À bord et à terre/Chapitre 26

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À bord et à terre ou les Aventures de Miles Wallingford
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 22p. 328-341).


CHAPITRE XXVI.


À la grande convocation générale, quand le signal du jugement se sera fait entendre, que les îles, les continents et les mers rendront leurs morts ; que le nord viendra avec le midi ; que le pécheur sera terrifié, et le juste tremblant, Dieu te soit en aide, pauvre Tom !
Brainard.


Les équipages des deux navires étaient si pressés de s’éloigner l’un de l’autre, qu’on courait alors dans le creux des lames. La même idée parut se présenter en même temps à mon esprit et à celui de l’autre capitaine. Au lieu de continuer à laisser porter, l’un mit la barre toute à bâbord, l’autre toute à tribord, et nous vînmes tous deux au vent, quoique avec des amures différentes. L’Anglais établit son foc d’artimon, et, quoiqu’il fût secoué d’importance, il courait évidemment moins de danger qu’en fuyant vent arrière. Les lames déferlaient continuellement sur son pont, mais sans causer de dommage matériel. Quant à l’Aurore, elle se tenait à la cape, à sec de voiles, et allait comme un renard sur l’eau. J’avais une voile d’étai de rechange, que j’établis au mât d’artimon. Quelquefois, il est vrai, nos bossoirs rencontraient une lame plus forte, et alors nous recevions une bonne ondée sur l’avant, mais la lame s’éloignait sous le vent aussi vite qu’elle était venue au vent. Vers le soir, cependant, la tempête diminua de violence, le temps se modéra sensiblement, et la mer ainsi que le vent commencèrent à tomber.

Si nous avions été seuls, je n’aurais pas hésité à venir au plus près, à faire de la voile, et à reprendre ma première route ; mais le désir de parler au bâtiment étranger, et d’avoir des nouvelles de Marbre, était si vif que je ne pus m’y décider. Nous étions dix à bord qui l’avions connu, et nous étions unanimes pour attester son identité. Je résolus donc de m’attacher à suivre le navire anglais, pour échanger au moins quelques mots avec mon ancien ami ; je l’aimais de tout mon cœur, tout rude et tout bizarre qu’il était parfois. M. Hardinge excepté, il n’y avait personne au monde à qui j’eusse de plus grandes obligations ; car il avait fait de moi un marin, et je lui devais une grande partie de mes connaissances en navigation ; et puis nous avions tant vu ensemble, que nos existences se confondaient en quelque sorte, et qu’il se trouvait mêlé plus ou moins à tous les incidents de ma carrière maritime.

Je craignis un moment que l’Anglais n’eût l’intention de rester toute la nuit comme il était ; mais une heure avant le coucher du soleil, j’eus la satisfaction de lui voir établir sa voile d’artimon et pousser au large. J’avais viré vent arrière deux heures auparavant pour être aux mêmes amures, et je le suivis à sec de voiles. Comme il déploya bientôt son grand hunier avec tous les ris pris, puis son petit hunier, je pus faire aussi un peu de voiles pour ne pas rester en arrière. Nous naviguâmes ainsi toute la nuit ; et, le lendemain matin, les deux navires étaient sous toutes voiles par une brise modérée du nord et une mer assez calme. Le bâtiment anglais nous restait à environ une lieue sous le vent et un peu de l’avant ; dans cette position, il était facile de l’accoster ; aussi, au moment où les équipages allaient descendre pour déjeuner, l’Aurore alla se ranger sous la hanche sous le vent de l’Anglais. Je le hélai suivant l’usage.

— Quel est ce navire ?

Le Dundee, capitaine Robert Ferguson. Quel est ce navire ?

L’Aurore, capitaine Miles Wallingford. D’où venez-vous ?

— De Rio de Janeiro, à destination de Londres. Et vous ?

— De New-York allant à Bordeaux. Nous venons d’avoir un fameux grain.

— Vous pouvez le dire ; j’ai ai rarement vu de pareil. Vous avez un bâtiment qui tient joliment la mer.

— Je n’ai pas lieu d’en être mécontent, et il vient de faire ses preuves. Dites-moi, n’avez-vous pas à bord un Américain nommé Marbre ? Nous pensons avoir vu hier sur votre poupe la figure d’un de nos anciens camarades, et nous vous avons suivis pour avoir de ses nouvelles.

— Oui, oui, répondit le capitaine en nous saluant de la main, il ira vous voir dans un instant ; il est en bas à faire son paquet, et je pense qu’il vous demandera de le prendre à bord pour le conduire aux États-Unis.

Ces mots n’étaient pas plutôt prononcés que Marbre parut sur le pont et agita son chapeau en signe de reconnaissance. C’en était assez ; maintenant que nous nous entendions, les deux bâtiments se donnèrent de l’espace et mirent en panne ; notre canot fut mis à la mer, et Talcott se rendit à bord du Dundee pour y chercher notre vieil ami ; on fit un échange de nouvelles et de journaux, et vingt minutes après j’avais la satisfaction de serrer la main de Marbre.

Dans le premier moment il était trop ému pour parler ; il donnait des poignées de main à tout le monde, et il semblait aussi surpris que charmé de nous trouver réunis en si grand nombre. Je fis porter son coffre dans la chambre, puis je vins m’asseoir à côté de lui sur les cages à poules, pour entendre son histoire, dès qu’il serait en état de la raconter ; mais il n’était pas facile de me débarrasser de nos passagers. Pendant la tempête ils n’avaient pas dit un mot ; et j’avais eu quelque répit ; mais dès que le vent se tut, ce fut à leur tour de parler, et ils recommencèrent de plus belle à tomber sur Boston. Marbre était venu sur notre bord d’une manière si étrange, et il était si évident qu’il y avait là quelques secrets à surprendre, que tous les trois vinrent se poster près du dôme de l’échelle, de manière à ne point perdre un seul mot de notre conversation. Vouloir chercher une autre place sur le pont, c’eût été folie, nous aurions été suivis, et ils en auraient toujours entendu assez pour inventer le reste ; ces sortes de gens ne se piquent pas d’être fort scrupuleux. Je pris mon parti, je dis à Marbre et à Talcott de me suivre, et incontinent je montai dans la grande hune ; nous nous y assîmes tous les trois, aussi à notre aise que trois commères qui viennent de finir leur dernière tasse de thé, qui attisent le feu, et qui rapprochent leurs têtes pour commencer un nouveau feu de file. Grâce à Dieu, ni Sarah ni Jane ne pouvaient nous suivre là !

— Qu’ils aillent au diable ! dis-je un peu crûment, car il y avait vraiment de quoi faire perdre patience à un saint ; nous voici à une distance convenable, et je ne crois pas qu’ils soient tentés de venir rôder par ici pour nous entendre. Wallace Mortimer lui-même trouverait la montée un peu rude.

— S’ils arrivent, dit Talcott en riant, nous pouvons encore battre en retraite sur les barres de perroquet, et puis enfin sur la vergue de cacatois.

— Je comprends, dit Marbre en clignant l’œil d’un air malin ; chacune de ces personnes a des oreilles pour quatre, n’est-ce pas, Miles ?

— Oui, et ajoutez des langues pour quarante, le signalement sera complet.

— Eh bien, on peut dire qu’ils sont joliment lestés ; maintenant ils seront habiles s’ils répètent ce que nous dirons.

— Ils feront ce qu’ils font neuf fois sur dix, reprit Talcott, ils inventeront. Quand on veut parler sans cesse de ce qu’on ne sait pas, il faut bien puiser le plus souvent dans son propre fonds.

— Ma foi, qu’ils aillent à… Bordeaux, m’écriai-je, puisque c’est leur destination. Et maintenant que nous sommes ici, mon cher Marbre, vous sentez que nous brûlons de savoir tout ce qui vous est arrivé. Talcott et moi, nous sommes vos amis dévoués, et nous n’avons rien l’un et l’autre qui ne soit à vous.

— Merci, mes braves garçons, merci du fond du cœur, répondit l’excellent homme en s’essuyant les yeux avec le revers de sa main ; je vous connais, je sais que vous le feriez comme vous le dites. Vous avez bien fait, Miles, de monter dans cette hune infernale, car je ne voudrais pas que ces harpies de terre vissent un homme de mon âge, qui n’a point quitté la mer depuis quarante ans, ruisseler comme une baleine qu’on harponne. Eh bien donc c’est le livre de loch qu’il faut vous mettre sous les yeux, n’est-ce pas ?

— Oui, et nous ne vous ferons pas grâce d’une page. Entrez dans les mêmes détails que si vous aviez à régler un sinistré avec quelque compagnie d’assurance.

— Voilà encore des satanés coquins, ces assureurs ; et l’on a diantrement de peine à retirer son argent de leurs griffes ; mais il faut être juste, Il y a pourtant parmi eux quelques braves gens, et à peine un pauvre diable a-t-il fait naufrage, que ceux-là ouvrent leurs écoutilles, et lui comptent son affaire avant qu’il ait eu le temps d’ouvrir la bouche.

— Très-bien. Mais voyons vos aventures, mon vieil ami ; vous oubliez que nous mourons de curiosité.

— Ah ! oui, la curiosité ; voilà une commère qu’il n’est pas facile de faire tenir tranquille, une fois qu’elle est éveillée, surtout chez les femmes ! Allons, il faut vous satisfaire, et je ne tournerai plus autour du pot, quoiqu’il en coûte d’en venir à parler de son obstination et de sa folie. Ainsi, donc, vous m’avez cherché, n’est-ce pas, le jour où le bâtiment quitta l’île ?

— Sans doute, et nous supposâmes que vous étiez fatigué de l’épreuve, avant même de l’avoir commencée, et que vous étiez parti avant nous.

— Vous aviez raison d’un côté et tort de l’autre ; voici comment. Quand vous m’eûtes laissé, je commençai à généraliser sur ma position. — « Moïse, mon vieux, dis-je à part moi, ces gens-là ne consentiront jamais à partir et à te laisser là, dans l’île, comme un infernal ermite. Si tu veux tenir bon et faire le Robinson Crusoé, il faut te tenir à l’écart jusqu’à ce que la Crisis ait mis à la voile. » — Tiens ! à propos, mes amis, qu’est donc devenu le vieux navire ? on ne m’en a pas encore parlé ?

— Elle prenait un chargement pour Londres quand nous sommes partis, les armateurs se proposant de lui faire recommencer le même tour.

— Et ils ne vous en ont pas donné le commandement à cause de votre jeunesse, malgré tout ce que vous aviez fait pour eux ?

— Ils me l’ont offert, et avec instance ; mais j’ai préféré un bâtiment qui m’appartînt : l’Aurore est ma propriété.

— Grâce à Dieu, il y aura enfin un honnête homme parmi les armateurs ! Et la Crisis s’est-elle bien conduite ? Les pirates vous ont-ils tourmenté ?

Voyant qu’il serait inutile de chercher à savoir un mot de son histoire avant qu’il fût au courant des exploits de la Crisis, je fis à Marbre le récit complet de notre traversée depuis le moment de notre séparation jusqu’à notre arrivée à New-York.

— Et ce polisson de schooner que le Français nous donna par charité ?

La Polly ? Elle est rentrée au port saine et sauve, a été vendue, et est employée aujourd’hui au commerce des Grandes-Indes. Mais savez-vous qu’il y a une jolie somme qui vous attend à New-York ? quatorze cents dollars tout au moins, pour vos parts de prise et votre paie.

Marbre ouvrit de grands yeux. Il n’est pas dans la nature de l’homme d’être insensible à l’argent. Je vis que cette somme, pour lui si considérable, était un nouveau lien qui l’attachait à la vie, et qu’il se croyait beaucoup plus heureux depuis qu’il la possédait. Il me regarda fixement pendant une minute, puis il me dit avec l’expression d’un regret sincère :

— Miles, si j’avais une mère, cet argent pourrait assurer le bonheur de ses vieux jours ! pourquoi donc l’argent vient-il à ceux qui n’ont pas de mère !

J’attendis un moment que son émotion fût calmée, puis je le pressai de reprendre son histoire.

— Je vous disais donc, n’est-ce pas, que je me mis à généraliser sur ma situation, dès que je me trouvai seul dans la hutte. J’en vins à la conclusion qu’on m’enlèverait de force, si je restais jusqu’au lendemain. Je montai donc dans la chaloupe, je la sortis du bassin, je doublai le récif, et je poussai au large. Au point du jour, l’île n’était plus en vue, seulement j’aperçus le haut des cacatois au moment où vous veniez d’appareiller. Tant que je les distinguai, je me tins coi ; et enfin, quand vous fûtes bien loin, je revins prendre possession de mes domaines, où il n’y avait plus personne pour contredire mes volontés ou pour combattre mes caprices.

— Ah ! je suis bien aise de vous entendre parler ainsi. C’était un caprice en effet, ce n’était point de la raison. Vous n’avez pas tardé à découvrir votre erreur, mon vieux camarade, et vous avez commencé à penser au pays ?

— Il est bien vrai, Miles, que je n’avais ni père ni mère, ni frère ni sœur, mais j’avais une patrie et des amis, quoi que j’eusse pu dire. La tablette de marbre sur laquelle j’avais été trouvé dans l’atelier me devint tout aussi chère qu’un berceau d’or peut l’être au fils d’un roi. Et puis, je pensais à vous et aux autres. Je soupirais après vous comme une mère soupire après ses enfants.

— Pauvre ami ! vous étiez bien isolé en effet !

— Dans les premiers moments, j’eus bien à m’occuper de la basse-cour ; mais au bout d’une semaine, je découvris que des poules et des cochons ne sont pas la compagnie qu’il faut à l’homme. Et puis, je m’étais figuré que je serais seul dans l’île ; mais j’éprouvai, à mes dépens, que le diable s’était mis à mes trousses. Voyez-vous, Miles, on a beau faire, il faut toujours regarder devant ou derrière soi. Devant ? je n’avais rien à voir ; derrière ? quelle consolation pouvais-je trouver à repasser mes vieux péchés ?

— Je commence à comprendre votre embarras, mon bon ami ; mais comment en êtes-vous sorti ?

— En m’en allant. Vous aviez mis la chaloupe française en parfait état ; je n’eus qu’à remplir les barils d’eau fraîche, à tuer un cochon et à le saler, à mettre à bord une provision de biscuits, et vogue la galère ! Pour les légumes, vous savez qu’il n’en manquait pas, et je n’eus qu’à choisir. Je suis sûr qu’à l’heure qu’il est, il reste encore vingt caisses de sucre en parfait état au fond de la cale du bâtiment naufragé et sur la côte. J’en ai nourri mes poules tout le temps de mon séjour.

— Ainsi donc, vous avez abandonné la propriété de la Terre de Marbre à la basse-cour ?

— Oui, Miles, et j’espère que les pauvres bêtes y vivront tranquilles. Je leur ai transmis bien et dûment tous mes droits, et je suis parti deux mois après vous.

— La traversée n’a pas dû être beaucoup plus amusante pour vous que le séjour à terre ? vous n’en étiez pas moins seul ?

— Que dites-vous ? fi ! est-ce qu’un marin est jamais seul sur mer ? est-ce qu’il n’a pas son bâtiment à surveiller ? Sur terre, c’est différent ; ne faire que généraliser nuit et jour, sans voir d’issue d’aucun côté, cela finit par porter à la tête, et on ne serait plus bon qu’à aller finir ses jours à Bedlam. Mais, sur mer, il y a toujours à faire.

— Vous étiez à douze ou quinze cents milles de toute île habitée, et c’est une grande distance à parcourir, quand on est seul ?

— Oh ! voilà que vous philosophez ! on voit bien que vous êtes maintenant propriétaire et capitaine tout à la fois. Qu’est-ce qu’une course de douze à quinze cents milles, quand on est dans une bonne chaloupe, et qu’on a du biscuit et de l’eau à discrétion ? Une misère, et voilà tout. Seulement, il y avait les sauvages qu’il fallait éviter. Je courais tout le jour, et aussi une bonne partie de la nuit ; jusqu’à ce que le sommeil me gagnât ; et alors je mettais en panne sous ma grande voile à laquelle j’avais pris des ris, et je dormais comme un mylord. Je n’eus pas un mauvais moment à passer après être sorti du récif ; et une des heures les plus délicieuses de ma vie ce fut celle où le sommet des arbres de l’île disparut dans l’Océan.

— Et votre navigation dura-t-elle longtemps ?

— Sept semaines. Je passai bien devant une demi-douzaine d’îles, mais toutes de la nature de celle que je venais de quitter. Bien obligé ! on ne m’y reprendra plus. Je lançai au large ma bonne chaloupe, et nous nous promîmes bien de ne plus nous quitter.

— Enfin où êtes-vous débarqué ?

— Nulle part, pour le moment. Je rencontrai un bâtiment de Manille qui allait à Valparaiso. Le capitaine me prit à bord et m’y conduisit. N’y trouvant pas de bâtiment prêt à appareiller, je m’embarquai sur un navire du pays qui allait passer Les Andes pour venir de ce côté-ci, sur la côte de l’est. Ne vous rappelez-vous pas, Miles, ces monstres, de montagnes qui s’élèvent un peu dans l’intérieur des terres, et qui sont toutes couvertes de neige, tout le long de la côte occidentale de l’Amérique du Sud ?

— Assurément. Ce sont des objets trop frappants pour qu’on puisse les oublier, une fois qu’on les a vus.

— Eh bien, ce sont les Andes, et je vous réponds qu’il ne fait pas bon d’en approcher, mes enfants. Vous savez qu’un marin n’aime guère à marcher sur la terre la plus unie et sur la route la mieux frayée, parce qu’il y a toujours de ces hauts et de ces bas qui vous font lever le pied à chaque instant. Jugez donc de ce que c’était, quand je vous dirai que, si toutes les lames que nous avons vues s’élancer jusqu’au ciel pendant la dernière bourrasque, étaient empilées les unes sur les autres, ce ne serait qu’une brioche auprès de ces Andes. La nature a voulu se surpasser en les faisant, et je vous demande un peu à quoi elles servent ? Si au moins elles déparaient la France et l’Angleterre, encore passe ! mais vous laissez d’un côté les infernaux Espagnols ; et qu’est-ce que vous retrouvez de l’autre ? des Portugais et des Espagnols infernaux. Enfin nous les franchîmes néanmoins, et j’arrivai à un endroit qu’on appelle Buenos-Ayres d’où ton caboteur me conduisit à Rio. Là j’étais sur mon terrain ; j’y avais relâché tant de fois, en allant et en revenant !

— Et de là vous vous êtes embarqué sur le Dundee pour Londres, jusqu’à ce qu’il se présentât une occasion pour les États-Unis ?

— Un devin ne dirait pas mieux. Je restai plusieurs mois à Rio, travaillant dans ma partie pour l’un et pour l’autre, espérant toujours voir arriver quelque Yankee. Perdant enfin patience, je m’embarquai à bord d’un bâtiment écossais. Je n’ai pas à me plaindre de Sawney ; il m’a traité avec assez d’égards, ne voyant en moi qu’un pauvre naufragé ; car je n’avais pas jugé à propos de mettre en avant ma qualité d’ermite : piètre recommandation parmi nous autres protestants ; auprès des catholiques, c’est une autre affaire. J’en peux juger : car un jour que j’avais laissé entendre à une maîtresse d’auberge de Valparaiso que j’étais une sorte d’ermite en voyage, peu s’en fallut que la pauvre femme ne se mit à deux genoux pour m’adorer.

Ainsi se termina l’histoire de Moïse Marbre, et celle de sa colonie, à la basse-cour près. Ce fut alors mon tour à être sur la sellette. J’eus à répondre à une foule de questions, dont quelques-unes étaient assez embarrassantes. Quand Marbre apprit que le major — et miss Merton demeuraient pour le moment à Clawbonny, — il fit un signe d’intelligence à Talcott, qui sourit de son côté. Puis Rupert travaillait-il toujours le droit ? et la ferme, et les moulins ? Lorsque ce fut le tour de Neb, il fut appelé à la hune pour qu’il eût à répondre lui-même, et que Marbre pût échanger encore une poignée de main avec lui. Notre ancien lieutenant ne se sentait pas de joie de se retrouver au milieu de nous tous.

— Savez-vous, Miles, savez-vous, Roger, s’écria-t-il, que je suis ici comme chez moi, et que je ne veux plus entendre parler de vos infernaux ermitages ! Du diable si maintenant j’oserais passer seul à travers un bois. J’ai besoin d’avoir toujours une figure humaine sous les yeux. C’est que je n’entends plus être abandonné. Il faut me prendre pour maître d’hôtel, Miles ; vous me fourrerez où vous voudrez.

— Si jamais nous nous séparons encore, ce sera votre faute, mon vieil ami. Que de fois j’ai pensé à vous ! Je parlais encore de vous à Talcott dans la dernière tempête, et nous nous demandions quelles voiles vous auriez été d’avis de faire porter au bâtiment ?

— Les vieilles leçons ont fructifié, mes amis ; je m’en suis bien aperçu. L’Aurore a un vrai loup de mer pour capitaine, et le vent n’a pas beau jeu avec lui !

Il fut convenu que Marbre commanderait un quart, et qu’il ferait à bord tel service qu’il jugerait convenable. Quand Talcott serait capitaine, ce qui ne pouvait tarder longtemps, disait-il, alors il serait mon premier lieutenant à la vie et à la mort. Je pris la chose en plaisanterie, tout en lui disant qu’il était mille fois le bienvenu, et je lui donnai le sobriquet de Commodore, ajoutant que ce serait en cette qualité qu’il serait sur mon bord. Quant à la question pécuniaire, il y avait un sac de dollars dans la chambre, et il pouvait y puiser à volonté. La clef de la cassette serait toujours à sa disposition. Personne ne fut plus content de cet arrangement que Neb, qui s’était pris de passion pour Marbre depuis le jour où celui-ci l’avait amené par l’oreille du fond de la cale du John.

— Ah ça, Miles, quels animaux infernaux avez-vous donc pour passagers ? demanda Marbre en regardant avec curiosité du haut de la hune le trio qui se promenait sur le pont. C’est la première fois de ma vie que je vois un capitaine obligé de grimper au mât pour pouvoir parler en liberté.

— C’est que vous n’avez jamais voyagé avec la famille Brigham, mon ami. Dans vingt-quatre heures, ils sauront toute votre histoire ; où vous êtes né, quand vous m’avez rencontré pour la première fois, quels voyages vous avez faits ; enfin toutes vos aventures, passées, présentes et futures.

— La chose ne sera pas si facile que vous voulez bien le croire. Voyez-vous ; j’ai navigué six semaines avec une vieille fille du Connecticut, et je défierais le plus adroit questionneur à présent.

La conversation se prolongea encore quelque temps, puis nous descendîmes tous, et je présentai Marbre à mes passagers ; après quoi, les choses reprirent leur cours ordinaire. Toutefois, dans le courant de la journée, j’entendis ce court dialogue entre Brigham et Marbre, les dames étant beaucoup trop délicates pour questionner un marin si grossier.

— Vous êtes venu à bord assez inopinément, à ce qu’il me semble, capitaine Marbre ? dit le monsieur en commençant.

— Mais pas du tout. Il y a plus d’un mois que je m’attends à rencontrer l’Aurore, juste à cet endroit.

— Voilà qui est singulier ! Je ne conçois pas comment une pareille chose peut se prévoir.

— Connaissez-vous la trigonométrie sphérique, Monsieur ?

— J’avoue que je ne suis pas fort dans les sciences ; je sais un peu de mathématiques, mais voilà tout.

— Alors il serait inutile de chercher à vous expliquer la chose. Si vous aviez su la trigonométrie, je vous l’aurais démontré aussi clairement que deux et deux font quatre.

— Il paraît qu’il y a longtemps que vous connaissez le capitaine Wallingford ?

— Un peu, répondit sèchement Marbre.

— Avez-vous jamais été à cet endroit qu’il appelle Clawbonny ? c’est un drôle de nom, n’est-ce pas, capitaine ?

— Drôle ! mais pas du tout. Je connais une ferme qu’on appelle Scratch, et c’est un endroit charmant.

— Chez nous, ce n’est pas l’usage de donner des noms à des fermes.

— Chez vous, c’est possible ; mais chez nous, c’est l’usage. Et voilà !

M. Brigham n’était pas un sot. Il comprit la leçon, et ne fit plus de questions à Marbre. Il se rejeta sur Neb ; mais celui-ci avait reçu ses instructions, et il s’y conforma si scrupuleusement que je crois en vérité qu’au moment de notre séparation, quinze jours après, nos passagers n’avaient fait aucune nouvelle découverte. Je fus charmé d’en être délivré. Quelque courtes qu’eussent été nos relations, elles eurent une influence fâcheuse sur mon bonheur. Tel est le déplorable effet de la médisance. On accueille trop facilement des propos tenus sans réflexion, sinon avec malice, et le mal produit est ensuite irréparable !

Arrivé à Bordeaux, après avoir déchargé ma cargaison j’en cherchai une nouvelle. J’avais d’abord eu l’intention de retourner à New-York pour célébrer l’époque où j’atteindrais ma majorité ; mais j’avoue que les caquetages de ces Brighams avaient considérablement diminué mon désir de me retrouver si vite à Clawbonny. On vint alors m’offrir de transporter à Cronstadt en Russie une cargaison de vins et d’eaux-de-vie, et j’acceptai. Les négociants les mieux informés comptaient peu sur la continuation de la paix, et une maison de commerce crut plus prudent de transporter son entrepôt dans la capitale du czar. On choisit de préférence un navire américain, comme étant meilleur voilier, et comme devant être très-probablement neutre, si des troubles venaient à éclater à un moment imprévu.

Je partis pour la mer Baltique à la fin du mois d’août. La traversée fut longue, mais paisible, et j’arrivai à bon port. Pendant que j’étais à Cronstadt, le consul des États-Unis et les consignataires d’un bâtiment américain dont le capitaine et le second étaient morts des suites de la petite vérole, vinrent me demander Marbre pour reconduire le navire à New-York. J’eus beau le presser d’accepter : il refusa obstinément. Je proposai alors Talcott, qui après quelques négociations prit le commandement de l’Hyperion. Il m’en coûtait de me séparer de lui : mais il y avait un tel avantage pour mon jeune ami, que je ne pouvais hésiter. L’Hyperion partit aussitôt, et j’ai le regret d’ajouter que jamais je n’en entendis plus parler. L’équinoxe fut terrible à cette époque ; un grand nombre de bâtiments se perdirent, et l’Hyperion partagea sans doute leur sort.

Marbre voulut prendre la place de Talcott, et il devint mon premier lieutenant, comme j’avais été le sien. Après un peu d’attente, je pris du fret pour le compte du gouvernement russe, et j’appareillai pour Odessa. On pensait que la sublime Porte laisserait passer un bâtiment américain ; mais, arrivé aux Dardanelles, je reçus l’ordre de rebrousser chemin, et je dus laisser ma cargaison à Malte, qui devait être alors rendue à ses anciens chevaliers, aux termes du dernier traité. De Malte je me dirigeai sur Livourne, pour y chercher fortune. Tous ces voyages m’avaient pris du temps, et quand j’arrivai à Livourne, on était déjà à la fin de mars. J’écrivais à Grace et à M. Hardinge toutes les fois qu’il se présentait une occasion favorable ; mais, moi, je ne pouvais recevoir de leurs nouvelles, car ils n’auraient su où m’adresser leurs lettres. Ainsi, tandis que mes amis savaient assez exactement ce que je faisais, j’étais dans une ignorance complète sur ce qui les concernait. J’en éprouvais un grand tourment, je ne chercherai pas à le cacher. Pendant que je courais les mers, M. André Drewett avait le champ libre ; mais cette dernière considération me touchait moins, ou plutôt j’en éprouvais une sorte de satisfaction désespérée. Quant à mes affaires d’intérêt, comme j’étais majeur depuis le mois d’octobre, j’envoyai une procuration à M. Hardinge, convaincu qu’il continuerait à s’en occuper avec la sollicitude qu’il n’avait jamais cessé de montrer depuis le jour de la mort de ma pauvre mère.

On ne trouvait pas facilement du fret à Livourne, au moment où l’Aurore y arriva. Après quinze jours d’attente, on m’offrit cependant un chargement pour les États-Unis ; mais l’arrimage se faisait lentement ; je laissai Marbre pour le surveiller, et j’entrepris une petite excursion en Toscane ou dans l’Étrurie, comme on l’appelait alors. Je visitai Pise, Lucques, Florence, et quelques autres villes intermédiaires. À Florence je restai une semaine, m’amusant à regarder toutes les curiosités. La galerie et les églises absorbèrent une grande partie de mon temps, et, un jour que je visitais la cathédrale, qu’on juge de ma surprise en entendant mon nom prononcé par une voix de femme, sur un diapason assez élevé : je me retourne ! J’étais en présence des Brighams ! Ce fut en une minute un déluge de questions. Où avais-je été ? où était Talcott ? où était le bâtiment ? quand devais-je partir, et pour où aller ? Ensuite vinrent les confidences. On venait de Paris ; on avait vu le consul de France ; on avait dîné avec M. Livingston, qui négociait alors le traité de la Louisiane ; on avait vu le Louvre, puis Genève, puis le lac ; on avait été à Milan et à Rome ; on avait vu le pape ; Naples ; le Vésuve ; on avait été à Pœstum ; on était revenu à Florence, — et nous voici !

Je me croyais sauvé ; mais je n’en étais pas quitte. Ce fut ensuite le tour des États-Unis : on avait reçu des lettres si délicieuses ! À l’instant même, la poste en apportait une de mistress Jonathan Little, dame de Salem, qui résidait alors à New-York. La lettre avait quatre pages, et était remplie de nouvelles. Alors vinrent les détails, et les noms propres s’accumulaient si pressés sur les lèvres de Sarah, rattachés à une foule d’anecdotes plus ou moins scandaleuses, que je m’étonnais en vérité d’une si imperturbable mémoire.

— À propos, capitaine Wallingford, intercala Jane, dans un moment où Sarah avait eu le malheur de respirer, ce qui me rappela involontairement ce trait du babillard : s’il crache, il est perdu ! — Vous connaissiez la pauvre mistress Bradfort, n’est-ce pas ?

J’inclinai la tête en signe d’assentiment.

— Je vous l’avais bien dit ! s’écria Sarah prenant sa revanche, la pauvre femme est morte, sans nul doute de ce cancer ! Quelle affreuse maladie, et comme nos informations étaient exactes !

— Ce qu’il y a de plus extraordinaire, c’est son testament, ajouta M. Brigham, qui, comme homme, tenait surtout au positif ; vous en avez sans doute entendu parler, capitaine ?

Je me bornai à rappeler que je ne savais pas même que cette dame fût morte.

— Eh bien ! elle a tout laissé au fils de son cousin, le jeune M. Hardinge, reprit Jane ; et la sœur, qui est une si charmante personne, n’a pas un dollar. Voyez un peu comme c’est cruel !

— Ce n’est pas tout, ajouta Sarah, on dit que miss Merton, cette jeune Anglaise qui a fait tant de bruit à New-York — de quel comte disait-on donc qu’elle était la petite-fille, monsieur Brigham ?

La question n’était pas plutôt faite que Sarah s’en repentit : elle allait perdre la parole. Le mari saisit la balle au bond.

— De lord Cumberland, je crois, ou quelque nom semblable ; mais peu importe. Ce qui est certain, c’est qu’à présent que le testament de mistress Bradfort est connu, le général Merton, son père, consent à son mariage avec le jeune M. Hardinge, lequel déclare qu’il ne donnera pas un dollar à sa sœur.

— L’horreur ! s’écria Jane avec énergie ; lui qui aura seize mille dollars de revenu !

— Six mille, ma chère, six mille ; c’était exactement le chiffre du revenu de mistress Bradfort. Je le tiens d’un de mes vieux camarades, d’Uphon lui-même, qui sait toutes les fortunes, à un dollar près ; il en fait son état, et ne se trompe pas une fois sur vingt.

— Est-il bien certain que M. Rupert Hardinge hérite de toute la fortune de mistress Bradfort ? demandai-je en faisant un violent effort pour paraître calme.

— Il n’y a pas le moindre doute ; tout le monde en parle, et une erreur n’est pas possible ; quand il s’agit d’héritage, chacun aime à savoir à quoi s’en tenir. Voilà un jeune homme qu’on va se disputer de tous les côtés. Je parie une paire de gants avec Sarah que nous apprenons son mariage avant trois mois.

Les Brighams me parlèrent encore une heure, et me firent promettre d’aller les voir à leur hôtel ; mais le soir même je partis pour Livourne, et j’écrivis un billet d’excuse, pour ne pas être grossier. Je ne croyais pas la moitié de ce qu’ils m’avaient dit ; mais pourtant il devait y avoir du vrai dans leurs nouvelles. Il était hors de doute que mistress Bradfort était morte. Avait-elle été assez aveugle pour donner toute sa fortune à Rupert, au détriment de sa sœur ? La chose était possible ; mais que le frère eût déclaré qu’il ne lui donnerait rien, c’est ce dont, malgré tous ses travers, je le croyais incapable. La chère enfant n’aurait pas réclamé, en tout cas ; je la connaissais trop bien pour cela. Il me tardait d’éclaircir tous ces mystères ; car si elle n’avait plus rien, aussitôt je me mettais sur les rangs.

Quel changement ! Les Hardinge, que j’avais connus si pauvres, presque dans la dépendance de ma famille, soudainement enrichis ! On n’exagérait pas la fortune de mistress Bradfort ; elle avait au moins six mille dollars de revenu, sans parler de sa maison, située au milieu de Wall-Street, ce foyer de toutes les opérations de banque et de finance, et qui à elle seule était une fortune. Si Lucie était toujours pauvre, Rupert était riche à présent.

Les relations de famille, cette influence toute magique, avaient déjà établi une ligne de démarcation assez profonde entre nous ; la fortune du frère n’allait-elle pas l’élargir encore ? Et puis, si cet André Drewett allait être désintéressé, s’il persistait à épouser Lucie ! J’avais eu la sottise de ne point me déclarer ; malgré toute l’ardeur de mon attachement, jamais je n’avais dit un seul mot d’amour ; pouvais-je supposer que la chère enfant réserverait son cœur à un pauvre mariage qui était toujours par voies et parchemins ? J’en vins jusqu’à regretter le bonheur de Rupert. Il se croirait obligé de faire quelque chose pour sa sœur ; et chaque dollar qu’il lui donnerait élèverait une nouvelle barrière entre nous.

À dater de ce moment, je brûlai de retourner aux États-Unis. Sans les engagements que j’avais pris, je serais parti sur mon lest ; mais je pressai tellement l’arrimage que nous pûmes mettre en mer le 15 mai, avec un chargement complet, dont une partie était pour mon propre compte, achetée avec l’argent que j’avais gagné depuis dix mois. Près du détroit de Gibraltar, l’Aurore fut accostée par une frégate anglaise, qui lui apprit la déclaration de guerre entre la France et l’Angleterre ; lutte à laquelle devait ensuite prendre part tout le reste de la chrétienté. Néanmoins la frégate nous laissa passer sans difficulté : les abus qui eurent lieu devaient venir plus tard.

Dès que je fus dans l’Atlantique, j’eus soin d’éviter tout ce que je rencontrais, et j’arrivai heureusement à la pointe de Navesink. Une corvette anglaise, qui se tenait dans l’angle formé par Long-Island et la côte de Jersey, nous donna la chasse ; mais je réussis à lui échapper, et nous franchîmes la barre, lorsqu’elle n’était plus qu’à un mille de nous. Je pris un pilote, suivant l’usage, et je vins mouiller près de Coenties, l’ancrage favori de Marbre. Il y avait un an jour pour jour que j’étais revenu au même port à bord de la Crisis.