À Travers la Macédoine slave

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À Travers la Macédoine slave
Revue des Deux Mondes3e période, tome 114 (p. 551-578).


À TRAVERS
LA
MACÉDOINE SLAVE


I. — EN MACÉDOINE, STROUGA.
Août 1890.

Nous touchons enfin à la Macédoine ! Cette terre des bérats, dont les évêchés mettent aux prises Serbes, Grecs et Bulgares, et dont les querelles depuis un an fatiguent l’Europe et le Turc lui-même, nous la verrons sous nos pieds tout à l’heure. Nous la rêvons comme la terre promise, depuis huit jours que, partis de Durazzo, à travers l’Albanie, nous traînons nos chevaux dans les gorges du Pinde, sous l’escorte de nos deux Albanais fidèles, Kostas le brigand chrétien et Abeddin le gendarme musulman. Ce matin, en quittant le moulin de Briniaitz, nous avons traversé dans sa largeur la vallée de Domousova, trempée de brouillards et de rosée. Le village, — notre dernier village d’Albanie, — dormait. Notre ami Janko a voulu cependant nous accompagner jusqu’aux dernières maisons : il redoute pour nous les mauvaises rencontres ; nous sommes encore en Albanie. Il nous quitte, mais il nous reverra. Il ne veut pas rester plus longtemps chez les Barbares. Il vendra son moulin après la récolte. Alors, il viendra nous retrouver en France. Si nous le voulons comme domestique, il se charge de nous mener au bout du monde.

Cette vallée de Domousova n’est qu’un bassin lacustre, mal desséché. Au nord et à l’ouest, les collines dénudées y pénètrent en croupes rondes et portent les maisons éparses du village de Briniaitz, — trente ou quarante huttes de pierre. Une ligne de cultures, au bas des collines, borde les landes en friche, que l’Albanais dédaigne noblement de cultiver. À l’est, une chaîne ardue de roches schisteuses se dresse, toute noire de chênes verts. Une route européenne, qu’achèvent des escouades de paysans slaves, monte une heure par des coudes et des retours savans ; mais les caravanes escaladent tout droit l’échelle du raccourci parmi des pierres plates, des quartiers de roches clivées, luisantes de mica, des chênes verts, des épines et des coudriers. Au sommet, une plate-forme découverte entoure un poste de gendarmes : tous les cols et passages dangereux de la vieille Turquie étaient ainsi gardés par les dervendjis (hommes du défilé). Sous nos pieds, la Macédoine.

Enchâssée dans un cercle de hautes montagnes, dont les têtes émergent de la brume, une nappe de brouillards dort sur la plaine fermée d’Okhrida. Le soleil se lève. Le brouillard se troue, s’envole en fumées, se raccroche en dernières effilochées aux sommets des joncs, aux arbres de la rive, et le lac d’Okhrida s’éveille dans sa coupe de verdures, moiré de courans, taché d’ombres par les nuages du ciel, bleu comme un golfe grec : la Macédoine ! Abeddin s’est recueilli, et, tourné vers le soleil levant, avec de grandes génuflexions et de grands gestes, il invoque Allah et son prophète. Cet accès de piété lait un peu sourire ce vaurien de Kostas. Puis l’esprit d’imitation prenant le dessus et l’amour-propre aidant, — on a sa religion aussi, après tout ! — il remercie tout haut la Panagia, saint Savas et saint Démétrius.

Couchés sur le gazon, nous contemplons cet admirable pays. Un pâtre albanais nous énumère les bourgs et les villes : Okhrida et sa citadelle, Trébénitza, Strouga, Radovisti... Il nous conte des histoires albanaises de brigands et de gendarmes. Mais nous ne l’écoutons plus : la vue de cette Macédoine a brusquement éveillé en nous d’autres souvenirs. Quand on a gravi les dernières pentes du Jura français, on découvre ainsi toute la plaine suisse. Les lacs de Genève et de Neufchâtel miroitent, bordés de vignes et de jardins, entourés d’une ceinture de villes, sillonnés de bateaux, longés par des chemins de fer dont les trains en fuyant laissent un sillage de vapeur ; des voitures passent sur les routes au grand trot de leurs chevaux ; les clochettes des troupeaux, le sifflet des locomotives et le brouhaha lointain des villes affairées se mêlent en un bruit confus ; tout s’agite et tout vit... La plaine d’Okhrida est vide. Le lac est désert. Pas un bateau sur cette eau calme. Pas un bruit dans ces champs muets. De grands roseaux et des marais font au lac des rives inabordables. Deux rivières embrumées se traînent dans les herbes… Là-bas, à la frontière de France, c’est aujourd’hui l’un de ces joyeux dimanches d’août, où l’on célèbre la fête annuelle des montagnes. Sur la Dole, on est venu de tous côtés pour le lever du jour… Abeddin a fini sa prière et Kostas prétend que nous sommes encore en Albanie…


Dès les premiers pas de la descente, nous nous sentons en pays nouveau. Les horizons ouverts et tourmentés de l’Albanie, les fleuves violons et remueurs du sol, les couloirs et les plaines éventrées font place à de tranquilles vallons où dorment des eaux silencieuses. La route descend une heure en longue pente, entre deux lignes d’arbres. La vue du lac et de la plaine nous est cachée par une forêt que nous longeons. Au milieu des hêtres, des clématites et des houx, le regard s’arrête à quelques mètres, au prochain tournant de la route, à la pierre humide couverte de mousses et de cyclamens en fleur, à l’arbre mort étouffé par le lierre, au grand chêne isolé dans la clairière rase.

Et c’est fini des Albanais ! Adieu les amusantes silhouettes des grands diables osseux, au maigre et fier profil, nez d’aigle, joues creuses, moustaches de mousquetaire, qui s’en allaient balançant leur buste alerte, leur collerette noire et leur grand fusil sur leurs hautes jambes d’échassiers ! Nous croisons des Slaves courts, lourds, aux larges laces pleines, enfouis sous leurs vêtemens poilus et leur grosse toque de fourrure. Jambes et pieds perdus dans des bottes en cuir mou, ils s’en vont à la charrue ou à la corvée, animaux de labour à la démarche lente, et boueux. L’Albanais avait la saleté plus gentilhomme.

Les hommes marchent à la tête de leurs bœufs ou fument accroupis dans leur chariot, — une caisse de bois montée sur un essieu de bois et des roues de bois pleines, qu’ils appellent araba et que traîne une paire de petits bœufs noirs. La femme suit en piquant l’attelage. Par derrière, ces femmes ne sont qu’une boule noire, engoncées du cou aux pieds dans leur saia (cape de feutre rigide). Par-devant, cette cape ouverte laisse voir des dessous en grosse toile raide, la cochoula, chemise ou jupe tombant jusqu’aux chevilles, plaquée, au bas, d’une haute bande de tapisserie compacte, où dominent le noir, le vert et l’orangé. Toutes ces femmes sont énormes de la taille. Notre premier mouvement fut d’admiration pour une race si féconde, et le second, de colère contre ces hommes nonchalans qui laissaient travailler et marcher des femmes en pareil état. Mais bientôt nous avons reconnu un caprice de la mode. Les femmes se cerclent le ventre d’une épaisse ceinture de toile, la lesca, dont les deux bouts brodés et frangés pendent devant elles et, par-dessus, elles enroulent encore huit ou dix tours d’une corde de laine noire, la poiass. Leurs cheveux, nattés en cordelettes, tombent tout autour de la figure, et les mèches du bout sont engagées dans les replis de la poiass y telles nos chaînes de montre dans nos goussets. Cette race est naturellement laide et triste. Les travaux des champs lui ont cassé Téchine, ployé les épaules, alourdi les membres. L’habitude de la crainte et de la soumission a courbé sa nuque et éteint son regard. Mais on dirait que tous, hommes et femmes, ils s’efforcent encore de paraître plus tristes et plus laids. Leur costume, sans grâce et sans gaîté, est tristement brodé de vert sombre et de noir. Comme auprès d’eux il semble beau, cet Albanais en veste rouge, qui descend devant nous, campé sur son cheval, le fusil en travers de la selle, avec des airs de conquérant et des allures de maître ! Il vient de Gortcha et, sans autres biens que son fusil et sa bravoure, il va chercher fortune à Stamboul. Il deviendra zaptieh, préfet, ambassadeur, grand-vizir peut-être, et partout il tiendra son rang.


Le vallon de la descente s’ouvre sur une grande étendue plate, entre les montagnes boisées de notre gauche et les roseaux du lac sur notre droite. Devant nous, la brume noie dans les lointains des chaumes moissonnés, des maïs encore debout, des châtaigniers en masses touffues, et des arabas geignant de leurs essieux non huilés. Dans les champs humides, au milieu des fossés et des joncs, vaguent des troupeaux de bœufs. Dans les mares d’eaux croupies, des buffles dorment vautrés. Par intervalles, on entend au loin les lentes mélopées d’un peuple laboureur. Tout ici est tranquille et somnolent. Un piqueur de corvée trouble seul la paix de ce tiède matin. La courbache en main, il active de chaque côté de la route les pelles et les brouettes. Tout un village travaille à la chaussée, hommes, femmes et enfans. Le piqueur en haut fez terrorise ce peuple. Les injures et les coups pleuvent sur le dos des faibles. Pas une plainte, pas une discussion : corvée slave.

Après une heure de macadam en ornières, nous arrivons aux premières maisons de Strouga. Strouga est bâtie sur la tourbière, parmi les roseaux étales saules pleureurs. Ses maisons de bois, à quatre étages, ont un triste aspect de saleté et de délabrement, même presque neuves. Au rez-de-chaussée, des boutiques, des portes cochères, de grandes baies ouvertes où travaillent des artisans, tonneliers, charrons et batteurs de cuivre, et des portes vitrées de petits carreaux sales, derrière lesquels les toiles d’araignées masquent des intérieurs crasseux. Les étages s’avancent en encorbellement. La peinture des façades est tombée. Le bois pourrit. Les fenêtres n’ont plus ni vitres ni cadres, et les trous sont bouchés de torchons et de journaux crevés. La propreté des rues contraste, inondées par les seaux des riverains pour le Irais des oisifs et des fumeurs.

Abeddin et Kostas cherchent des yeux le khani (auberge) dans ces maisons toutes pareilles. Des étalages de pastèques, de melons, de tomates et de pommes ; des fours et des rôtisseries, avec de grands plats d’oignons. Les passans ne répondent rien et ne semblent comprendre ni l’albanais, ni le turc, ni le grec, aucune des langues dont nos gens peuvent user. Personne n’a fait cercle autour de notre arrivée, comme dans les bourgs albanais et grecs. Personne ne nous a demandé notre âge, notre patrie, notre famille, notre parti politique, notre état d’âme et de fortune. Les fumeurs et les boutiquiers nous accordent à peine un regard.

Nous interrogeons en grec une longue et large culotte des îles, un Grec, celui-là, avec sa veste lacée par derrière, ses bas bien tirés aux genoux et ses souliers découverts, quelque hacal (épicier) venu jusqu’ici de Tinos ou de Mételin :

« Nous ne parlons pas grec ici, den miloumé ta Romaïka edo ; nous ne sommes pas Grecs, nous ; nous sommes Bulgares, imasthe Voulgari, » nous répondit-il, dans le plus pur grec du monde grec. « — Mais moi non plus, frère, je ne suis pas Grec. Je suis Français et je viens en Macédoine pour apprendre le bulgare que l’on ne parle pas dans mon pays et voir où en sont vos affaires, vos bérats, dont on parle dans toute l’Europe. » — Amis, alors ! — et nous entrons dans sa maison, le khani demandé.

La saleté du dedans correspond assez bien aux dehors. Dans la cellule qu’il nous offre, toutes les vermines terrestres, — et familières, hélas ! au voyageur chez le Grand-Turc, — ont donné rendez-vous à toutes les vermines aquatiques. Les vitres sont obscurcies de mouches vivantes ou défuntes, et parmi cette ombre artificielle, les cousins mènent un chœur de joyeuses trompettes. Sur les murs, où courent araignées et cafards, un ami de la France a écrit au charbon : « Zito o Boulanzai, vive Boulanger ! » Notre hôte s’en fait un mérite auprès de nos Noblesses. Il connaît bien la France ! il a été à Sofia et il a vu, chez le prince, des prêtres et des nonnes françaises, qui soignent les malades et instruisent les enfans... Français et Bulgare, un couple d’amis !

Nous nous étonnons qu’un patriote bulgare porte le costume insulaire, hellénique.

« — C’est qu’il n’est pas d’ici, mais de Salonique, et qu’avant d’être Bulgare, du temps où il ne savait pas encore, il se croyait Hellène. »

Nous osons lui dire que son hellénisme perce encore, malgré son savoir, dans la vivacité de ses gestes et de son bavardage. — Pourtant, depuis qu’il est allé à Sofia et qu’il sait, il est Bulgare ; et à Strouga, tout le monde est bulgare.

Je suis persuadé que ce prétendu savoir n’a pas été très difficile à acquérir. Les leçons ont coûté moins cher, certainement, à l’élève qu’aux professeurs ; l’argent est un si grand maître en toutes sciences ! Quoi qu’il en soit, le hasard nous a bien servis dès nos premiers pas en Macédoine : nous allons visiter Strouga avec un guide payé, je crois, par M. Stamboulof, un homme bien renseigné. (J’ai su depuis, à Monastir, que nos suppositions étaient justes.)

La ville de Strouga s’étend sur les deux rives du Drin, à quelque cent mètres de l’endroit où le fleuve sort du lac d’Okhrida. La rive gauche est occupée par le quartier slave, par ceux qui s’appellent et que nous appellerons provisoirement Bulgares, quitte à discuter ensuite de leur filiation. Les Bulgares ont environ 300 maisons (1,200 à 1,500 individus), une école bulgare et une vieille église. Ils vivent d’agriculture et de pêche. Le Drin est barré de leurs filets, de nasses, de parcs en roseaux ; et tout un coin de la ville est empuanti des poissons qui sèchent ou se corrompent : durant le carême et l’avent, les gens de Strouga font un grand commerce avec toute la montagne. Sur la rive droite du fleuve, le quartier musulman : une soixantaine de maisons en ruines et une mosquée. La population musulmane, en pleine décroissance, se compose de quelques Osmanlis, de Slaves ayant autrefois abjuré, eux ou leurs ancêtres, et d’Albanais. Beys ou agas, le pays leur appartient encore presque tout entier. Mais ils se sentent mal à l’aise et trop surveillés parmi ces chrétiens que des propagandes étrangères réveillent : ils émigrent à Okhrida, Monastir ou Salonique.

Le reste du canton de Strouga contient 7,000 habitans, dont un millier à peine de mahométans, agas albanais à Pichkoupal et Starowa sur la rive occidentale du lac, et Slaves convertis dans les campagnes de ces deux villes. Ces conversions ont été obtenues de force, au siècle dernier. Pouqueville raconte dans son Voyage de la Grèce comment tout le canton de Maliki, au sud du lac, abjura vers 1766. Les paysans chrétiens étaient pressés depuis longtemps par leurs beys. ils firent une grande neuvaine à leur Dieu, le sommant de les secourir s’il tenait à leurs services. Dieu n’intervint pas. Les paysans se circoncirent.


Strouga doit son existence à son pont. La population se fixa tout naturellement à ce passage forcé des caravanes ; car nulle part on ne peut guéer le fleuve à cause des marais, des tourbières riveraines, des boues et des herbes du fond. Il dut toujours exister un pont et une ville en cet endroit ou dans les environs immédiats. Le pont actuel est de bois, tout neuf, provisoire comme toute chose en Turquie, fait de poutres enfoncées et de planches clouées. Des ruines de pierre, des restes de fondations apparaissent dans l’eau claire. Le Drin coule limpide, large et rapide, à pleins bords, sans rives limitées, sur un fond si vert, si herbu, qu’à peine on distingue au loin le fleuve des prairies voisines. Sur le pont, dans une double bordure d’échoppes, les Bulgares vendent aux caravanes des poissons frais ou séchés. Des Albanais chargent sur leurs petits chevaux des sacs d’anguilles, de perches et de truites encore frétillantes. Ils vont au marché d’Elbassan, toujours pour la vigile de la Panagia, — deux jours de route et sous un soleil de feu ! La fraîcheur du poisson n’est guère estimée qu’en Europe, et par préjugé sans doute.

Nous étions venus au pont pour acheter des écrevisses. Nous espérions des écrevisses après trois jours de laitage et de fromage de chèvre. Mais notre gourmandise est déçue : la plupart des échoppes sont fermées. Depuis deux jours, une bonne moitié des Strougiotes est à Okhrida pour l’arrivée du nouvel archevêque bulgare. Notre hôte lui-même, qui nous donne ces explications, était parti et l’on attendait l’archevêque avant-hier : « Les hommes attendaient dans le bazar pour lâcher la détente de leurs fusils. Les enfans attendaient dans les magasins pour allumer l’encens. Les femmes attendaient aux fenêtres pour jeter des fleurs. Les diacres attendaient dans le clocher pour voir de loin et préparer les cierges… » Notre hôte a beau renier Homère et l’hellénisme : il dénombre comme ses ancêtres. « Mais l’évêque n’est pas venu, on ne sait quand il viendra… Ces brigands, ces cornus (traduisez : les Grecs) ont encore monté quelque coup. N’importe, continue le khandji, qui manque de littérature et ignore ses auteurs, mais parle comme eux, — à Strouga, on est b… Bulgare, fovera voulgari… »

On a commencé depuis peu de temps. Quand notre homme est venu, il y a quinze ou vingt ans, personne ne savait, et tous se croyaient Hellènes ; mais on est allé vite. L’école bulgare fut d’abord entretenue par un subside de l’exarque. La communauté indigène payait alors un maître serbe. Elle n’a plus d’autre école aujourd’hui que l’école bulgare.

Le malheur est qu’au dehors les paysans sont arriérés ; ils ne connaissent pas le patriotisme et préfèrent souvent les prêtres du patriarche à ceux de sa toute sainteté l’exarque (le clergé grec au clergé bulgare). « Dans le caza, il n’y a guère d’éclairées que les trois cents familles de Strouga ; tout le reste, des bêtes ! »


II. — OKHRIDA.

Arriverons-nous à Okhrida assez tôt pour entendre les salves, respirer l’encens, recevoir la pluie de fleurs et voir les mitres d’or luire au milieu des cierges ? Pas une brume sur la plaine. Les perspectives sont nettes et les horizons lointains, comme aux rivages clairs de l’Attique. Mais, du lac, se lève une brise fraîche qui tempère la chaleur de cette journée d’août.

Le bassin fermé d’Okhrida ressemble par sa structure aux vallées de Domousova et du Skumbi supérieur : c’est un plan tout horizontal, entouré de montagnes à l’est, au nord et à l’ouest, le côté méridional n’étant fermé que d’ondulations fuyantes. Mais ici le plan est long de 30 ou 40 kilomètres sur 15 ou 25 de large. Les eaux bleues, limpides, transparentes, d’un grand lac en occupent les trois quarts. Dans l’autre quart à peine sec, s’étend une verte nappe de hautes herbes, de joncs et de cultures. Les montagnes qui l’enserrent, boisées à l’ouest, complètement nues à l’est et au nord, sont coupées dans leur façade septentrionale d’une étroite fente par où le Drin emmène le trop -plein du lac. Rien ne marque à l’œil le cours du fleuve qu’une traînée de vert plus humide et plus éclatant.

La distance entre Strouga et Okhrida est de deux heures (12 à 15 kilomètres), et la route, une chaussée de terre entre deux fossés de roseaux et d’eaux corrompues. On travaille encore à la route. Mais ce sont ici des Albanais^ que l’on a amenés de force, et que des gendarmes surveillent. La moitié des ouvriers fument à l’ombre, sous des claies de roseaux. Les autres, près d’un feu, rôtissent un agneau, qu’ils ont dû voler la nuit dernière, ou des oies et des canards sauvages, qu’ils ont tués sur le lac. Les pelles et les brouettes sont entassées. Les gendarmes et les piqueurs ont renoncé à faire travailler ces enfans terribles, se sont mêlés aux fumeurs et aux mangeurs. La plus douce familiarité unit maintenant ces gardiens sans morgue et ces prisonniers sans rancune : « Tiens, frère, prends ce mézé ; » un Albanais tend au tchaouch (sergent) le foie du mouton, — un morceau d’honneur : tout ce monde est heureux. Le préfet a décidé qu’ils resteraient là tant qu’ils n’auraient pas fini la route : « À ta santé, frère ! » Le jour, on mange, on dort, on fume. La nuit, dans les villages voisins, les hommes ne sont plus armés, les femmes sont jolies, et les étables mal closes… Ils resteront tant que le préfet voudra, et plus longtemps peut-être ! Les gendarmes, qui les ont amenés de force, devront les remmener de force le jour où, fatigués de ce voisinage, les paysans supplieront le préfet de les débarrasser, offriront de l’argent, et s’engageront à terminer la route eux-mêmes.

Le lac que nous longeons bientôt a une limpidité de cristal. À dix et quinze mètres de la rive, on voit s’ébattre les perches innombrables et les truites géantes. Sous la surface unie, la vie fourmille, et dans les roseaux de la rive manœuvrent des flottilles de canards bleus, de sarcelles et d’oies sauvages. Je n’ai vu pareille abondance que sur les bords du Nil et dans ces fresques de la vieille Égypte où les canots des chasseurs lèvent, parmi les lotus, des nuées d’ibis et d’outardes.


Les montagnes de l’est n’offrent que des croupes dépouillées. Des troupeaux de chèvres y tondent le dernier arbuste et le dernier brin d’herbe. Autrefois, le lac pénétrait dans ces monts par un golfe allongé entre la chaîne principale et un contrefort. Une double île de rochers s’élevait au milieu de ce golfe que les alluvions ont ensuite comblé. Dans une ceinture de jardins, d’arbres fruitiers et de verdures luisantes, l’île se dresse aujourd’hui couronnée des maisons d’Okhrida.

De loin, on n’aperçoit que les ruines de la citadelle : une enceinte carrée, à créneaux, bastions et cours quadrangulaires. La ville s’étage sur les penchans du sud, tournant le dos à la route de Strouga et de Monastir : sur la grand’route, on ne trouve que le bazar, au milieu des jardins et des prés inondés. Le bazar semble tout neuf avec ses boutiques de pierre, ses fenêtres voûtées et ses volets de tôle : les vieilles échoppes ont disparu dans les deux incendies de 1881 et de 1883. On y peut rencontrer plus d’un coin d’Islam : sous un gros platane, des tabourets et des estrades de bois où des khodjas en blanc turban fument le narghilé ; deux boutiques de vieilles armes, fusils incrustés et pistolets à pierre ; des barbiers avec le luxe habituel des plats de cuivre argenté et des serviettes rouges ; et des horlogers, tout un peuple d’horlogers pour les vieux Turcs, qui passent leur temps à régler et à casser leurs montres : ils ont une si grande peur de manquer la prière, leur seule occupation. Mais la plupart des boutiques annoncent la civilisation : pétroles et conserves, quincailleries d’Europe, tissus de marques anglaises.

Tout au bout, par une ruelle perpendiculaire à la route, on entre dans le marché au poisson, un cloaque d’odeurs et de détritus nauséeux, où des chiens sans nombre travaillent à mettre un peu de propreté ; leur faim ne peut suffire aux exigences de la voirie…


Nous avions une lettre de recommandation pour un médecin grec, établi depuis trente ans à Okhrida. Il nous accueille sans enthousiasme dans sa petite pharmacie du bazar, nous questionne

longuement sur Athènes et la politique grecque, sur la Crète, la malheureuse Crète, nous montre toutes ses étiquettes écrites en français et tous ses produits achetés à la pharmacie centrale de Paris. Mais quand nous lui demandons de nous guider par la ville, de nous conduire aux écoles et aux églises, il a malheureusement un client sur l’autre rive du lac ; il nous indique un khani confortable… Ce khani était bien le plus sale et le plus pouilleux endroit où nous eussions jamais dormi ; et le soir, au bord de l’eau, nous trouvâmes notre médecin attablé sous des saules, buvant du raki avec une bande de popes bulgares… Nous avons su depuis que le pauvre homme n’avait osé nous recevoir. Épirote de naissance, Hellène, et connu pour ses sympathies helléniques, il se hasardait à peine dans les rues depuis quelques jours, tant les retards de l’archevêque avaient exaspéré la population bulgare. Son amitié n’aurait donc pu que nous compromettre. D’autre part, nous-mêmes, nous lui semblions d’allures étranges ; nous étions, à coup sûr, agens d’une puissance européenne, mal vus de l’autorité turque ; notre compagnie ne pouvait que le rendre suspect, lui faire enlever peut-être sa place ou son traitement de médecin municipal…

Quand on connaît l’hospitalité grecque, l’accueil empressé, libéral, fraternel, des Hellènes de Turquie au voyageur européen et surtout aux Français (je ne pourrai jamais dire tout ce que je dois aux Grecs deCalymnos, de Mételin, de Symi et d’Asie-Mineure), ce seul fait donne une idée de l’état des esprits à Okhrida. Un ami d’occasion compléta le tableau par ses renseignemens ; le nommer serait, je crois, le plus sûr moyen de lui prouver mon ingratitude.

Okhrida est en proie aux Bulgares. La population de 15,000 habitans environ comprend 8,000 Slaves, quelques centaines de Valaques et 7,000 musulmans, — ceux-ci, comme à Strouga, de différentes races : soit deux cinquièmes d’Albanais, autant de Slaves convertis et un millier d’Osmanhs Anatoliotes. Mais depuis quelques années, les seuls Bulgares ont place au soleil.

Le quartier bulgare occupe de ses maisons de bois toute la façade méridionale de l’îlot rocheux, depuis les eaux du lac qui en baignent le pied jusqu’au double sommet, qui profile dans le ciel les créneaux de la citadelle et les dômes de Saint-Clément. Cet îlot est formé en effet de deux masses rondes, unies par une échine plus basse. Deux ou trois étages vermoulus, des toits saillans, des galeries ouvertes, et toujours le même air de caducité et de délabrement donnent à toutes ces maisons bulgares une monotone ressemblance. La saleté des rues est nauséabonde : animaux crevés et excrémens humains, abatis de poissons et déchets de légumes…

En haut, sur l’un des sommets, l’église de Saint-Clément, la métropole bulgare, est une jolie église byzantine avec ses assises de pierre et de briques combinées. Tout autour, règne une esplanade dallée, ombragée de treilles. Un beau fauteuil attendait au soleil, parmi les fleurs et les feuillages jonchés, cet archevêque promis aux nations. De grands popes noirs au maigre visage cuivré, aux yeux fanatiques, surveillaient chacun de nos pas, et, sans nos chapeaux de Frandgîs, ils nous eussent expulsés… jusqu’au moment où, nous sachant Français, ils voulurent nous enivrer de raki à la santé des bérats : les Français et les Bulgares ! des frères !

Sur l’autre sommet, se dresse une enceinte de fortifications en blocage, déserte. Par la porte béante, on n’aperçoit que murs croulans, voûtes écrasées, citernes mi-combles : c’est l’ancien Castro turc. À la pointe qui domine le lac, nous nous asseyons auprès d’une petite mosquée. Elle fut construite jadis dans le pur goût seldjoucide, en marbres blancs, noirs et rouges, alternés. La vue s’étend de là sur tout le lac, sur la plaine du nord, sur les montagnes albanaises d’où nous venons et qui paraissent d’ici un mur infranchissable. Il existe bien un mur en effet, entre la fournaise albanaise et cette pacifique Slavie : ce sont deux peuples, deux mondes différens. Mais, pour le malheur des Slaves, ce mur n’est qu’en apparence infranchissable. Il suffit d’une nuit sans lune aux braves de Dchoura ou de Briniaitz, pour tomber sur cette grasse plaine et prendre leur part des récoltes, des femmes et des troupeaux. Le préfet turc envoie alors toute sa gendarmerie prévenir le gouverneur de Monastir que le brigandage n’existe plus, que la sécurité des routes est parfaite, mais qu’une troupe de bons musulmans a châtié l’insolence de quelques chrétiens. Si les paysans se plaignent trop haut, son excellence les loge et les nourrit quelques semaines dans les prisons de Sa Hautesse.

Un secrétaire de Son Excellence nous exposait, tout à l’heure, cette politique fort simple. Mais il prévoyait après les bérats de graves changemens : « Dans ce dernier coin de vieille Turquie, la Porte envoie un archevêque bulgare, un espion, un gêneur. Par ambition ou par sentimentalité, cet intrigant va protester contre les mesures les plus rationnelles, les plus habituelles, les plus utiles ; au premier emprisonnement, il parlera d’injustice : à la première incursion d’Albanais, il criera aux atrocités… » Et de son poing tendu vers le Nord, le secrétaire maudissait ces « cornus » d’Allemands : à l’entendre, Guillaume II avait écrit de sa propre main l’ordre au sultan de signer les bérats.

Le lac s’endort sous le soleil qui tombe, sans autre ride que le sillage des barques parties d’Okhrida. Elles glissent, portant vers les cyprès de la rive opposée une bande de vieux Turcs, des popes noirs ou des robes européennes aux couleurs brutales, — la haute société d’Okhrida. De ces barques, sort la plainte criarde d’une musette, ou les ronflemens métalliques d’une grave guitare. La petite mosquée ne sert plus au culte et depuis longtemps. Les tombes des saints derviches sont recouvertes par les herbes. Les musulmans ne montent plus jusqu’ici. Ils semblent ne plus quitter leurs jardins, là-bas, derrière nous, au pied des monts de Macédoine : dans leur quartier nouveau, sur la route de Monastir, ils possèdent dix-huit mosquées nouvelles. Ici l’endroit est désert. D’énormes lézards et des tortues courent sur les vieux boulets de pierre. Nous serions restés tout un jour devant le sourire du lac. Il fallut redescendre par les ruelles infectes, sous les balcons dégouttant d’eaux grasses et d’ordures.


En bas, tout au bord du lac et en plein quartier bulgare, une ancienne basilique de Sainte-Sophie a été convertie en mosquée, puis abandonnée comme celle du sommet. Le quartier grec entourait autrefois cette basilique. Il y a trente ans encore, Okhrida comptait 200 à 300 maisons grecques (1,000 à 1,500 individus) ; mais les Hellènes ont peu à peu cédé la place aux Bulgares. Vingt ou trente familles, des plus pauvres, restent seulement, faute de pouvoir émigrer.

Le soir, au khani, nous n’avons parlé que de cette chute de l’hellénisme, avec notre ami d’Okhrida. Cinq ou six négocians de Monastir, venus pour leurs affaires dans un vieux landau à lanternes d’argent, prenaient part à la conférence. Toutes les nationalités de la Macédoine étaient représentées : un Hellène, un Slave, deux Valaques. Le haut personnage de la réunion était, après nous, un juif de Salonique. Je ne rapporterai pas toutes les digressions de ce bavardage. Mais on doit attribuer, — ce fut la conclusion, — la décadence de l’hellénisme à deux ordres de causes, les unes particulières à Okhrida et anciennes, les autres toutes récentes et communes aux villes de Macédoine.

En 1850, les Hellènes d’Okhrida étaient fort riches. Ils avaient en main un grand commerce de fourrures. Grecs d’Épire, de Salonique ou même de l’Archipel, Valaques de Monastir et de Gortcha, Albanais, ils ne formaient qu’un peuple chrétien uni par les mêmes aspirations vers Athènes et la Grande Idée, exploitant le Slave par l’industrie et le Musulman par l’usure. Dans leurs 30 ou 40 ateliers, ils préparaient et cousaient les peaux de loutres indigènes, les pelleteries apportées des lacs voisins, ou les fourrures venues de Constantinople et de Russie. Les pelisses chères au vieux Turc,

comme aussi les cafetans des femmes chrétiennes et juives, sortaient presque toutes d’Okhrida. Le quartier slave fournissait les ouvriers, et le quartier grec récoltait les bénéfices. Les Hellènes commençaient à acheter des terres. L’école était grecque, et les médecins, Athéniens ou Grecs « du dedans. » Les jeunes gens allaient à l’Université d’Athènes. Qui parlait alors de Bulgarie ?

La concurrence européenne, autrichienne surtout et russe, a brusquement tué ce commerce. Les peaux de martre, de zibeline, de renard gris, se sont arrêtées à Odessa et ne sont plus venues en Turquie que manufacturées. En même temps, le lapin et les fourrures communes de Trieste avilissaient les prix des cafetans et des pelisses. Les Hellènes durent, un à un, fermer leurs fabriques. Ils sont allés, avec leur mobilité facile, s’établir aux centres de production ou de marché, à Trieste, Odessa, Bucarest. Mais, derrière eux, la semence hellénique, laissée dans le sol, continuait de germer, quand vers 1864-1866 parurent des étrangers, des Russes, qui parlaient de religion bulgare, de grande Bulgarie, d’oppression des Slaves, et qui, à l’appui de leurs discours, donnaient des argumens sonores, une piastre (20 centimes) au mendiant, et cent livres (2,300 francs) à l’honnête homme. Un parti bulgare fut créé.

Dans toute la Macédoine, ce parti n’a cessé de grandir. L’établissement d’une église bulgare, puis d’une principauté bulgare, porta un premier coup à l’hellénisme. Mais c’est de la révolution roumélioteque date la vraie blessure… Depuis cinq ans, tout est aux Bulgares. Ils ont pour eux la Porte. Ils se vantent d’avoir aussi toute l’Europe, et leur brouille avec la Russie n’a jamais été connue ou admise par ceux que des Russes avaient bulgarisés.

« Pour vivre en paix, soyez Bulgares ! pour gagner vos procès, soyez Bulgares ! pour éviter la corvée, soyez Bulgares ! pour usurper les champs, soyez encore et toujours Bulgares ! Constantinople obéit aux ordres de Sofia ! les préfets turcs ménagent ces puissans du jour, et les maîtres d’école, descendus de Sofia ou de Philippopoli, renversent par une dénonciation les cadis les plus vieux, les pachas les plus galonnés… Mais si vous désirez la palme du martyre, soyez Hellènes ! surtout depuis la révolte et la défaite des Cretois, la vie d’un Hellène n’est qu’un crucifiement. »

Inutile de dire que c’était l’Hellène Michaelis Papadoglou qui parlait ainsi. Il fut interrompu par la soudaine entrée de deux popes bulgares, les deux popes cuivrés qui nous avaient reçus là-haut à l’église de Saint-Clément. Tout le jour, la mèche allumée, près de leurs cierges, ils avaient attendu leur archevêque, sur la terrasse jonchée, près du beau fauteuil de velours. Il n’est pas venu ! En voyant la lune déjà haute et la route lointaine toujours déserte, les popes sont descendus près de nous, craignant pour nos Noblesses les ennuis d’une veillée solitaire. L’un d’eux porte une grosse bouteille, et l’autre un gros livre.

Il n’a plus été question de la tyrannie bulgare, et personne, qu’eux et nous, n’a plus hasardé un mot. L’Hellène et les deux Valaques, dont les mines s’étaient renfrognées, furent bien vite radoucis par l’excellent raki de la bouteille. Quant à nous, j’avoue que les plaintes des Hellènes et le souvenir de toute cette journée nous avaient prévenus contre ce clergé bulgare : leurs grands yeux cernés luisaient pour nous de fanatisme. Je ne crois pas que leur grosse bouteille nous ait corrompus. Mais, en toute franchise, nous les avons reconnus plus doux, plus civilisés, et surtout plus instruits, que la moyenne des prêtres orientaux.

Puisque nous ne savons pas le bulgare, ils nous parlent un grec très pur, et c’est un livre grec qu’ils nous apportent, un volume de la Patrologie contenant la vie de saint Clément, évêque des Bulgares. « Lis et tu pourras convaincre tous ceux qui pensent en Europe que nous, à Okhrida, nous ne sommes pas des Bulgares. »

Cette vie, écrite en grec par un archevêque d’Okhrida du xiie ou du XIIIe siècle, un certain Théophylacte, disait l’éditeur, est en effet terriblement bulgare, fovera voulgariki (c’est décidément l’expression employée). Elle contait comment saint Clément, évêque d’Okhrida, vint au xe siècle dans les terres bulgares, vécut parmi les Bulgares, écrivit en slave, c’est-à-dire en bulgare, bref, comment il nous donna, à nous Bulgares, tout ce qui élève les cœurs et ravit les âmes. »

À tous les mots de terre slave, métropole bulgare, appliqués à leur ville et à leur canton (les pages étaient cornées à ces endroits et la leçon avait dû servir déjà pour plus d’un étranger), nos popes triomphaient. Voulant ménager l’Hellène et les Valaques présens, nous n’avons pas dit tout haut que la démonstration était probante. Mais tout ce que nous avions vu depuis Strouga nous persuadait mieux que ce texte. Aujourd’hui, comme il y a neuf siècles, ce pays est bien un coin de Slavie, une métropole bulgare. Les temps ont bien changé depuis le jour où Victor Gregorovitch, racontant son voyage en Turquie d’Europe, écrivait : « Les Bulgares d’Okhrida se distinguent des Grecs par leur caractère ; mais l’influence grecque a presque étouffé la langue nationale qui ne reprend ses droits que dans le cercle de la famille. Il ne m’est pas arrivé de rencontrer quelqu’un à Okhrida qui pût comprendre la grosse écriture slave. Au contraire, plusieurs étaient exercés à la lecture des livres grecs sur de vieux manuscrits. »


III. — RESEN, KOSHANI.

Au petit jour, nous quittons le khani, où les chants de deux muletiers valaques, à défaut de la vermine, nous auraient toute la nuit tenus éveillés. Dans les rues, les paysans des environs, accourus pour voir enfin cet archevêque, dorment en tas sous leurs capes brunes. Les femmes, assises par terre, les coudes aux genoux, filent déjà. Autour de grands feux, soixante ou quatre-vingts zaptiehs. La révolte des Dibres est terminée ; l’armée va rentrera Monastir, et l’avant-garde est arrivée cette nuit. Uniformes en haillons, fusils de tous systèmes, mines misérables et inquiétantes, ce sont des irréguliers albanais, que le gouvernement fournit d’armes et de poudre, mais qui doivent en retour surveiller les passages d’Albanie en Macédoine. Le muletier ne s’aperçoit que trop, hélas ! de cette surveillance.

Le bazar est fermé. La fraîcheur du matin aigrit les violentes odeurs du quartier au poisson. Le coin des platanes, des estrades, des cafés, des barbiers, est désert. Nous nous retrouvons sur la grande route, entre les lignes de murs en terre séchée, les maisons de bois, les balcons ajourés, les fenêtres grillées, les jardins, les peupliers et les cyprès du quartier musulman. Perdues dans la verdure, parmi les vergers que séparent des haies ondulantes de roseaux, les dix-huit mosquées défilent, — dix-huit huttes de terre crépies et badigeonnées de fresques. Les plus anciens de ces djamis datent de trente ans à peine. Les musulmans les ont échelonnés dans leur retraite, à mesure qu’ils abandonnaient la ville haute aux Bulgares et qu’ils s’éloignaient vers Monastir, comme afin d’être plus tôt prêts au dernier exode. Où sont les belles mosquées de pierre, les coupoles, les dômes et les cloîtres de Pékini et d’EIbassan ? L’Islam à Okhrida ne semble plus installé à demeure : il est à peine campé.

Entre la ville et les monts de l’orient, dort une étroite plaine, ancien golfe du lac, unie, humide, où nos chevaux plongent jusqu’au ventre dans un brouillard compact. Les montagnes émergent à trois kilomètres devant nous, lourdes masses rondes, sans formes et sans profil. Ces trois ou quatre cents mètres de roches crétacées tombent en longues cascades de bosses. Nulle part, une façade droite ni un talus régulier. La route européenne va un peu au nord chercher le passage de Lieskovetsi. Mais tout droit vers l’est, piétons et cavaliers suivent l’ancienne piste et pénètrent dans la montagne, sur le flanc d’une ravine que les orages ont creusée en plein cœur de la roche friable. Le sol sonore est d’une blancheur de lait. La dent adroite des chèvres y chercherait en vain la moindre pousse. Tous les lits de torrens, toutes les rigoles sont à sec.

Deux heures de montée. Nous atteignons un sommet couvert de chênes rabougris. Deux gendarmes, qui ne savent pas lire, essaient de vérifier nos passeports. Mais ils abandonnent ce travail fatigant aussitôt qu’Abeddin leur a conté notre noblesse, et que le pourboire, donné par Kostas, leur a prouvé notre vertu. Ils ont allumé un grand feu. Derrière nous, un autre feu brille au sommet des monts d’Albanie, près du poste de gendarmes où nous avons passé l’autre matin : les dervendjis sont revenus des Dibres et gardent la route ; nous avons eu raison de nous hâter.


L’autre versant est boisé. La grande route, que nous retrouvons bientôt, descend lentement vers le sud-est, au long d’un ruisseau herbu, entre deux pentes de hêtres et de chênes. Des prairies. Un moulin. Des arabas geignantes. Des prés inondés où folâtrent des cochons, — inutile d’interroger : nous sommes en pays chrétien. Par un étroit défilé de saules et de coudriers, nous débouchons dans une immense plaine, brûlée, éblouissante, sans une ligne d’ombre, où le vent du nord soulève des nuées de poussière et noie les horizons d’une épaisse buée. À perte de vue, dans les lignes droites des sillons moissonnés, quelques bœufs glanent les derniers chaumes.

Le premier village que nous rencontrons est, au milieu de la plaine, Resnia ou Resen, à cinq heures d’Okhrida. Un regard dans ces rues encombrées de porcs et une question à ces lourds paysans, qui ne parlent que slave, nous renseignent sur la race et la religion des Resniotes, tous Slaves et presque tous chrétiens. Le bourg se compose d’un vieux quartier de terre et de bois, dans le coin habité par vingt ou trente agas musulmans, et d’une rue bordée d’échoppes neuves.

Le bazar de Resen, durant ces dix années, a brûlé plusieurs fois, comme il sied à tout bazar chrétien. Rues et boutiques béantes sont désertes. La chaleur et la poussière rendent l’air irrespirable ; et la sieste, et toujours l’attente de la Panagia, et ce jeûne affaiblissant, qui dure depuis une semaine, ont vidé les rues ! Seul, devant la porte du khani, un pope aux longs poils gris, trogne rouge luisante au soleil, se précipite pour nous tenir l’étrier. À coups de pied, il a réveillé les gens du khani, qui dormaient en plein air, sous leurs capes ; et, puisque nous sommes Français, il fait venir du raki le plus fort, de l’eau presque tiède et tout à fait corrompue, la plus fraîche de Resnia. Et il nous entoure de ses mains velues, de son haleine, nous parle dans les yeux, nous roule des cigarettes qu’il mouille de sa propre salive !

Nous avons reconnu tant de bons procédés, en lui disant que son accueil nous touchait sans nous surprendre ; qu’à Strouga, Okhrida, partout, les popes bulgares avaient été pour nous des frères, et que, du fond du cœur, nous leur souhaitions en retour l’arrivée de cet archevêque.

Le pope, dont toutes les veines de la face se sont d’abord gonflées, a fini par sourire : il sait bien que nos Efïendesses plaisantent, que ces cornus de Bulgares sont appréciés à leur juste valeur par nous autres Français, et que jamais, au grand jamais, nous n’aurions, nous, fait obtenir les bérats à ces hérétiques, ces schismatiques et ces maudits…

Il est difficile en Macédoine de hurler à point avec les loups. Nous y mettons tout le zèle et toute la conviction de gens en appétit, dont le dîner dépend souvent des loups eux-mêmes. Pourtant, à Dchoura, des Valaques, dans le plus pur grec moraïte, nous ont étonnés par un réquisitoire contre les Grecs, et voici qu’à Resen un pope slave, geignant grec comme une araba bulgare, traite d’hérétique, de schismatique, de maudit, sa toute sainteté l’archevêque d’Okhrida. Une fois lancé, il va, et la suite vaut le début : « Ils sont hérétiques parce qu’ils disent qu’on peut employer en liturgie la langue bulgare, comme si l’inscription sur la croix du Christ n’avait pas été en hébreu, grec et latin, et comme si ces trois langues n’étaient pas les seules admises et comprises de Dieu ! »

Nous observons, mais en toute crainte d’hérésie, que, pourtant, les Russes et les Serbes prient dans leur idiome.

— Ce n’est pas la même chose ! Les Russes et les Serbes ont reçu la permission du patriarche et des conciles ! Les Bulgares ont été excommuniés par les uns et par l’autre en 1872 ; et c’est pourquoi ils sont schismatiques… Et puis n’est-ce pas une conduite de maudits d’aller mettre les Turcs dans les choses de Dieu ! Ces cornus, pour obtenir leurs bérats, ont rendu visite au cheikul-Islam et lui ont promis de se convertir bientôt, eux et leurs diocèses… Mais elle peut venir, sa toute sainteté ! elle peut venir chez notre pope, là-bas, au bord du lac de Presba, dans le village de Podmocjani ! Aussi vrai qu’il s’appelle Stoian Kristitch et qu’il est chrétien, il lui fermera sa porte et son église à la toute sainteté ! et l’on verra si l’archevêque ose appeler les zaptiehs turcs pour forcer l’entrée… Nous, nous devrions ce soir venir à Podmocjani pour attendre cette réception : nous aurions un beau récit à rapporter en Europe.

— L’Europe, avons-nous répondu, n’a pas besoin de nos récits. Elle est édifiée sur les Bulgares et leurs évêques. Et comment admettre, en effet, les prétentions bulgares dans le royaume d’Alexandre le Grand ! en Macédoine ! en plein pays hellène !

Le pope nous arrêta.

— Il est bien certain, reprit-il pour nous donner la note, il est bien certain qu’Alexandre et la Macédoine de son temps avaient été hellénisés. Mais les fils d’Alexandre, le roi Étienne Douschan entre autres, revinrent au langage de leurs ancêtres : et ce furent des Serbes. Tout est serbe en Macédoine, ceux qui parlent slave et ceux qui, hellénisés de langue, parlent grec. Les Bulgares sont bien venus vraiment de revendiquer ces Slaves ! Interrogeons seulement l’aubergiste, le khandji, comment se dit nuit en macédonien ? Notsch, et en bulgare, c’est noscht, tandis que les Serbes prononcent notsch eux aussi. Et maison, et fille, et citoyen ! Maison, en serbe comme en macédonien, koutscha ; en bulgare kouschta. Citoyen, en bulgare graschdanin ; et gradschanin en macédonien comme en serbe. Gradschanin et non graschdanin, koutscha et non kouschta !.. La Macédoine est-elle serbe ou bulgare ? Quant aux Grecs, les Serbes reconnaissent et respectent le patriarche. Mais il est bien visible que l’hellénisme ici n’a rien à réclamer. Dans toute la plaine, sauf les popes, on ne rencontrerait pas deux hommes parlant grec.

Un argument que ne donne pas le pope Stoian, mais dont nous apprécions toute la valeur en l’écoutant, c’est le grec même que parlent les popes. Mélange informe de turc, de slave et de quelques mots grecs, le dernier cancre de nos classes sourirait d’un thème pareil, et Dieu lui-même, s’il est vrai qu’il n’entende que le grec, doit avoir quelque peine avec son fidèle serviteur Stoian. L’entretien se termine en nombreux verres de raki. Nous ne pouvons accompagner le pope, et il doit rentrer au plus vite : si ce cornu d’archevêque survenait en son absence, il trouverait la porte ouverte et pourrait profaner l’église, le schismatique !

Le vent est tombé. Midi règne sur la plaine embrasée. L’air palpite et semble monter du sol en couches ondulantes, comme d’une plaque de métal rougi au feu. Quelle immense nudité ! et quel contraste avec la coupe d’Okhrida, toute riante de verdure et de fraîcheur ! À l’ouest, au nord, à l’est, un cirque de collines rondes, nues, arrête à peine le regard. Vers le sud, l’horizon s’ouvre sans bornes ; mais rien ne fait soupçonner le voisinage des grands lacs de Presba et de Ventrok, ni arbre, ni souffle frais, ni touffe verte. La plaine désolée étend sa sécheresse à l’infini. Au printemps, cette immensité est une mer d’épis. Les sillons s’allongent maintenant dépouillés, tous parallèles de l’est à l’ouest, partant de la plaine et montant directs, sans un coude, jusqu’au sommet du cirque de collines, pour redescendre derrière, sans doute, dans des plaines toutes pareilles. Vers le sud-est seulement, une belle montagne de granit, le Péristeri (la Colombe), rompt cette

monotonie, et, dressant dans l’azur ses trois têtes fines, pose dans la plaine deux hauts contreforts à façades droites, telles les pattes d’un grand sphinx dans les sables d’Égypte.

Le pope est hors de vue. « C’est un bon vieillard, dit le khandji, mais un peu fou… Il est toqué de ses histoires serbes. Nous autres, pourvu que nous ne soyons plus sous le Turc, il nous soucie bien de Serbie ou de Bulgarie ! Nos pères étaient Hellènes, et personne ne parlait alors de Bulgares. En devenant Bulgares, nous avons gagné que le Turc nous respecte et l’Europe nous soutient. S’il faut être Serbes, rien n’empêchera. Mais pour l’heure, Bulgares vaut mieux. »

À ce sage scepticisme, à cette façon familière de mettre en jeu l’Europe, au grec très pur de notre homme, il était facile de reconnaître un civilisé : Eustathios Gotochi a vécu dix ans à Salonique.


Dans les deux cents maison de Resen nous avons en vain frappé à toutes les portes, pour quêter une tête d’agneau, une jatte de lait, un pain, un œuf. Qui songerait à manger aujourd’hui ? C’est après-demain la grande Panagia ! Seigneur, votre droite est terrible au pauvre voyageur. Sans vous, malgré les brigands et les préfets turcs, la route serait encore facile, mais nous vous avons rencontré en travers de tous nos chemins. Ceux qui vous adorent par le Prophète nous ont fait, en Asie-Mineure, mourir de soif pendant tout un mois, parce que la soif de l’homme vous est agréable sous la lune de Ramazan ; et ceux qui vous adorent par le Christ nous font, en Macédoine, mourir de faim depuis deux semaines, parce que la faim de l’homme vous est agréable du 1er au 15 août !


De Resen à Monastir, où nous avons hâte d’arriver, quarante kilomètres en deux étapes. Nous avons quitté Resen en plein midi brûlant, et traversé la grande plaine. Pas une herbe et pas un être, qu’un fin nuage blanc accroché aux sommets du Péristeri et deux corbeaux qui se sont envolés d’une carcasse de mulet.

La route franchit les collines orientales un peu au nord du Péristeri. La montée du versant est aisée, quoique assez rapide. Un poste de zaptiehs garde le col, et, pour lire nos passeports, nous impose une longue contemplation du pays. Derrière nous, la plaine de Resnia, où le vent du nord s’est levé, n’est qu’un brouillard de poussière jaune ; la vue du lac de Presba nous est cachée par le massif énorme du Péristeri. Devant nous, mais très loin, un autre brouillard jaune indique la plaine de Monastir, que le même vent du nord balaie. Mais jusqu’au bord de cette plaine, le versant qu’il nous faudra descendre est très épais, large d’une vingtaine de kilomètres à vol d’oiseau, et formé d’un chaos de collines, de gorges, de sillons de fleuves, de petites plaines intérieures, — un triste chaos sans grandeur dans les bouleversemens, sans couleur dans les éventremens du sol : collines, plaines et gorges, tout est arrondi et mou, d’un pauvre relief, et nu. Le soleil déclinant allonge sur ce désert l’ombre découpée et svelte du Péristeri.

De petits hameaux et quelques champs cultivés occupent le fond des gorges et des plaines. Mais, de loin et au premier regard, ils ne font aucune tache ; les sillons moissonnés ne se distinguent pas du sol inculte, ni les maisons en boue, de la terre jaune. Au milieu de la descente, nous nous sommes arrêtés pour la nuit dans le plus grand de ces villages, à Koshani.

C’est un gros bourg d’une centaine de maisons. Nous découvrons tout à coup, au fond d’une cuvette, sur le bord d’un torrent dans les saules et les peupliers, ce village de laboureurs, entouré de sillons, encombré de buffles et d’arabas. Les terres sont aux mains de deux beys musulmans. La population chrétienne se compose de deux peuples, les Slaves qui se disent Bulgares et attendent, eux aussi, l’arrivée de cet archevêque, mais d’une attente fort placide, sans les fleurs, les fusils, les cierges et l’encens d’Okhrida, — et les Valaques. Les Valaques sont de beaucoup les plus nombreux.

Nous avons retrouvé chez ces Valaques l’esprit de certains muletiers d’Albanie. Ils parlent un grec que leur envierait plus d’un Athénien ; mais ne leur donnez pas le nom d’Hellènes et évitez la grande idée, Alexandre le Grand et la question des bérats. Ils ne veulent pas être Grecs, mais Valaques.

« Nous n’avons que du sang latin, » nous disait le soir un cafetier, chez qui nous causions en attendant la vermine et l’insomnie de la nuit. Nous, c’était lui et nous-mêmes. Dans leur école on n’enseigne aux enfans que le turc, le valaque et un peu de français… Valaque et Français, deux frères de mère, fils de la vieille Rome ! Leur nouveau patriotisme est de date récente : en 1878, ils étaient encore Hellènes, et leur école valaque ne s’ouvrit qu’en 1881. Mais ils ont aujourd’hui le zèle et, pour tout dire, le fanatisme des nouveaux convertis.

— Qu’est-ce que la Grèce ? Une pauvre montagne rongée par la mer, où les chèvres ne mangent pas à leur faim. Et les Grecs ? Un ramas de bavards et de fripons. Ils parlent et ils volent. Ils ont la prétention de représenter le christianisme et la civilisation, contre le Turc barbare et infidèle. Mais par le pain, ma to psomi, au nom du Christ, leurs évêques exploitent et tuent les nationalités ; au nom du progrès, leurs bacals empoisonnent et endettent le paysan. Peu à peu on apprend à les connaître. Le Bulgare s’est détaché déjà du patriarche et de l’hellénisme. Restent l’Albanais et le

laque que ces cornus voudraient manger : le poisson aura des arêtes…

Notre hôte prend ces belles pensées dans une feuille d’impression, dont il nous a montré le titre : Thirje mi komhin Sqipetar. Proclamatione cotre natiunea albaneza. Voilà ce que nous devons lire si nous voulons connaître les affaires de Macédoine et en particulier les Choses valaques. Mais Thirje mi komhin Sqipetar est de l’albanais, et Proclamatione catre natiunea albaneza du roumain, et la lecture de ce roumain, que nous finirions bien par comprendre, est difficile à page ouverte sur l’exemplaire de notre ami : « Je le lis toute la journée, » nous dit-il. La page prouve, en effet, une fréquentation journalière de ses mains habituées aux tonneaux d’olives, aux outres d’huile et aux sacs de beurre ou de fromage aigri.


IV. — MONASTIR.

Nous avons eu la chance d’entrer à Monastir un jour de marché. Il faut se reporter, par le souvenir, aux ponts de Constantinople, ou mieux, aux bazars de Damas et d’Alep, pour revoir un pareil mélange de peuples, une telle bigarrure de races et de costumes. Albanais en culottes blanches, en braies rouges, en fustanelles, — leurs petites vestes soutachées, leurs pistolets, leurs fusils, leur ceinture luisant d’or, toute leur personne étincelant comme des soleils ; Slaves courts, boueux, traîneurs de bottes molles et de vêtemens poilus, vautrés dans la paille de leurs arabas ; vieux Osmanlis à gros turban et grande barbe, enfourchés tout au bout de l’échine de leurs petits ânes : depuis Koshani jusqu’à Monastir, c’est une file interrompue… Sur le flanc de croupes rondes, nous descendons vers la grande plaine de Monastir que nous dominons. Malgré l’heure matinale, le vent du nord soulève déjà des tourbillons de poussière. Nous tournons un contrefort du Péristeri. À notre droite, la haute et fine montagne granitique s’élance dans l’azur, aussi svelte, aussi découpée du sommet, aussi puissante de la base et largement assise que du côté de Resen, aussi nue. Un village aux maisons blanches avec les arbres de son cimetière et de ses jardins est juché là-haut, très haut… Au pied, mais tout à fait dans la plaine plate, Monastir s’éveille parmi les peupliers et les cyprès.

Depuis une heure, nous piétinons sur place. Le fleuve humain qui coulait vers le marché semble figé pour un instant. Coups de cornes des bœufs attelés aux arabas ; jurons et menaces des Albanais, la main au revolver ; vociférations des femmes bulgares ; âcre poussière de macadam et de charbon : c’est un convoi de charbonniers albanais dont une charrette renversée obstrue le

passage. Survient un galop de chevaux, une volée de cravaches, des cavaliers en uniformes, l’avant-garde de l’armée qui rentre des Dibres et d’Okhrida. Derrière eux, nous coupons la foule, écrasant quelques chiens, bousculant quelques ânes et recueillant de-ci, delà quelques bonnes paroles des femmes : « Chiens de Francs ! giaours ! cornus ! »

Sur un gazon usé, des cyprès, d’énormes platanes et de très vieux peupliers couvrent de leur ombre des nattes, des estrades de bois, des divans aux coussins crevés et un canapé en acajou où de vieux Turcs accroupis fument le narghilé. Ils devisent, mais sans bruit, le chapelet dans les doigts. La fumée des narghilés et des cigarettes, jointe à la poussière de la route, les entoure d’un nuage si épais qu’à chaque aspiration le bout des cigarettes apparaît lumineux dans le brouillard.

Des gendarmes, derrière une poutre qui tombe et se relève en bascule, barrent la route : Nos passeports ?.. Des Français ! Mais il n’y a pas de consul français à Monastir ?.. nous ne pouvons pas être Français… Autrichiens ?., non ?.. Anglais ? Russes ?.. Et le tchaouch (sergent) albanais s’entête dans son raisonnement : Nous ne sommes pas Français, puisqu’il n’y a pas de consul de France à Monastir. Tout le poste approuve. Abeddin lui-même, notre fidèle zaptieh, qui nous croit Français, qui nous a vus en compagnie des consuls de France, Abeddin hésite dans sa foi. Il faut que nous soyons Russes, Anglais ou Autrichiens : le tchaouch ne nous laisse que l’alternative. Un Européen, — jaquette noire, gilet jaune brodé de fleurettes bleues, pantalon rayé bleu, — un bel Européen, avec un grand fez coquelicot, est intervenu : « La France n’a pas de consul ici, mais elle a des fréridais, des religieux, des prêtres. »

Et Kostas ayant ouvert sa bourse, tout le poste, la main au cœur, puis à la bouche et au front, s’inclina.


À travers le quartier musulman, l’Européen nous conduit chez les fréridais dont il nous chuchote le plus grand mal dès qu’il nous entend parler grec : « Ces cornus se disent Français, mais ils sont Autrichiens, Valaques !.. Ils soutiennent Apostolo Margariti. » Lui se dit Hellène et tout à notre service : il est banquier au bazar, près du grand khani ; il a une carte de visite en français :

Eustathios…
Négosian.

Je suis trop reconnaissant à Eustathios… pour transcrire ici le nom.

Les fréridais habitent une longue maison de pierre, à volets verts, qui porte l’écusson du consulat austro-hongrois. Un vieillard en soutane nous a reçus. Nous sommes chez des lazaristes français. Ils nous auraient logés, si leur pauvreté ne les forçait à louer la moitié de leur couvent au consul d’Autriche. Mais Monastir est ville de ressources. Le français est ici d’un usage courant. En face de nous s’ouvre un xenodochion Anatolis, Otel d’Orian, avec un restaurant O pyrgos Ephail — la tour Eiffel, — Hôtel et restaurant sont pleins : nous nous étions trop tôt réjouis.

Il faut nous rabattre sur le khani ordinaire, la grande auberge turque, avec ses murs de terre et ses galeries de bois. À l’intérieur, quatre façades, à trois étages de galeries, entourent une cour carrée. Dans la cour, des fumiers, des flaques d’eau et des arabas, des groupes de Turcs, d’Albanais et de Slaves, toujours causant et fumant. Cent ou cent cinquante chevaux hennissent et se battent dans les écuries ouvertes du rez-de-chaussée. Les étages sont divisés en cellules s’ouvrant toutes sur les galeries. Ainsi chacun a sa chambre, mais une chambre qu’une natte encombre, et tout le monde vit sur les galeries, les uns occupés à leur cuisine, les autres à leurs affaires ou à leur toilette, — très sommaire.

Jour et nuit le khani bourdonne de conversations, de poules juchées sur les fumiers, de cafetières bouillantes, de fritures, de flûtes, de guitares à trois cordes, d’hommes chantant devant un feu, autour d’une pastèque ou d’un verre de raki. À la pompe et près du puits, des barbiers ont ouvert boutique en plein air et rasent du même instrument les joues du chrétien, les crânes et les aisselles musulmanes. C’est la vie turque dans tout son désarroi : aucune heure, aucun lieu fixé pour aucune besogne. Tout se fait toujours et partout, ou plutôt il est impossible de jamais rien faire. Le barbier rase ses cliens dans l’eau que tout le monde boit. L’écœurante odeur des fritures flotte dans toutes les fumées. À l’aube, des Juifs assiégent notre porte, avec de vieilles armes, de vieilles broderies, de vieilles défroques qu’ils appellent antiquités. Le soir, des muletiers, qui ont dormi le jour, chantent jusqu’à la minuit passée. Toute la journée, une lourde chaleur met en joie la vermine, que la senteur de nos peaux européennes attire des quatre coins de Monastir.

Nous nous sommes reposés quelques jours dans ce khani. Ce repos fut plus pénible que les plus dures marches, et pourtant je me souviens de ces journées avec un charme indicible. Cette vie turque, si peu confortable, a des recoins étranges. Le réveil faisait oublier les tortures de la nuit, — le réveil du khani à l’heure où, dans le ciel blanc, les cigognes passent silencieuses, toutes ailes étendues.

Les galeries sont jonchées de dormeurs. Dans la cour, quelques feux achèvent de s’éteindre parmi des traînées de brouillard. Un cri de coq, des hennissemens de chevaux annoncent le soleil, et d’une galerie, un derviche se penche, les pouces aux oreilles, pour jeter en haut et en bas l’appel à la prière. Sa voix aiguë, et chevrotant les hautes notes, monte dans l’air calme et froid : Allah li Allah ! En une minute, les dormeurs ont pendu leurs matelas et leurs couvertures multicolores aux balcons des galeries. Pieds et bras nus, ils courent aux puits pour les ablutions. Puis dans la cour chacun étend son tapis de prière, et les génuflexions commencent, les accroupissemens rituels, les contemplations, debout, assis, agenouillés. Derrière le derviche prieur, ils sont tous alignés. Les Albanais eux-mêmes sont devenus graves : passage de mulets, ébrouemens de chevaux allant boire, réveil de chrétiens, entrée d’attelages, frôlement de cavalcades, rien ne peut les distraire…

Le soir, quand le crépuscule avait éteint ses dernières lueurs et quand sous les claires étoiles la nuit sans lune s’était approfondie, autour des grands feux de pins la cour se remplissait de gestes et de discours. Les ombres grandies dansaient aux murs en silhouettes folles. C’étaient des Albanais hâbleurs, joues creuses et profils aigus, la bouche toujours fendue par le rire, des mines de brigands ou de diables en belle humeur. Ils se contaient tout haut quelques coups inédits. Leurs récits ne venaient à nous que par lambeaux, et Kostas traduisait : « tora, vré tou ipa, tha se skotoso, alors, mon vieux, que je lui ai dit, je te vas tuer. » La main portée à la ceinture, à la garde des poignards, à la crosse des revolvers, achevait suffisamment l’histoire. Et c’étaient aussi entre Grecs et Bulgares d’interminables discussions théologiques, où la Trinité, saint Paul et M. Stamboulof intervenaient souvent, où Christos (Jésus-Christ) alternait sans cesse avec kérata (cornu).

Trois nuits presque entières, deux muletiers valaques ont autour de leur feu rassemblé tous les chrétiens du khani : ils savaient tant de tragoudies et ils tragoudisaient si bien du nezl Le succès reste toujours aux belles choses. Toutes leurs tragoudies nouvelles ne faisaient pas oublier une ancienne chanson, que l’auditoire finissait toujours par réclamer et que tout le khani nasillait en chœur, des heures à la file. C’est un vieil air italien : tous les Grecs le chantent ; ils l’appellent le « minore des îles : » un vieil air italien qu’ils ont arrangé pour leur nez, brodé de leurs fausses notes et recouvert de paroles grecques :

Tris phonous ekama dia se

Ke ekama tria taxidia.

Pour toi, j’ai fait trois meurtres

Et j’ai fait trois voyages.

Dans l’Archipel, en Macédoine, sur l’Adriatique et jusqu’au fond de l’Asie-Mineure, cet air m’a si longtemps persécuté que mes oreilles habituées l’ont retenu. Et mes souvenirs y rattachent aujourd’hui tant de l’entes journées à la rame à travers les rochers des Cyclades et tant de clairs matins dans les monts de Lycie, qu’il a pour moi la douceur de tous ces regrets.

Le dernier soir, — c’était un vendredi, jour consacré des musulmans, — tous les feux se réunirent en un bûcher, et tous les groupes en un grand cercle. On venait de tous les khanis voisins, de toute la ville. Une foule respectueuse, accroupie qui sur sa natte et qui dans le fumier, débordait jusque dans la rue. Suleyman le meddah (conteur), l’illustre chaïr (poète) Suleyman devait chanter.

La Turquie possède encore de ces poètes errans, allant de bazars en bazars, de khanis en khanis, tantôt chantant de vieux airs populaires, sur une longue guitare à trois cordes et tantôt improvisant en prose ou en vers des contes, de petites scènes dialoguées, des apologues et des chansons. Leur musique est insaisissable à nos oreilles : pas une note précise, des sons filés sur un rythme qui part et finit brusquement, à pic. Dans leurs vers, il est encore plus difficile de comprendre ce qu’ils entassent entre le mot initial toujours le même et la rime : « Mais c’est très beau ! » disait Abeddin. Le morceau de bravoure de Suleyman était une chanson amoureuse que, sans fatigue pour lui ni pour son auditoire, il répéta quelques heures en ajoutant toujours de nouveaux couplets :

« — J’ai dit aux belles filles : Pourquoi ces lèvres alanguies ?

Elles m’ont dit : Douleurs d’amour. »

J’ai dit, elles m’ont dit, tous les vers commençaient par ces mots : didim, didi, qui résonnent en turc comme une corde de guitare brusquement pincée :

« — J’ai dit aux belles filles : Quelle dure vie !

Elles m’ont dit : Non pour toi qui ne sais les artifices des mauvais. »

Suleyman connaît de beaux poèmes, surtout il a une belle voix : les raffinés de l’auditoire sont unanimes. Le front plissé, les yeux clos, Suleyman chasse de ses narines une voix de tête, hachée, chevrotante, aiguë, tombant soudain aux plus basses notes de poitrine et coupée de hoquets. « La belle voix ! » dit Abeddin, un peu jaloux.

Mais Suleyman est bien plus un meddah (conteur) qu’un chaïr (poète). Il improvise, et une tempête de rires ébranle le Khani. Il imite tous les patois, tous les accens, tous les gestes de tous les peuples ottomans, européens ou asiatiques, le Turc de Mentesché, le Turc de Kastamouni, l’Arménien, l’Albanais, le Grec, le Persan,

le Frandgi, le batelier (khaidji) du Bosphore, le Juif du bazar… Un khaidji racolait au bout du Grand-Pont pour la traversée de Péra à Scutari : Khaidji Khara guidisi-i-in ! C’est un Persan en haut bonnet et robe flottante qui demande nasillant et traînant les finales en in chères à son peuple : « Khaidji, où allons-nous ?» — Le khaidji, Turc Anatoliote de la Mer-Noire, répond avec le débit uniforme et lent, les roulemens graves que connaissent tous les familiers du turc : « Siguidera guidion, je vons à Siguidera. » Le geste et le ton sont reproduits, paraît-il, avec une telle justesse que l’auditoire nomme aussitôt les interlocuteurs. Toute la Turquie défile dans cette barque : l’Albanais protecteur et sa familiarité gentilhomme : « Où vas-tu nous porter, frère ? » le Juif fertile en comphmens que le meddah transpose à sa façon : « Ô khaidji, votre figure est comme une tomate ! » et le Grec qui bredouille, embrouille et se débrouille aux dépens du pauvre monde. Le caïque est plein et va se détacher, quand voici venir un cosol franc, un consul européen avec son verre dans l’œil et son chien en laisse. Un chien en laisse dans la libre Turquie, — libre pour les chiens ! Et le cosol parle petit nègre, comme les consuls réels dans la vie orientale : « Caïque, où toi mener nous ? Toi, combien demander ? » Si l’Europe, que l’Oriental semble respecter, pouvait savoir tout le mépris qu’au fond du cœur il nourrit pour elle ! Le cosol devient la bonne tête de l’expédition : à deux brasses du bord, il est déjà malade et invoque à son aide tous les bateaux européens qui remplissent le port ; mais n’ayant point de drogman, il ne peut se faire comprendre. Le Juif lui vend une recette contre le mal de mer, et le Grec s’offre à traduire toutes les langues d’Europe, qu’il ignore également et qu’il remplace par du grec habillé à la française… Puis c’est le chien du cosol qui veut boire et le chapeau du cosol qui tombe à la mer… Le conte s’arrête quand la voix du meddah ou l’attention de l’auditoire est épuisée. Mais durant des heures, les mésaventures du cosol, du frandgi soulèvent des tourbillons de rires. C’est la revanche de ces races que l’Europe découpe, enveloppe dans ses protocoles et vend sur le comptoir de ses congrès…


Monastir, ou, comme disent les Grecs, Bitolia, occupe une très grande superficie dans la plaine, sur les deux rives du Dragor. Cette rivière de boue, d’immondices et de flaques noires traverse la ville du nord au sud entre deux quais européens, œuvre de l’avant-dernier vali, — de beaux quais de pierre, que, deux ans après leur construction, il a fallu remparer de pieux et de palissades, des quais européens à la mode turque. Dans l’eau fétide, grouillent des bandes d’enfans ; des peaux se tannent parmi les chiens et les ânes morts. Toutes les races de la ville ont tenu à l’odeur de ces pourritures : Monastir n’est pas divisé par son fleuve en quartiers distincts, mais au nord les musulmans, au sud les chrétiens et les juifs habitent l’une et l’autre rive.

Nous avons traversé, le matin de notre arrivée, tout le quartier musulman : grands palais de bois, au milieu des arbres ; moucharabiés, galeries ouvertes, fenêtres grillées, balcons de bois, toits avançans, — les maisons musulmanes de toute la Turquie. Le palais du gouverneur, le konak, est à lui seul une autre ville. Sur le quai un pavillon, flanqué de deux ailes et régulièrement percé d’innombrables fenêtres, lui fait une longue façade blanchie, soigneusement crépie, européenne : une gouttière du toit a fait tomber un peu de ce placage, et l’on peut voir en dessous les cubes de terre séchée, seuls matériaux de cette bâtisse turque. Pour régulariser nos passeports, qui depuis deux mois nous auraient attiré bien des ennuis si les fonctionnaires de Sa Hautesse savaient lire, nous errons dans des corridors où circule la foule ordinaire de soldats, de solliciteuses, de derviches, de popes et de loqueteux. De chambre en chambre nous allons, poussant les portières de cuir ou les tapis usés qui servent de portes. Des gens dignes en haut fez ou en turban nous accueillent et nous font place sur le divan où ils fument à demi couchés. Ils signent sur le revers de la main des paperasses qu’ils déchiffrent à grand’peine et qu’ils repoussent ensuite du pied ; le secrétaire, un giaour, ramasse humblement et se retire à reculons, les yeux baissés, la main sur le cœur. On nous sert des cafés et des cigarettes, puis on nous prie de nous adresser au voisin. Au bout de deux heures, un scribe valaque nous conseille de ne pas insister : nos passeports seront toujours assez bons, puisque nous avons un peu d’argent.

Derrière le nouveau konak s’étendent les jardins, les kiosques de bois, les turbés de l’ancien palais, le harem de Son Excellence et, dans un vieux cimetière, les prisons. Les prisons regorgent. Aux fenêtres ingénieusement et bizarrement grillées, de joyeux Albanais chantent tout le long du jour ou se disputent autour d’un jeu de cartes. Une chambre est pleine de popes grecs, une autre de popes bulgares : le Turc est impartial. Des treilles couvrent les murs. Des rosiers grimpent au bord des fenêtres. Un gendarme prépare du café pour les prisonniers qui ont encore quelque argent.

Dans le quartier des chrétiens, il est impossible de ne pas sentir le Grec dès les premiers pas. Les grandes maisons carrées à toits de zinc, longues et hautes, les baies vitrées, les bow-windows, les balcons de pierre, révèlent au premier regard l’amour de l’Hellène pour le soleil et la lumière : les quais de Smyrne et les places d’Athènes ne sont pas autrement bâtis. La maison du Turc cachée, retirée, le plus souvent de biais sur la rue, ne vaut que par ses divans cerclant toutes les chambres, et par un confort particulier qui souvent nous déroute, mais qui pour le Turc est le vrai confort. La maison du Grec, toute en façade, en portes, en fenêtres, peut être mal commode à son propriétaire, mais paraît si grande, si belle, si enviable au passant ! Pour une cervelle grecque, la véritable mesure des choses est dans l’envie qu’elles suscitent chez le voisin. Dans la vie, comme à la Bourse, tout est affaire d’offre et de demande, et non d’estimation personnelle.

Musulmane au nord, dans les jardins, les peupliers, les cyprès, les platanes couvrant de leur ombre les narghilés et les turbans ; hellène au sud, dans les hôtels d’Orient, les cafés Eiffel, les bacals aux devantures multicolores, les batteurs de fer-blanc, les vendeurs d’olives, de sardines et de pétrole ; juive dans quelques rues d’un vieux ghetto, noires, tendues de linge et de défroques, bordées de femmes aux yeux tout pleins de vice : telle est la Monastir que l’on voit.

Mais interrogez le marchand du bazar,.. ou ce muletier valaque qui chante depuis deux heures son tris phonous,.. ou ce pope noir assis aux marches du khani et attendant depuis une semaine l’arrivée de son archevêque… : « Monastir est bulgare !.. Monastir est serbe !.. Monastir est valaque ! » Un Albanais, cawas du consul d’Autriche, conclut négligemment en tirant sa moustache : « Diko mas mero tha ine. Monastir ! mais ce sera à nous ! » — à nous Albanais ? ou à nous Autrichiens ?

Monastir étant la capitale de la Macédoine, il est tout naturel que les peuples qui se disputent cette province, et les autres, en aient fait le centre de leurs intrigues. La Russie, l’Autriche, la Grèce et la Serbie y entretiennent des consuls, la Bulgarie des agens. Il est non moins naturel que la France n’ait point ici de représentant : il est entendu que nous avons bien d’autres soucis que les affaires orientales : c’est au consul de Grèce que nous remettons le soin de nos intérêts. Croyez bien pourtant que cette absence de consul français n’empêche ni les Turcs, ni les Grecs, ni les Albanais, ni les Serbes, ni les Bulgares, ni les Valaques d’espérer notre appui en toute circonstance et surtout au jour de la grande liquidation.

Victor Bérard.
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