionnaires : tout cela n’a rien à voir avec la question de la liberté religieuse. Quelque solution qu’on donne en ces matières, la liberté de croire, de célébrer le culte, de vivre au cloître hors du monde, reste intacte. Ce sont là matières qui n’intéressent que les libertés civiles. La confusion ne vient pas seulement de la situation mentale du fidèle, dans l’âme duquel la foi est comme le noyau autour duquel toutes les conceptions morales et sociales s’organisent ; elle résulte aussi d’un passé historique. Il est arrivé que, par suite de circonstances diverses, l’Église à une certaine époque a été nous seulement une communion religieuse d’âmes, mais une société civile d’intérêts. L’Église a rempli toutes les fonctions sociales, police, justice, assistance, enseignement ; elle a eu un budget, des revenus pour suffire à sa tâche. Le progrès de la société laïque a exclu peu à peu l’Église de ces fonctions civiles. Les tribunaux ecclésiastiques ont disparu. Un abbé, un évêque n’entretient plus de troupes. Le pape n’est plus prince italien. Mais l’Église retient encore l’assistance et l’enseignement : elle n’y peut renoncer sans déchirement. Il semble à l’Église, il semble à ses fidèles qu’on entreprend sur la conscience religieuse quand on veut réduire la liberté religieuse au domaine réellement religieux. Cependant il n’y a ni fanatisme ni persécution à rêver une société laïque qui ferait vivre tous ses membres, sans les rejeter à la charge des Églises, une société laïque qui instruirait tous ses membres, sans abandonner aux représentants de religions autre chose que l’enseignement de la religion.

On a beaucoup obscurci par des argumentations violentes et passionnées cette question de la liberté de l’enseignement. Je n’ai ici à m’occuper que des principes. La liberté d’enseigner ne saurait résulter de la liberté de penser ; je l’ai cru autrefois, mais je n’avais pas considéré que, selon la définition de la Déclaration des droits, la liberté de chacun trouvant sa limite dans la liberté d’autrui, la liberté illimitée de résister à une doctrine fonde la liberté illimitée de la proposer, Or cette liberté illimitée de résistance n’existe pas chez l’enfant, d’où la liberté de proposition doit, à son égard, n’être pas illimitée. La liberié de parler à des hommes, et la liberté d’enseigner à des enfants sont deux choses bien distinctes et indépendantes. L’enfant est un mineur, qui a besoin de direction et de protection.

Mais le père n’est-il pas là pour diriger et protéger, ou pour déléguer à qui il lui plaît l’office de direction.et de protection ? On met en avant contre certaines interventions de l’État la liberté du père de famille. Ici encore il y a bien de l’équivoque et de la confusion. La liberté individuelle est la liberté de disposer de soi-même : elle pe saurait consister à disposer d’autrui. Entre le père et l’enfant il y a une relation naturelle, mais, en société, il y a aussi une relation sociale. Et si la loi ne peut rien sur la relation naturelle, la définition et l’organisation de la relation sociale sont de son ressort. Personne ne s’indigne de n’avoir pas le droit de disposer sans condition de sa propriété : je ne puis mettre le feu à ma maison, s’il me plaît, ni maltraiter mon cheval, ni même léguer ma fortune à ma bonne où à mon médecin, qui m’ont soigné, si j’ai quelque part au monde un fils qui ne m’ait pas donné signe de vie depuis que je ne le nourris plus. Si je ne puis ainsi disposer de mes biens sans condition, serai-je surpris de ne pouvoir disposer de mon enfant ? L’enfant n’est pas la propriété du père : il est sous la tutelle du père, ce qui est différent. Le père a un droit sur l’enfant, relativement à tout autre individu : mais, à l’égard de l’enfant, c’est par un devoir, non par un droit, que Le père est lié à son enfant. Il a le devoir, et non pas le droit, de l’élever, de l’instruire. Et ce devoir lui confère le droit de prendre certaines mesures pour remplir ces tâches. Que ce droit ne puisse souffrir ni contradiction, ni limite, c’est ce que nul né peut prétendre. Le père ne peut pas user du corps de son enfant comme il veut, l’affamer, le maltraiter ; le père ne peut pas user des biens propres de son fils comme il veut, les dissiper, se les approprier ; le père ne peut pas user de l’esprit de son enfant comme il veut, le tenir dans l’ignorance, lui refuser l’instruction. Voilà cette prétendue liberté du père de famille, déjà rognée de tous côtés. Si l’on prétend aujourd’hui lui imposer une restriction de plus, il faut examiner de près si elle est légitime : il ne suffit pas de crier qu’on porte atteinte à la liberté du père de famille.

Sur quoi se fonde le droit d’intervention de l’État en matière d’éducation ? On retiendra que par État, j’entends les pouvoirs organisés d’une société démocratique où la volonté nationale fait la loi, et où le gouvernement n’est qu’un agent d’exécution théoriquement sans intérêt et sans volonté propre. Le droit d’intervention de l’État en régime démocratique se fonde sur deux choses : 1o Le père peut abuser de son autorité. Qui défendra le mineur, là où le tuteur naturel est celui justement contre qui il faut le défendre ? On accordera aisément que ce doit être l’État, tuteur civil, à côté du tuteur naturel. Déjà il interdit au père, par la loi de l’obligation scolaire, d’abuser de sa puissance pour laisser l’enfant illettré. En certains cas d’indignité ou de sévices, il déclare la déchéance du père. 2o L’enfant est un futur citoyen. Aujourd’hui que tous les citoyens ont part au gouvernement du pays, par le droit de suffrage, il est impossible de considérer l’éducation comme chose strictement privée et affaire de famille. L’éducation du futur électeur est une affaire d’État ; et il est juste que l’État s’en mêle.

Est-ce le retour au monopole ? Je ne l’entends pas ainsi. Théoriquement je conçois deux régimes, tous les deux légitimes : l’éducation fonction exclusive de l’État, et l’éducation seulement contrôlée par l’État. Je crois en certains pays le premier régime très compatible avec les principes libéraux. Mais je ne le crois pas compatible avec eux dans la pratique pour notre pays. Notre histoire condamne le monopole pour longtemps, peut-être pour toujours, à être un instrument d’oppression et de tyrannie intellectuelles. Reste donc le régime de l’éducation remise aux particuliers, isolés ou associés, sous le contrôle de l’État, ce qu’on appelle le régime de la liberté. Dans ce régime, l’État pourra avoir ses établissements auxquels l’activité des individus ou des corporations pourra opposer une concurrence. D’ailleurs ce régime de liberté n’implique pas que tout le monde pourra enseigner, mais que l’État fixera les conditions auxquelles qui que ce soit devra satisfaire pour avoir le droit d’enseigner, et exercera le contrôle nécessaire pour s’assurer que ces conditions ne sont pas violées ou éludées. Quelles seront ces conditions de capacité ? Là est le point délicat ; là seront les contestations. Évidemment ceux que ces conditions gêneront, prétendront leur liberté opprimée : mais il y a des restrictions qui ne sont pas réellement oppressives.

Le point essentiel sera de ne porter atteinte d’aucune façon à la liberté de conscience. Ce but sera atteint si l’État n’exige ou n’exclut aucune croyance. Vous êtes franc-maçon, socialiste, anarchiste, catholique : je n’ai pas à m’en soucier, moi, État, ou qui exerce le contrôle au nom de l’État. L’État n’a pas et ne saurait avoir de dogme. Il n’y a pas de catéchisme d’État : il n’y a pas d’hérésie pour laquelle l’État puisse disqualifier un éducateur.

Mais l’État a le droit, outre la culture professionnelle et l’aptitude pédagogique, d’imposer à ceux qui prétendent donner l’éducation certaines conditions intellectuelles et morales, dont les unes résultent de ce que l’on y opère sur des mineurs, et les autres de ce que l’on y prépare des citoyens.

1o L’enfant est un mineur. Il faut former en lui la raison, La volonté, le préparer à agir en étre libre, conscient et responsable. Il faut, quelque direction qu’on préfére, et où on l’incline, le rendre capable de choisir un jour sa direction, fût-elle contraire à la nôtre, de se passer de nous, de se séparer de nous. Toute éducation sectaire qui cache aux enfants la concurrence vivante des idées et des doctrines, qui enferme leur intelligence dans un dogme, dans les formules d’un catéchisme et d’une école, abuse de la faiblesse de l’enfant. La vraie liberté de l’enseignement, c’est la liberté dans l’enseignement, l’enseignement de la liberté. Il ne m’importe quelles seront les préférences du maître, ni ses conclusions, pourvu qu’il livre ses préférences et ses conclusions à la discussion, pourvu qu’il ne fanatise pas les jeunes âmes en étouffant à l’avance en elles toute velléité et toute possibilité d’examen.

2o L’enfant est un futur citoyen. Le régime où nous vivons est un régime de liberté. L’enfant disposera pour sa part de la destinée de la société dont il est membre. Il aura à choisir entre la paix et la guerre, un parti et un autre, une institution et une autre, un mandataire et un autre. Toute l’organisation sociale suppose la liberté morale de l’électeur, liberté extérieure — affranchissement de toute contrainte, liberté intérieure — lucidité de la réflexion, habitude de l’activité intellectuelle. Il faut donc organiser l’éducation, choisir et contrôler les éducateurs de façon qu’on développe et assure le plus possible l’indépendance et l’intelligence de l’individu.

Mais de plus le citoyen voit la liberté de penser s’exercer sans limite et sans contrôle sur l’organisation de l’État et la conduite du gouvernement. Il voit critiquer tout. Il peut critiquer tout. Pour que cette légitime indépendance des esprits n’engendre pas l’anarchie politique, que faut-il ? Une seule chose : le respect de la loi. Le droit de critiquer la loi, pour la faire abolir, a pour contre-partie le devoir d’obéir à la loi, tant qu’elle n’est pas abolie. L’enseignement doit préparer des esprits amis de la liberté et des citoyens soucieux de la légalité.

Voilà donc les deux points sur lesquels théoriquement se légitime l’intervention de l’État : il a le devoir d’assurer à tous les enfants une éducation non-confessionnelle, à laquelle Églises et sectes ajouteront à leur gré leur instruction confessionnelle, leur dogme révélé ou philosophique ; il a le devoir d’assurer à tous les enfants une éducation qui leur apprenne le respect de la loi. Il a donc le droit de demander aux maîtres de n’avoir pas pris les engagements qui en font les ministres d’une confession. Il a donc le droit de leur demander d’être capables d’enseigner le respect de la loi, c’est-à-dire tout d’abord de la respecter eux-mêmes. L’état permanent d’insoumission à la loi disqualifie un éducateur : il est étrange qu’il soit nécessaire de le faire remarquer à nos concitoyens. Ces deux conditions remplies, ils seront catholiques ou francs-maçons : cela ne regarde pas l’État. Ils enseigneront selon leur conscience : pourvu qu’ils n’oublient jamais que leur affaire n’est pas de transmettre des dogmes, mais d’élever des libertés, ni l’État ni les pères de famille[2] n’ont à leur demander compte de ce qu’ils croient.

Il est certain que sur toutes ces matières, et sur bien d’autres, ces délimitations des libertés individuelles sans lesquelles il n’y a pas véritablement d’organisation sociale pourront donner lieu à des luttes violentes ; je ne m’en effare pas outre mesure : c’est la condition de la liberté. La liberté d’un individu a pour limite la liberté d’un autre individu ; de même la liberté d’un groupe, d’une association a pour limite la liberté d’une autre association et d’un autre groupe. De même enfin une liberté d’un certain ordre peut trouver sa limite dans la nécessité de conserver une liberté d’un autre ordre : en certains cas, on peut défendre la liberté de consciente par une limitation de la liberté d’enseigner ou de la liberté de posséder.

Toutes ces limites seront instables, tour à tour reportées en avant ou reculées. Quoi que l’on pense, il ne faut pas croire tout perdu, parce que la borne a été déplacée. Dans ces luttes et ces oscillations, la notion de liberté gagne, et je ne partage pas là-dessus l’inquiétude de M. Bouglé. Si le parti qui lançait l’anathème à la notion de liberté, et qui en faisait l’erreur mortelle du monde moderne, en est venu à ne pouvoir se défendre qu’à l’aide de l’idée de liberté, je crois que c’est un gain, et non une menace pour l’idée de liberté. Je ne me soucie pas que ce soit tactique, et non conviction sincère. C’est là un fait nouveau dans l’histoire du catholicisme français ; et si ses défenseurs sont seulement intéressés pendant un siècle à invoquer la liberté comme salutaire à leur Église, il est possible qu’au bout d’un siècle ils soient aussi bons citoyens d’une démocratie libérale, aussi sincèrement attachée à La liberté générale que les catholiques américains.

Comprenons donc bien que la liberté de penser, la liberté de parler ou d’écrire, la liberté de suffrage étant sauves, tout est sauf. Comprenons aussi que l’intérêt de la conservation de la liberté générale peut conduire à tracer diversement selon les temps, et selon la conscience de chaque génération, les limites des libertés particulières. La société, les pouvoirs législatif et exécutif qui la représentent et qu’elle révoquera, s’ils ne la représentent pas loyalement, peuvent prendre ou provisoirement ou définitivement (ce qui n’est à tout prendre qu’un provisoire plus long) des mesures pour la préservation ou de la liberté générale ou de certaines libertés particulières : et ces mesures, je ne sais ce qu’elles seront, si elles ne sont pas des restrictions de la liberté des individus ou des groupes d’où venait le péril. La société a le droit de défendre son principe et de prévoir par où et par qui il peut être menacé : il serait trop tard, pour défendre la liberté, et bien naïf ou bien coupable, d’attendre qu’on en eût constaté l’oppression.

Mais tout cela, ce sont des contingences historiques dont il n’y a pas à parler ici, La discussion des mesures particulières relève de la politique pratique et non de la philosophie politique. Je me contenterai d’indiquer une idée que j’estime importante : c’est qu’il y a une différence essentielle entre individualisme et libéralisme que l’on confond parfois. L’individualisme, c’est le règne des forts, la splendeur de la liberté des forts. Sous les regards bienveillants de l’État, chacun se fait sa part, bouscule, écrase, attrape ce qu’il peut. Je vois bien ainsi qu’il y aura des libertés triomphantes : mais combien y en aura-t-il d’opprimées ? Et l’État ne sera pas vraiment neutre : la force de l’État sera employée par quelques-uns, pour se tailler une part plus grosse. Le libéralisme, c’est l’égalité des libertés : la liberté du faible est sacrée comme la liberté du fort. Mais contenir les forts, il n’y a que la loi, il n’y a que l’État qui le puisse. Et ainsi il n’y a pas de libéralisme véritable sans une intervention de la loi pour régler, de l’État pour garantir cette égalité dans le jeu des libertés individuelles. L’État libre, ce n’est pas l’état de nature, où les forts font tout ce qu’ils veulent, tant qu’ils sont forts, c’est l’état de justice, où la société contient la liberté de quelques-uns pour préserver la liberté de tous.

De là sortira le principe d’une législation des associations. L’association est sacrée, en tant que la liberté de certains individus s’y épanouit ; mais répressible, en tant qu’elle menace la liberté d’autres individus. Et toute association qui commence par être un épanouissement de libertés, tend par son développement même à opérer une destruction de libertés. Une intervention de l’État est nécessaire pour arrêter ce développement au point précis où l’association devient oppressive. La libre concurrence ne suffit pas : car c’est par la suppression de La concurrence que se manifeste l’abus de la liberté d’association. Seul l’État peut quelque chose, quand une association ou un groupe d’associations se sont rendus maîtres du marché dans quelque domaine que ce soit, économique et moral.

L’association sera plus ou moins dangereuse à la liberté générale, selon Le nombre des associés d’abord, mais aussi selon qu’elle absorbera une part plus ou moins grande de la personne des individus associés, et qu’elle se limitera à des objets plus ou moins particuliers. De là la légitimité de soumettre les associations à des régimes divers, selon leur extension, selon leur objet, selon qu’elles laissent en dehors d’elles plus au moins de la personne des individus associés ; bien entendu encore, dans l’intérêt de la liberté nationale, selon qu’elles admettent des membres étrangers, des chefs étrangers. Si une association ou une fédération d’associations réunit tous ces caractères : le nombre immense, la richesse immense, le mélange d’éléments étrangers, la soumission à des chefs étrangers, l’universalité de but embrassant toutes les formes de la vie individuelle et sociale, l’absorption totale des personnes retranchées de la famille, du travail, des rapports sociaux, et ne communiquant avec les autres hommes que par l’intermédiaire et sous le contrôle de l’association, si en un mot cette association a pour objet toute la vie et prend tout l’homme, il est évident qu’elle ne peut être assimilée aux associations à dessein limité, et qu’elle dispose d’une force d’oppression contre laquelle il appartient à l’État de prémunir le reste de là société. Dans la matière de l’enseignement, par exemple, les congrégations catholiques, instruments de Rome agissent à la façon d’un trust : sans l’organisation d’un enseignement d’État, elles seraient maitresses du marché ; elles auraient tué‘toutes les concurrences, et la liberté aurait été à vrai dire détruite par l’usage inconditionné de la liberté.

Tout ce que je viens de dire n’est au fond que le commentaire ei le développement de l’article 4 de la Déclaration des droits de l’homme : « L’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent à chaque homme la jouissance de ces mêmes droits ». Il n’a que ces bornes, mais il a ces bornes. Le libéralisme ne consiste pas à les ôter, mais à les poser. Le but doit être d’assurer à tous les individus la plus grande somme possible de développement libre : ce qui n’est possible qu’en ramenant les libertés oppressives, par la force de la loi et au besoin par la force du gouvernement, dans la mesure où elles deviennent inoffensives.

Je n’ai rien dit du régime économique. Je me sens peu compétent. Je ferai seulement une remarque. C’est que l’article 2 de la Déclaration des droits, en énumérant les droits naturels, la liberté, la propriété, la sûreté ; etc., a oublié le premier de tous : la vie. Il n’y a pas de société qui puisse ne pas garantir la vie aux citoyens, qui puisse inscrire dans ses statuts ou sous-entendre que l’exercice de la liberté des uns pourra aller jusqu’à la suppression de la vie des autres, ou de leurs moyens de vivre. Et de même l’article 17 : « La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé », ne peut pas signifier que, le droit de propriété étant reconnu à tous, toute la propriété réelle pourra être concentrée aux mains de quelques-uns : la reconnaissance du droit des autres serait alors une formidable et inhumaine ironie. Sans renoncer à la doctrine libérale, pour en étendre au contraire l’application et les réalisations, on peut considérer Île régime de la propriété comme n’étant pas intangible. Il y aura plus de liberté dans la société, plus de personnes libres, plus de vie libre dans la nation, quand tous les citoyens seront assurés de vivre et de faire vivre leur famille, quand tous les citoyens participeront d’une manière quelconque mais effective à la propriété, dût-on, pour atteindre ce résultat, limiter l’extension de la propriété de quelques-uns, et leur ôter les moyens de l’accroître indéfiniment.

De même pour le régime du travail. L’antique libéralisme était l’exploitation, l’asservissement des travailleurs au profit des capitalistes. En réalité les lois ouvrières marquent un progrés, non un recul de l’idée de liberté. La réglementation légale ôte seulement à certaines libertés le pouvoir d’opprimer : quelques-uns sont génés, pour que beaucoup soient élargis. Voyez la vie intense, le jeu puissant d’activités libres, d’énergies morales, que la loi sur les syndicats a rendus possibles.

Voilà, en gros et sommairement, comment je conçois le libéralisme et son application au régime démocratique. Un libéral, ce n’est pas celui qui veut sa liberté à lui, c’est celui qui veut la liberté générale, même resserrant sa liberté à lui. Je sais bien qu’il y a beaucoup de libéraux qui ne l’entendront pas ainsi. Mais je ne puis concevoir la liberté sans universalité, c’est-à-dire hors de l’égalité et sans la justice.

Gustave Lanson.
  1. Déclaration des droits de l’homme, art. 4.
  2. Et dans certains cas, il appartiendra à l’État de rappeler même les pères de famille au respect de la liberté de conscience et de pensée en la personne des professeurs.