À bord et à terre/Chapitre 30

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À bord et à terre ou les Aventures de Miles Wallingford
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 22p. 380-392).


CHAPITRE XXX.


Elle s’assied et me considère, en jetant sur moi un doux et profond regard, comme l’étoile tranquille qui, du haut du firmament, semble regarder la terre.
Longfellow.


Le lendemain matin, je m’occupai activement des préparatifs. Marbre fut invité à être de la partie, sa présence n’étant pas nécessaire de quelques jours à bord de l’Aurore. Le patron régulier eut sa liberté, et nous ne gardâmes de l’équipage que le pilote, qui était indispensable. Neb et trois des nègres de Clawbonny furent charmés d’être choisis pour cette excursion, et ils étaient tous plus ou moins au fait de la besogne qu’ils auraient à faire. Au surplus, Marbre, Neb et moi, nous suffisions amplement pour le service de l’embarcation. Mais nous n’entendions pas perdre nos forces, et il nous fallait une cuisinière. Clawbonny nous la fournit dans la personne de la vieille Didon.

Vers midi, tout était prêt pour le départ. Grace fut conduite en voiture jusqu’au lieu de l’embarquement, et alors elle monta à bord, soutenue par Lucie et par moi, plutôt par précaution que par nécessité. Le médecin avait recommandé avant tout d’éviter tout ce qui pouvait agiter la chère malade ; ainsi les nègres auraient bien voulu accompagner leur maîtresse jusqu’au bord de l’eau, mais ils furent consignés à la maison. Chloé, à sa grande satisfaction, eut la permission de venir avec nous. Combien de fois dans la journée, son exclamation favorite de : « le gars ! » s’échappa de ses lèvres, quand elle voyait les prouesses de Neb dans les manœuvres du bâtiment ! Je ne savais comment expliquer le surcroît d’activité vraiment inconcevable que déployait le nègre, et je l’attribuais dans le premier moment à la présence de Grace ; mais je reconnus ensuite que Chloé y était pour beaucoup.

Dès que tout le monde fut à bord, on leva l’ancre. Le foc fut mis en place, et, sous cette légère voilure, nous sortîmes lentement de la crique par une jolie brise du sud. Au moment où nous doublions la Pointe, nous vîmes toute la maison qui avait rompu la consigne, et qui était rangée en ligne, depuis le nègre de soixante-dix ans, aux cheveux gris, à la marche chancelante, jusqu’aux petits négrillons tout luisants de deux à trois ans. Malgré l’attachement respectueux qu’ils éprouvaient tous pour « miss Grace, » et les inquiétudes qu’ils ne pouvaient ignorer qu’on avait conçues sur sa santé, il n’était pas dans la nature qu’une pareille réunion de nègres manifestât de la tristesse dans un moment où tout ce qu’ils voyaient au contraire était de nature à exciter leurs transports. Le temps était superbe ; jamais plus beau soleil n’avait éclairé l’Italie ou les îles de la Grèce ; l’air était embaumé ; le sloop, peint à neuf un mois auparavant, avait un air de fête ; c’en était bien assez pour rendre ces bonnes et insouciantes créatures heureuses et contentes. Lorsque l’embarcation passa devant eux, tous ôtèrent leurs chapeaux et saluèrent, en montrant des rangées d’ivoire qui étincelaient au soleil. Je remarquai que Grace était touchée de ces marques d’attachement ; jamais une pareille démonstration n’avait eu lieu depuis le jour où ma mère avait été pour la première fois à New-York après la mort de mon père. Par bonheur, tout ce que Grace voyait autour d’elle était de nature à porter le calme dans ses esprits ; et tant qu’elle put rester assise sur le pont, tenant la main de Lucie, et jouissant du spectacle mouvant qui se déroulait à ses yeux, il n’était pas possible qu’elle n’éprouvât pas un instant de bonheur.

Après avoir doublé la pointe, le Wallingford mollit les écoutes, établit une bonnette et un hunier, et se mit à remonter l’Hudson, en se dirigeant vers les Sources.

En 1803, ce fleuve célèbre, tout en ayant sur ses bords les mêmes caractères de beauté et de grandeur qu’aujourd’hui, était loin d’offrir un spectacle aussi animé. Le paquebot à vapeur ne se montra sur sa surface que quatre ans plus tard ; et il fallait quelquefois une semaine pour en parcourir toute l’étendue. À cette époque les passagers ne se précipitaient pas à bord, dès qu’ils entendaient sonner la cloche, se renversant les uns les autres, et se frayant un passage à travers les porteurs, les voituriers, les marchandes d’orange et les vendeurs de journaux, pour gagner une minute : on envoyait souvent son bagage un jour d’avance ; on passait la matinée à se dire adieu ; on se rendait à bord tout à son aise, presque toujours plusieurs heures avant le moment du départ, et assez souvent pour entendre annoncer que le départ était remis au lendemain. Et puis, quelle différence pendant la traversée ! on n’était pas à se coudoyer l’un l’autre pour se disputer les places, à s’arracher les morceaux, à maudire le capitaine parce qu’on n’arriverait pas à temps pour prendre tel bateau, ou tel convoi. Au contraire, chaque voyage était une sorte de partie de plaisir, chaque repas un régal, qu’on savourait à loisir. Il y avait bien quelques traversées qui s’effectuaient en vingt-quatre heures ; mais c’étaient les exceptions. Généralement on mettait une semaine à jouir des beautés du fleuve : le bâtiment n’engravait au moins une fois en chemin, et l’on perdait ainsi délicieusement un jour ou deux à visiter les environs. Je l’avoue, je suis trop franchement marin pour aimer les bateaux à vapeur, et je me surprends parfois à désirer qu’ils n’eussent jamais été inventés ; mais je sais que ce désir est contraire à tous les principes de l’économie politique, et à ce qu’on appelle le progrès des lumières. Ce dont je suis certain néanmoins, c’est que ces inventions, jointes en pêle-mêle des tables d’hôte et de toutes ces existences devenues nomades, font, comme l’exprime un de nos écrivains, merveille pour les mœurs du peuple ; — oui, merveille en effet, et la merveille, c’est qu’elles lui en aient laissé encore quelque ombre.

Il pouvait y avoir trente voiles en vue quand le Wallingjord entra dans l’Hudson, les unes descendant le fleuve à la faveur du jusant et les autres le remontant comme nous. Une demi-douzaine de ces embarcations nous touchaient presque, et sur le pont de presque toutes celles qui se dirigeaient vers le nord se trouvaient des dames qui se rendaient évidemment aux Sources. Je dis à Marbre d’en passer aussi près que possible, afin de distraire ma pauvre sœur en appelant son attention sur les passagers que nous avions autour de nous. Le lecteur comprendra sans peine que le Wallingford, construit sous la direction d’un vieux marin, et pour son usage personnel, était un fin voilier. Il était alors sur son lest ; sa voilure était excellente pour le vent frais que nous avions, et il nous était facile de prendre l’avance sur tous les bâtiments. Aussi Marbre, pour se conformer à mes désirs, n’eut-il pas de peine à rejoindre un sloop dont les ponts étaient couverts de passagers qui semblaient appartenir à l’élite de la société, tandis que sur le gaillard d’avant il y avait un équipage et des chevaux.

Il y avait longtemps que je ne m’étais senti si heureux ; Grace me semblait mieux ; elle était évidemment plus calme et moins nerveuse, et c’était un grand point. Lucie, animée par le spectacle mobile qui se déroulait devant elle, avait des couleurs charmantes, et elle ne tournait jamais les yeux de mon côté qu’avec une expression de confiance et de bonté, où se peignait sinon de l’amour, du moins la plus sincère amitié, tandis que chaque regard, chaque geste, chaque syllabe adressée à Grace, disaient par quels liens étroits les cœurs des deux amies étaient toujours unis. Mon tuteur semblait aussi plus content qu’il ne l’avait été depuis que je lui avais révélé mes sentiments pour sa fille. Il avait mis pour condition au voyage que nous serions de retour à Clawbonny pour l’office du dimanche, et il était occupé à repasser un vieux sermon pour ce jour-là, quoique ses yeux quittassent à chaque instant le manuscrit pour admirer le paysage.

Marbre était enchanté de la marche du Wallingford. Au moment où nous élongions le sloop, qui s’appelait le Goëland, le patron, qui ne pouvait voir notre nom, nous héla.

— Quel est ce sloop ?

Le Wallingford de Clawbonny, qui vient de sortir du port, en partie de plaisir.

Clawbonny n’était pas et n’est pas encore aujourd’hui ce qu’on pourrait appeler une dénomination légale. Si j’avais dit que le sloop venait des environs de Coldenham, ou de Morrisania, les Coldens et les Morris étant des personnes de distinction, on aurait su ce que je voulais dire, et je n’aurais pas entendu de ces rires étouffés qui arrivèrent jusqu’à mes oreilles. Mais les Wallingford étaient tout aussi peu connus que Clawbonny, quand on s’éloignait de quinze ou vingt milles de l’endroit où ils demeuraient depuis si longtemps. Le pauvre Clawbonny se vit donc un peu bafoué, sans doute parce qu’on lui trouvait quelque chose de Hollandais dans le nom, la race anglo-saxonne étant singulièrement portée à dédaigner tout ce qui n’est pas elle ou qui ne vient pas d’elle. Je regardai Lucie pour voir comment elle avait pris ces sarcasmes indirects sur le lieu de ma naissance ; mais elle était si habituée à voir en beau tout ce qui s’y rattachait, que je crois vraiment qu’elle ne s’en aperçut même pas.

Si les passagers du Goëland étaient portés à la raillerie, il n’en était pas de même du patron, ni de son pilote hollandais, ni des deux nègres, le cuisinier et le maître d’hôtel, ni du reste de l’équipage qui se composait d’un matelot et d’un mousse. Il y avait eu des générations de sloops portant le nom de Wallingford, six pour le moins ; mais celui-ci, que mon père avait fait construire, était surtout célèbre, et tous les marins du fleuve le connaissaient. Aussi le patron du Goëland ôta-t-il son chapeau pour me saluer.

— Je suppose alors que je vois M. Wallingford lui-même. Vous voici enfin de retour parmi nous ; soyez le bien venu ! Je me rappelle le temps où monsieur votre père faisait faire à ce sloop tout ce qu’il voulait. Dieu ! comme il le gouvernait, le brave homme ! C’est la nouvelle couche de peinture, qui est différente de la dernière, qui m’a empêché de reconnaître le sloop. Si j’avais jeté un coup d’œil sur ses bossoirs, je ne m’y serais pas trompé.

Ces paroles me relevèrent un peu ainsi que mon bâtiment dans l’estime des passagers du Goëland. Il y eut quelques phrases échangées à demi-voix sur le gaillard d’arrière ; et un vieillard qui avait l’air le plus respectable s’approcha du bord et me salua.

— C’est sans doute, dit-il, au capitaine Wallingford que j’ai l’honneur de parler, celui avec qui mes amis les Merton sont revenus de Chine ? Ils ont souvent exprimé devant moi leur reconnaissance de tous les soins dont ils ont été l’objet, et ils voudraient toujours naviguer avec vous, s’ils étaient forcés de se remettre en mer.

Ce n’était pas envisager mes relations avec les Merton du point de vue que j’aurais voulu, ni même qui était juste ; et cependant la personne qui me parlait, homme de poids et de considération, croyait me dire la chose du monde la plus agréable. Il est si difficile de juger des sentiments des autres ! Je ne pus me soustraire à la conversation, et il me fallut endurer le supplice d’entendre répéter à plusieurs reprises les noms des Merton, lorsque Grace était tout près et que ce devait être pour elle une cruelle épreuve. Pendant que Lucie et son père échangeaient quelques mots avec des dames qui les avaient reconnus, je jetai un coup d’œil sur Lucie : elle était pâle comme la mort, et paraissait désirer de se retirer dans la chambre. Je m’empressai de l’y conduire, et combien je m’applaudis bientôt de l’avoir fait !

Quand je revins sur le pont, le Wallingford avait pris les devants, et laissé le Goëland à une certaine distance. Lucie alla prendre ma place auprès de Grace, mais elle ne tarda pas à revenir, en disant que ma sœur voulait essayer de reposer. Elle était si faible que ces courts intervalles de sommeil étaient devenus pour elle un besoin. Chloé ne tarda pas à venir nous dire que sa jeune maîtresse semblait assoupie, de sorte que nous restâmes tous sur le pont, de peur de l’éveiller. Une demi-heure se passa de cette manière, et nous étions alors tout près d’une autre embarcation qui suivait la même direction que nous. Dans ce moment, M. Hardinge était complètement absorbé dans son sermon, et je m’aperçus que Lucie jetait de temps en temps les yeux de son côté, comme si elle eût cherché à rencontrer son regard. Il me semblait que quelque chose la tourmentait, sans qu’il fût en mon pouvoir de découvrir ce que ce pouvait être.

— Ne comptez-vous pas vous approcher davantage de ce sloop ? demanda-t-elle enfin, en montrant l’embarcation qui était presque sur la même ligne que nous, et dont j’avais précisément recommandé à Neb de se tenir à une distance respectueuse.

— Je croyais que les commérages que nous avons eu déjà à subir pouvaient suffire ; mais si ces sortes d’entrevues vous amusent, très volontiers.

Lucie parut embarrassée. Elle rougit, réfléchit un moment, puis ajouta en affectant de rire, et il était si rare qu’il y eût en elle quelque chose d’affecté, que je ne pus m’empêcher d’en être frappé : — Oui, je désire en effet d’approcher de ce sloop, quoique ce ne soit pas pour le motif que vous supposez, dit-elle.

Je voyais qu’elle était en peine, quoique la cause m’en fût encore inconnue. Une prière de Lucie était un ordre pour moi, et je dis à Neb de laisser porter sur la hanche de ce second sloop comme nous avions fait pour le premier. Sa poupe nous apprit qu’il s’appelait l’Orphée de Sing-Sing[1], combinaison de noms qui prouvait que quelque bel-esprit en avait été le parrain. Le pont était également couvert de personnes des deux sexes, quoique cette fois il n’y eût ni chevaux ni voiture. Pendant tout ce temps, Lucie se tenait à mon côté, comme si elle éprouvait de la répugnance à s’avancer, et quand nous fûmes tout près du sloop, elle se serra encore plus contre moi, comme si elle cherchait un appui.

— À présent, Miles, dit-elle à demi-voix, c’est vous qui hélerez ce sloop, comme vous dites ; je ne puis engager une conversation de cette sorte en présence de tant d’étrangers.

— Volontiers, Lucie ; mais vous aurez la bonté de me dire ce que je dois demander.

— Certainement, dès que vous aurez commencé par la question d’usage.

— Il suffit. — Eh ! de l’Orphée ? dis-je en élevant la voix assez haut pour être entendu.

— Eh bien, qu’y a-t-il ? répondit le patron en ôtant une pipe de sa bouche, tandis qu’il était nonchalamment appuyé contre le gouvernail.

Je regardai Lucie comme pour lui dire : — Après ?

— Demandez-lui si mistress Drewelt est sur son bord — non pas monsieur, mais mistress Drewett, la mère, — ajouta Lucie en rougissant jusqu’au blanc des yeux.

J’étais si atterré que j’eus peine à retenir une exclamation. Je me contins néanmoins, et, observant que le patron attendait avec curiosité ma seconde question, je m’empressai de la lui adresser.

— Mistress Drewett est-elle au nombre de vos passagers ? demandai-je d’une voix distincte.

Le patron, avant de me répondre, se pencha vers quelques-uns de ses passagers qui étaient assis, et qui nous étaient cachés par la grande voile du Wallingford, dont le guy s’avançait en dehors du côté de l’Orphrée.

— Mistress Drewett est ici, et désire savoir quelle est la personne qui s’en informe, répondit le patron.

— Dites que miss Hardinge est chargée d’une commission auprès de mistress Drewett de la part de mistress Ogilvie, qui est dans cette autre embarcation, ajouta Lucie d’une voix basse et mal assurée.

Je suffoquais ; cependant j’eus la force de transmettre la phrase. Aussitôt j’entendis le bruit d’une personne qui s’élançait sur le gaillard d’arrière de l’Orphéé, et je vis paraître André Drewett, le chapeau à la main, la figure rayonnante, et une expression dans les yeux, une familiarité dans les gestes, qui indiquaient la plus grande intimité avec Lucie. Celle-ci prit mon bras involontairement, et je sentis qu’elle était toute tremblante. Les deux sloops étaient alors si près, et tout était si tranquille autour de nous, que Lucie, du gaillard d’arrière du Wallingford, et Drewett, du couronnement de l’Orphée, pouvaient causer ensemble sans élever la voix. Par suite du changement de position de Lucie, je ne pouvais plus voir sa figure ; mais j’épiais d’un œil jaloux ses moindres mouvements.

— Bonjour, dit Lucie d’un ton qui me parut annoncer une grande familiarité ; voulez-vous bien dire à votre mère que mistress Ogilvie la prie de l’attendre à Albany. L’autre embarcation n’arrivera pas plus d’une heure ou deux après vous, et mistress Ogilvie voudrait faire la partie d’aller ensemble à… Mais voici mistress Drewett, s’empressa d’ajouter Lucie en s’interrompant, et je vais m’acquitter directement de ma commission.

C’est en effet ce qu’elle fit aussitôt. Il paraît que mistress Ogilvie était une des dames qui s’étaient entretenues avec Lucie du Goëland, et qu’elle l’avait chargée de ce message, dans le cas où le Wallingford rejoindrait l’Orphée.

— Nous avons aussi quelque chose pour vous, ma chère, répondit mistress Drewett après m’avoir salué poliment. Vous êtes partie si précipitamment à la réception de cette vilaine lettre, — c’était celle où je suppliais Lucie de venir auprès de son amie malade, — que vous avez oublié votre boîte à ouvrage ; et comme je savais qu’elle contient beaucoup de billets, sans parler des billets de banque, je tenais à vous la remettre en mains propres. La voici ; comment vais-je m’y prendre pour vous la faire passer ?

Lucie tressaillit, et je vis qu’elle n’était pas sans inquiétude. Elle était en visite à la maison de campagne de mistress Drewett, au moment où elle avait reçu ma lettre, et, dans la précipitation de son départ, elle avait laissé une petite boîte à ouvrage toute ouverte. Certes, mistress Drewett était incapable de fouiller dans cette boîte, et de parcourir les lettres qu’elle contenait ; Lucie avait elle-même trop de délicatesse pour la soupçonner d’une pareille indiscrétion ; cependant on n’aime jamais à voir ses secrets ainsi livrés à la merci du premier venu. Il y a des servantes aussi bien que des maîtresses, et je vis qu’elle était impatiente de rentrer en possession de sa boîte ; dans ces circonstances je crus devoir intervenir.

— Monsieur Drewett, dis-je en lui faisant un salut qu’il me rendit froidement — c’était le premier signe de politesse que nous échangions — si vous voulez faire arrêter l’aire de votre sloop, j’en ferai autant, et j’enverrai un canot chercher la boîte.

Cette proposition fit tourner les yeux du côté du patron, qui était toujours appuyé contre le gouvernail, fumant à outrance ; mais celui-ci fut loin de l’accueillir favorablement ; mécontent d’être dérangé dans son occupation favorite, il ôta lentement la pipe de sa bouche, et grommela entre ses dents :

— S’arrêter, comme si on était sûr d’avoir toujours le vent à ses ordres ! belle idée, vraiment !

Et il se remit à fumer de plus belle. Je vis qu’il n’y avait pas d’espoir de lui faire entendre raison, et j’avisais à quelque autre moyen quand tout à coup, à ma grande surprise, et non sans quelque inquiétude, je vis André Drewett prendre la boîte des mains de sa mère, puis s’élancer sur l’extrémité de notre gui, qui touchait à son sloop, et s’y avancer avec l’intention évidente d’arriver ainsi jusqu’à notre pont, pour remettre lui-même à Lucie son petit coffre. Tout cela se passa si rapidement qu’il n’y avait pas eu le temps de lui adresser la moindre observation. Les jeunes gens ne doutent de rien, quand il s’agit de montrer leur dévouement à leurs maîtresses. Le gui se présentait de si bonne grâce que Drewett ne résista pas sans doute à la tentation, et il crut que ce serait un exploit éclatant de traverser un pont si mobile, pour porter une boîte à une dame. Si la vergue eût été placée contre terre, rien, sans doute, n’eût été plus facile que de marcher d’un bout à l’autre sans trébucher ; mais c’était une entreprise tout autrement hasardeuse quand il fallait l’accomplir le gui étant en place, suspendu au-dessus de l’eau avec la voile déployée, pendant que l’embarcation continuait à marcher. Drewett ne fut pas longtemps à s’en apercevoir, car il n’avait pas fait deux ou trois pas, qu’il dut saisir la balancine, qui, heureusement pour lui était roide, pour y chercher un point d’appui. Au même instant, Neb, obéissant à un ordre qui venait de lui être donné, avait mis la barre dessous, et l’extrémité du gui était déjà à vingt pieds du gaillard d’arrière de l’Orphée.

Il va sans dire que toutes les dames poussèrent des cris de détresse. La pauvre mistress Drewett se cachait la figure dans ses mains, et regardait déjà son fils comme perdu. Je n’osai pas regarder Lucie qui, après la première exclamation involontaire, était restée immobile à sa place. Comme Drewett perdait évidemment son sang-froid, je crus à propos de prendre quelque mesure, non-seulement dans son intérêt, mais même dans celui de la boîte de Lucie, qui courait encore plus de dangers que le jeune homme, dans le cas où celui-ci saurait nager. J’allais crier à Drewett de se tenir ferme, et que j’allais manœuvrer de manière à diriger l’extrémité du gui au-dessus du pont de l’Orphée, sur lequel il lui serait alors facile de descendre, lorsque Neb, ayant trouvé quelqu’un pour prendre sa place au gouvernail, vint tout à coup se placer auprès de moi.

— La boîte tomber à l’eau, certainement, maître, dit-il à demi-voix ; ses jambes trembler déjà, et bientôt lui lâcher tout !

— Comment faire, Neb ? savez-vous quelque moyen ?

— Si maître vouloir, nègre courir sur le gui, prendre la boîte et la rapporter à miss Lucie ; elle paraître y tenir beaucoup, la chère demoiselle.

— Eh bien, allez, mon garçon, et regardez bien où vous mettez le pied.

Neb ne se le fit pas dire deux fois ; il avait les pieds façonnés de telle sorte que, sans souliers, il pouvait presque serrer une vergue dans son étreinte. J’avais souvent vu Neb courir sur une vergue de hune, en saisissant la balancine, pendant que le bâtiment était violemment secoué par la lame, et ce n’était qu’un jeu, après cela, de marcher sur le gui du Wallingford, qui lui offrait bien plus de surface. Un cri de Chloé assez distinct m’apprit que le nègre avait commencé sa course. Je regardai dans cette direction, et je le vis en effet s’avancer d’un pas ferme le long du gui, malgré les protestations de Drewett qu’il n’avait pas besoin d’aide ; il arriva ainsi jusqu’au point où le jeune imprudent s’était cramponné à la balancine, tandis que ses jambes flageolaient d’une manière qui commençait à devenir inquiétante. Neb alors fit sa grimace la plus aimable, étendit la main et exposa l’objet de sa visite.

— Maître Miles penser valoir mieux me donner la boîte de miss Lucie, dit-il avec toute la politesse dont il était susceptible.

En dépit de son amour-propre blessé, André Drewett ne fut nullement fâché d’obtenir ce petit soulagement, aussi la boîte fut-elle remise sans la moindre objection ; Neb inclina la tête en la recevant, puis il se retourna aussi tranquillement que s’il avait été sur le pont, et marcha droit au mât du pas le plus ferme. Il s’arrêta un instant, précisément à l’endroit le plus étroit de la vergue, pour se retourner du côté de Drewett, qui disait quelques mots pour tranquilliser sa mère, et je remarquai que, pendant qu’il avait ses deux talons placés sur la même ligne, ses orteils se rejoignaient presque sous le gui, qu’ils étreignaient comme avec des serres. Un profond soupir fut poussé près de moi, au moment où Neb sauta légèrement sur le pont, et je sus d’où il provenait en entendant l’exclamation connue de : — Le gars !

Quant à Neb, il s’avança, son trophée à la main, qu’il offrit à Lucie avec un de ses saluts les plus gracieux, mais sans se donner des airs de conquérant comme s’il eût accompli un exploit héroïque. Lucie passa le coffre à Chloé, sans détourner les yeux de dessus Drewett, dont la situation semblait lui inspirer plus d’intérêt que je n’aurais voulu.

— Merci, monsieur Drewett, dit-elle en affectant de penser que son adresse avait tout fait, voici la boîte en sûreté, et il n’est plus nécessaire que vous veniez ici ; M. Wallingford va vous fournir les moyens de redescendre dans votre sloop.

Je venais en effet d’expliquer comment je comptais m’y prendre ; mais deux obstacles se présentèrent auxquels je n’avais pas songé : d’abord l’amour-propre de Drewett, qui ne voulait pas avoir l’air de reculer lorsque Neb venait de démontrer clairement que ce n’était pas une si grande affaire de marcher sur le gui ; et ensuite le dépit du patron d’Albany qui, piqué de voir que nous le devancions, et croyant qu’André passait sur notre bord, parce que nous allions plus vite, s’en vengea en s’éloignant à cent verges de nous. Je vis qu’il ne restait qu’un seul parti à prendre, et je l’adoptai sur-le-champ,

— Tenez-vous bien à la balancine, monsieur Drewett. Je vais faire rentrer le gui à bord, et alors il vous sera facile de descendre sur notre couronnement.

Mais Drewett me supplia de n’en rien faire. Il s’accoutumait à sa position, et dans une minute il prendrait son élan, à la manière de Neb. Tout ce qu’il demandait, c’était de n’être point pressé.

— Non, non, ne dérangez rien, capitaine Wallingford, dit-il vivement. Ce que ce nègre a fait, je saurai bien le faire.

— Mais ce nègre a des serres pour étreindre, et puis il est matelot et habitué à ces sortes d’exercices ; il a les pieds nus en outre, tandis que vous avez des bottes minces et glissantes.

— Oui, c’est bien ce qui me gêne. Quoi qu’il en soit, j’espère m’en tirer à mon honneur, et pouvoir aller saluer miss Hardinge sans avoir besoin d’être aidé.

M. Hardinge intervint, mais je vis que toutes les remontrances seraient inutiles. Drewett était piqué au jeu, et il était évident qu’il allait se mettre en marche. — Ne le laissez pas avancer, me dit Lucie d’une voix suppliante ; je lui ai entendu dire qu’il ne sait pas nager.

Il était trop tard. L’orgueil, la vanité, l’entêtement, l’amour, le rendirent sourd à toutes les instances, et il partit, abandonnant la balancine, son unique point d’appui. Il ne l’eut pas plutôt lâchée que je vis qu’il n’atteindrait jamais le mât, et je pris mes dispositions en conséquence. Je dis à Marbre de parer à lofer ; et ces paroles étaient à peine sorties de mes lèvres, que le plongeon était fait. À la manière désordonnée dont Drewett se démenait dans l’eau, je vis sur-le-champ que Lucie ne s’était pas trompée, et que le malheureux ne savait pas nager. J’étais en veste, en pantalon de toile, et en escarpins de marin ; posant donc un pied sur la lisse du plat-bord, je m’élançai à l’eau, au moment où il enfonçait. J’attendis qu’il reparût sur l’eau, ce qui ne pouvait tarder, et alors je le saisis par les cheveux pour tâcher de le retourner sur le dos, et de présenter sa figure à l’air. En ce moment, le Wallingford s’éloignait de nous, Marbre ayant mis aussitôt la barre dessous, afin de tourner autour du point où nous étions. J’appris ensuite que, dès que le patron de l’Orphée avait eu connaissance de l’accident arrivé, il s’était décidé à mettre en panne.

Il n’y avait pas de temps à perdre en réflexions. Une fois que je tins Drewett par les cheveux, j’élevai sa tête hors de l’eau pour qu’il pût reprendre haleine, et par suite de l’effort que j’avais dû faire je coulai moi-même au fond. Il fallut alors lâcher prise pour revenir sur l’eau. J’avais voulu lui donner un moment pour reprendre son sang-froid, dans l’espoir qu’il écouterait ensuite la raison ; et je lui dis de poser ses deux mains sur mes épaules, d’enfoncer son corps dans l’eau le plus possible, et de me laisser faire ensuite. Si la personne en danger suit exactement cette recommandation, un bon nageur peut, sans efforts extraordinaires, la conduire à la remorque pendant plus d’un mille. Mais Drewett, en reprenant haleine, n’avait pas repris sa raison ; seulement il avait recouvré assez de force pour pouvoir se débattre comme un forcené. Sur la terre, j’en serais facilement venu à bout ; mais dans l’eau le plus faible enfant devient redoutable. Que Dieu me pardonne si je lui fais injure ; mais je crus un moment que Drewett savait parfaitement qui j’étais, et qu’il était sous l’influence d’un égarement jaloux. Je puis me tromper, mais ce qui est certain, c’est que je l’entendis murmurer les mots de « Lucie, » de « Wallingford, » de « Clawbonny, » de « rival, » pendant qu’il luttait avec fureur. L’avantage que je lui avais donné en lui laissant mettre ses mains sur mes épaules faillit me coûter cher. Au lieu de se conformer à mes recommandations, il me serra le cou de ses deux bras, et il semblait vouloir monter sur ma tête en s’efforçant de sortir ses épaules hors de l’eau, surcroît de fardeau qui m’y faisait rentrer malgré moi. Ce fut pendant que nous étions dans cette position, lorsque sa bouche était à un doigt de mon oreille, que j’entendis les mots dont j’ai parlé. Il se peut néanmoins qu’il ne sût pas lui-même ce que la terreur et le désespoir lui arrachaient.

Je vis qu’il n’y avait pas de temps à perdre, et je fis des efforts inouïs. Je cherchai d’abord à nager avec ce poids énorme, mais il fallut y renoncer. L’étreinte de fer qui me serrait la gorge ne me laissait pas la liberté des mouvements. Il n’y avait pas à hésiter : il fallait ou m’en débarrasser, ou me noyer. Renonçant à nager, je saisis ses mains avec les miennes, et je m’efforçai de lui faire lâcher prise. Nous allâmes au fond l’un et l’autre ; car il m’était impossible de maintenir ma tête au-dessus de l’eau, à l’aide de mes pieds seuls, avec le poids que je traînais avec moi.

Je puis à peine décrire ce qui suivit. Je ne songeai plus, je l’avoue, à sauver la vie de Drewett ; je ne pensai qu’à moi. Nous nous livrâmes dans l’eau un combat acharné comme les plus mortels ennemis. Trois fois, par mes seuls efforts, je m’élevai à la surface de l’eau pour respirer, ramenant en même temps Drewett, qui se trouvait dans la position la plus favorable, et trois fois j’enfonçai de nouveau. Une lutte si terrible ne pouvait durer longtemps. Nous allâmes au fond pour la quatrième fois, et cette fois je sentais que c’était pour ne plus nous relever, quand il m’arriva un secours inattendu. Depuis l’enfance, mon père m’avait appris la leçon importante de tenir mes yeux ouverts sous l’eau. Par suite de cette habitude, j’avais sur Drewett le léger avantage de voir au moins de quel côté je devais diriger mes efforts. Pendant que j’enfonçais, à ce que je croyais, pour la dernière fois, je vis près de moi dans l’eau une masse indistincte que, dans mon trouble, je pris pour un requin, quoique les requins ne remontent jamais l’Hudson aussi haut, et arrivent même rarement jusqu’à New-York. Cet objet s’avançait de notre côté, et même il plongea tout à coup sous nous, comme s’il voulait s’assurer sa proie. Mais je me sentis soulever doucement à la surface, et au moment où j’apercevais la lumière, et où je commençais à respirer, Drewett fut arraché de mon cou par Marbre, dont la voix résonna délicieusement à mon oreille. Au même instant, mon requin sortit de l’eau, soufflant comme un marsouin, et j’entendis ces mots :

— Courage, maître ! Neb être là !

Je fus hissé à bord, je ne sais comment, et je restai étendu dans un épuisement complet, pendant que Drewett ne semblait plus donner aucun signe de vie. En ce moment, Neb, tout ruisselant, comme quelque dieu nègre du fleuve, s’assit au fond du canot, prit ma tête sur ses genoux, et se mit à presser mes cheveux pour en exprimer l’eau, et à m’essuyer la figure avec un mouchoir.

— Allons, enfants, force de rames pour regagner le sloop ! s’écria Marbre dès que nous fûmes retirés de l’eau. Ce monsieur semble avoir fermé les écoutilles pour la dernière fois. Quant à Miles, ce n’est pas lui qui se noiera jamais en eau douce.


fin de la première partie de à bord et à terre[2].



  1. Sing vent dire chanter.
  2. Lucie Hardinge forme la seconde partie. (Note de l’auteur.)