À bord et à terre/Texte entier

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À bord et à terre ou les Aventures de Miles Wallingford
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 22p. 2-392).


PRÉFACE.


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L’auteur a publié tant d’histoires vraies que le monde a prises pour des fictions, et tant de fictions qui ont été reçues comme des histoires véritables, qu’il a résolu de ne pas s’expliquer aujourd’hui sur ce sujet. Libre à chacun de ses lecteurs de croire autant ou aussi peu qu’il voudra des aventures qu’il va lire, suivant ses idées, ses préjugés, sa connaissance ou son ignorance du monde. Si quelqu’un est disposé à jurer qu’il sait exactement où est situé Clawbonny, qu’il connaît le vieux M. Hardinge, bien plus, qu’il l’a souvent entendu prêcher, qu’il en prête serment, on ne demande pas mieux. S’il s’écarte un peu de la vérité, ce ne sera pas le premier acte de cette nature qui aura eu le même défaut.

Il est possible que certaines personnes pointilleuses demandent le cui bone d’un pareil livre ; voici la réponse : tout ce qui peut donner à l’esprit des idées claires et précises sur les événements, sur la société, sur l’histoire, dans leurs rapports soit avec les masses, soit avec les individus, est utile. Ce qui est nécessaire, c’est que les portraits soient vrais, quand même les originaux n’existeraient pas. Les connaissances que nous acquérons, même par des lectures futiles, nous servent souvent d’une manière et dans des occasions que nous ne soupçonnions pas à l’époque où nous les acquérions.

La plus grande partie peut-être de nos opinions personnelles sont fondées sur des préjugés. Ces préjuges naissent de l’impossibilité où nous sommes de tout voir et de tout connaître par nous-mêmes. Le mortel le plus favorisé reçoit de confiance plus de la moitié de ce qu’il apprend ; et il n’est pas sans utilité pour ceux qui peuvent ne jamais se trouver en position de connaître personnellement certaines phases dans l’histoire des peuples ou des individus, d’avoir des tableaux qui les leur mettent en quelque sorte sous les yeux. C’est le grand bienfait de la littérature légère en général, parce qu’il est possible de rendre ce qui est purement fictif plus utile même que ce qui est strictement vrai, en évitant les extravagances, en peignant avec fidélité, et, comme aurait dit notre ami Marbre, en généralisant avec une certaine mesure.

Les États-Unis, depuis le commencement de ce siècle, ont éprouvé des changements importants. Quelques-uns de ces changements ont été des améliorations ; d’autres, à mon avis, tout le contraire. Ce dernier fait ne peut être connu que par ouï-dire de la génération qui entre dans la vie sociale, et les pages suivantes pourront jeter quelque jour sur la double face de la question, en présentant les choses telles qu’elles étaient. La population de la République s’élève aujourd’hui à plus de dix-huit millions d’âmes ; en 1800, elle n’était guère de plus de cinq millions. De six cent mille âmes, la population de l’État de New-York s’est élevée à deux millions sept cent mille. En 1800, la ville de New-York avait soixante mille habitants ; aujourd’hui, en comprenant Brooklyn et Williamsburg qui alors, à vrai dire, n’existaient pas, elle en compte au moins quatre cent mille. Ces changements numériques sont prodigieux, et ils ont produit des changements d’une autre sorte. Quoiqu’une augmentation de nombre n’implique pas nécessairement un plus haut degré de civilisation, on doit raisonnablement s’attendre à une grande amélioration dans les usages ordinaires de la vie. Tel a été le résultat ; et pour ceux qui connaissent l’État actuel des choses, les pages suivantes feront probablement ressortir la différence.

Quoique l’amélioration morale dans la société américaine n’ait pas marché même de pair avec celle qui est purement matérielle, il y a cependant des points essentiels sur lesquels elle a été évidente. De toutes les possessions britanniques sur le continent d’Amérique, l’état de New-York, après avoir été conquis sur les Hollandais, reçut en grande partie l’organisation sociale de la métropole. Même sous les Hollandais, il avait imité quelques-unes des particularités caractéristiques de ses patrons. Sans doute quelques colonies du sud avaient leurs caciques et leur noblesse demi-féodale, demi-sauvage, mais ce système dura peu ; l’excentricité de cette portion du pays provenant surtout de l’existence de l’esclavage domestique sur une large échelle. À New-York, c’était différent. Colonie conquise, elle conserva l’empreinte des institutions de la métropole plus profondément gravée qu’aucun des établissements qui commencèrent par des concessions accordées à des propriétaires, ou en vertu de chartes émanées de la couronne. C’était strictement, et ce fut toujours une colonie royale, jusqu’à l’heure de la séparation. Les conséquences sociales de cet état de choses se manifestèrent dans les habitudes de ses habitants jusqu’au moment où le torrent de l’immigration apporta avec lui des habitudes différentes, sinon tout à fait contraires. De ces deux sources divergentes découlèrent deux opinions bien tranchées : l’une qui porte le cachet profond de son origine anglaise et puritaine, l’autre qui est un reflet des usages et des opinions des états du Centre proprement dits.

Cette observation a pour but d’aller au-devant de certaines critiques qui seront faites sans doute sur quelques-uns des incidents de notre histoire ; car on n’exige pas toujours des aristarques américains qu’ils connaissent leur sujet. Il n’en est que trop qui justifient la repartie d’un plaisant à un de ses voisins qui croyait avoir la science infuse parce qu’il avait été au « conventicule » — et au « moulin » aussi. Nous pouvons tous obtenir quelques notions sur la partie d’un sujet qui est placée immédiatement sous nos yeux ; le difficile, c’est de comprendre ce que nous n’avons aucun moyen d’étudier.

Quant aux incidents nautiques de cet ouvrage, nous avons cherché à être aussi exact que nos autorités nous le permettaient. Nous savons combien il importe d’écrire ce que le monde croit vrai, plutôt que ce qui est vrai en effet, et nous ne sachons pas avoir aucune erreur palpable de cette nature à nous reprocher.

Faut-il avertir le lecteur que notre histoire n’est pas terminée dans cette première partie ? le plan de l’ouvrage ne le permettait pas ; mais nous pouvons assurer à ceux qui y prendraient quelque intérêt, que la saison ne se passera pas sans que la fin soit publiée. Le pauvre capitaine Wallingford est aujourd’hui dans sa soixante-cinquième année, et il a hâte d’en finir. Il a trop souffert pour n’avoir pas droit à quelque repos dans ses vieux jours.

L’auteur ne prend pas sur lui la responsabilité de toutes les opinions émises par le héros de cette histoire, et il le dit une fois pour toutes. Il n’est pas étonnant qu’un homme né pendant la révolution ne pense pas, sur une foule de points, comme les hommes de l’époque actuelle. C’est précisément dans cette différence d’opinions que consiste ce qu’on pourrait appeler la morale de l’ouvrage.


1er juin 1844.
À BORD ET À TERRE.



CHAPITRE PREMIER.


Et moi ! la joie de ma vie est partie avec la force de mon esprit et le feu de mon cœur. Un peu de neige a remplacé ces boucles noires qui se jouaient sur mon front, et ces arbres chéris sous lesquels folâtrait mon enfance, ombragent aujourd’hui mon tombeau.
Mistress Himams.



Je suis né dans une vallée assez voisine de la mer. Mon père avait été marin dans sa jeunesse, et mes souvenirs les plus anciens se rattachent à l’histoire de ses aventures et à l’intérêt qu’elles m’inspiraient. Il avait servi dans la guerre de la révolution. Entre autres scènes auxquelles il assista, il était à bord du Trumbull, lors du combat qu’il soutint contre le Watt, la plus belle action navale de cette guerre ; et il avait un grand plaisir à en raconter les incidents. Blessé dans la bataille, il en portait encore les traces dans une balafre qui défigurait légèrement un visage qui, sans cette apostrophe, aurait été remarquablement beau. Ma mère, après la mort de mon pauvre père, parlait toujours de cette balafre comme d’une tache de beauté. Si mes souvenirs ne me trompent pas, c’était lui faire beaucoup d’honneur ; car elle faisait grimacer la figure d’une manière qui n’était rien moins qu’agréable, surtout lorsque celui à qui elle appartenait était de mauvaise humeur.

Mon père mourut dans la ferme où il était né ; il en avait hérité de son grand-père, émigrant anglais, qui l’avait achetée au colon hollandais qui l’avait établie originairement en défrichant les bois. Ce lieu s’appelait Clawbonny, mot très-hollandais suivant les uns, très-peu hollandais suivant les autres, mais que de temps en temps on s’aventurait aussi à soupçonner d’origine indienne. En tout cas, s’il y avait du bon dans son nom, ce n’était pas sans raison, car nulle part on n’eût trouvé de plus jolie ferme, et, ce qui n’arrive pas toujours dans ce monde pervers, elle était aussi bonne que jolie. Elle consistait en trois cent soixante-douze acres d’excellentes terres labourables ou de belles prairies, et en plus de cent acres de collines assez bien boisées. Le premier membre de notre famille qui l’habita avait construit une maison solide en pierres à un seul étage, qui porte la date de 1707. Chacun de ses successeurs y avait fait quelques additions, et le tout ressemblait à un amas de chaumières jetées çà et là sans aucun égard pour l’ordre et pour la symétrie. Il y avait pourtant un vestibule, une grande porte et une pelouse. La pelouse pouvait avoir six acres d’un sol aussi noir que de la suie, et huit ou dix ormes y couraient les uns après les autres, comme s’ils avaient été semés a la volée.

Si en voyant Clawbonny on soupçonnait que c’était la résidence d’un agriculteur aisé, ce n’était pas qu’on y remarquât ces prétentions à l’élégance si communes aujourd’hui. La maison avait à l’intérieur un air de comfort substantiel auquel l’intérieur répondait. Les plafonds étaient bas, il est vrai, et les chambres assez petites ; mais ces chambres étaient chaudes en hiver, fraîches en été, propres et bien rangées dans tous les temps. Les parloirs avaient des tapis ; il en était de même des corridors et des principales chambres à coucher, et il y avait un vieux sopha d’indienne avec de bons coussins bien rembourrés, ainsi que des rideaux pareils, dans « le grand parloir, » nom que nous donnions à l’appartement principal, car avant l’an 1796, ou, du moins, du plus loin que je me rappelle, le nom de salon n’avait pas pénétré dans notre vallée.

Nous avions des vergers, des prairies, des plaines autour de nous, tandis que les greniers, les granges, toutes les dépendances de la ferme, étaient, comme le bâtiment, en pierre de taille, et toutes dans le meilleur état. Indépendamment de la ferme qu’il tenait de mon grand père, libre de toute charge, garnie de provisions et d’ustensiles de toute espèce, mon père avait rapporté de la mer quelque quatorze ou quinze mille dollars qu’il avait placés sur bonnes hypothèques dans le pays. Ma mère lui avait apporté deux mille sept cents livres sterling, placées aussi solidement ; et après deux ou trois grands propriétaires fonciers et autant de négociants retirés d’York, le capitaine Wallingford passait généralement pour un des habitants les plus à leur aise de l’Ulster. Je ne sais pas exactement à quel point cette réputation était méritée ; ce que je sais, c’est que je ne vis jamais que l’abondance la mieux entendue sous le toit paternel, et que jamais non plus les pauvres ne s’en allaient les mains vides. Il est vrai que notre vin était fait avec des groseilles ; mais il était délicieux, et la cave en était toujours assez bien garnie pour que nous pussions ne le boire que lorsqu’il avait trois ou quatre ans. Cependant mon père avait une petite collection à lui, à laquelle il n’avait recours que dans les grandes occasions, et je me rappelle avoir entendu dire au gouverneur George Clinton, qui devint ensuite vice-président, qui était de l’Ulster, et qui quelquefois s’arrêtait en passant à Clawbonny, que c’était d’excellent madère des Indes orientales. Quant au bordeaux, au bourgogne et au Champagne, c’étaient des vins alors inconnus en Amérique, ou qui ne paraissaient que sur les tables de quelques-uns des principaux négociants ou de quelque riche propriétaire ayant beaucoup voyagé. Si je dis que le gouverneur George Clinton s’arrêtait quelquefois pour goûter le madère de mon père, ce n’est pas pour me faire passer pour plus que je n’étais. Ce qui est certain, c’est que les propriétés héréditaires de ma famille nous donnaient une considération locale qui nous plaçait au-dessus de la classe des fermiers. Si nous avions habité une grande ville, nos relations ordinaires auraient été avec ceux qui sont regardés comme étant d’un ou deux échelons au-dessous de la classe la plus élevée. Ces distinctions étaient beaucoup plus marquées immédiatement après la guerre de la révolution qu’elles ne le sont aujourd’hui, et elles le sont encore plus aujourd’hui que personne, sauf les plus heureux, ou les plus méritants, suivant que la fortune en décide, n’est disposé à en convenir.

Mon père fit la connaissance de ma mère pendant qu’il était à Clawbonny pour se guérir des blessures qu’il avait reçues dans le combat entre le Trumbull et le Walt. J’ai toujours supposé que c’était la grande raison pour laquelle ma mère pensait que la grande balafre qui sillonnait la joue gauche de mon père lui allait si bien. La bataille avait eu lieu en juin 1780, et le mariage fut célébré dans l’automne de la même année. Mon père n’alla plus en mer qu’après ma naissance, qui eut lieu le jour même où Cornwallis capitula à Yorktown. Ces événements combinés réveillèrent le jeune marin ; il sentit qu’il avait une famille à élever, et il voulut faire à son tour à l’ennemi quelques-unes de ces taches de beauté dont sa femme était si fière. Il prit donc du service à bord d’un corsaire, fit deux ou trois heureuses croisières, et put à la paix acheter un brig, qu’il monta, en sa double qualité de patron et de propriétaire, jusqu’à l’année 1790, où il fut rappelé sous le toit paternel par la mort de mon grand-père. En sa qualité de fils unique, le capitaine, c’était ainsi qu’on appelait toujours mon père, hérita de la ferme et de tout ce qu’elle contenait, comme nous l’avons déjà dit, tandis que les six mille livres sterling qui étaient disponibles, furent le partage de mes deux tantes, qui étaient mariées à des hommes de leur condition dans des comtés voisins.

Depuis ce temps mon père ne retourna pas sur mer. Il ne quitta plus la ferme, à l’exception d’un seul hiver qu’il passa à Albany comme représentant du comté. De son temps, c’était un honneur de représenter un comté et de tenir des fonctions de l’état ; quoique l’abus du principe électif, pour ne pas dire de la puissance qui nomme, ait depuis modifié si profondément les choses. Alors, un membre du congrès était quelque chose ; aujourd’hui, c’est tout simplement un membre du congrès.

De cinq enfants qu’elle avait eus, il ne restait que ma sœur Grace et moi pour consoler ma mère dans son veuvage. Le cruel accident qui la plaça dans cette condition, la pire de toutes pour une femme qui avait été l’épouse la plus heureuse, arriva en 1794, lorsque j’avais treize ans et ma sœur onze. Il peut être à propos d’en dire quelques mots.

Il y avait un moulin précisément à l’endroit où le ruisseau qui traverse notre vallée se décharge dans une petite rivière tributaire de l’Hudson. Ce moulin était sur nos terres, et c’était une source de grand agrément et de quelque profit pour mon père ; c’était là que se moulait tout le grain qui se consommait à plusieurs milles à la ronde, et le produit lui servait à engraisser ses cochons et ses bœufs, de manière à leur assurer une réputation méritée. C’était également là que venaient se concentrer toutes les productions de la ferme, à cause d’une petite crique qu’y formait l’Hudson, d’où un sloop partait chaque semaine pour la ville. Mon père passait la moitié du temps à son moulin ou sur le bord de l’eau, surveillant ses ouvriers, donnant ses instructions sur le gréement du sloop, qui était aussi sa propriété, et sur l’arrangement du moulin. Il était certainement ingénieux, et quelquefois il avait suggéré des idées utiles à l’ouvrier qui venait au besoin réparer le moulin ; mais il était loin d’être aussi habile mécanicien qu’il s’en flattait. Il avait inventé une nouvelle manière d’arrêter la roue, et de la remettre en mouvement à volonté ; quelle était cette invention, c’est ce que je n’ai jamais su ; car, depuis le fatal accident, personne n’en parla jamais à Clawbonny. Un jour, pour convaincre l’ouvrier de l’excellence de cette amélioration, mon père arrêta la machine, puis il s’étendit sur la roue pour montrer à quel point il était sur de son invention. Il était en train de se moquer de son compagnon, qui secouait la tête en le voyant s’exposer ainsi, quand le ressort qui retenait la machine vint à manquer ; l’eau fit irruption, et la roue se mit à tourner, emportant avec soi mon malheureux père. Je fus témoin oculaire de cette scène, et je vis la figure de mon père, au moment où il passait devant moi, encore empreinte d’une expression de triomphe. La roue n’avait fait qu’un tour, quand l’ouvrier réussit à arrêter la machine. Elle se trouva ramenée à sa position primitive, et je poussai un cri de joie en voyant mon père debout sur ses pieds, comme s’il n’était rien arrivé. Et en effet il se serait tiré d’affaire, quoique la tête eût dû lui tourner de reste, sans une circonstance : il s’était cramponné à la roue avec la ténacité d’un marin, car lâcher prise, c’eût été s’exposer à tomber d’une hauteur de près de cent pieds, et il passa entre la roue et le plancher qui était dessous sans se faire aucun mal, quoiqu’il n’y eût qu’un ou deux pouces d’intervalle ; mais en se relevant, sa tête alla donner contre une poutre qui lui fracassa la tempe. Tout cela avait été si rapide, que le corps inanimé semblait se tenir droit, l’habit s’étant accroché sans doute à la tête de quelque clou. Ce fut le premier chagrin sérieux de ma vie ; j’avais toujours regardé mon père comme partie inhérente de l’univers, et jamais je n’avais regardé sa mort comme une chose possible. Une nouvelle révolution, qui aurait remis le pays sous la domination britannique, m’aurait paru moins étonnante : une cruelle réalité m’apprit alors combien je me trompais.

Bien des mois se passèrent avant que je cessasse de voir cet affreux spectacle dans mes rêves ; à mon âge, toutes les sensations étaient nouvelles, et une douleur profonde prit possession de mon cœur. Grace et moi, nous restions des journées entières à nous regarder, les yeux remplis de larmes qui coulaient le long de nos joues, langage muet, mais éloquent, qu’aucune expression n’aurait pu rendre plus énergique ; même aujourd’hui, je ne puis penser au désespoir de ma mère sans trembler. On l’envoya chercher, et elle arriva sans connaître toute l’étendue de son malheur ; à la vue du cadavre, elle jeta un cri… Non, je n’oublierai jamais ces accents déchirants. Elle resta évanouie pendant plusieurs heures, et enfin sa douleur trouva des paroles. Il n’y a point d’expressions de tendresse que son cœur de femme ne prodiguât au corps insensible. Elle l’appelait — « son Miles, » — « son cher Miles, » — « son bien-aimé ! » — Un moment on eût dit qu’elle voulait tirer le mort de son sommeil léthargique, et elle dit solennellement : Père ! ô le plus chéri des pères ! — faisant un appel au père de ses enfants, le plus expressif, le plus énergique de tous les termes de tendresse qu’une femme puisse employer, — ouvre les yeux et regarde tes enfants ; ne veux-tu donc plus qu’ils te voient jamais !

Mais tout était inutile ; sous nos yeux était étendu le cadavre inanimé, aussi insensible que si l’esprit de Dieu n’y avait jamais habité. Ma pauvre mère ne faisait que baiser cette balafre si précieuse qui se trouvait justement du côté de la tête qui avait été le plus endommagé : elle eût voulu le rappeler à la vie par ses caresses, mais rien n’y fit. Le soir même, le corps fut porté dans notre demeure, et trois jours après dans le cimetière, à côté de trois générations d’ancêtres, à un mille seulement de Clawbonny. Le service funèbre fit aussi sur moi une impression profonde. Nous avions dans la vallée quelques membres fervents de l’église d’Angleterre, et le vieux Miles Wallingford avait été amené à y faire une acquisition, parce qu’une des églises de la reine Anne était tout près de la ferme. C’est dans cette petite église, humble édifice en pierre avec une haute voûte en pointe, sans cloche, sans clocher, sans sacristie, que trois générations de notre famille avaient été successivement baptisées, et, en y comprenant mon père, enterrées successivement. Le bon M. Hardinge, le juste par excellence, lut le service funèbre sur le corps de celui que son propre père avait baptisé dans le même lieu. Les choses ont bien changé depuis ; mais alors il n’y avait presque aucune famille auprès de nous qui n’eût en quelque sorte des droits héréditaires à notre affection. Il en était ainsi de notre ministre dont le père avait marié mon grand-père et ma grand’mère ; le fils avait également marié mon père, et il lui rendait aujourd’hui les derniers devoirs. Grace et moi, nous sanglotâmes à fendre le cœur, tout le temps que nous fûmes dans l’église, et ma pauvre petite sœur se pâma littéralement au moment où elle entendit la première pelletée de terre tomber sur le cercueil. Notre mère n’eût jamais pu supporter cette épreuve : elle resta toute la journée enfermée chez elle, à genoux et en prières.

Le temps adoucit nos regrets ; mais ma mère, qui était d’une sensibilité rare, ne se remit jamais entièrement ; elle avait aimé trop bien, trop exclusivement, pour jamais songer à un second mariage, et elle semblait ne vivre que pour les enfants de Miles Wallingford ; car je crois vraiment qu’ils lui étaient plus chers en cette qualité que parce qu’ils étaient les siens propres. Sa santé s’altéra de plus en plus, et trois ans après l’accident du moulin, M. Hardinge la déposa à côté de mon père. Grace et moi nous fûmes avertis du malheur qui nous menaçait un grand mois avant qu’il arrivât. M. Hardinge nous amena l’un et l’autre au chevet du lit de la mourante, pour nous faire entendre ses derniers avis et assister à une scène qui ne peut jamais produire qu’une impression salutaire.

— Vous avez baptisé ces deux chers enfants, mon bon monsieur Hardinge, dit-elle d’une voix affaiblie, et vous les avez signés du signe de la croix, en mémoire de la mort du Christ pour eux ; et maintenant je demande à votre amitié de veiller sur eux à cette époque la plus critique de leur vie, lorsque les impressions sont plus profondes, et que partant elles sont reçues plus facilement. Dieu vous récompensera de vos soins bienveillants pour les enfants orphelins de vos amis. — Le bon ministre, qui vivait plus pour les autres que pour lui-même, fit la promesse qu’on lui demandait, et l’âme de ma mère s’envola tranquille vers les cieux.

Ni ma sœur ni moi nous ne ressentîmes cette perte aussi vivement que la première ; ma mère était si bonne, d’une piété si douce et si fervente, que nous ne pouvions douter que sa mort ne fût autre chose qu’un passage à un état d’existence plus heureux. Elle était délivrée de vives souffrances ; et je me rappelle qu’en jetant un dernier regard sur ces traits chéris, j’éprouvai une sorte de joie en pensant que la douleur n’exerçait plus d’empire sur son corps, et que son âme jouissait d’une félicité parfaite. Les regrets vinrent ensuite, il est vrai ; ils vinrent avec toute leur amertume, et ils furent plus que partagés par Grace.

À la mort de mon père, je ne m’étais jamais inquiété de la manière dont il avait disposé de ses biens. J’avais entendu dire quelque chose de son testament, et des formalités qu’il avait fallu remplir à ce sujet ; mais peu de jours après la mort de ma mère, M. Hardinge eut une conversation sérieuse avec Grace et avec moi pour nous apprendre les dispositions qui avaient été prises. Mon père m’avait légué la ferme, le moulin, le sloop, les provisions et les ustensiles, en toute propriété, sous la réserve de l’usufruit pour ma mère jusqu’à ma majorité. Alors, je devais lui donner une aile de la maison où elle pouvait se loger convenablement, ainsi que certains privilèges sur les récoltes de tous genres, et lui payer une rente de trois cents livres sterling. Grace avait quatre mille livres sterling placées à intérêt ; et tout le reste des biens meubles, qui pouvaient monter à cinq cents dollars, étaient à moi. Comme la ferme, le sloop, le moulin, produisaient un revenu net de plus de mille dollars, déduction faite de tout ce qui était nécessaire pour le ménage, je me trouvais dans une très-belle position, au point de vue matériel, surtout élevé, comme je l’avais été, dans des habitudes aussi simples que celles qui régnaient à Clawbonny.

Mon père avait confié notre tutelle à M. Hardinge et à ma mère, en même temps qu’il les avait nommés ses exécuteurs testamentaires, et tous ces pouvoirs devaient être réunis sur la tête du dernier vivant. Ce fut ainsi que Grace et moi nous devînmes les pupilles du ministre seul. Nous en étions contents l’un et l’autre, car nous aimions sincèrement ce digne homme, et ses enfants ne nous étaient pas moins chers ; deux étaient d’un âge qui correspondait au nôtre, Rupert Hardinge ayant à peine un an de plus que moi, et Lucie, sa sœur, six mois de moins que Grace. Nous étions tous quatre fortement attachés l’un à l’autre, et il en avait été ainsi depuis l’enfance, M. Hardinge ayant dirigé mon éducation dès l’âge le plus tendre.

Je ne puis dire toutefois que Rupert Hardinge parût devoir jamais donner à son père la satisfaction qu’il est si facile à un enfant studieux, actif et bien dirigé, de procurer à ses parents. J’étais de beaucoup le plus avancé des deux, et M. Hardinge avait déclaré, un an avant la mort de ma mère, que j’étais en état d’entrer dans un collège ; mais ma mère avait voulu attendre pour m’envoyer à Yale, où était l’institution choisie par mon père, que mon petit camarade pût m’y accompagner ; car elle voulait lui faire donner aussi une éducation complète, pour seconder les vues de son père qui le destinait à l’église. Ce délai, accordé dans des intentions si bienveillantes, eut pour effet de changer par la suite toute mon existence.

Mon père, à ce qu’il paraît, me destinait à la profession d’avocat, dans le désir bien naturel de me voir un jour occuper quelque poste honorable dans l’état ; mais tout travail d’esprit me répugnait, et je fus ravi d’apprendre que mon entrée au collège était différée d’un an. Il est vrai que j’apprenais vite, mais c’était presque malgré moi ; j’étais passionné pour la lecture, mais pour les lectures frivoles plutôt d’instructives. Quant à Rupert, sans être absolument dépourvu de moyens, et quoiqu’il fût même très adroit en de certaines choses, il haïssait l’étude encore plus que moi, et toute espèce de contrainte bien plus encore. Son père, qui avait une piété sincère, avait trop de respect pour son ministère pour vouloir faire entrer son fils de force dans l’église ; mais tout son espoir était que les inclinations de son fils, guidées par la Providence, prendraient cette direction ; il s’expliquait rarement à ce sujet, mais j’eus occasion de découvrir le fond de sa pensée dans mes entretiens familiers avec ses enfants. Cette idée charmait Lucie, et elle pensait avec ivresse au moment où son frère officierait dans la même chaire où son père et son aïeul avaient dirigé le service divin pendant un demi-siècle ; espace de temps qui pour nous, enfants, était presque l’éternité. Et si la chère fille formait ce désir pour son frère, c’était dans son intérêt spirituel plutôt que temporel, car la cure ne valait que cent cinquante livres sterling, assez mal payées, avec un petit presbytère assez commode et une glèbe de vingt-cinq acres d’assez bonne terre, que, dans ce temps-là, ce n’était pas un péché pour un ministre de faire cultiver par deux esclaves mâles qui, avec deux esclaves femelles, faisaient partie de la succession qui lui était revenue de sa mère.

Moi aussi j’avais une douzaine d’esclaves ; c’étaient des nègres qui, comme race, étaient dans la famille depuis presque aussi longtemps que Clawbonny. La moitié de ces esclaves étaient vraiment laborieux et utiles ; mais les autres savouraient toutes les douceurs de l’otium cum dignitate ; c’était une espèce de mobilier à nourrir, à habiller et à loger, sans parler de quelque menu fretin qui frétillait dans nos cuisines, se roulait sur l’herbe toute la journée, dévorait les fruits d’été à discrétion, et l’hiver se tenait tellement blotti dans le coin de la cheminée que, comme certain bel esprit du barreau de New-York le dit un jour des mines de charbon de l’est, j’aurais été tenté de les déclarer incombustibles. Ces nègres avaient tous le nom patronymique de Clawbonny : c’étaient Hector Clawbonny, Venus Clawbonny, César Clawbonny, Rose Clawbonny qui, par parenthèse, était noire comme un corbeau, Romée Clawbonny, et Juliette, vulgairement appelée July Clawbonny ; puis Pharaon, Putiphar, Samson et Nabuchodonosor, toujours Clawbonny pour finir. Neb, comme on appelait par abréviation celui qui portait le même nom que le roi herbivore de Babylone, était à peu près de mon âge, et il avait été longtemps mon compagnon de jeux. Même alors, lorsqu’on crut à propos de lui faire commencer les travaux plus sérieux qui devaient marquer son humble carrière, j’allais souvent le chercher pour qu’il m’accompagnât à la pêche, à la chasse, ou dans des parties de bateau que je faisais sur l’Hudson. Par suite de ces rapports et de la franche cordialité qui caractérisait mes manières à cette époque, il en vint à m’aimer comme un frère ou un camarade. Il n’est pas aisé de décrire l’attachement d’un esclave dans lequel s’est confondu tout à la fois le dévouement d’un ami, la sollicitude d’un frère et l’aveuglement d’un amant. Je crois en vérité que Neb était plus fier de se regarder comme appartenant à muster Miles, que je ne pouvais l’être de rien de ce que j’avais en propre. Neb en même temps aimait la vie vagabonde, et il m’encourageait beaucoup ainsi que Rupert à perdre dans l’oisiveté des heures que nous ne devions retrouver jamais. La première fois que je fis l’école buissonnière, ce fut sous le patronage de Neb, qui sut m’amorcer et me faire quitter mes livres pour aller cueillir la noisette sur la montagne, en me donnant cette bonne raison, que les noisettes valaient tous les livres du monde.

J’ai oublié de mentionner que la mort de ma mère, qui arriva dans l’automne, amena un changement immédiat dans l’intérieur de notre ménage. Grace, qui n’avait que quatorze ans, était trop jeune pour le diriger, et je ne pouvais guère être utile pour donner des avis. M. Hardinge, se conformant aux prescriptions d’une lettre que notre ange de mère lui avait écrite en recommandant de ne la remettre que le lendemain de son enterrement, afin de donner plus de poids à sa prière, quitta le presbytère, et vint demeurer à Clawbonny avec ses enfants. Ma mère savait que sa présence serait de la plus grande utilité pour les orphelins qu’elle laissait après elle ; tandis que les petites économies qu’il ferait ainsi sur ses dépenses de ménage permettraient au bon ministre de mettre de côté de cent à deux cents livres sterling pour Lucie, qui autrement pouvait, à sa mort, se trouver sans aucune ressource.

Ces nouveaux arrangements firent grand plaisir à Grace ainsi qu’à moi ; car elle aimait Lucie autant que j’aimais Rupert, et pour dire la vérité, que je l’aimais elle-même. On n’eut pas trouvé dans tout l’état quatre êtres plus heureux. Auparavant, nous nous voyions tous les jours ; à présent nous nous voyions à toute heure. Le soir, nous nous séparions de bonne heure, il est vrai, chacun ayant sa petite chambre à part ; mais c’était pour nous réunir encore de meilleure heure le lendemain, et pour reprendre ensemble nos amusements. De travail, il n’en fut pas question pendant un mois ou deux ; nous courions à travers champs, nous abattions des noix, nous cueillions des fruits, nous voyions faire la récolte ; nous prenions le plus d’exercice possible, au grand avantage de notre santé.

Je puis dire sans vanité qu’il aurait été difficile de rencontrer quatre figures plus capables d’attirer l’attention que les nôtres à la fin de 1797. Rupert Hardinge ressemblait à sa mère, et ses traits étaient aussi remarquables que ses mouvements gracieux. Il avait naturellement un air de distinction, dont il savait tirer avantage, et une facilité d’élocution, un entrain qui rendaient sa société, sinon instructive, du moins agréable. Je n’étais pas mal de mon côté, quoique loin d’avoir l’extérieur séduisant de mon jeune ami. Sous le rapport de la force, de l’énergie, de l’activité, j’avais certainement l’avantage sur lui, comme sur presque tous les jeunes gens de mon âge. Mes cheveux étaient d’un brun foncé ; ils tombaient en boucles autour de mon cou, et les ciseaux eurent beaucoup de peine à réprimer leurs écarts. C’était la seule chose que j’eusse de vraiment bien. Ils ne perdirent jamais toute leur beauté, et même aujourd’hui, quoique blancs comme la neige, ils sont encore remarqués. Mais c’était Grace surtout qui commandait l’attention. Sa figure rayonnait de sensibilité : c’était une de ces physionomies où la nature se plaît parfois à imprimer ce caractère tout à la fois de douceur, d’éclat, de vérité, qu’on attribue aux anges. Son teint était plus clair que le mien ; ses yeux d’un bleu céleste, ses joues de la teinte de la plus pâle des roses, et son sourire si plein de douceur et d’expression que maintes fois il a maîtrisé mes mouvements d’humeur et de vivacité. S’il y avait quelque chose à dire, c’est que peut-être elle était un peu trop frêle ; quoique ses membres délicats eussent pu servir de modèle au ciseau d’un sculpteur.

Lucie avait aussi une grande perfection, surtout de taille, quoique dans la part si large de beauté qui a été faite à la jeunesse de ce pays, elle eût été à peine remarquée dans une nombreuse assemblée de jeunes Américaines. Néanmoins l’expression de sa figure était agréable, et il y avait un contraste piquant entre l’ébène de ses cheveux, le bleu foncé de ses yeux, et la blancheur éblouissante de sa peau. Son teint était coloré, et variait suivant la nature de ses émotions. Quant aux dents, on eût pu voyager des semaines entières sans en trouver de pareilles ; et quoiqu’elle parût ne pas s’en douter, elle avait une manière naturelle de les montrer, qui eût donné du piquant à une physionomie beaucoup moins agréable. Sa voix, son sourire, quand elle était heureuse et sans soucis, respiraient le plaisir.

Ce serait peut-être aller trop loin que d’affirmer qu’aucun être humain ait été jamais complètement indiffèrent sur l’effet produit par sa personne. Cependant je ne crois pas qu’aucun de nous, Rupert seul excepté, ait donné une seule pensée à ce sujet, du moins en ce qui le concernait personnellement, avant l’époque dont je parle en ce moment. Je savais, je voyais, je sentais que ma sœur était plus belle que toutes les jeunes filles de son âge et de sa condition que j’avais vues auprès d’elle, et j’en étais fier et heureux. Je savais que je lui ressemblais sous quelques rapports, mais je n’avais pas la vanité de croire que je fusse à beaucoup près aussi bien qu’elle. Mon amour-propre, si j’en avais alors — je n’en manquai pas, mais un an ou deux plus tard — quoi qu’il en soit, en 1797, mon amour-propre se portait plutôt sur ma force physique, sur ma taille, sur mes proportions athlétiques, extraordinaires pour un enfant de seize ans. Je n’aurais pas échangé ces qualités mâles contre vingt fois la bonne mine de Rupert, et une pensée d’envie ne traversa jamais mon esprit à cet égard. Je pensais qu’il pouvait être bien pour un ministre d’être un peu délicat et d’avoir de beaux traits ; mais pour quelqu’un qui voulait courir le monde, comme j’avais déjà l’intention de le faire, la force, la santé, le courage et la vigueur étaient beaucoup plus à désirer que la beauté.

Je ne m’étais jamais demandé si Lucie était jolie. Je voyais qu’elle était agréable ; je m’imaginais qu’elle me le paraissait même plus qu’à aucun autre, et je ne regardais jamais sa figure ouverte et enjouée sans un sentiment de sécurité et de bonheur. Quand ses yeux rencontraient les miens, c’était avec une expression de franchise qui disait aussi éloquemment que des yeux peuvent parler, qu’elle n’avait rien à cacher.


CHAPITRE II.


Cesse de m’arrêter, mon cher Protens ; les jeunes gens qui restent enfermés chez eux, ont toujours l’esprit borné. — Viens plutôt avec moi admirer les merveilles de l’univers.
Shakespeare..


Pendant l’année qui succéda à celle où j’avais dû partir pour Yale, M. Hardinge avait suivi une méthode très-judicieuse pour mon éducation. Au lieu de me faire commencer l’étude des ouvrages que je devais voir dans cette institution, afin que j’eusse moins de peine ensuite, autrement dit pour alléger mes travaux futurs, pour favoriser ma paresse, il me remit aux éléments jusqu’à ce qu’il fût bien sûr que je les possédais à fond. Je savais mes deux grammaires littéralement par cœur, et jusqu’aux moindres notes. Aucun passage, aucune règle ne restait sans explication ; j’appris aussi à scander, ce qui, il y a cinquante ans, suffisait en Amérique pour faire une réputation de savant[1]. Ensuite nous dirigeâmes nos efforts vers les mathématiques, science que M. Hardinge pensait justement que je ne pourrais jamais posséder trop à fond. En peu de semaines, je savais à merveille mon arithmétique, dont j’avais déjà une certaine teinture ; puis j’attaquai la trigonométrie, ainsi que quelques-uns des problèmes de géométrie les plus utiles. Voilà où j’en étais au moment de la mort de ma mère.

Je l’ai déjà dit, je n’avais nulle inclination pour devenir savant. On pouvait me forcer à étudier le droit ; mais j’étais bien décidé à ne jamais en faire mon état. Sur ce point ma détermination était bien prise, et, quand ma mère aurait vécu, je n’aurais point changé, quoique ma déférence pour ses volontés m’eût fait pousser mes études jusqu’au grade de licencié. À présent même qu’elle n’était plus, je m’informai si elle n’avait laissé à ce sujet aucune instruction, ni manifesté un désir qui eût été une loi pour moi. J’en parlai à Rupert, et je fus un peu choqué de la légèreté avec laquelle il me répondit.

— Qu’importe à vos parents maintenant, dit-il en appuyant sur ce dernier mot avec une intention qui me fit battre le cœur, — que vous soyez avocat, docteur ou négociant, ou bien que vous restiez à la ferme, et que vous soyez fermier comme votre père ?

— Mon père avait été marin, m’écriai-je avec la rapidité de l’éclair.

— Oui, et c’est une belle et noble profession. Je ne rencontre jamais un marin sans lui porter envie. Voyez un peu, Miles, ni vous ni moi nous n’avons encore été à la ville, tandis que les bateliers de votre mère, ou plutôt les vôtres, car ils sont à vous à présent, y vont régulièrement toutes les semaines. Je donnerais tout au monde pour être marin.

— Vous, Rupert ! mais vous savez que votre père désire que vous soyez ministre.

— Vraiment, un jeune homme comme moi ferait une jolie figure dans la chaire ou en surplis. Non, non, Miles. Il y a eu dans ce siècle-ci deux Hardinge dans les ordres, c’est bien assez ; moi, c’est pour la mer que j’ai de l’inclination. Vous savez sans doute que mon bisaïeul était capitaine de marine, et qu’il fit de son fils un ministre. Montrons aujourd’hui le revers de la médaille, et que le fils du ministre devienne à son tour capitaine. J’ai lu beaucoup de vies de marins, et on ne saurait croire combien de fils de ministres en Angleterre entrent dans la marine, et combien de fils de marins entrent dans l’église.

— Mais à présent il n’y a point de marine dans ce pays, — pas même un seul vaisseau de guerre, à ce que je crois.

— Voilà le mal. Le congrès a voté une loi, il y a deux ou trois ans, pour construire quelques frégates, mais elles n’ont jamais été lancées à la mer. Maintenant que Washington n’est plus en fonctions, je suis sûr qu’il ne se fera rien de bien dans le pays.

Je révérais, comme tous mes compatriotes, le nom de Washington, mais je ne voyais pas bien ce qu’il venait faire là. Rupert s’inquiétait peu des conséquences logiques, prenant ses assertions pour des réalités. Après une courte pause, il continua :

— Vous êtes maintenant de fait votre maître, dit-il, et vous pouvez faire ce qui vous plaît. Si vous allez sur mer et que vous ne vous y plaisiez pas, libre à vous de revenir ici. Vous y serez tout aussi maître que si vous n’aviez jamais cessé de surveiller vos bestiaux, de faucher vos foins et d’engraisser vos cochons.

— Je ne suis pas mon maître plus que vous, Rupert. Je suis le pupille de votre père, et je dois l’être encore pendant cinq ans.

Kupert se mit à rire, et il chercha à me persuader que, si j’étais bien résolu de ne point aller à Yale, et de ne pas être avocat, je n’avais rien de mieux à faire que de décharger son digne père de toute responsabilité à cet égard en m’embarquant clandestinement. Si je devais jamais être marin, je n’avais pas de temps à perdre ; car il avait toujours entendu dire que c’était de seize à vingt ans qu’il fallait faire l’apprentissage de ce genre de vie. J’étais assez de cet avis, et je me séparai de mon ami en lui promettant de reprendre au premier jour notre conversation.

Je rougis presque d’avouer que les sophismes artificieux de Rupert m’aveuglaient au point de ne plus guère me laisser discerner le bien d’avec le mal. Si M. Hardinge se croyait vraiment obligé, par déférence pour les volontés de mon père, à m’élever pour le barreau, et que ma répugnance pour cette profession fût insurmontable, pourquoi ne pas venir à son secours, en m’arrogeant le droit de décider moi-même et en agissant en conséquence ? Je résolus d’abord d’avoir un entretien avec M. Hardinge, pour savoir si mes parents s’étaient expliqués positivement à cet égard. Je ferais connaître ensuite mon désir d’être marin et de voir le monde ; mais je ne laisserais pas entrevoir que je pourrais bien partir un jour sans rien dire, ce qui n’eût pas été le décharger de toute responsabilité.

Une occasion se présenta bientôt de sonder le terrain ; je demandai à M. Hardinge si mon père, dans son testament, avait ordonné de m’envoyer à Yale et de m’y faire élever pour le barreau. Mon père n’avait rien fait de semblable. Tout au plus le capitaine Wallingford avait-il pu concevoir quelque vague idée que je prendrais un jour cette profession, mais rien de plus. Cette assurance me soulagea d’un grand poids, car j’étais bien sûr que ma mère m’aimait trop pour décider d’une manière absolue dans une question qui intéressait si directement mon bonheur. Questionné sur ce dernier point, M. Hardinge n’hésita pas à dire que ma mère en avait causé plusieurs fois avec lui ; que son désir était que j’allasse à Yale, et que j’étudiasse le droit, quand même je ne devrais pas pratiquer. Dès qu’il eut fait cette communication, le bon ministre s’arrêta pour observer l’effet qu’elle avait produit sur moi. Voyant sans doute une expression de mécontentement se peindre sur ma figure, il ajouta immédiatement :

— Mais votre mère, Miles, n’entendait pas vous contraindre ; car elle savait que c’était vous qui deviez suivre cette carrière, et non pas elle. « Non, non, me disait-elle, je ne le forcerai pas plus sur ce point que s’il s’agissait pour lui de se marier. C’est lui qui doit décider en dernier ressort, et lui seul. Nous pouvons essayer de le guider, mais voilà tout. Enfin, mon cher Monsieur, vous ferez pour le mieux ; je m’en repose sur vous, certaine que votre sagesse sera éclairée par la lumière qui vient d’en haut. »

J’exprimai alors clairement à M. Hardinge mon désir de voir le monde et d’être marin. Cette déclaration confondit le bon ministre, et je vis qu’il était fâché. Je crois que quelques scrupules religieux étaient pour beaucoup dans sa répugnance à me voir embrasser cette profession. En tout cas, il était facile de voir que cette répugnance était profonde. À cette époque, peu d’Américains voyageaient dans le but de perfectionner leur éducation, et s’il y en avait, c’était dans une classe de la société si supérieure à la mienne, qu’il semblait absurde de ma part, même d’y songer. Ma fortune n’était pas non plus en rapport avec une pareille dépense. J’avais assez pour vivre honorablement, et aussi indépendant qu’un roi dans ma ferme ; mais ce n’était pas une raison pour se donner des airs de gentleman. C’eût été de très-mauvais ton en 1797. Le pays devenait riche rapidement, il est vrai, grâce aux avantages de sa position neutre ; mais il n’y avait pas assez longtemps qu’il était émancipé pour qu’on pût songer à faire le nabab avec huit cents livres sterling par an. L’entrevue se termina par une vive exhortation que me fit mon tuteur de ne pas abandonner mes études pour un projet aussi chimérique que celui de courir le monde en qualité de simple matelot.

Je racontai tout cela à Rupert, qui, pour la première fois et à mon grand étonnement, taxa quelques-unes des idées de son père de puritanisme et d’exagération. Il soutint que chacun était le meilleur juge dans sa propre cause, et que la mer avait produit tout autant de saints que la terre. Il n’était pas même certain que, toute proportion gardée, l’avantage ne fût pas en faveur de l’Océan.

— Prenez les avocats, par exemple, Miles, disait-il ; je voudrais bien savoir où vont se nicher leurs principes religieux. Ils louent leur conscience à tant par jour, et ils parlent et raisonnent avec autant de zèle pour le mauvais que pour le bon droit.

— Par saint George, vous n’avez pas tort, Rupert. Le vieux David Dockett, je l’ai entendu dire à M. Hardinge plus de vingt fois, fait toujours deux rôles à la fois, pourvu qu’on le paie bien, celui de témoin et celui d’avocat. Il parlera pendant des heures entières sur des faits que lui et ses clients ont inventés entre eux, et tout le temps il aura l’air aussi convaincu que s’il disait la vérité.

Rupert ne manqua pas de rire de cette saillie, et il poursuivit l’avantage qu’elle lui donnait, en citant d’autres exemples pour prouver à quel point son père se trompait en croyant qu’on n’avait qu’à entrer dans le barreau pour sauver son âme de la perdition. Après que la discussion se fut prolongée un peu, Rupert, à ma grande surprise, en vint à proposer tout crûment de nous échapper, d’aller à New-York, de nous embarquer comme mousses à bord de quelque bâtiment frété pour les Indes : il en partait alors un grand nombre de ce port dans la saison convenable.

Ce projet me souriait assez quant à moi ; mais l’idée que Rupert m’accompagnât dans une pareille entreprise me faisait tressaillir. J’avais assez de fortune pour pouvoir à la rigueur aventurer quelque chose ; mais il n’en était pas de même de mon ami. Si plus tard je me repentais de ma démarche, je n’avais qu’à revenir à Clawbonny, j’y trouverais toujours plus que le nécessaire. Quant au danger moral, je n’y pensais pas. Comme tous les jeunes gens sans expérience, je me croyais assez cuirassé de vertu pour être invulnérable.

Mais Rupert était dans une toute autre position, et cette considération m’aurait arrêté, si je ne m’étais pas dit que je pourrais toujours venir à son aide. Comme, je laissai échapper quelques mots dans ce sens, Rupert ne manqua pas de s’en emparer, quoique avec beaucoup de tact et de discrétion. Il prouva que lorsque nous serions majeurs, il serait en état de commander un bâtiment, et que sans doute je voudrais placer sur un navire une partie de mes épargnes. L’accumulation de mes revenus pendant les cinq ans qui allaient s’écouler, suffirait et au delà, et alors une carrière de fortune et de prospérité s’ouvrirait devant nous.

— C’est une bonne chose, sans doute, Miles, ajouta ce dangereux sophiste, d’avoir de l’argent placé à intérêt, une grande ferme, un moulin, et le reste ; mais un navire rapporte plus d’argent en un seul voyage que n’en produirait la vente de tous vos biens. On dit encore que ceux qui commencent avec rien ont la plus belle chance de réussir ; en bien ! comme nous ne partirons qu’avec nos habits sur le dos, le succès est infaillible. J’aime cette idée de commencer avec rien : c’est si complètement américain, n’est-ce pas ?

C’est en effet un de ces préjugés propres aux États-Unis de supposer que les hommes qui n’ont pas le moyen de suivre telle ou telle carrière, ont le plus de chances d’y réussir, et surtout que ceux qui commencent pauvres sont en meilleure passe pour s’enrichir que ceux qui commencent avec quelques ressources. J’étais moi-même assez disposé à partager cette dernière doctrine, quoique je ne pusse, je l’avoue, me rappeler aucun exemple d’une personne de ma connaissance qui ait renoncé à sa fortune, quelque considérable, quelque gênante qu’elle pût être, afin d’avoir des chances égales à celles de ses compétiteurs plus pauvres. Néanmoins il y avait quelque chose de séduisant pour mon imagination dans l’idée d’être l’artisan de ma propre fortune. À cette époque, il était facile de compter sur les rives de l’Hudson les habitations qui prenaient le nom pompeux de résidences, et je les avais entendu énumérer par ceux qui connaissaient bien le pays. J’aimais la pensée de construire sur le domaine de Clawbonny une maison qui pût être décorée du même nom, mais surtout après que j’aurais acquis par moi-même les moyens de mettre ce projet à exécution. À présent j’avais une maison ; mon ambition était d’avoir une résidence.

Rupert et moi nous envisageâmes notre grand dessein sous toutes les faces possibles pendant un grand mois, prenant tantôt une résolution, tantôt une autre, et enfin je résolus d’exposer toute l’affaire à nos deux jeunes compagnes, après leur avoir fait promettre solennellement le secret. Comme nous passions tous les jours des heures entières ensemble, les occasions ne manquaient pas. Mon ami ne goûtait que médiocrement cette idée ; mais j’avais tant d’affection pour Grace, et tant de confiance dans le jugement de Lucie, que je persistai dans ma résolution. Il y a aujourd’hui plus de quarante ans que cette grande conférence eut lieu, et je m’en rappelle tous les détails comme si c’était hier.

Nous étions assis tous les quatre sur un banc grossier que ma mère avait fait placer sous l’ombrage d’un chêne planté dans l’endroit peut-être le plus pittoresque de toute la ferme, et d’où l’on découvrait une des plus belles vues de l’Hudson. Notre côté du fleuve ne possède pas en général des vues aussi belles que celui de l’est, parce que tout notre arrière-plan de montagnes, si brisé et en même temps si magnifique parfois, complète le paysage pour nos voisins, tandis que pour nous le tableau est renfermé dans un cadre plus modeste ; mais il y a encore des endroits charmants sur notre rive occidentale, et celui-ci était un des plus délicieux. L’eau était unie comme une glace, et les voiles de tous les bâtiments en vue pendaient aux vergues dans un doux repos, représentant le commerce endormi. Grace sentait profondément les beautés de la nature, et elle exprimait alors ses pensées avec plus de force qu’il n’est ordinaire chez des jeunes filles de quatorze ans. Elle appela la première notre attention sur le paysage par une de ses exclamations d’enthousiasme ; et Lucie y répondit par une remarque simple et vraie, qui montrait une vive sympathie, quoique peut-être avec moins d’exagération de sentiment. Je crus le moment favorable, et je parlai.

— Si vous admirez tant un navire, Grace, lui dis-je, vous apprendrez sans doute avec plaisir que je songe à devenir marin.

Il y eut un silence de près de deux minutes pendant lequel j’affectai de regarder les sloops dans le lointain, puis je me hasardai à jeter un coup d’œil sur mes compagnes. Les yeux de Grace étaient fixés sur les miens avec une expression sérieuse qui m’embarrassa ; et, en me détournant, mes regards rencontrèrent ceux de Lucie qui m’observait aussi attentivement, comme si elle ne pouvait en croire ses oreilles.

— Marin, Miles ? répéta lentement ma sœur, — je croyais qu’il était décidé que vous étudieriez le droit.

— Allons donc, j’en suis aussi éloigné que nous le sommes de l’Angleterre ; je veux voir le monde, et Rupert que voici…

— Comment, Hupert ? demanda Grace dont les traits changèrent tout à coup, quoique j’eusse trop peu d’expérience pour en comprendre la cause ; — il se destine à l’église, lui, pour aider son bon père, pour devenir dans longtemps, dans bien longtemps, son successeur.

Je remarquai que Rupert sifflait tout bas, et qu’il affectait de paraître indifférent ; mais l’air sérieux et étonné de ma sœur, son ton solennel, produisirent plus d’effet sur nous deux que nous n’aurions aimé à l’avouer.

— Allons, Mesdemoiselles, dis-je enfin en m’armant de résolution, il n’y a pas moyen de vous rien cacher ; mais rappelez-vous que ce que je vais vous dire est sous le sceau du secret, et n’allez pas nous trahir.

— M. Hardinge seul excepté, répondit Grace. Si vous voulez être marin, il doit le savoir.

— Oui, si nous envisageons nos devoirs superficiellement, — c’était une phrase que j’avais volée à mon ami, — et si nous ne distinguons pas l’ombre de la substance.

— Nos devoirs superficiellement ! je ne vous comprends pas, Miles. À coup sûr M. Hardinge doit savoir quelle profession vous voulez embrasser. Rappelez-vous, mon frère, qu’il vous tient lieu de père maintenant.

— Il n’est pas plus mon père que celui de Rupert, apparemment. Vous en conviendrez, j’espère.

— Toujours Rupert ! Qu’a-t-il de commun avec votre fantaisie d’aller sur mer ?

— Promettez-moi le secret, et vous saurez tout. Mais il faut que Lucie me donne aussi sa parole. Je sais qu’ensuite nous pourrons être tranquilles.

— Donnons-la, Grace, dit Lucie à demi-voix et en tremblant un peu. De cette manière, nous apprendrons ce qu’ils veulent faire, et nous pourrons raisonner ces mauvaises têtes.

— Eh ! bien, je vous le promets, Miles, dit ma sœur d’une voix si solennelle que j’en fus presque effrayé.

— Et moi aussi, Miles, ajouta Lucie, mais d’une voix si faible que je l’entendis à peine.

— Allons, voilà qui est bien. Je vois que vous êtes toutes deux raisonnables, et vous pourrez nous servir. Rupert et moi nous sommes bien décidés ; nous voulons être marins.

Un cri s’échappa des lèvres des deux jeunes filles, puis il y eut encore un long silence.

— Quant au droit, au diable le droit, continuai-je en toussant pour me donner du courage. — Est-ce qu’il y a jamais eu un Wallingford homme de loi ?

— Mais il y a eu des Hardinge ministres, dit Grace en s’efforçant de sourire, mais avec une expression si triste qu’encore aujourd’hui je ne puis me la rappeler qu’avec un serrement de cœur.

— Et marins aussi, s’écria Rupert avec plus d’énergie que je ne le croyais possible, — mon bisaïeul était officier de marine.

— Mon père a servi aussi dans la marine.

— Mais il n’y a point de marine à présent dans ce pays, Miles, reprit Lucie d’un ton suppliant.

— Comment donc ? Il y a des bâtiments en quantité. C’est tout ce qu’il nous faut.

— Sans doute. Ce que nous voulons, c’est aller sur mer, et on peut le faire à bord d’un bâtiment marchand tout aussi bien que d’un vaisseau de guerre.

— Oui, dis-je en me redressant d’un air d’importance, je crois qu’un bâtiment qui va droit à Calcutta en doublant le cap de Bonne-Espérance, sur les traces de Vasco de Gama, n’est pas tout à fait un sloop d’Albany.

— Qu’est-ce que Vasco de Gama ? demanda vivement Lucie.

— Rien qu’un noble Portugais qui découvrit le cap de Bonne-Espérance, le doubla le premier et alla ensuite aux Indes. Vous voyez, Mesdemoiselles, que des nobles eux-mêmes sont marins. Pourquoi Rupert et moi ne le serions-nous pas ?

— Toute profession honnête est respectable, je le sais, Miles, répondit ma sœur ; mais avez-vous fait part à M. Hardinge de votre projet ?

— Mais, pas positivement ; à peu près ; — de manière, peut-être, à n’être pas compris.

— Il n’y consentira jamais, enfants ! — Cette phrase fut prononcée avec un certain air de triomphe.

— Nous n’avons pas l’intention de lui demander son consentement, Grace. Rupert et moi nous comptons partir la semaine prochaine, sans en dire un mot à M. Hardinge.

Il y eut un nouveau silence, pendant lequel je vis Lucie se cacher la figure dans son tablier, pendant que des larmes coulaient librement le long des joues de ma sœur.

— Vous ne serez point cruel à ce point, Miles ? dit Grace à la fin.

— C’est parce que nous ne voulons pas être cruels que nous agirons ainsi. — Et je poussai Rupert du coude, pour lui dire de venir à mon secours ; mais il se contenta de secouer la tête, comme s’il eût voulu dire : — Tu as voulu te mettre dans la nasse, tire-t’en maintenant comme tu pourras. — Oui, ajoutai-je, voyant que je n’avais aucun secours à en espérer, — c’est justement pour cela.

— Justement, Miles ? Vous parlez de manière à montrer que vous n’êtes pas content de vous-même.

— Je ne suis pas content de moi ! ah bien ! par exemple. Rupert n’est pas content de lui, non plus, n’est-ce pas ? Vous vous trompez étrangement, Grace ; il n’y a pas dans l’état de New-York deux garçons plus contents d’eux que Rupert et moi.

En ce moment Lucie releva la tête, en éclatant de rire, quoique des larmes ruisselassent dans ses yeux en même temps.

— Vois-tu, chère Grace, dit-elle, ce sont deux petits messieurs bien sots, bien suffisants, qui se sont monté la tête, et qui viennent nous débiter de belles phrases sur « le point de vue superficiel des devoirs, » et autres fadaises. Mon père redressera tout cela, et ces enfants en seront pour leurs belles phrases.

— Un instant, miss Lucie, un instant, s’il vous plaît. Votre père ne saura rien de tout ceci avant notre départ. Nous voulons le dégager de toute responsabilité dans les prémisses.

J’étais content de cette expression ; elle résonnait bien, et je regardai nos demoiselles pour juger de l’effet qu’elle avait produit. Grace pleurait, et ne faisait pas autre chose ; mais Lucie avait un air moqueur et légèrement impertinent, tandis que des pleurs sillonnaient ses joues, comme on voit quelquefois le soleil briller pendant que la pluie tombe.

— Oui, dans les prémisses, répétai-je en appuyant sur ce mot. J’espère que c’est anglais, et bon anglais ; mais avec vous il ne faudrait jamais employer que les expressions les plus vulgaires.

En 1797, le grandiose n’avait pas encore fait irruption dans le langage de la conversation. Les expressions sublimes ou ambitieuses auraient provoqué un sourire beaucoup plus qu’aujourd’hui ; et si j’en dois croire des juges beaucoup plus compétents que moi, c’est aux discours du congrès et à la phraséologie des journaux qu’il faut attribuer la grande amélioration qui s’est faite depuis lors dans l’esprit et dans les manières. Cependant Rupert avait devancé son siècle sous ce rapport, et toutes les belles phrases que je pouvais débiter, c’était pour les lui avoir entendu dire. Je trouvai Lucie presque impertinente, de rire d’une expression qui venait d’une pareille source, et, pour la confondre, je n’hésitai pas à exhiber mon autorité.

— J’en étais sûre, s’écria Lucie, riant pour le coup de tout son cœur, voilà bien Rupert, qui me parle toujours de « prendre la responsabilité, » et de « conclusions dans les prémisses. » Laissons faire mon père, Grace, et si ces enfants commencent par les prémisses, il se chargera de la responsabilité de la conclusion.

J’aurais perdu patience, si Grace n’avait pas montré pour moi un intérêt si touchant que, malgré la présence de cette moqueuse de Lucie que j’aurais voulu voir bien loin, je lui racontai tout notre projet.

— Vous voyez, ajoutai-je, que si M. Hardinge en sait quelque chose, on dira qu’il aurait dû nous retenir. Eh ! quoi, dirait-on, il est ministre, et il n’a pas su empêcher deux garçons de seize et de dix-sept ans de partir ! Comme s’il était facile de retenir deux jeunes gens déterminés qui veulent voir le monde. Au contraire, s’il ne sait rien, personne ne pourra le blâmer. C’est ce que j’appelle le dégager de toute responsabilité. Nous comptons partir la semaine prochaine, c’est-à-dire dès que notre costume de matelot sera prêt. Nous descendrons le fleuve sur le bateau à voile, et Neb viendra avec sous pour le ramener. Maintenant que vous savez tout, il ne sera pas nécessaire que nous laissions une lettre pour M. Hardinge ; car, trois jours après notre départ, vous pourrez tout lui raconter. Notre absence durera un an ; nous reviendrons alors et nous serons ravis de nous retrouver tous ensemble. Rupert et moi nous serons alors des jeunes gens, quoique vous nous traitiez d’enfants aujourd’hui.

Ce dernier tableau consola un peu les deux amies. Rupert, qui jusque-là s’était tenu à l’écart, me laissant toute la peine, vint enfin à mon aide, et avec sa manière subtile et son ton mielleux, il se mit à faire paraître bien ce qui était mal. Je ne crois pas qu’il réussit à tromper sa sœur ; mais il n’eut, je le crains, que trop d’influence sur la mienne. Lucie, quoique tout cœur, était aussi positive que son frère était alambiqué. Il était ingénieux à masquer la vérité ; mais elle ne manquait presque jamais de déchirer le voile. Je ne vis jamais de plus grand contraste que celui qu’offraient ces deux enfants du même lit. J’ai entendu dire que le fils tenait de sa mère, et la fille de son père. Cependant mistress Hardinge était morte trop jeune pour avoir pu exercer aucune influence morale sur ses enfants.

Nous reprîmes la discussion les deux ou trois jours suivants. Nos sœurs redoublèrent d’efforts pour nous décider à consulter M. Hardinge, mais inutilement. Nous savions que nous pouvions compter sur leur discrétion, et nous restâmes fermes comme des rocs. Comme nous nous y attendions, dès qu’elles reconnurent qu’elles n’obtiendraient rien, elles se mirent à nous seconder de leur mieux. Elles nous firent deux sacs en toile à chacun pour nos effets, et elles nous aidèrent à nous procurer des vêtements plus convenables pour l’expédition que nous méditions, que ceux que nous avions déjà. Nous résolûmes de laisser nos longues robes à la maison, n’emportant qu’un seul habillement complet, et le plus simple. Au bout d’une semaine, tout était prêt ; nos sacs, bien ficelés, étaient cachés dans le magasin sur le bord de la crique. Je pouvais en avoir la clef à tout moment, car, en ma qualité d’héritier présomptif, j’exerçais déjà une certaine autorité dans la ferme.

Quant à Neb, il eut pour instructions de tenir le bateau prêt pour le mardi suivant. Le Wallingford de Clawbonny — c’était le nom du sloop — devait partir la veille pour un de ses voyages réguliers, et, par conséquent, il ne pourrait nous poursuivre. J’avais fait tous mes calculs au sujet de la marée. Je savais que le Wallingford devait appareiller à neuf heures du matin ; nous partirions, nous, un peu avant minuit. Il était nécessaire, pour ne pas être aperçus, de partir le soir, lorsqu’il n’y avait plus risque de rencontrer personne.

Le mardi fut un jour triste et pénible pour nous tous, à l’exception de M. Hardinge, qui, n’ayant aucun soupçon, avait conservé son calme et sa sérénité ordinaire. Rupert avait l’air gêné et contraint, tandis que les yeux des deux chères filles étaient à peine un moment sans larmes. Grace semblait la plus maîtresse d’elle-même, et j’ai soupçonné depuis qu’elle avait eu un entretien secret avec mon astucieux ami, qui avait une éloquence des plus persuasives quand il voulait l’employer tout de bon. Quant à Lucie, elle me parut n’avoir pas cessé un instant de pleurer.

À neuf heures, il était d’usage que toute la famille se séparât après la prière ; Nous nous couchions alors, sauf M. Hardinge qui travaillait presque toujours jusqu’à minuit. Cette habitude nous obligea de mettre beaucoup de prudence dans notre départ ; et Rupert et moi nous étions hors de la maison à onze heures, sans avoir été découverts. Nous avions pris congé de nos sœurs à la hâte, dans un corridor, chacun de nous embrassant la sienne, comme si nous nous quittions pour la nuit. À dire vrai, nous fûmes charmés et en même temps un peu surpris de voir avec quelle raison Grace et Lucie se conduisirent dans cette occasion ; car nous nous étions attendus à une scène, surtout de la part de la première.

Nous nous éloignâmes de la maison le cœur gros. Il est peu de jeunes gens qui quittent pour la première fois le toit paternel pour s’aventurer dans le monde, sans avoir le sentiment de l’isolement dans lequel ils vont se trouver. Nous marchions vite et en silence, et quoiqu’il y eût près de deux milles jusqu’au lieu de l’embarquement, nous y étions en moins d’une demi-heure. J’allais parler à Neb, dont je voyais la figure sur le bateau, lorsque j’aperçus à six pieds de moi deux formes légères. C’étaient Grace et Lucie en pleurs, qui attendaient notre arrivée pour nous voir partir. J’avoue que je fus ému et tourmenté de voir ces deux frêles créatures si loin de la maison à une pareille heure, et mon premier mouvement fut de les reconduire avant d’entrer dans le bateau ; mais ni l’une ni l’autre n’y voulut consentir ; mes supplications furent inutiles : il fallut me soumettre.

Je ne sais trop comment cela se fit, et je ne me charge pas de l’expliquer, mais, quelque étrange que le fait puisse paraître, au moment d’une pareille séparation, ce fut avec la sœur de son ami que chacun de nous se trouva à l’écart, pour lui faire ses adieux et ses dernières recommandations. Ce n’étaient pas des propos d’amour, ni rien de semblable ; non, nous étions trop jeunes pour cela ; mais nous obéissions à une impulsion qui, aurait dit Rupert, produisait ce résultat.

Que se passa-t-il entre Grace et son compagnon ? je n’en sais rien. Entre Lucie et moi il n’y eut rien que de franc et de loyal. L’excellente fille me mit de force dans la main six pièces d’or que je savais lui venir de sa mère, et dont je lui avais entendu dire bien des fois qu’elle ne ferait usage qu’à la dernière extrémité. Elle savait que je n’avais que cinq dollars au monde, et Rupert pas un seul ; je voulus refuser, je voulais au moins qu’elle les donnât à Rupert. — Non, j’en ferais un usage plus prudent, dit-elle, et dans l’intérêt commun.

— Et puis, vous êtes riche, ajouta-t-elle en souriant à travers ses larmes ; je vous les prête et vous pourrez me les rendre, tandis qu’à Rupert il aurait fallu les donner.

Comment résister à cette généreuse enfant ? Je pris l’argent, bien décidé à le lui rendre avec intérêt. Alors je la pressai contre mon cœur, et l’embrassai cinq à six fois de toutes mes forces ; c’était la première fois depuis que nous nous connaissions, et je m’arrachai de ses bras. Je ne crois pas que Rupert ait embrassé Grace, mais j’avoue que je n’en sais rien, quoique nous fussions à quelques pas l’un de l’autre.

— Écrivez-nous, Miles ; écrivez-nous, Rupert, dirent les deux amies en sanglotant et penchées sur le quai, pendant que nous nous éloignions. Malgré la nuit, nous pûmes les apercevoir pendant quelques minutes, jusqu’à ce qu’un coude que faisait la crique eût mis une masse sombre de terre entre elles et nous.

Ce fut ainsi que je quittai Clawbonny au mois de septembre 1797. J’allais avoir dix-sept ans ; Rupert avait six mois de plus que moi, et Neb un an de plus que Rupert. Nous n’avions rien oublié, si ce n’est nos cœurs : le mien était resté tout entier auprès des deux charmantes créatures que nous laissions derrière nous ; celui de Rupert voltigeait de terre à bord, n’abandonnant jamais complètement la chère demeure dans laquelle la nature l’avait enfermé.


CHAPITRE III.


Il y a un jeune homme dans la ville ; quel dommage pour nos filles s’il allait partir ! Il est si gentil, avec ses jolis cheveux bouclés !
Burns.


Nous avions bien choisi notre moment pour l’heure du départ. C’était le commencement du reflux, et le bateau descendait légèrement la crique, quoique la hauteur des rives nous empêchât de sentir aucune brise. Notre bateau était assez grand, gréé en sloop et demi-ponté ; mais les bras vigoureux de Neb le faisaient glisser sur l’eau avec assez de rapidité : il s’était mis à l’œuvre avec l’ardeur d’un nègre qui a pris la fuite ; j’étais moi-même un habile rameur, ayant reçu des leçons de mon père dans mon enfance, et m’exerçant tous les jours pendant sept mois de l’année. Le romanesque de l’aventure, l’état de surexcitation où j’étais, et aussi l’appréhension secrète d’être découvert, qui accompagne toute entreprise clandestine, ne tardèrent pas à me faire mettre aussi la main à l’œuvre ; je pris un des avirons, et en moins de vingt minutes la Grace et Lucie — c’était le nom du bateau — sortait de la crique et entrait dans le lit plus large de l’Hudson.

Neb poussa un cri de joie à demi étouffé, un vrai cri de nègre, au moment où, sortant d’entre nos rives escarpées, nous sentîmes une jolie brise. En trois minutes, le foc et la grande voile étaient en place, la barre était au vent, l’écoute mollie, et nous descendions le courant à raison de cinq milles par heure. Je pris en main le gouvernail, comme chose qui allait de droit, Rupert étant trop indolent pour rien faire sans nécessité, et Neb trop humble pour prétendre à un tel honneur lorsque son jeune maître était là. C’était alors tellement l’usage que le patron d’un bâtiment sur l’Hudson gouvernât lui-même, que la plupart de ceux qui demeuraient sur les bords du fleuve étaient convaincue que sir John Jervis, lord Anson, et les autres grands amiraux d’Angleterre, en faisaient autant lorsqu’ils étaient lancés sur l’Océan. Je crois voir encore mon pauvre père rire de bon cœur, un jour que M. Hardinge lui demandait comment il pouvait fermer l’œil un instant, étant chargé d’une pareille besogne. Mais nous étions plus que novices à Clawbonny sur tout ce qui concernait le monde.

L’heure qui succéda fut une des plus pénibles que j’aie passées de ma vie : je me rappelais mon père, sa mâle franchise, ses dispositions libérales en ma faveur, ses recommandations de respect et d’obéissance ; j’avais foulé aux pieds tous mes devoirs. Puis venait l’image de ma mère, avec son amour et ses souffrances ; ses prières, et ses douces mais vives exhortations à être toujours honnête. Il me semblait que je les voyais l’un et l’autre jeter sur moi un regard profondément attristé, quoique je n’y lusse aucun reproche. Ils semblaient me supplier de revenir sur mes pas, et ce langage muet n’en avait pas moins d’éloquence. Grace et Lucie, avec leurs sanglots et leurs prières de renoncer à mon projet, de leur écrire, de ne pas être longtemps absent, étaient sans cesse présentes à mes yeux ; et je n’oubliais pas M. Hardinge, ni la douleur qu’il avait dû éprouver en découvrant qu’il avait perdu non-seulement son pupille, mais son fils unique. Enfin Clawbonny lui-même, la maison, le verger, les prairies, le jardin, le moulin, et toutes les dépendances de la ferme commencèrent à avoir plus de valeur à mes yeux et à faire vibrer une corde qui retentissait jusqu’au fond de mon cœur. Tout me rappelait que courir les mers et changer de climat,


C’est allonger la chaîne, et non pas la briser.


Je m’étonnais de la tranquillité de Rupert ; je ne le connaissais pas encore comme je l’ai connu depuis. Ce qu’il avait de plus cher au monde était avec lui dans le bateau, et son chagrin était moins vif en se séparant d’objets moins aimés. Partout où était Rupert, était son paradis. Quant à Neb, il affectait d’être assis, la tête penchée en avant, dans la direction du courant, quoique ses yeux semblassent attachés derrière ses épaules, tant qu’il fut possible de distinguer les montagnes qui bornaient l’horizon à Clawbonny. Ce devait être par tradition, par instinct, ou par quelque qualité inhérente à sa race, car je ne crois pas qu’il crût être en faute ; c’étaient nous qui l’étions cruellement ; il était ma propriété, lui, et, tant qu’il était avec moi, il savait très-bien qu’il était dans la ligne de son devoir.

Rupert était peu disposé à causer, car, à dire vrai, il avait soupé copieusement et commençait à avoir la tête lourde, et j’étais moi-même trop absorbé dans mes pensées pour ne pas préférer le silence. Je trouvais une sorte de plaisir mélancolique à veiller ; c’était commencer la vie maritime, et mes anciens goûts se réveillaient avec vivacité. Il était minuit ; je me chargeai du premier quart en disant à mes deux compagnons de se glisser sous le pont, et de dormir : ils ne se firent pas prier ; Rupert se coucha dans l’intérieur, tandis que Neb était étendu les jambes exposées à l’air de la nuit.

La brise fraîchit, et pendant quelque temps je crus nécessaire de prendre des ris, quoique nous eussions vent arrière. Je réussis néanmoins à accélérer la marche du bâtiment, et je trouvai que la Grace et Lucie faisait merveille pendant mon quart. Quand je rappelai Rupert à quatre heures, nous approchions de deux montagnes sourcilleuses entre lesquelles le fleuve se rétrécissait et n’avait plus que le tiers ou le quart de sa largeur primitive. À l’aspect du paysage et d’un petit village que j’entrevoyais sur la rive droite, je reconnus que nous étions dans ce qu’on appelle la baie de Newburgh. C’était la limite de nos voyages antérieurs vers le sud ; tous les trois nous étions descendus, mais une fois seulement, jusqu’à Fishkill, petite ville qui donne son nom à cette partie de la rivière.

Rupert prit alors le gouvernail, et j’allai dormir. L’air était frais, le vent favorable, et j’étais sans inquiétude pour le bateau. Il y avait bien deux passages à traverser, qui méritaient quelque attention, mais pas assez sérieusement pour me tenir éveillé ; c’était la Race’, passage des Highlands, et la Mer de Tappan ; deux points de l’Hudson sur lesquels les navigateurs de ce fleuve classique aimaient à raconter des histoires merveilleuses. Le premier n’était formidable qu’à une époque plus avancée de l’automne, je le savais ; et quant à l’autre, j’espérais jouir de ses prodiges le matin : dans cette attente très-naturelle, je m’endormis.

Neb ne m’appela qu’à dix heures. Je découvris que Rupert n’avait tenu le gouvernail que pendant une heure, et qu’alors, calculant que de cinq à neuf il y avait quatre heures, il avait pensé que c’eût été dommage que le nègre n’eût pas eu sa part de la gloire de cette nuit. Quand Neb me réveilla, ce fut seulement pour me dire qu’il était temps de prendre quelque chose. Neb serait mort de faim plutôt que de précéder son jeune maître dans cette occupation importante ; quant à Rupert, il dormait paisiblement à mon côté.

Nous étions au centre du Tappan, et les Highlands avaient été passés sans danger. Neb s’étendit un peu sur les difficultés de la navigation ; il y avait beaucoup de coudes : le fleuve était bordé de très-hautes montagnes ; mais, après tout, il convint qu’il y avait de l’eau pas mal, du vent pas mal, et une route pas trop mal. À partir de ce moment, la curiosité nous tint éveillés ; tout était nouveau, tout semblait ravissant. La journée était belle, le vent toujours favorable, et rien ne venait troubler notre joie. J’avais une petite carte qui n’était pas très exacte, ni très-bien gravée, et je me rappelle avec quelle importance, après m’être assuré du fait, je montrai à mes deux compagnons les rochers qui bordent la rive occidentale, en leur disant que c’était New-Jersey. Rupert, lui-même, fut frappé de cette grande découverte ; quant à Neb, il était en extase, il roulait ses grands yeux noirs et montrait ses dents blanches, quand tout à coup il ferma ses lèvres de corail pour demander ce que c’était que New-Jersey. Je ne manquai pas de satisfaire ce louable désir d’instruction, et Neb parut plus content que jamais quand il apprit que New-Jersey était un état. Les voyages n’étaient pas alors aussi répandus qu’aujourd’hui, et c’était quelque chose pour trois jeunes Américains, dont le plus âgé n’avait pas dix-neuf ans, de pouvoir dire qu’ils avaient vu un état autre que le leur.

Malgré la rapidité de notre marche pendant les premières heures de notre expédition, le voyage était loin d’être terminé. Vers midi une légère brise s’éleva du sud ; le flux se fit sentir, et nous fûmes obligés de jeter l’ancre : cela ne nous allait pas, car pour des personnes qui s’enfuient, il n’est pas amusant de rester en place. Enfin le jusant revint, nous pûmes remettre à la voile, et descendre avec la marée. Le soleil était près de se coucher lorsque nous aperçûmes les deux ou trois clochers qui alors guidaient les étrangers vers New-York. Cette ville n’était pas alors le grand entrepôt, que dis-je ? le grand emporium commercial ; un titre si ronflant ne fût jamais venu à l’esprit des Anglais trop simples de cette époque ; et il faut une nombreuse collection d’individus ayant reçu une demi-instruction, pour trouver une dénomination semblable. Il n’y avait en Amérique pour tout emporium, qu’un débit de liqueurs dans Water-Street et dans l’île de Manhattan. Emporium commercial ! voilà de quoi exercer l’esprit de toute une cour d’aldermen, aiguisé par un service extraordinaire de soupe à la tortue. Qu’entend-on ensuite par emporium littéraire ; c’est ce que je laisse aux éditeurs du « cru » le soin d’expliquer.

La première chose que nous vîmes en entrant dans la ville, c’est la Prison d’État, qui venait d’être construite et qui me parut un édifice très-imposant. Comme le gibet qu’un voyageur entrant dans un pays étranger aperçut avant tout, c’était un gage de civilisation. Neb secoua la tête en la regardant, et dit, en profond moraliste, que la mine ne lui en plaisait pas. J’avoue que moi-même je ne la vis pas sans quelque frayeur ; Rupert fut celui de nous trois sur qui cette vue produisit le moins d’impression : il n’était pas très-fort sur le chapitre de la morale[2].

New-York, à cette époque, du côté de l’Hudson, commençait un peu au-dessus de Duane-Street. Entre Greenwich, nom du petit hameau qui entourait la Prison d’État, et la ville proprement dite, il y avait un intervalle d’un mille et demi de plaines et de collines, parsemées çà et là de maisons de campagne ; quelques piles de bois de construction s’élevaient sur la berge. L’église de Saint-Jean n’existait pas alors, et les environs étaient en grande partie des marécages. En glissant le long des quais, nous aperçûmes le premier marché que j’eusse jamais vu, de pareilles preuves d’une civilisation avancée n’ayant pas encore pénétré dans les villages de l’intérieur. On l’appelait « l’Ours, » d’après cette circonstance que la première viande qui y avait été mise en vente était la chair de cet animal. Ce nom a disparu, depuis les progrès de la civilisation, pour faire place à celui de Washington. Est-ce à la Société Philosophique, à la Société Historique, à celle des Négociants, ou aux aldermen de New-York, qu’on doit cette grande amélioration ; c’est ce que je n’ai pu découvrir. Si ce sont les aldermen, c’est un acte de grande modestie de leur part d’avoir conféré cet insigne honneur au grand homme, lorsque de tout temps il y a eu parmi eux des membres assez distingués pour mériter d’être les parrains des marchés les plus illustres de la république. Mais Manhattan, sous le rapport du goût, n’a jamais été assez appréciée. Telle est sa profonde admiration pour le mérite supérieur, que Franklin et Fulton ont chacun leur marché, comme Washington a le sien. Sans aucun doute nous aurions eu également le Marché de Newton, celui de Socrate, celui de Salomon, si le patriotisme de la ville ne s’était pas interdit de sortir de cet hémisphère pour chercher des noms illustres. Bacon seul aurait été excepté, son nom aurait trop prêté à l’équivoque[3]. Et puis Bacon était un fripon, tout philosophe qu’il était, et les marches sont faits pour les honnêtes gens. Quoi qu’il en soit, je suis charmé que le nom de l’Ours ait disparu ; il rappelait trop que nous vivions, sinon tout à fait dans les bois, au moins tout à côté.

Nous passâmes le bassin d’Albany, qui par suite des constructions nouvelles se trouve aujourd’hui au centre de la ville, et nous y reconnûmes la tête du mât du Wallingford. Je le fis remarquer à Neb, car il devait y amener le bateau afin de rejoindre le sloop à temps pour repartir sur son bord. Nous fîmes le tour de la batterie, qui était alors une pelouse de gazon circulaire, bordée d’un parapet en bois du côté de l’eau, laissant un espace étroit pour la promenade à l’extérieur. Nous arrivâmes ainsi à White-Hall, si célèbre depuis par ses rameurs, et nous songeâmes à nous procurer un gîte. J’avais l’adresse d’une assez bonne taverne de matelots dans les environs ; et, amarrant le bateau au rivage, nous prîmes nos sacs sur nos épaules et nous fûmes bientôt arrivés. Comme il était tard, je commandai le souper ; Neb reçut ordre de conduire le bateau jusqu’au sloop, et de revenir nous trouver le matin, en ayant bien soin de ne pas dire où nous étions.

Le lendemain, j’avoue que je pensai fort peu à nos sœurs, à Clawbonny et à M. Hardinge. Neb était auprès de mon lit avant que je fusse levé ; il avait fait ce qui lui avait été recommandé, et il était prêt à m’aider dans mes recherches pour trouver un bâtiment. Comme c’était le moment de l’action, peu de paroles furent échangées, mais nous déjeunâmes tous, et nous partîmes d’un air délibéré. Neb fut autorisé à nous suivre, mais à quelque distance, de manière à ne point paraître de notre société ; car se faire suivre d’un domestique, ce n’est pas le moyen d’obtenir une place sur le gaillard d’avant.

Tel était mon empressement de faire partie de quelque équipage, que je ne voulus pas même m’arrêter pour regarder les merveilles de la ville, mais que j’allai droit au quai. Rupert, qui aimait d’instinct les plaisirs d’une capitale, eût voulu suivre une autre marche ; mais je tins bon, et cette fois je l’emportai. À la première vue on aurait pu nous prendre pour de jeunes mousses de bonne mine qui arrivaient d’un voyage lucratif, et qui, la bourse bien garnie, se promenaient en amateurs.

Le commerce d’Amérique était très-actif en 1797. Il avait beaucoup souffert, il est vrai, par suite de la lutte entre les deux grandes puissances belligérantes de l’époque, l’Angleterre et la France ; et certains procédés de cette dernière nation pouvaient amener des complications embarrassantes dans les relations des deux pays ; mais cependant le commerce maritime était en grande prospérité. Il n’y avait point de semaine où il n’arrivât des bâtiments de toutes les parties du globe, et où il n’en partît un nombre égal. Mais ce que nous cherchions, c’était un navire allant aux Indes : la traversée était plus longue, les bâtiments meilleurs, et l’entreprise plus glorieuse que de traverser simplement l’Atlantique et de revenir. Nous nous dirigeâmes donc vers le Fly-Market[4], auprès duquel nous avions entendu dire qu’on équipait trois ou quatre bâtiments comme celui que nous cherchions. Ce marché a depuis lors profité de ses ailes pour disparaître.

Je dévorais des yeux tous les navires devant lesquels nous passions. Jusqu’à la veille, je n’avais jamais vu de bâtiment gréé en voiles carrées ; et jamais enthousiaste des arts ne savoura plus avidement un beau tableau ou une belle statue que je ne dévorais des yeux tout ce que je voyais. J’avais à Clawbonny un modèle d’un trois mâts avec tous ses agrès ; et j’avais assez profité des leçons de mon père pour connaître le nom des moindres cordages et avoir pris des idées assez précises sur l’emploi qu’on en pouvait faire. Ces premières leçons me furent alors très-utiles, quoique d’abord il me fût assez difficile de retrouver mes anciennes connaissances sur la vaste échelle où elles se présentaient alors, et au milieu de ce labyrinthe inextricable qui se dessinait sur les cieux. Les bras, les haubans, les étais, les drisses, étaient assez clairs, et je pouvais les montrer à l’instant, mais pour ce qui était du reste des manœuvres courantes, j’avais besoin d’y regarder à deux fois avant d’être sûr de mon fait.

Quelque pressé que je fusse de m’embarquer, j’avais tant de plaisir à regarder tout ce que j’avais sous les yeux, qu’il était midi quand nous pûmes trouver le bâtiment que nous cherchions. C’était un joli petit navire de quatre cents tonneaux, appelé le John. Je dis petit, parce qu’on le trouverait tel aujourd’hui ; mais alors un navire de cette dimension était regardé comme grand. Le Manhattan, le plus grand des bâtiments sortis du port, ne portait que sept cents tonneaux, et même parmi ceux qui allaient aux Indes, il y en avait peu de plus de cinq cents tonneaux. Je vois encore le John tel qu’il apparut à mes yeux il y a près de cinquante ans, sans tonture, d’un aspect sévère, avec des plats-bords minces et peu élevés.

Lorsque nous arrivâmes à bord, les officiers étaient justement réunis sur le pont du bâtiment. Ils venaient de présider à l’embarcation de toutes les provisions, et de la petite cargaison qu’il portait. Le premier lieutenant, qui s’appelait Marbre, — et jamais je n’ai vu de figure plus marbrée ; c’était comme une carte sur laquelle on eût tracé plus de rivières que la terre n’en peut alimenter, — cligna l’œil en regardant le capitaine, dès qu’il nous aperçut. Le capitaine sourit, mais ne dit rien.

— Par ici, Messieurs, par ici, dit M. Marbre d’un ton d’encouragement. Quand avez-vous quitté le pays ?

Cette question excita un rire général ; la face même cuivrée d’un mulâtre qui passait devant nous avec quelques ustensiles à la main, se fendit jusqu’aux oreilles en une affreuse grimace à notre intention. Je vis que ce n’était pas le moment de reculer. Il fallait se tenir ferme, ou tout était perdu. En même temps j’étais trop sincère pour me faire passer pour ce que je n’étais pas.

— Nous sommes partis de chez nous la nuit dernière, dans l’espoir de trouver place à bord d’un des bâtiments qui doivent mettre à la voile cette semaine pour les Indes.

— Pas cette semaine, mon garçon, mais la semaine prochaine, dit M. Marbre en plaisantant : c’est dimanche le jour. Nous choisissons toujours le dimanche pour partir, voyez-vous ; qui fait bon choix a bonne chance, comme dit le proverbe. — Ah ! ça, nous nous sommes donc décidés à quitter papa et maman ?

— Je n’ai plus ni père ni mère, répondis-je en ayant peine à retenir mes larmes. J’ai perdu ma mère il y a quelques mois ; et mon père, le capitaine Wallingford, est mort depuis plusieurs années.

Le capitaine du John était un homme d’environ cinquante ans, couperosé, tout marqué de petite vérole, aux traits durs, aux épaules carrées, chez qui rien n’annonçait de la sensibilité. Il en montra néanmoins dès qu’il entendit le nom de mon père. Il cessa ce qu’il faisait, vint tout contre moi, me regarda en face, et ses traits prirent même une expression de bonté.

— Vous êtes le fils du capitaine Miles Wallingford ? demanda-t-il à voix basse, celui qui habitait en haut du fleuve ?

— Oui, capitaine, son fils unique. Il n’a laissé que deux enfants, un fils et une fille ; et quoique je ne me trouve pas dans la nécessité de travailler, je voudrais que le fils unique de Miles Wallingford devînt aussi bon marin et, en tout cas du moins, aussi honnête homme que son père.

Ces paroles furent dites avec une assurance qui dut plaire, car le capitaine me secoua cordialement la main, me dit que j’étais le bienvenu, m’invita à le suivre dans la chambre, et à prendre place à une table sur laquelle le dîner venait d’être servi. Il va sans dire que Rupert partagea toutes ces faveurs. Alors vinrent les explications. Le capitaine Robbins, du John, avait fait son premier voyage sur mer avec mon père, pour lequel il professait une profonde estime. Il avait même été son second, et il parlait comme s’il était son obligé. Il ne me fit pas beaucoup de questions, car il lui semblait tout naturel que le fils unique de Miles Wallingford désirât être marin.

Pendant le dîner, il fut convenu que Rupert et moi nous ferions partie de l’équipage à partir du lendemain matin, et que nous signerions notre engagement dès que nous serions à terre. Je devais avoir dix-huit dollars par mois, la solde des matelots étant alors de trente à trente-cinq dollars. Rupert ne fut coté qu’à treize dollars ; le capitaine Robbins dit en riant que le fils d’un ministre ne pouvait avoir la prétention d’être payé autant que le fils d’un des meilleurs maîtres de bâtiment qui fussent jamais sortis d’un port d’Amérique. Mon nouvel ami était un fin observateur, et rien qu’à la vue il comprit sur-le-champ que Rupert ne serait jamais un loup de mer. Après tout, l’argent n’était guère une considération pour nous, et je m’estimais assez heureux d’avoir trouvé une si bonne place, sans presque avoir eu la peine de la chercher. Nous retournâmes à la taverne, et après y avoir passé la nuit, nous prîmes congé de Neb, qui devait porter à la maison ces bonnes nouvelles, dès que le sloop mettrait à la voile.

De grand matin une charrette avait été chargée de nos effets. J’eus la précaution de ne pas me rendre directement à bord du bâtiment. Au contraire, je suivis une tout autre route, et je fis décharger nos sacs sur un quai près duquel se trouvaient des bâtiments de New-Jersey, comme si nous avions l’intention de nous embarquer sur l’un de ces navires. Le voiturier nous laissa, sans s’inquiéter de ce que deviendraient deux jeunes mousses. Au bout d’une demi-heure, une autre charrette fut appelée, et peu de temps après nous étions à bord du John, installés sur le gaillard d’avant. Le capitaine Robbins nous avait pourvus de coffres dans lesquels se trouvait tout l’accoutrement nécessaire pour une si longue traversée. Les trois mois d’avance que nous devions recevoir sur notre solde, étaient destinés à payer cette dépense. Nous endossâmes aussitôt notre nouveau costume et de petites vestes rondes en toile goudronnée, qui nous changèrent à tel point que nous avions peine à nous reconnaître l’un l’autre.

Pendant que Rupert flanait sur le pont en fumant un cigare, je montai au haut des mâts, visitant toutes les vergues, et je ne revins de ce voyage d’exploration qu’après avoir touché chacune des trois pommes. Le capitaine, les officiers et les manœuvriers souriaient en me regardant, et j’entendis le premier qui disait que j’étais « le vieux Miles tout craché. » En un mot, tout le monde semblait content de l’addition qu’avait reçue l’équipage. J’avais eu soin de montrer que je connaissais le nom et l’emploi de la plupart des cordages, et je ne me sentis jamais si fier que lorsque M. Marbre me cria :

— Attention, Miles ; — allez dépasser les drisses du petit perroquet, et jetez-nous un bout pour en passer de nouvelles.

Je grimpai aussitôt, la tête tout en feu, par suite de cet ordre compliqué, et pourtant je savais assez bien ce que j’avais à faire. Cette opération eût pu être faite par le premier venu, et je m’en acquittai sans peine. M. Marbre me dirigeait d’en bas, et la nouvelle manœuvre fut mise en place avec un succès distingué. C’était mon début dans la carrière, et jamais exploit ne causa plus d’orgueil. Pendant que j’étais ainsi occupé, Rupert était appuyé nonchalamment contre le palan d’étai, fumant son cigare comme un bourgmestre. Mais son tour ne tarda pas à venir. Le capitaine le fit descendre dans la chambre, où il le mit à faire des écritures. Rupert avait une main superbe, et il écrivait très-vite. Le soir même j’entendis le premier lieutenant qui disait à un autre officier que le fils du ministre, adroit comme un barbier, allait devenir le commis du capitaine. — Quand le vieux, ajouta-t-il, veut se mettre à griffonner lui-même sur un chiffon de papier, il fait tant de barres et de raies dans tous les sens que, quand il veut lire, il ne sait par quel bout commencer ; et je ne serais pas surpris qu’il laissât à ce jeune gars la plume derrière l’oreille pendant toute la traversée.

Les deux ou trois jours qui suivirent, je passai délicieusement mon temps. J’étais presque toujours sur les mâts. Il fallait enverguer toutes les voiles, et je ne fus pas un des moins occupés. Je serrai la perruche de mes propres mains, le bâtiment portant des cacatois gréés, et il paraît que je m’en acquittai d’une manière très-honorable, car il fallut cinq minutes à celui qui me succéda pour larguer les garcettes. Ensuite il vint à pleuvoir, et il fallut larguer les voiles pour les faire sécher. Je les laissai tomber de mes propres mains, et lorsqu’il fallut plier de nouveau la toile sur la vergue, je me chargeai seul des trois perroquets. Mon père m’avait appris à faire un nœud plat, une bouline, un nœud en demi-clef, et une longue et courte épissure. Tout cela me servit, ainsi que les études que j’avais faites sur le modèle de vaisseau que j’avais à la maison ; si bien que Marbre ne put s’empêcher de dire que j’étais le novice le moins novice qu’il eût encore rencontré.

Pendant tout ce temps, Rupert était tenu à ses écritures. Un jour il eut la permission d’aller à terre, — c’était la veille du jour où nous devions appareiller, — et j’observai qu’il avait mis ses habits de ville. Je m’échappai dans l’après-midi pour courir à la poste, et je remontai jusqu’à Broadway, ne connaissant pas trop mon chemin. Tout le monde alors, j’entends ceux qu’on peut appeler le monde, surtout ceux qui n’étaient pas mariés, se promenaient dans cette rue, depuis la Batterie jusqu’à l’église de Saint-Paul, entre midi et deux heures, lorsque le temps le permettait. J’y vis mon Rupert s’y pavanant dans son costume provincial, qui n’avait rien de remarquable assurément, mais qui cependant ne pouvait détruire l’effet de sa bonne mine. Il se faisait tard, et il quittait la rue au moment où je l’aperçus. J’attendis pour lui parler que nous fussions à l’écart, car je savais qu’il serait mortifié de paraître l’ami d’un simple matelot, au milieu du beau monde.

Rupert entra dans un hôtel, et en ressortit aussitôt une lettre à la main. Il avait été à la poste, et je n’hésitai plus à l’aborder.

— C’est de Clawbonny ? demandai-je avec empressement ; de Lucie, n’est ce pas ?

— De Clawbonny, mais de Grace, répondit-il en rougissant légèrement. J’avais prié la pauvre enfant de m’apprendre comment les choses se passeraient après notre départ. Quant à Lucie, je ne sais pas comment elle écrit, et je ne m’en inquiète guère.

J’étais blessé que ma sœur écrivît à un jeune homme ; si la sœur de Rupert m’eût écrit, comme elle me l’avait promis également sur le quai, les yeux tout en larmes, j’aurais trouvé la chose toute naturelle, et j’étais venu voir si elle m’avait tenu parole ; mais que votre sœur écrive à un autre jeune homme, ou que la sœur de ce jeune homme vous écrive, ce n’est pas la même chose, j’en suis sûr, quoique je ne puisse pas bien me rendre compte de la différence. Sans demander à voir une seule ligne de la lettre de Grace, j’entrai à mon tour au bureau, et je revins une minute après, d’un air triomphant, l’épître de Lucie à la main.

Après tout, le sentiment n’occupait beaucoup de place ni dans l’une ni dans l’autre lettre. C’était le langage simple et naïf de deux jeunes filles à des amis d’enfance. Je les ai encore sous les yeux et je les transcris ici ; c’est le plus court moyen de faire connaître au lecteur l’effet que notre disparition avait produit à Clawbonny. Celle de Grace était conçue en ces termes :


« Cher Rupert,

« Clawbonny a été tout en émoi ce matin, à neuf heures, et il y avait bien de quoi. Lorsque l’anxiété de votre père devint par trop vive, je lui dis tout, et je lui remis les lettres. Il m’en coûte de le dire ; mais il se mit à pleurer. Puissé-je ne plus jamais avoir un pareil spectacle sous les yeux ! Les larmes de deux sottes filles comme Lucie et moi sont peu de chose ; mais, Rupert, voir un vieillard que nous aimons et que nous respectons tant, un ministre de l’Évangile, en pleurs, c’était à fendre l’âme. Il ne nous reprocha pas notre silence ; il reconnut qu’après notre promesse nous ne pouvions agir autrement. Je voulus lui expliquer vos raisons sur la responsabilité dans les prémisses ; mais il ne parut pas même m’entendre. Est-il trop tard pour revenir ? Le bateau sur lequel vous êtes partis peut vous ramener, et quel plaisir nous aurions tous à vous revoir ! Quoi que vous fassiez, et partout où vous irez, mes amis, car j’écris à l’un autant qu’à l’autre, bien que j’adresse ma lettre à Rupert, parce qu’il m’en a si fort priée, rappelez-vous les leçons que vous avez reçues dans votre enfance, et à quel point nous sommes tous intéressés à votre conduite et à votre bonheur.

« Votre affectionnée Grâce Wallingford. »


Lucie avait été moins réservée, et peut-être un peu plus franche. Voici sa lettre :


« Cher Miles,

« J’ai bien pleuré une heure après votre départ et celui de Rupert ; et maintenant que tout est fini, je me battrais presque d’avoir tant pleuré pour deux mauvais sujets. Grace vous a dit que notre bon père a pleuré aussi. Jamais, je vous le jure, je n’ai eu si peur de ma vie. Quand vous l’apprendrez, il est impossible que vous ne reveniez pas. Que va-t-il se passer ? je n’en sais rien ; mais quelque chose se prépare. Mon père ne dit rien ; preuve qu’il a quelque projet. Grace et moi nous ne faisons que penser à vous deux ; c’est à dire Grace à vous, et moi à Rupert ; et un peu à l’autre aussi. Et maintenant vous savez tout. Si vous vous embarquez, ce que j’espère encore que vous ne ferez pas, ne manquez pas de nous écrire auparavant. Adieu.

Lucie Hardinge.

P. S. « La mère de Neb proteste que, s’il n’est point revenu samedi, elle se mettra à sa poursuite. Un esclave qui prend la fuite ! c’est un déshonneur que ni elle ni les siens n’ont jamais eu à subir, et a elle dit qu’elle ne s’y soumettra point ; mais je suppose que, pour lui, nous le verrons bientôt, et qu’il nous apportera des lettres. »


Neb avait bien pris congé de nous, mais il n’était porteur d’aucune lettre. Comme c’est assez l’usage, je regrettai ma négligence quand il était trop tard pour la réparer, et tout le long du jour je pensai à Lucie, et au désappointement qu’elle éprouverait en voyant le nègre revenir les mains vides. Je me séparai de Rupert dans la rue, pour lui éviter l’affront de ma compagnie ; car, sans qu’il me l’eût exprimé, je voyais qu’il souffrait d’être vu avec un simple matelot. Je me dirigeais d’un pas rapide vers le bâtiment, et j’étais arrivé au quai, lorsqu’au tournant d’une rue je me trouvai face à face avec mon tuteur. Mon tuteur marchait lentement, l’air abattu, et les yeux tournés vers les navires, comme s’il y cherchait ses enfants. Grâce à mon costume et à sa distraction, il ne me reconnut pas et j’arrivai à bord sans encombre.

Le soir même j’eus le bonheur d’appareiller à bord d’un véritable navire complètement gréé. Il est vrai que nous portions très-peu de toile, et qu’il ne s’agissait que de prendre le courant. Profitant d’un vent et d’une marée favorable, le John quitta le quai sous son foc, sa grande voile d’étai et sa brigantine, descendit jusqu’à la batterie, enfila l’autre canal et jeta l’ancre. Me voilà donc à un demi-mille de toute terre autre que le fond, et brûlant de voir l’Océan. Dans l’après midi les hommes d’équipage étaient venus à bord ; c’était un ramassis de matelots à peine sortis de l’ivresse, dont la moitié étaient Américains, et le reste d’autant de pays divers qu’il y avait d’individus. M. Marbre jeta sur eux un coup d’œil pour les passer en revue, et, à ma grande surprise, il dit au capitaine qu’il y avait du bon, beaucoup de bon par mieux. Je n’en aurais pas dit autant ; car, à en juger par l’apparence, jamais je n’avais vu une collection pareille. À part deux ou trois qui avaient assez bonne mine, la plupart semblaient avoir été ramassés à…, lieu que je ne nommerai pas, quoique ce soit celui que les matelots citent ordinairement quand ils se peignent eux-mêmes dans des occasions semblables. Mais Jack[5] après une semaine passée sur mer, et Jack arrivant à bord après un mois d’excès à terre, sont deux créatures très-différentes au moral comme au physique.

Je commençais à regretter de n’avoir pas vu un peu la ville. En 1797, New-York n’avait pas plus de cinquante mille habitants ; mais ce n’en était pas moins alors, comme aujourd’hui, la merveille des merveilles aux yeux de tout bon Américain. C’est une règle très commode du patriotisme pur de soutenir que le mieux de chez nous est le mieux de partout ; car elle nous ôte l’embarras de la discussion ; et ce dont nous sommes le plus fiers, ce n’est pas toujours des avantages qui pourraient faire notre orgueil, mais d’autres qui sont pour le moins équivoques ; mais il faudrait du temps pour établir cette vérité, et ce serait faire bon marché de mon histoire, et encore plus de mon pays, acte de suicide que je ne me permettrai pas.

C’était un samedi que notre équipage s’était complété, et la moitié alla sur-le-champ se coucher. Rupert et moi nous avions un bon hamac, et nous comptions bien rester ensemble, ce qui nous rendait assez indifférents sur les mouvements de nos singuliers compagnons. Au souper, la gamelle nous tourmenta un peu : voir ce qu’on doit manger pêle-mêle dans une grande marmite où chacun va puiser, c’est un spectacle peu agréable pour ceux qui ont été habitués à des assiettes, à des couteaux, et autres superfluités de ce genre. J’avoue que je me surpris à penser aux petites mains blanches de Grace et de Lucie préparant la nappe, les verres, la vaisselle, les pinces d’argent ; car c’était chose alors inconnue en Amérique que des serviettes et des fourchettes d’argent, si ce n’est sur les tables les mieux servies, et même alors seulement les grands jours.

J’eus l’honneur, pendant que nous étions sur l’Hudson, d’être de quart de rade avec un vieux Suédois renfrogné. Le vent était faible, le bâtiment bien mouillé, de sorte que mon camarade fit choix d’une planche bien douce, et, me disant de l’appeler s’il arrivait quelque chose, se mit en devoir de dormir tranquillement ses deux heures. Je me gardai bien d’en faire autant ; je me promenai sur le pont avec autant de gravité que si le fardeau des affaires de l’état reposait sur mes épaules. Toutes les cinq minutes je rendais une visite aux bossoirs, pour m’assurer que le câble tenait bien et que l’ancre ne bougeait pas ; et puis je regardais en haut pour voir si tout était à sa place : ce furent deux heures de félicité.

Le lendemain, vers dix heures, un dimanche, puisque, selon M. Marbre, on n’appareillait jamais que ce jour-là, tout le monde fut mis à lever l’ancre. Le cuisinier, le mousse du capitaine, Rupert et moi nous fûmes chargés de défaire les plis du câble, les barres demandant des poignets plus robustes que les nôtres. L’ancre fut néanmoins retirée sans peine, et Rupert et moi nous fûmes envoyés larguer le petit hunier. Rupert, je suis peiné de le dire, monta à la hune par le trou du chat, et je fis tout seul la besogne. Les voiles ne tardèrent pas à se déployer sur tout le bâtiment, et en regardant du haut des traversins du petit mât de hune, où je restai pour affaler les cargue-points, je vis que le navire abattait du côté du large, et qu’une forte brise nord-ouest gonflait ses voiles. Au moment où un ravissement inexprimable remplissait tout mon être de me sentir en route pour Canton, ce qu’on appelait alors les Indes, Rupert m’appela de la hune. Il me montrait un objet sur l’eau, et en me détournant je vis un bateau à cent pas du bâtiment : sur ce bateau était M. Hardinge qui, dans ce moment, nous aperçut. Mais toutes les voiles étant alors déployées, le John s’élança rapidement en avant, et je ne distinguai encore un instant mon tuteur que pour le voir debout, la tête découverte, les deux bras étendus, comme s’il nous suppliais de ne pas l’abandonner.

Je descendis à la hune, où je trouvai Rupert qui se cachait, l’air confus et effrayé. Quant à moi, je m’appuyai contre le mât, et je me mis à sangloter tout de bon. Cela durait depuis quelques minutes, lorsqu’un ordre du lieutenant nous appela en bas. Quand j’arrivai sur le pont, le bateau était déjà à une grande distance en arrière, et il avait évidemment renoncé à l’idée de nous rejoindre. Je ne saurais dire si la certitude de ce fait me causa plus de plaisir que de peine.


CHAPITRE IV.


Il y a dans les affaires humaines un courant qu’il faut savoir trouver. Quand on le rencontre et qu’on sait le suivre, on va droit à la fortune. Autrement tout le voyage de la vie ne se fait qu’au milieu d’écueils.
Shakespeare.


Quatre heures après le moment où je vis pour la dernière fois M. Hardinge, le bâtiment était en pleine mer. Il traversa la barre, et partit pour son long voyage par une bonne brise nord-ouest. Nous suivîmes une direction diagonale en sortant de la crique formée par les côtes de Long-Island et de New-Jersey, et nous perdîmes entièrement la terre de vue vers le milieu de l’après-midi. J’avais l’œil sur les hauteurs de Navesink, à mesure qu’elles s’évanouissaient comme des nuages vaporeux à l’occident, et il semblait qu’alors seulement je prenais possession de l’Océan. Mais un matelot du mât de misaine a peu le temps de se livrer au sentiment, lorsqu’il s’éloigne de son pays natal, et il en est très-peu, je crois, qui y soient portés. Pour ce qui est du temps, il faut rentrer les ancres et les mettre en place, d’étalinguer et rouer les câbles ; avoir des drisses toutes prêtes à passer, placer des cercles de bout dehors sur les vergues, et faire ces mille préparatifs qui font d’un bâtiment le centre d’une activité tout aussi continuelle que l’atelier le mieux organisé. Nous fûmes ainsi occupés jusqu’au soir où il fallut régler et établir les quarts. Je fus de celui de M. Marbre, le vieux marin m’ayant choisi le quatrième ; honneur que je dus à l’activité que j’avais déployée sur les mâts. Rupert fut moins favorisé ; il fut du dernier quart, et choisi le dernier. M. Marbre, dans la nuit, me laissa entendre ce qui avait édicté ces deux choix :

— Voyez-vous, Miles, me dit-il, vous et moi nous irons bien ensemble ; j’ai vu cela tout de suite, car il y a du vif-argent dans votre personne. Quant à votre ami qui est dans l’autre quart, c’est une autre affaire ; le vieux a trouvé son homme, et je vous réponds que pendant le voyage, le gars mettra plus d’encre sur le papier que de goudron sur les manœuvres.

Il était assez bizarre que Rupert, qui avait joué le premier rôle dans les préliminaires de notre aventure, se trouvât ainsi placé à l’arrière-plan dès que la pratique succédait à la théorie.

Je n’ai pas l’intention de m’appesantir sur tous les détails de ce voyage, le premier que je fisse sur mer ; ce serait allonger inutilement le récit, sans intérêt pour le lecteur. Cependant je ne puis passer sous silence un incident qui arriva trois jours après notre départ, car il se lie à des événements ultérieurs assez importants. Tout était en ordre à bord ; le bâtiment avait marché à merveille, et nous étions à deux cents lieues de la côte, quand la voix du cuisinier, qui était descendu dans la cale pour chercher de l’eau, se fit entendre au milieu des barriques, en poussant un de ces cris que les poumons d’un noir peuvent seuls produire.

— Il y a deux nègres là-dessous ! s’écria M. Marbre après avoir écouté un instant, et jetant un coup d’œil autour de lui pour s’assurer que le maître d’hôtel mulâtre était sur le pont. Un seul moricaud ne ferait pas un pareil bruit. Allez voir, Miles, ce que ce peut être. Est-ce que l’Afrique nous aurait pris cette nuit à l’abordage ?

J’allais obéir quand Caton, le cuisinier, sortit par l’écoutille, tirant après lui un autre nègre qu’il avait saisi par la laine. En un instant ils furent tous deux sur le pont, et qu’on juge de mon étonnement quand je reconnus les traits agités de Nabuchodonosor Clawbonny !

Neb était parvenu à se glisser à bord avant qu’on eût levé l’ancre, et il était resté caché parmi les barriques, les poches remplies de pommes et de pain d’épice, jusqu’au moment où le cuisinier l’avait découvert. Les provisions du pauvre diable étaient épuisées depuis vingt-quatre heures, et, de toute manière, il n’aurait pu garder l’incognito beaucoup plus longtemps. Dès qu’il fut sur le pont, Neb regarda vivement autour de lui pour reconnaître à quelle distance le bâtiment était de terre, et quand il ne vit de tous côtés que de l’eau, il fit des contorsions de joie. M. Marbre exaspéré, regardant ces démonstrations comme un nouvel outrage, lui donna sur l’oreille un coup de nature à envoyer un blanc à vingt pas ; mais ce coup bien appliqué, tombant sur la partie invulnérable de son être, ne produisit sur Neb aucun effet.

— Ah ! tu es un nègre, n’est-ce pas ? s’écria le lieutenant, mis hors de lui par l’insensibilité apparente de Neb ; en bien ! empoche cela, et voyons un peu si tu es pur sang.

Comme accompagnement à ces paroles, les coups de pieds se mirent à pleuvoir sur l’os de la jambe du pauvre Neb, qui tomba aussitôt à genoux, demanda merci, et dit qu’il allait tout expliquer, protestant qu’il ne s’était pas enfui de chez son maître, comme M. Marbre le lui reprochait tout en lui appliquant cette rude correction.

J’intervins alors, en apprenant à M. Marbre avec tout le respect que je devais à mon supérieur, ce qu’était Neb, et quel avait été probablement son motif en me suivant à bord. Cette révélation me coûta cher ; car l’idée de « Jack » se faisant servir par un domestique fut la cause de mille quolibets pendant le voyage. Si je n’avais pas été si actif et si prêt à tout faire, ce qui est le meilleur moyen de se faire bien venir à bord, il est probable que ces plaisanteries auraient été encore plus fréquentes, et de nature à emporter encore plus la pièce. Quoi qu’il en soit, j’en éprouvai beaucoup d’ennui et il fallut tout l’attachement que je portais à Neb pour que je ne lui fisse pas payer cher son exploit. Mais je réfléchis qu’après tout, c’était par dévouement pour son maître qu’il l’avait suivi, et que le goût des aventures n’avait été pour lui qu’un mobile secondaire, tandis que moi, je n’avais obéi qu’à cet instinct aveugle en brisant tous les liens du cœur.

Lorsque le capitaine monta sur le pont, on lui raconta l’histoire de Neb, et en voyant ce jeune nègre plein de vigueur et de santé, il calcula que c’étaient deux bons bras qui lui seraient utiles et qui ne lui coûteraient rien, et il ne fit pas difficulté de l’admettre dans l’équipage. À la grande joie de Neb, comme il n’y avait aucune place vacante pour lui aux fourneaux, ni au service du capitaine, ce fut au service des vergues et des manœuvres qu’il fut destiné. Le nègre commença par satisfaire son appétit, et puis il fut placé dans le quart de tribord. Cet arrangement me fit plaisir, car je n’aurais pas aimé à le voir du même quart que moi, attendu que, dans son zèle officieux, il eût toujours voulu faire ma besogne. Rupert ne fut pas si scrupuleux, et j’appris, par la suite, qu’il se faisait suppléer par lui, toutes les fois que la chose était possible. À force de questionner Neb, j’appris qu’il avait conduit le bateau à l’endroit que nous lui avions indiqué, qu’il l’avait vu mettre à bord du Wallingford, et que, grâce à un ou deux dollars que je lui avais donnés en partant, il avait été se loger dans une taverne fréquentée par des gens de son espèce, jusqu’au moment où le bâtiment devait appareiller, et qu’alors il s’était faufilé à bord et roulé parmi les barriques.

L’apparition de Neb cessa bientôt d’être un événement, et son zèle ne tarda pas à le rendre le favori de l’équipage. Robuste, actif, accoutumé au travail, il était au premier rang pour tous les ouvrages qui demandaient des muscles et de la force ; et même sur les mâts, quoique moins agile qu’un blanc, il savait se rendre utile. Je puis le dire sans vanité, parce que c’est la vérité, mes progrès faisaient aussi l’admiration générale. En moins d’une semaine, j’étais familier avec les manœuvres courantes ; je reconnaissais un cordage à sa grosseur, à l’endroit où il était placé, à la manière dont il était plié, même au milieu de la nuit la plus sombre, comme le plus vieux marin qui fût à bord. Je le devais d’abord au modèle de navire que j’avais à la maison ; mais aussi, il faut considérer qu’à l’abri du mal de mer, dont je n’éprouvai jamais la plus légère atteinte, je m’étais mis à étudier toutes ces choses avec une ardeur qui fut récompensée par le succès. Au bout de quinze jours, je mettais seul les rabans du perroquet de fougue ; et, avant de passer la ligne, ceux du grand et du petit perroquet. En toute occasion, M. Marbre se faisait un plaisir de m’employer, et il me donnait en particulier toutes les explications nécessaires. Le capitaine, de son côté, complétait mon instruction pratique. Nous n’étions pas encore à la latitude de Sainte-Hélène, que j’avais déjà demandé et obtenu de tenir à mon tour le gouvernail ; et, à partir de ce moment, sauf la fabrication des épissures, etc., je remplissais dans toute leur étendue les fonctions de matelot. Ayez du zèle, de l’activité, du goût pour votre état, et, en six mois de service actif, vous ferez, j’en suis sûr, un très-bon marin.

Il est rare qu’une traversée d’Amérique en Chine produise beaucoup d’incidents. Si le moment de mettre à la voile a été bien choisi, le temps est généralement beau, et le vent favorable pendant la plus grande partie de la route. Il y a bien quelques passages où l’on peut juger de ce que la mer est quelquefois ; mais, à tout prendre, le voyage de Canton est plus long que rude, et le nôtre ne fit pas exception, quoique nous ayons eu le contingent ordinaire de rafales, de bourrasques, et des autres vicissitudes de l’Océan. Nous restâmes quatre mois sous voiles, et quand nous eûmes jeté l’ancre dans la rivière, qu’on les cargua enfin, et que nous sortîmes de dessous leur ombre, l’effet produit fut à peu près celui du lever du rideau, le jour d’une première représentation. Le Chinois a été si souvent décrit, que je ne m’arrêterai pas à refaire son portrait. Les marins sont très-philosophes pour ce qui regarde les mœurs et les habitudes des peuplades qu’ils visitent. Ils croiraient au-dessous de leur dignité de manifester le moindre étonnement. De tout l’équipage, les officiers, le maître d’hôtel et le cuisinier étaient les seuls qui eussent jamais doublé le cap de Bonne-Espérance avant ce voyage, et cependant nos hommes regardèrent les crânes rasés, les yeux bridés, les robes bizarres, les pommettes saillantes, et les souliers pointus du peuple qu’ils voyaient alors pour la première fois, avec la même indifférence que s’il se fût agi de quelque nouvelle mode dans leur pays. À les entendre, ils avaient vu des spectacles bien plus curieux dans les diverses contrées qu’ils avaient visitées auparavant. Jack est ainsi fait ; c’est toujours dans son dernier voyage que se sont accumulées toutes les merveilles de la création ; celui qu’il exécute est invariablement vulgaire et indigne de toute attention. D’après ce principe, mon voyage en Chine devait être pour moi plein de prodiges, puisque c’est de là que devaient dater ma vie et mon expérience de marin ; et pourtant la vérité m’oblige d’avouer que ce fut un des plus monotones que j’aie jamais faits, sauf sa dernière partie.

Nous restâmes plusieurs mois sur la rivière, renouvelant notre cargaison en thé, nankins, soieries et autres articles sur lesquels notre subrécargue pouvait mettre la main. Pendant tout ce temps. nous vîmes des Chinois ce qu’il est possible à un étranger d’en voir, et ce n’est pas beaucoup dire. J’allai souvent aux factoreries avec le capitaine, étant chargé de son canot. Quant à Rupert, il passait la plus grande partie de son temps à aider le subrécargue à terre, ou à écrire dans la chambre du capitaine. Je ne négligeais pourtant pas mon instruction, et j’appris à me servir du maillet à fourrer, de l’épissoir et de la manivelle, sans rester étranger à l’aiguille et à la paumelle de voilier.

Marbre, malgré sa figure rébarbative, était très-bon pour moi, et il me continuait ses leçons. C’était, parmi les officiers, à qui contribuerait à rendre le fils du capitaine Wallingford digne de son origine honorable. Je glissai un jour dans la conversation que le bisaïeul de Rupert avait été capitaine d’un vaisseau de guerre, mais M. Kite, le troisième officier, refusa net de le croire. M. Marbre fit la réflexion qu’à la rigueur la chose était possible, puisque je convenais que son père et son grand-père avaient été ou étaient dans l’Église.

Nous repartîmes au commencement du printemps de 1798. Nous avions traversé la mer de Chine et nous cinglions à pleines voiles dans l’Océan indien, quand il arriva une aventure, la première de notre voyage qui mérite réellement d’être racontée. Je vais le faire en aussi peu de mots que possible :

Nous étions sortis du détroit de la Sonde au point du jour, et nous avions bien marché dans la journée, quoique par un brouillard épais. Cependant, au coucher du soleil, le temps s’éclaircit, et nous aperçûmes deux petits bâtiments qui semblaient se diriger vers la côte de Sumatra. D’après leur gréement et leurs dimensions, c’étaient des pros. Ils étaient si éloignés et se dirigeaient si évidemment vers la terre, que personne n’y fit beaucoup d’attention. Ce genre de bâtiments n’est jamais vu sans inquiétude dans cette partie des mers, quoique souvent bien à tort ; car les actes de violence de leur part sont bien moins communs qu’on ne le suppose. Au surplus, la nuit survint et les déroba complètement à notre vue. Une heure après le coucher du soleil, il n’y avait qu’un souffle de vent qui semblait devoir imprimer à peine à notre bâtiment la rapidité nécessaire pour gouverner. Mais le John n’était pas seulement bon voilier, il sentait le gouvernail comme une jeune fille sent la mesure dans une valse légère. Jamais je n’avais été à bord d’un bâtiment qui gouvernât mieux, surtout par un temps ordinaire.

M. Marbre avait le deuxième quart de nuit, et par conséquent je fus sur le pont de minuit à quatre heures. Pendant une heure entière, il tomba une pluie fine. Le bâtiment, pendant tout ce temps, courait au plus près, sous ses cacatois. Comme tout le monde s’était attendu à une nuit paisible, où il n’y aurait ni ris à prendre, ni voiles à ferler, la plupart des hommes de quart dormaient de côté et d’autre, partout où ils avaient pu s’allonger en dérangeant le moins possible. Je ne saurais dire ce qui me tint éveillé ; car, à mon âge, on est toujours porté à dormir le plus qu’on peut. Je pensais sans doute à Clawbonny, à Grace, à Lucie, l’excellente fille, dont l’image était sans cesse présente à mes yeux dans ces jours d’innocence. Enfin, j’étais éveillé, et j’arpentais le passe-avant du vent d’un pas de marin. M. Marbre ronflait, je crois, paisiblement, sur la cage à poules. Dans ce moment, j’entendis un bruit familier aux marins, celui d’un aviron tombant dans un canot. Mon esprit errait si complètement dans un autre monde d’idées et de sentiments, que, d’abord, je n’éprouvai point de surprise, comme si nous avions été dans un port, entourés de bâtiments de toute grandeur, se croisant dans toutes les directions ; mais une seconde pensée détruisit cette illusion, et je regardai vivement autour de moi. En droite ligne, sur notre bossoir du vent, peut-être à une encablure de distance, je vis une petite voile, et je pus la distinguer assez pour me convaincre que c’était un pros. Je m’écriai aussitôt : — Une embarcation ! et tout près du bord.

M. Marbre fut sur pied en un instant. Il me dit ensuite que, lorsqu’il avait ouvert les yeux, ce qu’il m’avoua en confidence, ils étaient tombés droit sur le bâtiment. Il avait trop d’expérience pour avoir besoin d’un second coup d’œil pour savoir ce qu’il fallait faire. — Arrive, arrive tout ! cria-t-il au timonier, — brasse carré ; tout le monde en haut ! — Capitaine Robbins, monsieur Kite, venez vite, ces maudits pros sont bord à bord.

Tout le monde était déjà en mouvement. On ne saurait croire combien les matelots sont vite éveillés, quand il y a véritablement quelque chose à faire. Tous nos hommes étaient sur le pont en moins d’une minute, la plupart n’ayant sur eux que leurs chemises et leurs pantalons. Le bâtiment faisait presque vent arrière, lorsque j’entendis la voix du capitaine ; et alors M. Kite vint nous rejoindre, ordonnant à la plupart des matelots de haler sur les bras de misaine, tandis qu’il restait lui-même sur le gaillard d’avant et me conservait auprès de lui pour filer les écoutes. De l’avant, on ne voyait plus la voile étrangère, qui était alors sur l’arrière du travers ; mais j’entendais M. Marbre jurer qu’il y en avait deux, et que ce devaient être les drôles que nous avions vus sous le vent, et qui gouvernaient vers la terre au coucher du soleil. J’entendis aussi le capitaine demander une corne à poudre. Immédiatement après, l’ordre fut donné de filer toutes les écoutes, et alors je reconnus que nous virions vent arrière. Rien ne nous sauva que la promptitude avec laquelle M. Marbre donna ce commandement, grâce auquel, au lieu de porter vers les pros, nous commençâmes à nous en éloigner. Quoiqu’ils fissent trois pas sur nous deux, cela nous donna un moment pour respirer.

J’en profitai pour jeter un regard autour de moi. Je vis les deux pros, et je reconnus avec plaisir qu’ils ne nous avaient pas gagnés d’une manière sensible. M. Kite le remarqua également, et dit que nos mouvements avaient été si prompts que nous avions fait « culer les drôles. » Il voulait dire qu’ils n’avaient pas compris notre manœuvre, et qu’ils n’en avaient pas fait une semblable.

À cet instant, le capitaine et cinq ou six des plus vieux marins, commencèrent à démarrer tous nos canons de tribord, au nombre de quatre ; c’étaient des pièces de six. Nous les avions chargées à mitraille dans le détroit de Banca, afin d’être prêts à parler aux pirates que nous pourrions rencontrer, et rien ne manquait, que l’amorce et une pince chaude. Il paraît qu’on en avait fait mettre deux au feu, quand nous avions vu les pros au coucher du soleil ; et elles étaient alors toutes prêtes à servir, du charbon vif ayant été entretenu toute la nuit par ordre autour d’elles. Je vis de l’avant un groupe d’hommes occupés auprès du second canon et le capitaine qui le pointait.

— Il ne saurait y avoir de méprise, monsieur Marbre ? demanda le capitaine, hésitant s’il ferait feu ou non.

— De méprise, commandant ! grand Dieu ! vous auriez beau canonner pendant une semaine toutes les îles qui restent à l’arrière, que vous n’atteindriez jamais un honnête homme. Envoyez-leur cela, commandant. Je vous réponds qu’ils le méritent.

La question se trouvait décidée. La pince fut appliquée, et l’une de nos pièces fit entendre son langage expressif. Un silence solennel succéda. Les pros continuaient à approcher ; le capitaine braqua sa longue vue de nuit, et je l’entendis qui disait à Kite, à voix basse, que leurs ponts étaient couverts d’hommes. L’ordre fut alors donné de démarrer tous les canons sans exception, d’ouvrir le coffre aux armes, et d’en tirer les mousquets et les pistolets. J’entendis le cliquetis des piques d’abordage, lorsqu’elles furent détachées du gui de brigantine et qu’elles tombèrent sur le pont. Tous ces apprêts avaient quelque chose de lugubre, et je commençai à croire que nous aurions une lutte désespérée pour commencer, et tous le cou coupé pour finir.

Je m’attendais à entendre tirer les canons l’un après l’autre ; mais on se tenait prêt, sans faire feu. Kite alla à l’arrière, et revint avec trois ou quatre mousquets et autant de piques. Il donna les piques aux hommes qui n’avaient point à servir les pièces. Notre bâtiment était alors au plus près du vent, faisant porter plein, tandis que les deux pros étaient droit par notre travers. Des deux côtés régnait un silence de mort. Cependant ils restèrent un peu de l’arrière ; et, comme ils marchaient plus vite que nous, le but de leur manœuvre était évidemment de se mettre dans nos eaux, afin d’avoir beaupré sur poupe, et d’éviter notre bordée. Comme ce n’était pas notre affaire, et que le vent vint à fraîchir de manière à nous donner un espace de quatre à cinq nœuds, circonstance très-heureuse pour nous, le capitaine se décida à virer de bord pendant qu’il avait la place nécessaire. Le John se comporta merveilleusement, et tourna sur lui-même comme une toupie. Les pros virent qu’il n’y avait pas de temps à perdre, et essayèrent de nous rejoindre, avant que nous pussions décharger nos voiles, et ils auraient réussi avec quatre-vingt-dix-neuf bâtiments sur cent. Mais le capitaine connaissait son bâtiment ; il ne lui laissa pas perdre de terrain, toutes les voiles le portant de nouveau en avant, comme par instinct. Les pros virèrent également, et comme ils étaient beaucoup plus près du vent, il semblait qu’ils n’avaient plus qu’à jeter le grappin sur nous. Si les pirates nous abordaient, nous étions perdus sans ressources ; il fallait, plus que jamais, du calme et du sang-froid. Le capitaine se montra à la hauteur de sa position dans cette circonstance critique, enjoignant un silence complet et la plus stricte attention à ses ordres.

J’étais alors trop intéressé pour éprouver l’inquiétude qu’autrement je n’aurais pas manqué de ressentir. Sur l’avant, nous pensions que l’abordage aurait lieu avant une minute ; car l’un des pros était alors à moins de cent pieds, quoique perdant un peu de son avantage en se trouvant sous le vent de nos voiles. Kite nous avait dit de nous rassembler sur le passe-avant, de répondre à l’abordage par une décharge de mousqueterie, et ensuite de présenter nos piques, lorsque je sentis un bras qui me saisissait par le milieu du corps, et je fus repoussé en dedans du bord, tandis qu’une autre personne prenait ma place. C’était Neb qui s’était précipité devant moi, pour affronter le premier le danger. J’en fus mortifié, tout en étant touché de cette nouvelle preuve d’affection et de dévouement du pauvre garçon, mais j’avais eu à peine le temps de la réflexion que les deux équipages des pros, en poussant un grand cri, firent siffler cinquante ou soixante balles à nos oreilles. Heureusement elles passèrent toutes au-dessus de nos têtes. Personne à bord du John ne fut blessé.

Nous ne voulûmes pas être en reste, et nos quatre pièces lâchèrent leur bordée, deux sur le pros le plus proche, deux sur le plus éloigné, qui n’était pourtant qu’à une encâblure. Comme il arrive souvent, celui qui semblait le plus loin du danger fut le plus maltraité. Notre mitraille eut de la place pour s’éparpiller, et aujourd’hui je crois encore entendre les cris de désespoir qui s’élevèrent de son bord. L’effet fut instantané. Au lieu de se maintenir de conserve avec l’autre pros, il vira tout à coup de bord, et prit chasse, sans doute pour se mettre à l’abri de notre feu.

Je ne crois pas qu’un seul homme eût été atteint à bord du pros le plus proche. En tout cas aucun bruit ne s’y faisait entendre, et il porta vivement sous notre bossoir. Comme tous nos canons étaient déchargés, et que le temps manquait pour les charger de nouveau, il s’agissait de repousser ceux qui voudraient sauter à l’abordage. Une partie de nos gens se réunirent sur le pont de cordage, les autres sur le gaillard d’avant. Au moment où cette répartition venait d’être faite, les pirates jetèrent leur grappin. Quoique admirablement jeté, il ne tomba que sur une enfléchure. Je le vis, et j’allais m’élancer aux agrès, quand Neb me devança encore et coupa l’enfléchure avec son couteau. C’était le moment où les pirates avaient abandonné voiles et avirons, et étaient montés pour s’élancer à bord. La secousse fut si brusque qu’une vingtaine d’entre eux tombèrent par-dessus bord. Aussitôt notre bâtiment alla de l’avant à pleines voiles, et passa assez près du pros pour que les hommes du John qui étaient sur l’arrière pussent voir distinctement les figures basanées de leurs ennemis.

Nous ne fûmes pas plutôt libres que le commandement de : pare à virer ! fut donné. La barre fut mise dessous, et le bâtiment porta au vent en une minute. Avant de nous éloigner, nous lâchâmes une dernière bordée de toutes nos pièces, et je crois que pour cette fois le pros le plus proche en eut sa bonne part, car il vira de bord aussitôt, rejoignit son camarade, et tous deux cinglèrent vers les îles à qui mieux mieux. Nous fîmes mine de leur donner la chasse, mais ce n’était qu’une feinte, car nous étions trop contents d’en être délivrés.

On ne doit pas supposer que nous n’eûmes rien de plus pressé que d’aller dormir. Cela fut vrai de Neb, qui ne manquait jamais une occasion de manger ou de dormir, mais il fut le seul. Le capitaine nous félicita, et comme une chose qui allait de droit, il appela tout le monde pour « épisser le grand bras ; » après quoi, le quart fut relevé aussi régulièrement que si rien n’était arrivé. Le capitaine visita le bâtiment avec ses deux lieutenants pour voir s’il y avait des avaries à réparer ; quelques manœuvres courantes avaient souffert, et nous eûmes quelques nouveaux cordages à placer dans la matinée, mais ce fut tout.

Je n’ai pas besoin de dire que nous étions tous fiers de notre exploit. Tout le monde reçut sa part d’éloges, excepté Neb, auquel on ne fit pas attention : c’était un nègre ! Je parlai de son courage et de son dévouement à M. Marbre, mais je ne pus lui faire partager l’admiration que m’inspirait la conduite du pauvre diable. J’ai maintenant assez vécu pour savoir que, comme l’or du riche attire à soi la monnaie du pauvre, de même les belles actions de ceux qui sont ignorés vont grossir la renommée des personnages déjà célèbres. Cela est vrai des nations, des races, des familles, comme des individus. Le pauvre Neb appartenant à une couleur proscrite, avait beau faire : il ne pouvait jamais avoir exactement le même mérite qu’un blanc.

— Ces moricauds tombent parfois en aveugles sur une heureuse idée, répondit M. Marbre à mes vives représentations, et j’en ai vu qui avaient presque autant d’intelligence que des blancs idiots ; mais chez eux tout ce qui sort de la routine ordinaire est pur hasard. Pour ce qui est de Neb, néanmoins, je dois dire une chose en sa faveur ; c’est que, pour un nègre, il saisit plus vivement les choses qu’aucun de sa couleur avec qui j’aie jamais fait voile. Et puis il n’a point de suffisance, et c’est beaucoup pour un noir. La suffisance chez un blanc est déjà assez odieuse, mais celle d’un nègre est intolérable.

Hélas ! Neb, né dans l’esclavage, accoutumé à regarder comme une présomption de songer même à recevoir sa pitance, avant que le dernier des blancs eût satisfait son appétit, modèle de soumission, de travail, de résignation, de patience, on croyait lui faire beaucoup d’honneur en laissant échapper comme malgré soi l’aveu qu’il n’avait point de suffisance. Et pourtant sa résolution et son courage avaient sauvé le John ; je l’ai toujours dit, et je le répéterai toujours.

Le lendemain de l’affaire des pros, nous commençâmes tous à renchérir les uns sur les autres dans le récit de nos exploits. Le capitaine lui-même ne sut pas résister à l’exemple ; et quant à Marbre, il alla si loin que, si je ne l’avais vu de mes propres yeux se comporter honorablement dans cette circonstance critique, je l’aurais pris certainement pour un autre Bobadil. Rupert céda aussi au torrent, quoique j’aie entendu dire que cette nuit-là il avait fait véritablement son devoir. Le résultat de tout ce bavardage fut de convertir l’affaire en un exploit des plus héroïques, exploit qui devait encore ajouter à l’illustration du nom Américain, et ce fut comme tel qu’il fut consigné dans les journaux.

Depuis ce moment, notre bâtiment marcha très-bien, et nous pouvions être avancés vers l’ouest jusqu’au cinquante-deuxième degré, quand le vent souffla légèrement du sud-ouest, et le temps devint lourd. Le capitaine avait été pincé, disait-il, deux ou trois fois dans ces parages, et il se mit dans la tête que les courants seraient plus favorables, s’il se rapprochait plus qu’il n’est d’usage de la côte de Madagascar. Nous portâmes donc au plus près, et nous cinglâmes vers le nord-ouest. Nous suivions cette direction depuis une semaine, faisant de cinquante à cent milles par jour, et nous attendant à chaque moment à voir la terre. Enfin nous la découvrîmes ; c’étaient des montagnes d’une hauteur prodigieuse, qui semblaient à une grande distance de nous, et qui cependant étaient très-enfoncées dans les terres, comme nous le reconnûmes ensuite. Le capitaine avait une théorie à lui sur les courants de cette partie de l’Océan, et ayant relevé un des pics au moyen du compas, au moment où l’on aperçut la terre, il se convainquit et fit partager sa conviction à tout le monde, Marbre excepté, que nous portions dans le vent avec une vitesse appréciable. Le capitaine Robbins était un homme qui avait les meilleures intentions du monde, mais qui était un peu borné ; et quand les gens bornés veulent donner dans la théorie, la pratique va ordinairement tout de travers.

Toute la nuit nous gouvernâmes au nord-ouest, quoique M. Marbre eût hasardé une remontrance au sujet d’un certain promontoire qu’on pouvait apercevoir, un peu par notre bossoir du vent. Mais le capitaine fit claquer ses doigts, et commença une série de raisonnements pour convaincre le premier lieutenant que la direction au vent du courant nous porterait à dix lieues au sud-ouest de ce promontoire avant le matin. Sur cette assurance, nous nous préparâmes à passer une bonne et paisible nuit.

J’avais le quart du matin, et quand je montai sur le pont à quatre heures, il n’y avait pas de changement dans le temps. M. Marbre parut bientôt, et il vint sur le passe-avant où je m’appuyais sur la lisse, et entra en conversation avec moi, oubliant quelquefois la distance qui nous séparait à bord, — non à terre, là, j’aurais repris l’avantage — jusqu’à m’appeler « Monsieur. » Toutefois je payais toujours cette inadvertance, car alors il coupait court à l’entretien. Un jour il alla plus loin dans sa vengeance : furieux de m’avoir traité ainsi d’égal à égal, non-seulement il s’interrompit brusquement au milieu de sa phrase, mais il m’ordonna de la voix la plus sèche de grimper au mât et de descendre quelques bonnettes sur le pont, quoique dans le cours du même quart, il fallût les remonter et les orienter. Mais la dignité offensée n’est pas toujours conséquente.

— Voilà une nuit tranquille, maître Miles, — le premier lieutenant voulait bien m’appeler de ce nom plus familier, — une nuit bien tranquille, commença M. Marbre, et un fort courant à l’ouest, suivant le capitaine Robbins. Eh bien ! moi, je préfère les courantes aux courants en fait de danse ; et voilà ! c’est ma manière de généraliser.

— Je suppose, d’après cela, Monsieur, que le capitaine est d’un avis différent.

— Mais oui, peut-être, — quoique le vieux ne sache peut-être pas bien lui-même quelle est son opinion. C’est le troisième voyage que je fais avec lui, et il est la moitié du temps dans les brouillards ou dans les courants. Maintenant c’est son idée que l’Océan est plein de Mississippi. Qu’on lui montre un courant, et il le suivra jusqu’au bout du monde. Il soutient de plus que quand on suit un courant, on n’a point à craindre la terre, attendu que ce n’est jamais vers la terre qu’un courant se dirige. Quant à moi, je n’ai pas besoin de meilleur promontoire que mon nez.

— Que votre nez, mousieur Marbre ?

— Oui, que mon nez, maître Miles. N’avez-vous pas remarqué à quelle distance je flairais la terre quand nous traversions les îles ?

— Ah ! oui, les Moluques, à cause des épices, et je crois que…

— Que diable y a-t-il ? s’écria M. Marbre, tressaillant tout à coup, comme s’il entendait quelque chose, quoiqu’il parût ne rien flairer.

— On dirait de l’eau qui frappe des rochers, Monsieur.

— Pare à virer ! s’écria-t-il de toutes ses forces. Courez en bas, et appelez le capitaine, Miles — lof tout ! debout tout le monde !

Une scène de confusion suivit, au milieu de laquelle le capitaine, le second lieutenant, et la plus grande partie de l’équipage, parurent sur le pont. Le capitaine Robbins prit naturellement le commandement, et fut à temps pour faire décharger les voiles d’arrière, le bâtiment virant lentement par un vent si faible. Cependant il vira, et quand son avant fut bien au sud-est, le capitaine demanda des explications. M. Marbre n’était plus disposé à s’en rapporter à son nez, mais il invita le capitaine à faire usage de ses oreilles. Nous en fîmes tous autant, et si les sons n’étaient pas trompeurs, nous étions au milieu d’une jolie collection de brisants.

— Nous pouvons certainement sortir par où nous sommes entrés, monsieur Marbre ? demanda le capitaine avec inquiétude.

— Oui, commandant, s’il n’y avait pas de courant ; mais on ne sait jamais où un courant infernal peut vous conduire dans l’obscurité.

— Attention pour laisser tomber l’ancre ! cria le capitaine — cargue partout, à l’avant et à l’arrière ; laissez tomber, dès que vous serez prêt, monsieur Kite.

Heureusement nous avions un câble tout étalingué en traversant le détroit, et ne sachant pas si nous ne toucherions pas à l’île de France, on avait laissé une ancre en veille. La question était de savoir si nous trouverions un fond. La réponse ne se fit pas attendre ; Kite annonça qu’il était à six brasses. Ainsi nous étions non-seulement au milieu de brisants, mais tout près de la côte. Cependant le fond était de bonne tenue, et nous nous mîmes à plier tous nos chiffons. En une demi-heure la toilette du bâtiment était terminée, il évitait au courant qui portait exactement dans la direction du nord-est, c’est-à-dire tout le contraire de la théorie du capitaine. Dès que M. Marbre se fut assuré du fait, je l’entendis murmurer quelques mots entre ses dents, parmi lesquels je ne distinguai que ceux-ci : — Cap infernal ! — maudit courant !


CHAPITRE V.


Ils nous jetèrent à bord d’une barque et nous conduisirent quelques lieues en mer ; là ils préparèrent une carcasse pourrie de bateau, sans agrès, sans voile, sans mât, entourée d’un cercle de rats.
Shakespeare.


L’heure qui succéda dans le calme de l’attente, fut l’une de plus pénibles de ma vie. Dès que le bâtiment fut mouillé, et qu’il n’y eut plus rien à faire, un silence de mort régna parmi nous. Toutes les facultés semblaient absorbées dans un seul sens, l’ouïe. C’était le meilleur, c’était même le seul moyen que nous eussions alors de juger de notre situation. Il était évident que nous étions près d’un endroit où la lame se brisait contre la terre ; et les mugissements de l’Océan n’annonçaient que trop clairement que des cavités de rochers recevaient et rejetaient tour à tour l’onde courroucée. Et ces sons significatifs ne partaient pas seulement d’un côté, ils semblaient nous entourer ; venant tantôt de la direction connue de la terre, tantôt du sud, du nord-est, en un mot de tous les côtés. Il y avait des moments où on aurait cru que les murmures de l’Océan sortaient de dessous l’arrière du navire, et l’instant d’après c’était tout contre les bossoirs qu’ils semblaient éclater avec le plus de force.

Heureusement le vent était faible, et le bâtiment ne fatiguait pas trop à l’ancre. Une longue et forte lame de fond roulait du sud-ouest, mais la sonde nous donnant huit brasses, la mer ne brisait pas exactement à l’endroit où nous étions mouillés, quoique ce ne dût pas être bien loin. À un certain moment l’impatience du capitaine devint telle, qu’il voulait absolument se jeter dans un canot pour faire le tour de l’ancrage, et devancer le jour ; mais sur l’observation de M. Marbre qu’il pourrait bien donner contre quelque récif et faire capot, il se décida à attendre.

L’aurore parut enfin, après deux ou trois des plus longues heures que j’aie jamais passées. Jamais je n’oublierai l’espèce de fureur empressée avec laquelle nous regardâmes tous autour de nous. D’abord, se dessinèrent les contours de la terre adjacente ; puis, à mesure que la lumière se répandit dans l’atmosphère, nous pûmes saisir quelques détails. Il fut bientôt certain que nous étions à une encâblure de rochers perpendiculaires de plusieurs centaines de pieds de hauteur ; c’étaient dans les cavernes de ces rochers que la mer s’élançait parfois en produisant ces mugissements terribles, sur lesquels une oreille expérimentée ne saurait se méprendre. Ils s’étendaient à perte de vue à droite et à gauche, de sorte que le malheureux marin qui aurait fait naufrage sur cette côte inhospitalière n’aurait pu manquer de se noyer. Devant, derrière, autour de nous, des récifs détachés, des brisants, des écueils ; preuves certaines de la manière miraculeuse dont la Providence nous avait guidés pendant les ténèbres.

Lorsque le soleil parut, car le jour s’annonça clair et pur, nous avions obtenu une connaissance assez passable de la situation critique dans laquelle nous avions été placés par suite de la théorie du capitaine sur les courants. Le cap même que nous devions doubler en dérivant, était à quelque dix lieues presque debout au vent, comme la brise était alors ; tandis que sous le vent, s’étendait cette même barrière de rochers infranchissables. Telle fut ma première introduction à l’île de Madagascar, portion du monde peut-être la moins connue de toutes, des marins de la chrétienté, relativement à sa position, à sa grandeur, à ses productions. À l’époque de cette histoire, on en savait encore beaucoup moins qu’aujourd’hui sur cette vaste contrée, quoique les connaissances à ce sujet, même de nos contemporains immédiats, soient encore excessivement bornées.

À présent que le jour était revenu, que le soleil brillait de tout son éclat, que la mer paraissait tranquille, le capitaine se calma. Il avait assez de bon sens pour comprendre qu’il fallait se donner le temps de faire des observations avant de songer à se remettre en route, et il envoya l’équipage déjeuner. L’heure qui fut employée ainsi sur l’avant, fut consacrée sur l’arrière à examiner l’aspect de l’eau, et la position des récifs autour du bâtiment. Tout en marchant, le capitaine avait pris sa tasse de café et mangé son biscuit ; et appelant quatre des plus rigoureux rameurs, il se jeta dans le petit canot, et se mit en devoir de chercher un canal du côté de la mer. La sonde ne cessa pas d’agir, et je les laisserai faire leurs recherches, pour porter notre attention sur notre bord.

Marbre m’appela sur le gaillard d’arrière, dès que le capitaine fut dans le canot. Il était évident qu’il désirait me parler en particulier. Il descendit dans la soute où était tout ce qui restait de la provision d’eau du bâtiment. Je le suivis, comme j’avais compris à l’expression de ses yeux que je devais le faire. M. Marbre avait un air tout à fait mystérieux, et il n’ouvrit pas les lèvres avant d’avoir cherché de côté et d’autre, et dérangé plusieurs objets de place. Quand ce manège eut duré quelques instants, il se tourna tout à coup vers moi, et me dévoila le secret de la manœuvre.

— Voulez-vous savoir une chose, maître Miles, me dit-il en me faisant signe du doigt d’être prudent, ce bâtiment n’est pas dans de plus beaux draps, suivant moi, que le dernier boueur de New-York. Nous sommes entourés d’eau, et de récifs en même temps. Quand même nous saurions notre chemin pour sortir d’ici, il n’y a point de vent pour nous y porter, au milieu de ces courants infernaux. — Après tout, il n’y a point de mal à se préparer au pire ; ainsi donc, prenez Neb et le gentleman, — c’était le sobriquet qu’on donnait généralement à Rupert à bord, — et videz la chaloupe, ôtez-en tout ce qui n’est pas nécessaire ; après quoi, mettez-y les barils et attendez de nouveaux ordres. Ne faites pas de bruit, dites que vous agissez par ordre, et laissez-moi faire.

J’obéis à l’instant, et en quelques minutes la chaloupe était prête. Pendant que j’étais ainsi occupé, M. Kite vint à passer. — Que faites-vous donc là ? me demanda-t-il. — Je lui dis que j’exécutais les ordres de M. Marbre, et celui-ci donna des explications à sa mnanière.

On peut avoir besoin de la chaloupe, car je ne crois pas que le petit canot puisse aller aussi loin qu’il sera nécessaire pour sonder ; aussi je m’occupe de lester la chaloupe et de préparer ses voiles. Il ne sert à rien d’épiloguer dans la position où nous sommes.

Kite goûta cette idée, et il alla même jusqu’à suggérer qu’il pourrait être à propos de mettre tout de suite la chaloupe à l’eau pour gagner du temps. La proposition était trop agréable pour être rejetée ; tout le monde se mit à l’œuvre, et en une demi-heure la chaloupe flottait à côté du navire. Les uns disaient qu’on en aurait certainement besoin pour porter l’ancre d’affourche, sinon pour autre chose : des plaisants faisaient la remarque qu’une demi-douzaine d’embarcations ne seraient pas de trop pour trouver tout le chenal dont nous aurions besoin ; tandis que Marbre, sans faire semblant de rien, avait toujours l’œil sur son objet principal. Les barils furent arrimés, remplis d’eau fraîche, en guise de lest ; les mâts furent établis dans leurs carlingues, les avirons mis à bord, ainsi qu’une petite boussole, de peur qu’on ne vînt à perdre de vue le bâtiment par un temps de brouillard ; et il en faisait tant dans cette latitude !

Tout cela fut dit et fait si tranquillement que personne ne prit l’alarme, et quand M. Marbre dit à haute voix : Miles, mettez à bord un sac de biscuits et un morceau de viande froide — nos hommes pourraient avoir faim avant de revenir, — personne ne parut en croire plus qu’on n’en disait. Pour moi, j’avais mes instructions secrètes, et je sus faire passer sur la chaloupe cent livres de bon biscuit de mer, tandis que le cuisinier avait ordre de remplir de porc ses marmites. Je mis même aussi du porc cru ; c’est une nourriture que les matelots ne dédaignent nullement ; ils disent que cela se mange comme des noisettes.

Pendant ce temps le capitaine était occupé à son voyage d’exploration, et, à son retour, il se crut sans contredit plus récompensé de ses peines que les navigateurs ayant fait les plus belles découvertes. Il avait été absent presque deux heures, et il n’eut rien de plus pressé que de renouveler sa théorie sur ce que M. Marbre appelait ses courants infernaux.

— J’ai été derrière le rideau, monsieur Marbre, commença le capitaine Robbins, lorsqu’il avait encore un pied sur le canot ; — et M. Marbre murmura tout bas entre ses dents : — Oui, oui, et vous avez été aussi derrière les récifs. — Tout vient d’un remous qui accompagne le courant sur la côte, et nous nous sommes avancés un peu trop.

Que serions-nous devenus, pensai-je en moi-même, si nous nous étions avancés encore un peu plus ! Toutefois, le capitaine paraissait certain de tirer le bâtiment de ce mauvais pas ; et comme c’était tout ce que nous voulions, personne n’était disposé à se montrer trop difficile. On dit un mot de la chaloupe qui avait été mise à l’eau à l’arrière, de manière à ne pas gêner, et le capitaine se mordit les lèvres. Pendant ce temps le porc bouillait à gros bouillons dans les marmites.

Tout le monde fut alors appelé pour lever l’ancre. Rupert et moi nous montâmes pour larguer les voiles, et nous ne redescendîmes que lorsque les perroquets volants furent à tête de mâts. En quelques minutes le câble était à pic, et tout était prêt pour déraper. Alors approchait le moment critique de l’opération. Le vent était toujours faible, et il s’agissait de savoir si le bâtiment pourrait doubler un banc de récifs qui commençaient à se montrer au-dessus de l’eau et sur lesquels les lames longues et pesantes qui venaient du sud-ouest en ondulations régulières, se brisaient avec une violence qui montrait toute la puissance de l’Océan, même dans ses moments de calme et de repos. En voyant sa surface s’élever et s’affaisser successivement, on eût dit la poitrine de quelque monstre marin respirant pesamment pendant son sommeil.

Le capitaine lui-même hésitait à laisser le fond, lorsque l’eau portait si fort sous le courant, et par une brise si faible. Cependant il y avait une petite anse par notre bossoir de tribord, et M. Marbre suggéra qu’il pourrait être à propos de sonder dans cette direction, attendu que l’eau semblait calme et profonde. Il pensait qu’il y avait réellement sur la côte un remous dans le courant, qui pourrait porter le bâtiment au vent six ou huit fois sa longueur, et par conséquent plus que compenser la perte qui devait infailliblement avoir lieu en abattant du côté du large. Le capitaine reconnut la justesse de cette observation, et je fus un de ceux qui furent envoyés dans le petit canot en cette occasion. Nous nous dirigeâmes vers les rochers, et nous n’avions pas fait cinquante toises que nous rencontrâmes un remous, à n’en pouvoir douter, tout aussi fort que le courant sur lequel le vaisseau était mouillé. C’était un grand avantage, d’autant plus que l’eau était assez profonde, allant jusqu’au bord des récifs qui formaient l’anse, et produisaient ainsi un autre courant dans la direction contraire. Il y avait bien assez de place pour manœuvrer le bâtiment, et, tout considéré, la découverte était extrêmement heureuse. Au fond de cette anse, nous aurions échoué la nuit précédente, si nos oreilles n’avaient pas mieux valu que nos nez.

Dès que le capitaine eut bien constaté l’état des choses, il revint à bord, et les nouvelles qu’il apportait réjouirent tous les cœurs. Nous nous approchâmes gaiement des barres de virevau, et nous commençâmes à virer sur le câble. Je n’oublierai jamais l’impression que produisit sur moi la rapide dérive du bâtiment, dès que l’ancre eut laissé le fond, et que l’avant fut lancé du côté de la terre, pour mettre le vent dans les voiles. La terre était si proche que je pouvais apprécier la dérive par les rochers, et pendant quelques secondes ma respiration se trouva complètement arrêtée. Mais le John gouverna supérieurement, et prit bientôt de l’aire. Toutefois son avant ne frappa point le remous avant que nous eussions acquis une preuve effrayante de la force du véritable courant qui nous avait fuit redescendre presque jusqu’au banc de récifs, au vent duquel il était indispensable pour nous de passer. Marbre vit tout cela, et il me dit à l’oreille d’aller dire au cuisinier de transporter sur-le-champ le porc dans la chaloupe, cuit ou non. J’obéis, et j’eus à veiller l’écoute de la misaine pour ma peine, quand l’ordre fut donné de parer à virer.

Le contre-courant se montra un véritable ami, mais il ne nous avait pas portés beaucoup plus haut que l’endroit où nous avions jeté l’ancre, quand il devint nécessaire de virer de bord. Cette manœuvre se fit avec précaution, à cause de notre ignorance de la profondeur de l’eau, et le John présenta de nouveau son cap au large. Après avoir marché de l’avant pendant une courte distance, le grand hunier fut coiffé, et le bâtiment commença à dériver. Dans le temps voulu, il eut ses voiles remplies, et nous virâmes de bord de nouveau, tournés vers l’anse. La manœuvre fut répétée, ce qui nous mit sous le vent du banc de récifs, et dans la position où nous désirions être. Ce fut un moment d’anxiété terrible que celui où le capitaine Robbins se décida à lancer le navire dans le vrai lit du courant, et à courir au plus près le long des rochers. Le passage à travers lequel il nous fallait naviguer avant de pouvoir dépasser le récif le plus proche, avait tout au plus une encâblure de largeur, et le vent nous permettait à peine de la prendre à angles droits. La brise était si faible qu’il y avait presque à désespérer de faire quelque chose.

Le capitaine mit le navire dans le courant avec beaucoup d’adresse ; puis, l’instant d’après, la barre fut mise sous le vent. Sans l’action du courant dans une direction, par le bossoir de tribord, et la pression du contre-courant de l’autre, à bâbord, le navire aurait culé ; mais cette combinaison d’influences contraires le remit dans sa route, sans qu’il se trouvât d’une ligne sous le vent.

Maintenant était arrivé le moment de l’épreuve. Le John s’avança d’un ras ferme à travers le passage, favorisé peut-être par un peu plus de brise qu’il n’y en avait eu le matin. Marbre avait les lèvres vissées l’une sur l’autre, et ses yeux ne quittaient pas les ralingues du vent. Tout le monde retint son haleine, pendant que le bâtiment s’élevait sur les longues lames de fond, puis s’enfonçait lentement dans le creux de l’abîme. Nous doublâmes le premier récif sur une de ces élévations mobiles de l’eau, touchant légèrement en avançant dans l’espace. La secousse fut faible, et causa peu d’alarmes. Le capitaine saisit alors M. Marbre par la main, et il la lui secouait de tout son cœur, quand le navire tomba tout à coup, à peu près comme un homme qui a heurté une pierre au moment où il s’attendait le moins à trouver un obstacle sur son chemin. Le coup fut terrible ; la moitié des hommes d’équipage furent renversés ; au même instant nos trois mâts de hune tombèrent sous le vent.

Il est difficile de donner une idée exacte de la confusion qui accompagna une scène aussi effroyable. Le mouvement du navire fut arrêté tout à coup, comme s’il eût rencontré un mur d’airain, et on eût dit que toute la machine allait tomber en pièces. La première lame qui survint, et qui sans nous aurait continué ses ondulations vers la terre, rencontrant un si vaste corps sur son chemin, se cabra en quelque sorte, et s’élevant en montagne, se brisa sur nos ponts, en les couvrant d’eau. En même temps la carène fut soulevée, et à l’aide du vent, de la mer et du courant, elle s’enfonça encore plus avant dans le récif, frappant de manière à briser de fortes chevilles de fer comme autant de bâtons de cire à cacheter, et faisant craquer les varangues comme si elles eussent été faites avec des roseaux.

Le capitaine était frappé de stupeur ; pendant un moment une expression de désespoir se peignit dans tous ses traits, puis il reprit tout son sang-froid. Il donna l’ordre de porter l’ancre d’affourche sur la chaloupe, et une ancre à jet sur le petit canot. Marbre répondit par le : oui, oui, commandant ! d’usage ; mais avant de nous envoyer aux embarcations, il se hasarda à faire observer que le navire était crevé. Il avait entendu craquer des bois de manière à ce qu’il ne pût y avoir de méprise. Les pompes furent sondées : le bâtiment avait sept pieds d’eau dans sa cale, et cela en dix minutes tout au plus. Cependant le capitaine ne voulait pas abandonner son navire. Il commença par nous ordonner de jeter les thés à la mer, afin d’apprécier, s’il était possible, l’étendue du mal. On fit un trou dans le faux pont ; et, au fond de la cale, on rencontra l’eau. Pendant ce temps, un marin de la mer du Sud que nous avions pris à Canton plongea sous le vent de la partie de la carène sur laquelle reposait le bâtiment échoué. Il revint bientôt annoncer qu’un quartier de roc avait traversé les bordages. Tout tendant à confirmer cette triste nouvelle, le capitaine rassembla tout l’équipage sur le gaillard d’arrière pour tenir conseil sur les mesures à prendre.

Un bâtiment marchand n’a plus droit aux services de son équipage après qu’il est naufragé. L’équipage a une sorte d’hypothèque légale sur le bâtiment et sur sa cargaison pour sa paie ; et la loi porte avec raison que tout droit aux services cesse avec cette garantie. Il s’en suivait naturellement que, dès que le John était abandonné, nous redevenions tous nos maîtres, et de là l’obligation de nous appeler tous à délibérer, sans même en excepter Neb. À bord d’un vaisseau de guerre, il en eût été tout autrement. En pareil cas la république paie la solde, qu’il y ait naufrage ou non ; et le marin doit achever son temps de service. La discipline militaire conserve tout son empire.

Le capitaine Robbins pouvait à peine parler, quand nous fûmes rassemblés autour de lui sur le gaillard d’avant, les vagues qui couvraient à chaque instant l’arrière nous ayant forcés de nous réfugier de ce côté. Dès qu’il fut maître de lui, il nous dit que le bâtiment était irréparablement perdu. Comment ce malheur était-il arrivé ? Il ne pouvait guère se l’expliquer lui-même, quoiqu’il l’attribuât au fait que les courants ne suivaient pas la direction que, d’après toute saine théorie, ils devaient suivre. Cette partie de son discours ne fut pas parfaitement claire. Je crus comprendre que, suivant notre malheureux capitaine, les lois de la nature, par suite de quelque influence inexplicable, s’étaient écartées de leur marche ordinaire, expressément pour perdre le John. Si ce n’était pas là ce qu’il voulait dire, j’avoue que je n’y compris rien du tout.

Le capitaine fut beaucoup plus explicite après être sorti du courant. Il nous dit que l’île Bourbon n’était qu’à quatre cents milles de distance, et qu’il regardait comme possible d’y aller, d’y trouver quelque petit bâtiment, et de revenir pour sauver une partie de la cargaison, les voiles, les ancres, etc. Nous pourrions en retirer quelque chose, comme droit de sauvetage, qui ferait quelque compensation à nos autres pertes. Ce raisonnement se présentait bien ; c’était du moins donner un mobile actuel à nos efforts, en même temps qu’il dissimulait le danger que nous courions tous de perdre la vie. Aborder à l’île de Madagascar, il ne pouvait en être question ; les habitants à cette époque passaient pour bien moins civilisés qu’il ne l’étaient réellement, et ils avaient très-mauvaise réputation, surtout parmi les marins. Il ne restait donc d’autre parti à prendre que de gréer les embarcations et de partir le plus vite possible.

Ce fut alors qu’on reconnut l’avantage des préparatifs qui avaient eu lieu d’avance. Il restait peu de chose à faire, et ce qui avait été fait l’avait été beaucoup mieux que si on avait attendu que le bâtiment fût à moitié rempli d’eau, et que les vagues le couvrissent à chaque instant. Le capitaine prit le commandement de la chaloupe M. Marbre, Rupert et Neb, le cuisinier et moi, nous fûmes envoyés dans le petit canot, avec ordre de nous tenir le plus près de la chaloupe que nous le pourrions. Nous eûmes plus que notre part de toutes les provisions, grâce aux dispositions habiles du premier lieutenant et du cuisinier, de plus une boussole, un octant et une carte ; et, deux heures après le naufrage, nous étions tous prêts à partir.

Il était midi quand nous quittâmes ces tristes débris, et nous nous éloignâmes de terre. D’après nos calculs, le vent nous permettait de suivre notre véritable route. À mesure que nous portions au large, nous avions d’abondantes occasions de découvrir à combien de dangers nous avions échappé ; et pour moi, quoique lancé sur l’Atlantique sur une simple coquille de noix, j’éprouvais un profond sentiment de reconnaissance pour la bonté divine. Dès que nous fûmes sur un grand fond, le capitaine et M. Marbre reprirent la conversation sur l’éternel sujet des courants. Malgré toutes les traverses où sa vieille théorie l’avait jeté, le capitaine persistait dans son opinion, que le véritable courant portait du côté du vent, et que nous le trouverions infailliblement dès que nous serions plus au large. M. Marbre eut la franchise de dire qu’il avait toujours pensé qu’il portait dans la direction opposée ; il ajouta que l’Île Bourbon était un point bien imperceptible pour nous y diriger, qu’il vaudrait mieux tâcher d’arriver dans sa longitude, et la chercher par le point de midi, plutôt que de faire des spéculations à perte de vue sur des choses auxquelles nous ne connaissions rien.

Le capitaine et M. Marbre voyaient les choses différemment, et nous arrivâmes, quand nous aurions dû au contraire serrer le vent le plus près possible. Heureusement le temps se maintint calme, car nous aurions eu fort à faire. Nous gagnions facilement la chaloupe de vitesse, et nous étions forcés de prendre des ris pour ne pas nous en séparer. Au coucher du soleil, nous étions à plus de vingt milles de la terre, ne voyant plus la côte, quoique les montagnes de l’intérieur s’élevassent encore à l’horizon dans toute leur sauvage grandeur. J’avoue, quand la nuit vint, et que je me trouvai sur l’immense océan, à bord d’une embarcation beaucoup plus petite que celle sur laquelle je parcourais l’Hudson, m’enfonçant à chaque minute de plus en plus dans ce désert d’eaux, que Clawbonny, ses prairies riantes, ses nuits paisibles, ses bons lits, sa table bien servie, me revinrent à l’esprit en m’inspirant des réflexions qui ne m’étaient jamais venues à l’idée. Pour ce qui était de la nourriture, toutefois, nous n’étions pas à plaindre. M. Marbre nous donnait l’exemple de mordre à même dans un morceau de porc à moitié cuit avec une ardeur qui faisait honneur à sa philosophie. Pour lui rendre justice, il semblait regarder une excursion de quatre cents milles à bord d’un petit canot comme une chose toute simple, et il lui semblait que tout devait suivre naturellement son cours, comme s’il eût été encore à bord du John. Chacun de nous fit un somme aussi bon que le permit le peu d’espace dont nous pouvions disposer.

Le vent fraîchit dans la matinée, et la mer commença à briser ; ce qui nous obligeait à laisser porter encore davantage pour ne pas être couverts par la mer, ou à tenir la cape, ce qui nous aurait préservés du même danger. Mais le capitaine préféra le second moyen, à cause du courant. Nous eûmes beaucoup à faire à bord du canot, et il fallut bien nous décider à porter de la voile pour aller de conserve avec la chaloupe, qui nous battait, maintenant que le vent était augmenté. Navire ou canot, Marbre n’avait pas son pareil pour manœuvrer, et nous nous maintînmes admirablement, les deux embarcations n’étant jamais à plus d’une encâblure l’une de l’autre, et presque toujours à portée de la voix. Cependant, à l’approche de la nuit, on délibéra pour savoir s’il fallait continuer à voguer de conserve. Il y avait trente heures que nous naviguions, et nous avions fait cent cinquante milles, d’après notre estime. Par bonheur le vent était passé presque à l’ouest, et nous marchions grand train, quoique nous eussions beaucoup de peine à vider l’eau qui remplissait le canot. L’un de nous y était constamment occupé, et quelquefois nous étions tous quatre à l’œuvre ; Une nouvelle conférence eut lieu, et le capitaine proposa d’abandonner le canot, et de nous prendre à bord de la chaloupe, quoiqu’il n’y eût pas trop de place pour nous recevoir. Mais M. Marbre refusa, en disant qu’il pouvait encore répondre du canot, au moins pour quelque temps. L’ancien arrangement fut donc maintenu, et l’on chercha à se tenir le plus près possible l’un de l’autre.

Vers minuit, des rafales commencèrent à se faire sentir, et il fallut rentrer nos voiles, sortir nos avirons, et faire tête à la lame, pour ne pas être submergés. La conséquence fut que nous perdions de vue la chaloupe ; et, malgré notre soin à tenir notre route, dès que les rafales le permettaient, quand le soleil se leva, nous ne vîmes aucune trace de nos compagnons. J’ai pensé quelquefois que M. Marbre les avait perdus à dessein, quoiqu’il parût fort tourmenté en ne les voyant plus. Après avoir regardé de tous côtés pendant une heure, le vent se calmant, nous portâmes au plus près, direction qui nous aurait vite éloignés de la chaloupe, quand même nous aurions été bord à bord. Nous fîmes bonne route ce jour-là ; et le soir, nous avions fait, suivant nous, plus de la moitié du chemin vers notre port. Le vent se calma pendant la nuit, et le lendemain matin nous eûmes le vent arrière. Grâce à cette puissante impulsion, nous filions parfois de six à sept nœuds par heure. Le vent favorable dura trente heures, pendant lesquelles nous avions dû faire plus de cent cinquante milles.

C’était à qui verrait le premier l’horizon au lever du jour, et tous les jeux étaient tournés vers l’orient. Ce fut inutilement : pas le moindre coin de terre n’était visible. Marbre parut cruellement déçu dans son attente, mais il s’efforça de nous rendre du courage en nous disant que nous ne tarderions pas à voir l’île. Nous portions alors à l’est, avec une très-légère brise du nord ouest. Je me trouvais debout sur des bancs de rameurs, lorsque, regardant du côté du sud, j’aperçus quelque chose qui semblait comme un point de terre dans cette direction. Je ne le vis qu’un instant ; mais cet objet, quel qu’il fût, je l’avais vu distinctement. M. Marbre monta sur le banc, et eut beau regarder, il dit qu’il n’y avait pas de terre de ce côté, qu’il ne pouvait pas y en avoir, et il reprit sa place pour gouverner à l’est, en inclinant plutôt vers le nord. Mais je ne pouvais être tranquille, et je restai sur mon banc jusqu’au moment où le canot s’élevant sur une lame plus haute que les autres, le même point brunâtre m’apparut sur le bord de l’horizon. Mes protestations devinrent alors si énergiques que Marbre consentit à gouverner pendant une heure dans la direction que j’indiquais.

— Pendant une heure, entendez-vous bien ? dit-il en regardant à sa montre ; c’est pour vous fermer la bouche, et voilà tout. Vous ne viendrez plus, après cela, me fendre la tête.

Pour mettre cette heure à profit, je pris en main un aviron, ainsi que mes compagnons, et nous nous mîmes à nager de tout notre cœur. J’attachais tant d’importance à chaque brasse que nous faisions, que nous ne nous levâmes de nos bancs que quand M. Marbre nous dit de nous arrêter, que l’heure était écoulée. Pour lui, il ne s’était pas même levé, mais il continuait à regarder derrière lui à l’est, espérant toujours voir la terre quelque part de ce côté.

Mon cœur battait violemment, quand je remontai sur le banc ; mais mon point noir était là, sous mes yeux, et il ne disparaissait plus. — Terre ! terre ! m’écriai-je de toutes mes forces. M. Marbre s’élança sur un banc, et pour le coup il se rendit. C’était bien la terre, il en convenait, et ce devait être l’Île Bourbon, au nord de laquelle nous étions passés, et dont nous allions nous éloigner de plus en plus. Nous reprîmes les avirons avec une nouvelle ardeur, et nous fîmes bientôt voler le canot. Nous fîmes force de rames sans discontinuer jusqu’à cinq heures du soir, et nous n’étions plus alors qu’à quelques lieues de l’Île Bourbon. Nous y rencontrâmes une brise du sud qui nous força de faire de la voile. Nous avions le vent de bout, et nous courûmes des bordées sous le vent de l’île ; changeant de place, suivant que la mer se trouvait être trop forte pour nous. À dix heures, nous n’étions qu’à un mille du rivage ; mais nous ne voyions aucun endroit où il parût prudent de risquer un débarquement dans l’obscurité ; la mer était grosse des deux côtés de l’île, quoiqu’elle ne brisât pas beaucoup où nous étions. À la fin, le vent devint tel qu’il ne nous permit pas de porter de voile même avec deux ris pris, et il fallut faire usage de deux avirons, en nous relayant d’heure en heure. Sur le matin, il avait encore redoublé de violence, et nous nous estimâmes très-heureux de trouver une petite anse où il fût possible d’aborder. Je n’avais jamais éprouvé plus de reconnaissance pour la Providence que lorsque je mis le pied sur la terre ferme.

Nous restâmes dans l’île une semaine, espérant voir la chaloupe et son équipage, mais ni l’une ni l’autre ne parurent. Alors nous nous embarquâmes pour l’Île-de-France, et en y arrivant nous apprîmes que l’ouragan avait fait de grands ravages. Il n’y avait pas alors dans cette île de consul américain ; et M. Marbre, n’ayant aucun crédit, ne put se procurer un bâtiment pour retourner au navire naufragé. Nous étions aussi sans argent, et un bâtiment qui retournait à Philadelphie consentit à nous prendre à bord. M. Marbre, pour payer sa traversée, devait remplir les fonctions d’officier, et nous autres, nous rendre utiles sur le gaillard d’avant. Ce navire s’appelait le Tigris ; c’était un des meilleurs bâtiments sortis des ports de l’Amérique, et son capitaine avait une haute réputation de savoir et d’activité. C’était un petit homme, nommé Digges, qui alors avait à peine trente ans. Il nous prenait à bord, disait-il, uniquement par amour national, car son équipage était alors au grand complet. Mais le fait est qu’il avait reçu des lettres qui l’avaient décidé à prendre cinq hommes de plus à Calcutta, afin, de pouvoir tenir tête aux forbans qui commençaient alors à piller les bâtiments américains, même sur leurs propres côtes, sous prétexte qu’ils avaient violé certains règlements faits par les deux grandes puissances belligérantes du jour. C’était le commencement de la quasi guerre qui éclata quelques semaines plus tard avec la France.

Je savais peu de chose alors de tous ces symptômes hostiles, et je m’en inquiétais encore moins. M. Marbre n’en avait jamais entendu parler, et nous nous embarquâmes sur le Tigris, uniquement pour retourner chez nous, sans penser que nous pouvions avoir d’autres risques à courir que les dangers de mer ordinaires.

Le Tigris appareilla le lendemain du jour où nous fûmes reçus à bord, trois jours après notre arrivée à l’Île Maurice, quinze jours depuis que nous avions quitté le bâtiment naufragé. Nous portâmes au large par un vent sud, et le lendemain matin nous avions fait plus de cent milles. J’étais de quart, et l’ordre fut donné d’établir les bonnettes de perroquet. Rupert et moi, nous avions été mis du même quart, et nous montâmes ensemble pour placer le gréement. Je venais d’achever quand, en levant la tête, je vis deux petites voiles de fortune sur l’Océan, par notre bossoir du vent, et je les reconnus sur-le-champ pour celles de la chaloupe du John. Je ne saurais exprimer les sensations qui m’assaillirent à cette vue. — Une voile, une voile ! m’écriai-je hors d’haleine, et, saisissant un galhauban, je fus sur le pont en un instant. Je crois que je faisais des gestes frénétiques dans la direction du vent ; car M. Marbre, qui commandait le quart, dut me secouer violemment pour me faire parler.

Dès qu’il sut ce dont il s’agissait, il fit amener toutes les bonnettes, brassa au plus près, mit la grande voile, et envoya ensuite demander les ordres du capitaine Digges en lui faisant son rapport. Notre nouveau commandant était un homme humain ; et, ayant appris toute notre histoire, il n’hésita pas à approuver ce qui avait été fait. Comme de la chaloupe on nous avait vus également, elle arrivait sur nous, et en moins de deux heures elle était bord à bord.

De tous ceux qui composaient l’équipage du Tigris, il n’en fut aucun qui n’éprouvât un vif serrement de cœur à la vue du spectacle que présentait la chaloupe. Un homme, un nègre vigoureux, était étendu mort au fond ; le corps avait été conservé dans le cas d’une horrible alternative qui pouvait se présenter bientôt. Trois autres hommes n’avaient plus que le souffle, et il fallut les hisser à bord comme des balles de coton. Le capitaine Robbins et Kite, des colosses pour la force et la vigueur, ressemblaient à des spectres ; les yeux leur sortaient de la tête ; et quand nous leur parlâmes, ils semblaient tous trois incapables de répondre. C’était moins le défaut de nourriture qui les avait réduits à cet état, que le manque d’eau ; il est vrai qu’il ne leur restait de pain que ce qu’il eût fallu strictement pour prolonger leur existence de quelques heures ; mais, pour de l’eau, il y avait soixante-dix heures qu’ils n’en avaient avalé une goutte. Il paraît que, pendant l’ouragan, ils avaient été obligés de vider les barriques pour alléger la chaloupe, n’en réservant qu’une pour leurs besoins immédiats. Par suite de quelque méprise, celle qui avait été mise en réserve se trouva être à moitié vide, et le capitaine Robbins se croyait alors lui-même si près de l’Île Bourbon qu’il n’avait songé à réduire les rations que lorsqu’il était trop tard. C’est dans cet état qu’ils cherchaient l’île depuis dix jours, passant devant sans s’en apercevoir. Les vents ne les avaient pas favorisés, et, dans les derniers jours, le temps n’avait permis de faire aucune observation ; aussi ne s’étaient-ils pas moins trompés dans leurs calculs pour la latitude que pour la longitude.

Un éclair d’intelligence, et, à ce qu’il me parut, de plaisir, passa sur la figure du capitaine Robbins, quand je l’aidai à monter à bord. Il vit qu’il était en sûreté : il vacilla en marchant et s’appuya lourdement sur mon bras. J’allais le conduire sur le gaillard d’arrière, mais ses yeux tombèrent sur un charnier sur lequel était posé un gobelet d’étain ; il se dirigea de ce côté, et tendit la main vers le gobelet. Je le lui donnai avec un peu d’eau ; il le vida d’un trait, et fit encore quelques pas. Le capitaine Digges vint alors, et fit les prescriptions convenables : à tous les malades on donna de l’eau en petite quantité, et on ne saurait croire avec quelles démonstrations de joie et de reconnaissance ils la recevaient. Dès qu’on eut pu leur faire comprendre la nécessité de la garder aussi longtemps que possible dans leurs bouches et sur leurs langues avant de l’avaler, ils en éprouvèrent un grand soulagement ; après quoi, comme le déjeuner était prêt, nous leur fîmes prendre un peu de café, et ensuite un peu de biscuit de mer trempé dans du vin. Grâce à ces précautions, tout le monde fut sauvé, mais il leur fallut bien un mois pour se rétablir complètement. Quant au capitaine Robbins et à Kite, au bout d’une semaine ils étaient en état de reprendre leurs fonctions, mais on ne leur demanda rien et ce fut de leur plein gré qu’ils cherchèrent à se rendre utiles.


CHAPITRE VI.


Que les vagues écumantes confondent et emportent la navigation !
Macbeth.


Pauvre capitaine Robbins ! à peine eut-il recouvré ses forces physiques qu’il commença à ressentir ces angoisses morales qui étaient inséparables de la perte de son bâtiment. Marbre, qui, depuis qu’il était descendu au rang de second lieutenant, était disposé à être plus communicatif que jamais avec moi, me donna à entendre que notre ancien commandant avait sondé le capitaine Digges pour voir si on pourrait le décider à se rendre au bâtiment naufragé, mais il avait reconnu bientôt qu’il n’y fallait pas songer, et qu’un bâtiment de première classe de Philadelphie pouvait mieux employer son temps qu’à recueillir les débris d’un naufrage. Le John, avec tout ce qu’il contenait, fut donc abandonné à son sort. Marbre, toutefois, était d’avis que le dernier ouragan avait dû le briser en mille pièces, et livrer ses débris à l’Océan. Jamais nous n’en entendîmes parler, ni ne recouvrâmes un seul des objets qu’il contenait.

Nombreuses furent les discussions entre le capitaine Robbins et ses deux lieutenants sur les erreurs d’estime qui les avaient entraînés si loin de leur route. À cette époque, la navigation n’était pas une chose aussi simple qu’elle l’est devenue depuis. Il est vrai qu’on mesurait parfois la distance de la lune à bord des grands bâtiments allant aux Indes ; mais ce n’était pas une habitude journalière, comme les observations actuelles du matin et de l’après-midi pour obtenir le temps, et, par le moyen du chronomètre, la longitude. Et puis nous étions sortis trop récemment des Îles pour avoir grand besoin d’un surcroît de travail ; et les « courants infernaux » nous avaient donné assez de fil à retordre. Marbre était un très bon navigateur, malgré la simplicité de son extérieur et sa rudesse apparente : il montra une grande délicatesse dans ses procédés à l’égard de son ancien commandant, lui promettant de faire tout ce qu’il pourrait, quand il serait de retour chez lui, pour éclaircir la question. Pour Kite, il n’en savait pas long, et il avait la discrétion de se taire presque toujours. Cette modération n’en rendit notre traversée que plus agréable.

Le Tigris était très-bon voilier ; il était un peu plus grand que le John, et portait douze canons de neuf. Par suite des additions faites à son équipage, pour un motif ou pour un autre, il était alors monté de près de cinquante hommes. Le capitaine Digges avait certains goûts belliqueux, et longtemps avant que nous fussions à la hauteur du Cap, il nous avait tous divisés en compagnies, et dressés à l’exercice du canon. Il avait aussi eu une affaire avec quelques pros, et il aimait à parler de la leçon qu’il avait donnée à ces misérables. Je crus un moment qu’il était jaloux de nos exploits ; mais ce pouvait être pure imagination de ma part ; car il loua beaucoup notre courage. Les nouvelles particulières qu’il avait reçues sur l’état des relations entre la France et les États-Unis, donnaient un nouvel élan à ses penchants guerriers, et lorsque nous arrivâmes à Sainte-Hélène, son navire était en très-bon état de défense pour un bâtiment marchand. Le capitaine se ravitailla dans cette île, mais il n’apprit rien d’intéressant. Les habitants avec lesquels nous eûmes des rapports ne savaient que le nom des bâtiments qui avaient fait le voyage des Indes depuis un an, et le prix de la viande fraîche et des légumes. Napoléon les civilisa soixante-dix ans plus tard.

Nous fîmes bonne route de Sainte-Hélène aux latitudes calmes, mais elles se trouvèrent être plus calmes encore qu’à l’ordinaire. Nous les traversâmes pourtant avec un peu de patience, et tout alla très-bien jusqu’au moment où nous arrivâmes dans la latitude des Îles du Vent. Marbre me fit un jour l’observation que, pour un homme qui croyait à l’existence de quelque danger pour le commerce américain dans cette partie de l’Océan, le capitaine Digges s’approchait de l’île française de la Guadeloupe plus qu’il n’était nécessaire ou prudent.

J’ai vécu trop longtemps, j’ai vu de trop près les hommes et les choses, pour croire que mon pays et mes compatriotes aient toujours raison, quoi qu’ils fassent, uniquement parce qu’il plaît aux journaux et aux membres du congrès de l’affirmer. Quiconque a été quelque peu sur mer ne peut lire sans beaucoup de défiance, dans les gazettes du jour, le récit de tout ce que le commerce des États-Unis a eu à souffrir de la part des autorités de tel ou tel port, par la prise de tel bâtiment, ou l’emprisonnement de tels officiers ou de tel équipage. La liste des griefs est interminable. En règle générale, il est plus sûr d’affirmer que les parties lésées méritaient tout ce qui leur est arrivé, que de les croire l’innocence même. L’empressement avec lequel ces appels à leur sympathie sont accueillis par les bons habitants de la république fait qu’ils se multiplient de plus en plus ; et la mère qui encourage ceux de ses enfants qui rapportent a bientôt les oreilles rebattues de plaintes et d’inventions de tout genre. Néanmoins c’est un fait hors de toute contestation que le commerce américain servit de pâture à presque toutes les nations belligérantes de l’Europe, entre le commencement de la guerre de la révolution française et sa fin. Les vols commis ainsi au préjudice de cette nation, sous un prétexte ou sous un autre, furent si énormes, qu’ils donnent une apparence de justice rétributive, sinon de droit moral, aux banqueroutes récentes de certains de nos États. La Providence redresse singulièrement tous les torts dans sa marche invariable, et, si l’on allait au fond des choses, on verrait que l’esprit du mal n’a fait autre chose que mettre en œuvre les matériaux fournis directement ou indirectement par les victimes. Des déprédations commises au préjudice des États-Unis, il n’y en eut point de plus criantes que celles de la grande république, sa sœur, à la fin du dernier siècle, et elles eurent un caractère si atroce et si hardi, que j’avoue qu’elles militent un peu contre ma théorie d’admettre que la France doit très-peu de la « dette suspendue ; » mais j’explique cette dernière circonstance par la réparation partielle qu’elle fit par le traité de 1831. Pour l’Angleterre, c’est différent. Elle nous a entraînés dans une guerre par les effets de ses ordres donnés en conseil et de ses blocus sur le papier, et elle nous a forcés à dépenser cent millions pour nous faire rendre justice. J’aimerais à voir les comptes balancés, non par le démon qui a suggéré également les brigandages en pleine mer et la suspension ou répudiation des dettes de l’état, mais par le grand juge qui inscrit sur un registre tous nos actes de cette nature. Que les corsaires soient à terre ou qu’ils soient sur l’Océan, ce sont toujours des corsaires, de même que toute réunion d’êtres humains est à peu près la même dans toutes les situations. À tout prendre, je ne sais pas si, en fait d’honnêteté, la balance ne penche pas tant soit peu en faveur des états non-payants ; car, enfin, on peut emprunter avec l’intention de rembourser, quoique ensuite on soit dans l’impossibilité de le faire ; tandis que je n’ai jamais ouï-dire que le capteur d’un bâtiment ait jamais rendu rien du produit de sa prise, quand il pouvait faire autrement. Mais revenons à nos aventures.

Nous étions exactement dans la latitude de la Guadeloupe, avec la brise ordinaire, quand au point du jour, un brig d’assez mauvaise mine fut signalé. Le capitaine Digges braqua sur lui sa meilleure lunette, celle dont il ne se servait que dans les grandes occasions, et il prononça que c’était un croiseur français, très-probablement un corsaire. Tous ceux qui avaient le droit d’émettre une opinion furent de son avis.

Le Tigris, sous ses bonnettes de hunier, marchait alors à raison de sept nœuds. Le brig allait à la bouline et cherchait évidemment à se mettre dans nos eaux. Il marchait à raison de neuf nœuds, et devait nous avoir rejoints avant midi. On n’était pas d’accord, sur le gaillard d’arrière, sur ce qu’il convenait de faire. On finit par s’arrêter au parti de diminuer de voile et d’attendre le brig, ce qui paraissait moins dangereux que de paraître l’éviter. Le capitaine Digges tira les dernières lettres qu’il avait reçues ; je le vis qui les montrait au capitaine Robbins, et les deux officiers se mirent à les commenter avec beaucoup de chaleur. J’avais été chargé de je ne sais plus quelle corvée près de la cage à poules sur laquelle ils étaient assis, et j’entendis une partie de leur conversation. Je conclus de ce qu’ils disaient que les procédés de ces demi-pirates étaient souvent équivoques, et que les Américains ne savaient s’ils devaient se défendre que lorsqu’il était trop tard.

— Les drôles en viennent quelquefois à l’abordage, avant que vous soupçonniez ce dont il s’agit, dit le capitaine Robbins.

— Ce ne sera pas moi qu’ils prendront ainsi par surprise, répondit Digges après un moment de réflexion : Miles, écoutez ; allez dire au cuisinier de remplir d’eau ses marmites, et de la faire bouillir au plus vite ; puis prévenez M. Marbre que je l’attends ici. Allons, vite, jeune homme, et donnez-lui un coup de main.

J’obéis, cherchant à deviner pourquoi le capitaine avait besoin d’une si grande quantité d’eau chaude, que l’équipage allait être obligé de manger son dîner froid ; mais les marmites n’étaient pas à moitié pleines, que je vis M. Marbre et Neb tirer une pompe à incendie de la chaloupe, et la placer près de la cuisine. M. Marbre dit alors à Neb de visser le manche en cuir, et alors une demi-douzaine de matelots reçurent l’ordre de remplir la pompe d’eau de mer. Le capitaine Digges vint en personne commander la manœuvre, et Neb sauta sur la pompe, en agitant le manche en l’air avec tous les transports d’un nègre. Le capitaine s’amusa beaucoup de son zèle, et il le nomma capitaine des tirailleurs.

— Maintenant, moricaud, dit le capitaine en riant, vise un peu ce cap de mouton ; vise au beau milieu ; allons, à la pompe, mes garçons, et que Neb montre son adresse.

Neb visa si juste que du premier jet il atteignit le point indiqué, et le capitaine enchanté le confirma sur-le-champ dans ses fonctions. Il eut pour consigne de ne pas quitter la pompe, quoi qu’il arrivât. Bientôt après le signal fut donné de faire branle bas. C’est un mot qui résonnait d’une manière assez lugubre à nos jeunes oreilles, et bien que je ne croie pas manquer de fermeté, je me remis, je l’avoue, à penser à Clawbonny, à Grace, à Lucie ; oui, et même au moulin. Mais ce ne fut l’affaire que d’une minute, et, dès que je fus à l’œuvre, je n’y songeai plus. Nous fûmes une heure à faire nos apprêts, et alors le brig n’était qu’à un demi-mille, loffant sur notre hanche sous le vent. Comme nous avions diminué de voile, le brig ne manifesta aucune intention de nous envoyer une bordée pour nous faire mettre en panne. Il semblait disposé à rendre politesse pour politesse.

— Chacun à son poste ! fut le commandement qui suivit. J’étais placé sur la grande hune et Rupert sur celle de misaine. Nous avions pour consigne de réparer les avaries ; et le capitaine apprenant que nous étions accoutumés au maniement des armes à feu nous donna à chacun un mousquet, avec ordre de tirer dès qu’on commencerait à s’escrimer en bas. Comme nous avions déjà vu le feu une fois, nous nous considérions comme des vétérans, et en montant à notre poste, nous échangions ensemble des signes d’intelligence et de satisfaction. Mon poste était le meilleur des deux, car je pouvais voir le brig approcher, la voile de perroquet de fougue me masquant peu la vue, tandis que le grand hunier était pour le pauvre Rupert un rideau impénétrable. Sous le rapport du danger, il n’y avait pas grande différence entre les différents postes, d’autant plus que les Français avaient la réputation de tirer dans les agrès.

Dès que tout fut prêt, le capitaine d’une voix sévère ordonna le silence. Le brig était alors à portée de la voix. Je voyais très-bien ses ponts ; ils étaient couverts d’hommes. Je comptai ses canons, il n’en avait que dix, et tous, à ce qu’il me parut, d’un calibre moindre que les nôtres. Une circonstance cependant me paraissait suspecte : les hommes qui couvraient son gaillard d’avant semblaient être occupés derrière les bastingages pour cacher leur présence à l’équipage du Tigris. J’avais envie de sauter sur un galhauban et de me laisser glisser sur le pont pour faire connaître cet indice menaçant ; mais j’avais entendu dire que c’était un devoir impérieux de rester à son poste en face de l’ennemi, et je n’aimais pas à quitter le mien. Les novices sont toujours portés à s’exagérer leurs droits et leurs devoirs, et je n’échappai pas à la règle commune. Mais je crois qu’il y a quelque mérite à avoir agi comme je l’ai fait. Pendant toute la traversée, j’avais tenu un journal, et j’avais toujours sur moi un crayon et du papier pour prendre des notes. J’écrivis donc à la hâte ce peu de mots sur un chiffon de papier : — « L’avant du brig est couvert d’hommes armés cachés derrière les bastingages. » Je roulai le billet autour d’une petite pièce de cuivre, et je le jetai sur le gaillard d’arrière. Le capitaine entendit le bruit que fit la pièce en tombant, il regarda en haut, — rien n’attire plus vite l’attention d’un officier que ce qui vient d’une hune, — et il me vit montrer du doigt le billet. Je fus récompensé de ma peine par un geste d’approbation. Le capitaine lut ce que j’avais écrit, et je vis bientôt Neb et le cuisinier occupés à remplir la pompe d’eau bouillante. Ils n’eurent pas plus tôt fini qu’une place convenable fut choisie sur le gaillard d’arrière pour ce singulier instrument de guerre, et alors une voix nous héla du brig.

— Quelle est cette voile ?

Le Tigris de Philadelphie revenant de Calcutta. — Et quel est ce brig ?

La Folie, corsaire français. — D’où venez-vous ?

— De Calcutta. — Et vous ?

— De la Guadeloupe. — Où allez-vous ?

— À Philadelphie. — Ne portez pas si près ; quelque accident pourrait arriver.

— Qu’est-ce que vous dites ? un accident ? je n’entends pas bien, je vais approcher davantage.

— Au large, vous dis-je ! Voilà votre bâton de foc qui est presque engagé dans mon gréement d’artimon.

— Au large ! qu’est-ce que cela veut dire ? Allons, mes enfants, c’est le moment !

Ces derniers mots avaient été prononcés en français. — Loffe un peu et démasque ses mâts ! cria notre capitaine. Allons, Neb, à ton tour, seringue-les, mon garçon, et voyons ce que tu sais faire.

La pompe fit un mouvement à l’instant où les Français commençaient à s’élancer sur leur beaupré ; et au moment où six à huit d’entre eux étaient sur l’extrémité, ils reçurent en poupe la décharge d’eau bouillante, qui les prit en quelque sorte en échelon, de telle façon que l’inondation fut complète. L’effet fut instantané ; les trois Français qui étaient en tête, voyant la retraite impossible, se jetèrent incontinent dans la mer, préférant l’eau froide à l’eau bouillante, et la chance de se noyer à la certitude d’être échaudés. Je pense que tous les trois furent retirés de l’eau par leurs compagnons, mais je n’en jurerais pas ; les autres ayant le beaupré devant eux, se rejetèrent, comme ils purent, sur le gaillard du brig, en montrant par la manière dont ils plaçaient leurs mains, qu’ils savaient bien à quel danger ils laissaient leur arrière exposé dans la retraite. De bruyants éclats de rire partirent de tous les côtés du Tigris, et le bâtiment, mettant la barre au vent, tourna comme une toupie, comme s’il avait été échaudé lui-même[6].

Nous nous attendions à recevoir une bordée, mais le brig s’en abstint ; il réfléchit sans doute que nous avions la batterie la plus forte, et qu’il pourrait bien perdre à ce jeu-là. Il vira donc de bord à son tour, et les deux bâtiments se trouvèrent exactement dos à dos. Le capitaine Digges donna ordre de mettre deux canons aux sabords de retraite, et bien lui prit, car il n’était pas dans la nature qu’après avoir été traités de la sorte, nos amis du brig ne montrassent pas quelques signes de mauvaise humeur. Les bâtiments pouvaient être à trois encâblures l’un de l’autre quand nous reçûmes une bordée. J’entendis le boulet traverser en sifflant la voile de perroquet de fougue, puis frapper une hune entre les agrès du vent et la tête du mât, faire un trou au hunier, et, continuant sa route, aller donner contre quelque chose de plus solide que de la toile. Je pensai aussitôt à Rupert et à la hune de misaine, et je regardai avec inquiétude sur le pont pour voir s’il était blessé.

— Ho ! de la hune de misaine ! cria le capitaine Digges, où le boulet a-t-il frappé ?

— Dans la tête du mât, répondit Rupert d’une voix ferme ; il n’y a point d’avarie, commandant.

— Maintenant à votre tour, capitaine Robbins, et qu’ils s’en souviennent !

Nos deux pièces partirent à la fois, et, quelques secondes après, trois acclamations retentirent sur notre bord. Le petit hunier m’empêchait alors de voir le brig, mais j’appris ensuite que nous l’avions démâté. Ainsi se termina le combat dont la plus grande gloire revint à Neb. On me dit, quand je redescendis, que son visage avait été littéralement dilaté de joie pendant tout le temps, quoiqu’il fût exposé en plein au feu de la mousqueterie, sa bouche se fendant d’une oreille à l’autre. Neb fut avec raison fier du succès qu’il avait obtenu, et il décrivait la retraite de nos ennemis d’une manière si comique et avec une pantomime si expressive que ses récits burlesques firent pendant longtemps l’amusement de l’équipage. Il est certain que les pauvres diables avaient dû être à moitié bouillis.

J’ai toujours regardé cette affaire entre la Folie et le Tigris comme le commencement réel des hostilités dans la quasi guerre de 1798, 1799 et 1800. D’autres événements la supplantèrent dans l’esprit public, mais nous autres, du bâtiment, nous ne cessâmes jamais de la regarder comme d’un grand intérêt national ; elle défraya les journaux pendant neuf grands jours.

Depuis ce temps, jusqu’à notre arrivée près de la côte, il ne se passa rien de remarquable. Nous étions arrivés à la hauteur du cap de Virginie, et nous portions vers la terre par un bon vent, quand nous signalâmes une voile en terre de nous. L’inconnu porta sur nous, dès qu’il nous vit, pour nous parler. Il y eut une longue discussion à propos de ce bâtiment, pendant qu’il approchait, entre le capitaine Digges et son premier lieutenant ; celui-ci disait qu’il connaissait le navire, que c’était un bâtiment de Philadelphie, du genre du nôtre, faisant le commerce de Indes, et qu’il s’appelait le Gange, tandis que le capitaine soutenait que si c’était le Gange, il était changé à en être devenu méconnaissable. En approchant, l’étranger tira un coup de canon, et arbora une flamme et un pavillon américain. En l’examinant avec plus d’attention, nous vîmes dans l’allure de notre voisin tant de signes qui indiquaient un vaisseau de guerre. que nous crûmes plus sage de mettre en panne. L’autre navire passa sous notre poupe, et vint se ranger un peu par notre hanche du vent. Pendant cette manœuvre, nous vîmes sa poupe où il y avait quelques emblèmes nationaux, mais aucun nom ; c’était un vaisseau de guerre, et il portait le pavillon américain ! Rien de pareil n’existait quelques mois auparavant quand nous étions partis, et le capitaine Digges brûlait d’impatience d’apprendre les détails ; il fut bientôt satisfait.

— N’est-ce pas le Tigris ? demanda-t-on à l’aide d’un porte-voix.

— Oui ; et ce vaisseau ?

— Est le Gange, vaisseau des États-Unis, capitaine Dale, venant du cap de Delaware, en croisière. Soyez le bienvenu à votre retour dans votre pays, capitaine Digges. Nous pouvons avoir besoin de vos services.

Digges se mit à siffler et le mystère fut éclairci. C’était bien le Gange, autrefois bâtiment du commerce, comme on l’avait dit, mais acheté lors de la formation d’une nouvelle marine, et le premier vaisseau de guerre qui eût été lancé sous le gouvernement du pays, tel qu’il avait existé depuis l’adoption de la constitution, il y avait neuf ans. Les corsaires français avaient forcé la république à faire un armement, et on équipait un nombre considérable de vaisseaux, les uns achetés, comme le Gange, les autres construits exprès.

Le capitaine Digges se rendit à bord du Gange, et comme je maniais un avirons sur sa chaloupe, j’eus l’occasion de voir aussi ce navire. Le capitaine Dale, homme fortement charpenté, ayant tout à fait l’aspect d’un marin, en uniforme bleu et blanc, reçut notre commandant en lui prenant cordialement la main, et il rit de bon cœur en apprenant l’histoire de l’abordage et de l’eau bouillante. Ce respectable officier ne se donnait pas des airs de bravade, mais il déclara que les forbans qui infestaient les îles ne tarderaient pas, suivant lui, à recevoir leur compte ; le congrès ne badinait pas, et le pays tout entier semblait se réveiller. Toutes les fois que cela arrive aux États-Unis, c’est ordinairement moins pour suivre l’impulsion aveugle de l’opinion populaire, que pour prendre une direction nouvelle et meilleure. Dans les pays où les masses ne comptent pour rien dans le jeu régulier de la machine gouvernementale, toute fermentation tend plus ou moins à la démocratie ; mais, parmi nous, elle n’a d’autre effet que de mettre en avant des hommes de mérite, qui se tenaient à l’écart, et d’épurer le patriotisme au lieu d’en faire un instrument de désordre.

L’air à la fois bienveillant et ferme du capitaine Dale me plut extrêmement, et j’avais un demi-désir de demander sur-le-champ à servir son bord. Si j’avais suivi cette impulsion, il est probable que mon avenir aurait été tout autre. Je serais entré en qualité de midshipman ; et, commençant si jeune, quoique déjà avec une assez bonne dose d’expérience, j’aurais été nommé lieutenant au bout d’un an ou deux, et si j’avais survécu à la rafle de 1801, je serais aujourd’hui l’un des plus anciens officiers de la marine. La Providence en ordonna autrement, et le lecteur jugera par la suite de cette histoire, si j’ai lieu de le regretter ou de m’en applaudir.

Dès que le capitaine Digges eut pris un verre ou deux de vin avec son ancienne connaissance, nous retournâmes à bord, et les deux bâtiments appareillèrent ; le Gange portant vers le nord est et nous vers le cap Delaware. Nous arrivâmes sous le cap May le soir même, à une distance de cinq milles. Un pilote vint du cap dans un canot, et il nous atteignit quand il faisait nuit. Le capitaine Robbins brûlait de débarquer, car il était important pour lui d’annoncer lui-même la triste nouvelle de son naufrage. Par suite d’un arrangement fait avec les deux hommes qui montaient le canot, notre ancien commandant, Rupert et moi, nous nous préparâmes à quitter le bâtiment, quelque tard qu’il fût. Nous avions été pris pour augmenter le nombre des rameurs, mais nous devions rejoindre le navire dans la baie, s’il était possible, sinon, à la ville. Un des motifs du capitaine Robbins pour partir, c’est que le vent semblait passer au nord ; il y avait eu déjà des rafales du nord-ouest, et tout le monde savait que si le vent venait à souffler sérieusement de ce côté, le bâtiment pouvait être une semaine à remonter la rivière ; alors les nouvelles dont il était porteur n’auraient pu manquer de le précéder. Nous partîmes donc précipitamment, n’emportant avec nous que de quoi changer de linge, et quelques papiers nécessaires.

Le premier coup de vent véritablement nord-ouest nous atteignit cinq minutes après que nous avions quitté le Tigris, et lorsque ce bâtiment était encore visible, ou plutôt que nous pouvions voir les lumières dans les fenêtres des chambres, pendant qu’il faisait vent arrière. Bientôt les lumières disparurent, sans doute parce qu’il loffait de nouveau. Les symptômes devenaient si menaçants que les matelots du pilote proposèrent de faire un effort pour rejoindre le navire ; mais c’était aisé à dire ; le bâtiment pouvait filer vers le cap Henlopen, à raison de six à sept nœuds ; et comment arriver jusqu’à lui, sans avoir aucun moyen de faire des signaux ? Je crois que le capitaine Robbins aurait accédé à leur demande, s’il avait vu quelque probabilité de succès. Dans l’état des choses, il ne restait d’autre alternative que de forcer de rames pour atteindre la terre. Nous avions pour nous guider le phare allumé sur le cap, et ce fut dans cette direction que nous cherchâmes à maintenir le canot.

Les changements de vent du sud-est au nord-ouest sont très communs sur la côte d’Amérique ; presque toujours ils sont soudains, d’où est venu le proverbe que le vent nord-ouest « commence par la fin ; » nous en eûmes la preuve : il n’y avait pas une demi-heure qu’il avait commencé à souffler qu’il avait forcé le navire le plus ardent à prendre deux ris à ses huniers. Nous avançâmes pourtant d’un mille dans cette demi-heure, mais ce ne fut pas sans les plus grands efforts. Nos deux matelots étaient des rameurs vigoureux et expérimentés, et ils faisaient des prodiges ; Rupert et moi, nous ne restions pas non plus les bras croisés ; mais, dès que la mer monta, tout ce que nous pûmes faire, ce fut de maintenir le canot stationnaire.

C’était épuiser ses forces en pure perte ; nous essayâmes toutefois l’expédient de porter en descendant vers le nord, dans l’espoir de nous trouver plus sous le vent de la terre, et, par conséquent, dans des eaux plus calmes, mais nous n’y gagnâmes rien. Nous étions toujours à plus d’une grande lieue du phare. Enfin Rupert, totalement épuisé, laissa tomber son aviron, et tomba haletant sur le banc. Le capitaine Robbins prit sa place, en lui disant de se mettre au gouvernail. Je ne puis comparer notre situation dans ce moment terrible qu’à celle d’un homme qui, s’accrochant des pieds et des mains pour gagner le sommet d’un roc à pic, sent, au moment où il est sur le point de l’atteindre, que ses forces l’abandonnent et qu’il va tomber. La mort pour nous ne serait pas aussi immédiate, mais elle était presque aussi certaine. Derrière nous était l’Atlantique, immense et courroucé, sans un seul pouce de terre visible entre nous et le rocher de Lisbonne. Nous n’avions aucune espèce de vivres, quoique, par bonheur, il y eût une petite barrique d’eau fraîche dans le canot. Les matelots du cap May avaient apporté leur souper avec eux ; mais ils avaient fait leur repas, tandis que nous autres, nous avions quitté le Tigris à jeun, dans l’espoir de nous régaler à terre.

À la fin le capitaine Robbins consulta les matelots, et leur demanda ce qu’ils pensaient de notre situation. J’étais assis entre ces deux hommes, qui, depuis notre départ, n’avaient pas desserré les lèvres, nageant comme des géants. Tous deux étaient jeunes, quoique déjà, ainsi que je l’appris plus tard, ils fussent tous deux mariés. Chacun d’eux avait une femme qui, sur la plage, attendait inquiète le retour du canot. Lorsque le capitaine leur adressa la parole, je tournai la tête, et je vis que celui qui était derrière moi, le plus âgé des deux, était en larmes. Je ne saurais exprimer ce que je ressentis à cette vue. C’était un homme accoutumé à la fatigue et aux périls, qui faisait les efforts les plus énergiques pour se sauver et nous avec lui, et à qui notre position semblait assez critique pour que son émotion se manifestât d’une manière qui frappe toujours, quand c’est un homme qui pleure. L’imagination du mari se représentait sans doute l’angoisse de sa femme en ce moment, et peut-être les longs jours de chagrin qui devaient suivre. Je ne crois pas qu’il songeât à lui, isolément de sa femme, car jamais il n’y eut de matelot plus décidé, ni plus intrépide, comme il le montra par la suite.

Il me parut que les deux matelots avaient une sorte de répugnance invincible à renoncer à l’espoir d’atteindre la terre. Nous formions un fort équipage pour un canot, et notre embarcation, quoique petite, était excellente ; cependant rien n’y faisait. Vers minuit, après trois heures d’efforts surnaturels, je ne pus résister plus longtemps, l’aviron s’échappa de mes mains. Le capitaine n’était guère en meilleure disposition, et les deux matelots ne pouvaient faire plus que de maintenir le canot à peu près à la même place, encore leurs forces les trahissaient-elles à leur tour. Il ne restait donc d’autre ressource que d’abattre du côté du large dans l’espoir de rencontrer encore le Tigris. Nous savions qu’il courait avec l’amure à tribord quand nous l’avions quitté, et comme il était certain qu’il chercherait à ranger la terre le plus possible, il y avait encore une chance qu’il avait viré vent arrière pour se tenir éloigné d’Henlopen, qu’il avait le cap au nord nord-est, et qu’il louvoyait par le travers de l’embouchure de la baie. C’était un dernier rayon d’espoir, et il fallait bien chercher à en profiter.

Les deux matelots firent tourner le canot sur lui-même, et cherchèrent à courir devant la lame, autant que possible. Mais parfois une de ces vagues qui nous donnaient la chasse finissait par nous atteindre dans sa course précipitée, et remplissait à moitié l’embarcation. C’était une nouvelle besogne pour nous ; Rupert et moi, nous n’étions plus guère occupés qu’à vider le canot. Cependant, malgré le danger, rien ne pouvait m’empêcher de jeter les yeux du côté où bouillonnait la mer agitée pour chercher le Tigris. Cinquante fois je crus le voir, et chaque fois la trompeuse image disparaissait dans l’espace. Le vent portait directement vers la baie, et, en traversait l’embouchure, nous trouvâmes trop de houle pour le recevoir par notre travers, et nous fûmes forcés, malgré notre répugnance, à nous éloigner pour éviter d’être submergés. Cette pénible anxiété durait depuis une demi-heure, le canot semblant parfois près de s’élancer hors de l’eau en fuyant devant la rafale, quand, au moment où nous nous y attendions le moins, Rupert s’écria qu’il voyait le Tigris !

C’était bien lui, en effet, le cap tourné vers le nord-est, luttant contre la mer furieuse, sous ses huniers avec tous les ris pris, et se cramponnant à la terre tant qu’il le pouvait. À peine faisait-il assez de jour pour distinguer ces circonstances, quoiqu’il ne fût qu’à une encâblure de nous quand il fut aperçu pour la première fois. Malheureusement il nous restait sous le vent, et il courait de l’avant avec tant de vitesse, qu’il était probable qu’il nous dépasserait, à moins que nous ne fissions tous force de rames. Nous saisîmes aussitôt les avirons, cherchant à nous porter droit sous le vent du Tigris, et à nous ranger sous sa hanche pour y recevoir une corde.

Nous nagions avec fureur. Trois fois la lame nous avait couverts, rendant l’embarcation de plus en plus pesante ; mais le capitaine nous dit de ne pas nous en inquiéter, et de nager toujours, chaque minute étant précieuse. Comme je ne me retournai point, — et je ne le pouvais guère, — je ne vis plus le navire qu’au moment où, à cent verges de nous, sa sombre carène se montra tout à coup, s’élevant en l’air par un de ces élans soudains qui semblent lui imprimer une double vitesse. Le capitaine Robbins s’était mis à héler dès qu’il s’était cru assez près pour être entendu ; mais que pouvait la voix humaine, au milieu de ce concert affreux des vents sifflant à travers les cordages, pendant que les mugissements de l’Océan y faisaient un accompagnement terrible ! Grand Dieu ! quel désespoir s’empara de nous, à cette nouvelle idée qui se présenta presque simultanément à nos esprits, que nous ne parviendrions pas à nous faire entendre ! Tous les cinq, sans nous être concertés, nous nous mîmes à pousser à la fois un cri prolongé pour tirer de leur stupeur ceux qui étaient près de nous, et à qui il était si facile de nous préserver de la plus horrible de toutes les morts, — la faim ! — Nous étions déjà sous le vent du navire, quoique presque dans son sillage, et notre unique chance était de le rejoindre. Le capitaine nous cria de faire un dernier effort, et, courbés sur nos avirons, nous semblions dévorer l’espace. Une sorte de frénésie doublait nos forces, et sans doute nous aurions réussi, si une nouvelle lame n’était venue nous couvrir et remplir le canot jusqu’aux bancs. Il ne restait d’autre alternative que de céder et de vider l’eau.

J’avoue que je sentis des larmes couler le long de mes joues à la vue du bâtiment qui allait s’enfoncer dans les ténèbres. Ce fut ce qui arriva bientôt, et je crois qu’il n’y en eut pas un seul parmi nous qui ne se regardât comme à jamais perdu. Nous continuâmes néanmoins notre travail ; et employant les seaux, les gourdes, les chapeaux, nous parvînmes à vider le canot, quoique sans autre but que de prévenir une mort immédiate. J’entendis un des matelots qui faisait sa prière. Le nom de sa femme revenait plusieurs fois dans ses demandes à Dieu. Quant au pauvre capitaine Robbins, qui avait déjà été si éprouvé une première fois, il ne disait rien et inclinait la tête sous les décrets de la Providence.

Dans cet état, nous avions dû dériver d’une lieue sous le vent, les hommes du cap May regardant toujours le phare, qui disparaissait à l’horizon, et nous les yeux toujours fixés vers la mer, dans la sombre attente de ce qui nous était réservé de ce côté, quand le cri de : une embarcation ! retentit à nos oreilles comme le son de la trompette dernière. Un schooner venait sur nous, et il était assez près pour nous voir, quoique, par suite d’une remarque qui avait attiré tous nos regards dans la direction du phare, aucun de nous ne l’eût aperçu. Il était trop tard pour éviter la secousse, car la voix était à peine arrivée jusqu’à nous que le taille-mer du schooner vint frapper notre frêle embarcation, et l’enfonça dans la mer comme si elle eût été de plomb. Dans de pareils moments, on ne s’amuse pas à réfléchir ; on agit. Je saisis une soubarbe, puis elle m’échappa. En tombant dans l’eau, ma main rencontra un objet auquel elle se cramponna, et le schonner s’élevant sur l’eau dans cet instant, un des hommes de l’équipage me saisit par les cheveux. C’était la jambe d’un de nos pauvres matelots que j’avais empoignée. Débarrassé de mon poids, cet homme fut bientôt à l’avant du bâtiment, et il aida à me sauver. Quand nous fûmes à bord et que nous nous comptâmes, nous étions tous sauvés, à l’exception du capitaine Robbins. Le schooner vira de bord et passa une seconde fois sur les débris du canot ; mais nous n’entendîmes plus jamais parler de notre vieux commandant !


CHAPITRE VII.


Oh ! n’oublie pas l’heure où traversant et forêts et vallées, nous retournâmes avec notre chef dans le manoir de ses pères. Pas une brise ne soupirait dans la boiseuse sierra ; la lune éclairait les créneaux d’un pâle rayon, et la nature reposait calme et silencieuse autour de la maison des truants qui s’élevait devant nous.
Mistress Hemans.


Nous nous trouvions à bord d’un bâtiment côtier de l’est, appelé la Marthe Wallis, allant de James’ River à Boston. Les hommes de quart nous avaient vus, car la vigilance est bien plus grande à bord des bâtiments côtiers qu’à bord de ceux qui vont aux Indes ; et la raison en est toute simple : on court plus de dangers. Aussi sur ces derniers navires, les hommes de quart la nuit ne se font pas scrupule de dormir, et c’est une tolérance presque générale. D’après le calcul que je fis, ce devait être M. Marbre qui était de quart au moment où nous passâmes devant le Tigris. Je ne doutai pas qu’il ne fût alors à faire un somme sur la cage à poulets, mais ce que je ne puis m’expliquer encore, c’est que l’homme placé au gouvernail n’ait pas entendu le cri que nous poussâmes tous ensemble. Il me semble qu’il était assez fort pour arriver jusqu’à la terre.

Il est rare que des naufragés ne soient pas reçus avec bonté. L’accueil qui nous fut fait à bord de la Marthe Wallis fut tout ce que je pouvais désirer, et le capitaine nous promit de nous mettre à bord du premier bâtiment côtier, allant à New-York, qu’il rencontrerait : il s’écoula plus d’une semaine avant qu’il pût tenir parole. Le calme nous prit dès que le vent nord-ouest s’éleva, et pendant neuf jours nous ne pûmes entrer dans le détroit de Vineyard. Nous y rencontrâmes un navire que le patron connaissait, et comme c’était un bâtiment côtier faisant régulièrement le service entre Boston et New-York, il nous prit à bord, et ne nous traita pas moins bien que la Marthe Wallis. Nous fûmes tous reçus sur l’arrière, mangeant de la morue, du bon bœuf, de l’excellent porc, avec de la pâte et de la mélasse presque à discrétion. Ce fut là que nous apprîmes les nouvelles les plus récentes de la guerre contre la France, et ce qui se passait aux États-Unis. Quatre jours après, Rupert et moi, nous débarquions à New-York, ne possédant absolument de tout ce que nous avions emporté que ce que nous avions sur nous. Ce n’était pas ce qui nous inquiétait beaucoup ; car j’allais retrouver l’abondance à la maison, et Rupert était certain de ne manquer de rien, tant qu’il m’aurait ainsi que son père.

Cependant je ne m’étais jamais séparé des pièces d’or que Lucie m’avait données. Au moment d’entrer dans le canot pour prendre terre au cap, j’avais mis autour de moi la ceinture qui contenait mon petit trésor, et je ne l’avais plus quittée. C’était un souvenir de la chère enfant qui me l’avait donné ; mais je voulais en faire usage sans y renoncer à tout jamais. Je savais que, dans les occasions critiques, il vaut mieux s’adresser à Dieu qu’à ses saints. Je demandai où demeuraient les propriétaires du John et je me rendis droit à la maison de banque. Je racontai mon histoire, mais je découvris que Kite m’avait précédé. Trois jours après l’ouragan, le Tigris avait eu un bon vent qui l’avait conduit jusque sous les quais mêmes de Philadelphie, d’où la plus grande partie de l’équipage du John était venue à New-York sans délai. Par des communications qu’il avait eues avec la terre au cap, le pilote avait appris que son canot n’avait pas reparu, et on avait regardé notre perte comme certaine. Des relations en avaient paru dans les journaux, et je commençai à craindre que la fatale nouvelle ne fût arrivée à Clawbonny. De petites notices nécrologiques avaient même été publiées sur Rupert et sur moi, sans doute à la demande charitable de M. Kite. Nous étions traités avec indulgence au sujet de notre escapade ; et il y avait une très-belle phrase sur ma fortune et sur le bel avenir qui m’était réservé.

Ce n’était pas que les journaux fussent alors ce qu’ils sont devenus aujourd’hui. Les nouvelles étaient données à mesure qu’elles arrivaient, et la concurrence n’avait pas encore fait naître le besoin d’en inventer. Nos gazettes n’étaient pas encore de mauvaises imitations des gazettes anglaises ; car le talent et l’esprit ne sont pas à assez bas prix aux États-Unis pour qu’on puisse en faire de bonnes. Les citoyens étaient censés aussi avoir quelques droits en opposition à ceux de la presse. Le bon sens public n’avait pas encore été perverti à force d’entendre fausser les saines notions du juste et de l’injuste, et l’on ne mettait pas en avant, pour s’affranchir de l’obligation de faire respecter la loi, que personne ne s’inquiétait de ce que disaient les journaux. C’est pour ce motif que j’eus le bonheur de ne pas lire mille histoires sur mon caractère, mon humeur, mes faits et gestes, etc. Néanmoins j’étais imprimé tout vif, et j’avoue qu’il y avait de quoi frissonner de lire l’annonce de sa mort en termes aussi positifs, quoique je fusse à peu près sur d’être vivant et bien portant.

Les propriétaires du John me firent beaucoup de questions sur la manière dont le bâtiment s’était perdu, et ils parurent satisfaits de mes réponses. Je montrai alors mes pièces d’or, et je demandai à emprunter quelque argent en les laissant en dépôt. Cette partie de ma proposition fut repoussée, et l’on me remit un bon de cent dollars, en me disant que je le rembourserais quand il me plairait. Sachant que j’avais Clawbonny et un très-joli revenu pour en répondre, j’acceptai sans difficulté et je me retirai.

Rupert et moi, nous avions alors le moyen de nous équiper convenablement, mais tout en conservant le costume de marin. Nous nous rendîmes ensuite au bassin d’Albany pour savoir si le Wallingford y était ou non. On nous dit que le sloop venait de partir à l’instant même, ayant à bord un nègre avec les effets de son jeune maître ; un pauvre diable qui était parti pour Canton avec le jeune M. Wallingford, et qui retournait dans l’Ulster pour raconter les tristes événements à la famille.

Nous nous étions flattés d’arriver à Clawbonny avant l’annonce de notre mort. Cette nouvelle nous laissait peu d’espoir. Par bonheur, un paquebot de l’Hudson, un des meilleurs voiliers du fleuve, était sur le point de mettre à la voile, et quoique le vent tînt bon au nord, le patron promit de remonter avec la marée jusqu’à notre crique en moins de quarante-huit heures. C’était tout ce que le Wallingford pouvait faire. Nous mîmes notre petit bagage sur le paquebot, et une demi-heure après nous voguions à pleines voiles.

Mon anxiété était si vive que je ne pus me décider à quitter le pont jusqu’au moment où il fallut jeter l’ancre à cause de la marée. Dès qu’il avait fait nuit, Rupert avait été tranquillement dormir. Je me décidai enfin à suivre son exemple. Le lendemain matin, en remontant, je trouvai le bâtiment dans la baie de Newburgh avec un vent favorable. Vers midi, je distinguai l’embouchure de la crique et le Wallingford qui y entrait ; mais au même instant ses voiles disparurent derrière les arbres.

En abordant un demi-mille au-dessus de la crique, il y avait un chemin de traverse qui conduisait si directement à la maison, qu’en le prenant, je pouvais espérer encore d’arriver en même temps que Neb. J’indiquai l’endroit au capitaine qui nous avait extorqué notre secret et qui se prêta de très-bonne grâce à notre désir. Je crois qu’il serait entré dans la crique même, si nous le lui avions demandé. Dès que nous fûmes à terre avec le sac contenant notre garde-robe, — un seul avait suffi amplement pour nous deux et nous le portions alternativement, — nous partîmes de toute la vitesse de nos jambes. Rupert lui-même semblait voler ; il comprenait enfin toute la peine qu’il avait dû causer à son excellent père et à sa bonne sœur, la chère enfant !

Clawbonny ne m’avait jamais paru plus admirable que dans ce moment. La maison enfoncée dans sa riante vallée, les vergers commençant à perdre leurs fleurs, les belles et vertes prairies dont l’herbe veloutée se balançait au souffle du vent du sud, les champs de blé et de graines de toute espèce, les troupeaux ou ruminant dans la plaine, ou formant des groupes à l’état de repos sous l’ombrage des arbres, tout indiquait l’abondance et la paix. Et pourtant c’était cette résidence heureuse et tranquille que j’avais quittée volontairement pour aller me battre contre des pirates dans le détroit de la Sonde, pour faire naufrage sur les côtes de Madagascar, courir le plus grand risque dans un canot à la hauteur de l’Île-de-France, et n’échapper que par miracle à une mort horrible sur les côtes de mon propre pays !

À peu de distance de la maison était un bosquet touffu dans lequel j’avais construit avec Rupert un petit pavillon d’été où nous aimions à venir nous reposer dans l’après-midi. Nous n’en étions qu’à trois cents pas quand nous vîmes nos sœurs entrer dans le bois, prenant évidemment la direction du pavillon. Au même moment j’aperçus Neb qui arrivait par le chemin conduisant à la crique. Le pauvre garçon marchait à pas de tortue, comme s’il voulait retarder l’instant où il serait obligé de s’expliquer. Après un moment de consultation nous nous décidâmes à nous rendre droit au bosquet, et à devancer ainsi Neb, qui devait passer trop près du pavillon pour ne pas être vu et reconnu. Nous rencontrâmes plus d’obstacles que nous ne l’avions prévu, notre mémoire nous servant mal. Arrêtés par des broussailles, nous n’arrivâmes que lorsque le nègre était déjà en présence de ses deux maîtresses.

En les voyant tous trois, je ne pus retenir un mouvement d’effroi. Neb lui-même, dont la figure était ordinairement luisante comme du vernis, était presque blême. Le pauvre diable ne pouvait parler, et quoique Lucie le secouât de toutes ses forces pour en tirer quelque explication, il ne répondait que par des larmes ; elles coulaient par torrents de ses yeux, et enfin il se jeta à terre et se mit à sangloter.

— Est-ce la honte de s’être enfui ? s’écria Lucie ; ou serait-il arrivé quelque malheur à nos frères ?

— Il ne pourrait le savoir, puisqu’il n’était pas avec eux ; cependant je suis toute tremblante.

— Ce n’est pas à cause de moi, chère sœur, dis-je alors sans me montrer ; nous voici, Rupert et moi, et, grâce à Dieu, sains et saufs.

Les deux amies poussèrent un cri perçant et ouvrirent leurs bras. Rupert et moi, nous n’hésitâmes plus, et nous nous y précipitâmes. Je ne sais comment cela se fit, mais quand je repris mon sang-froid, je me trouvai dans les bras de Lucie, et Rupert dans ceux de Grace. Cette petite méprise fut bientôt rectifiée, et chaque frère embrassa sa sœur, comme le demandaient les liens du sang et les convenances. Elles donnèrent alors un libre cours à leurs larmes, et protestèrent que c’était vraiment le premier moment de bonheur qu’elles avaient goûté depuis notre départ, il y avait près d’un an.

Quant à Neb, le pauvre diable était sur la route où il s’était enfui au son de ma voix, les yeux fixés sur nous comme quelqu’un frappé de stupeur et qui doute encore. Sûr enfin de notre identité, le nègre se jeta de nouveau à terre, se roulant de tous les côtés, et poussant littéralement des beuglements de joie. Après s’être livré à ces transports caractéristiques, il sauta sur ses pieds, et courut comme un trait vers la maison, en criant de toute la force de ses poumons, comme s’il était certain que la bonne nouvelle qu’il apportait lui assurerait son pardon : — Maître Miles être de retour ! — Maître Miles être de retour !

Au bout de quelques minutes le calme se rétablit assez parmi nous quatre pour permettre les questions et les réponses. J’appris avec joie qu’on n’avait pas reçu la nouvelle de notre mort. M. Hardinge se portait bien, et était occupé à remplir les devoirs de son saint ministère. Il avait dit à Grace et à Lucie le nom du bâtiment sur lequel nous étions partis, mais il n’avait point parlé de la manière pénible dont il nous avait entrevus, au moment où nous levions l’ancre pour quitter le port. Grace demanda alors solennellement le récit de nos aventures. Rupert, à qui la question s’adressait principalement en sa qualité d’aîné, fut l’orateur dans cette occasion, ce qui me permit d’observer l’effet qu’il produisait sur nos compagnes. Il affecta d’être modeste ; cependant il me parut qu’il s’étendait avec quelque complaisance sur le boulet qui s’était logé si près de lui en haut du mât de misaine ; il parla du sifflement qu’il avait fait, et de l’ébranlement produit par la violence du coup. Il eut aussi l’impudence de parler de ma bonne fortune de m’être trouvé de l’autre côté de la hune, quand le boulet avait traversé mon poste, tandis que je suis convaincu qu’il passa beaucoup plus près de moi que de lui. Quoi qu’il en soit, il raconta l’histoire à sa manière, et avec tant d’éloquence que je m’aperçus que Grace était toute pâle. L’effet produit sur Lucie fut tout différent. Cette excellente créature comprit, je crois, mon embarras, car elle se mit à rire, et interrompant son frère : — Allons, dit-elle, laissons là le boulet et parlons d’autre chose. Rupert rougit ; car il avait essuyé plus d’une fois, dans son enfance, de pareils accès de franchise de sa sœur ; mais il ne laissa point percer le dépit qu’il ne pouvait manquer de ressentir.

S’il faut dire la vérité, mon attachement pour Rupert avait reçu une assez forte atteinte. Il avait montré tant d’égoïsme pendant le voyage, avait escamoté si habilement tant de corvées pour les laisser retomber sur le pauvre Neb, et avait été si peu, dans la pratique, le marin qu’il dépeignait si bien avec sa langue, que je ne pouvais pas fermer plus longtemps les yeux sur quelques-uns des défauts de son caractère. Je l’aimais encore, mais par habitude, et peut-être parce qu’il était le fils de mon tuteur et le frère de Lucie ; et puis je ne pouvais me dissimuler que Rupert n’était rien moins que franc. Il commentait, il exagérait, il embellissait tout, s’il n’allait pas jusqu’à inventer. Je n’étais pas assez âgé pour savoir que la plupart des opinions qui sont en circulation dans le monde ne sont que des vérités plus ou moins tronquées ; que rien n’est plus rare qu’un récit exact et sans ornements ; que les vérités et les mensonges voyagent de compagnie, tellement confondus, comme dit Pope dans son Temple de la renommée, que jamais l’œil d’un mortel ne peut les distinguer.

Dans son récit de notre voyage, Rupert avait laissé de fausses impressions dans l’esprit de ses auditeurs sur plus de cinquante points. Il avait fait mousser nos deux petites escarmouches beaucoup plus que la vérité ne le permettait, et il avait négligé de rendre justice à Neb dans l’une et l’autre affaire. Il louait dans la conduite du capitaine Robbins précisément ce qui était blâmable par rapport à la perte du John, et il critiquait des mesures qui ne méritaient que des éloges. Je savais que Rupert n’était pas marin ; et j’étais assez convaincu alors qu’il ne le deviendrait jamais ; mais je ne pouvais expliquer toutes ses inexactitudes en les imputant à l’ignorance. La manière dont il savait se poser en toute occasion comme l’acteur principal dénotait tant d’adresse en même temps que, tout en sentant qu’il trompait, je n’aurais trop su comment le contredire. Il s’y prenait si ingénieusement pour présenter les faits et les commenter, que je me surpris plus d’une fois à croire ce qu’en réalité je savais être faux.

Dès que l’histoire de nos exploits fut terminée, nous eûmes tout le loisir d’observer les changements qu’une année avait opérés dans nos personnes. Rupert, comme le plus âgé, était le moins changé ; il était arrivé de très-bonne heure à sa croissance ; seulement il avait pris un peu de carrure. Il avait laissé croître à bord une petite paire de moustaches, qui lui donnait un air un peu plus mâle, ce qui ne gâtait rien, soit dit en passant, et, à tout prendre, il avait plutôt gagné. Lucie en convint à moitié, tout en faisant beaucoup de réserves ; Grace ne dit rien, mais il était évident qu’elle était du même avis. Quant à moi, j’avais alors près de six pieds, ce qui n’était pas mal pour un garçon qui n’avait pas encore dix-huit ans ; mais je m’étais aussi élargi. Grace dit que j’avais perdu mon air gentil et délicat ; et Lucie, tout en riant et en rougissant, protesta que je commençais à avoir l’air d’un grand ours. Pour dire la vérité, j’étais assez content de ma personne ; je ne portais pas la moindre envie à Rupert, et je savais que je le ferais passer sous mon épaule quand je le voudrais. Je supportai donc tous les quolibets de pied ferme, et, quoique le point de mire des plaisanteries de ces demoiselles, je ne perdis pas contenance un seul instant. Dès que je cessai d’être sur la sellette, Lucie me dit à demi-voix :

— Voilà ce que c’est que de s’en aller, Miles ; si vous étiez resté ici, le changement se serait opéré si graduellement qu’on ne s’en serait pas aperçu, et on ne dirait pas aujourd’hui que vous êtes un ours.

Je la regardai fixement : elle devint pourpre ; une expression de regret se peignit sur sa figure, et elle ajouta tout bas : — mais je n’en crois rien au moins.

C’était alors le tour de Grace, et mon attention se porta sur ma sœur. Quoique bien jeune encore, elle n’avait plus l’air d’une enfant ; c’était presque une jeune femme posée et réfléchie. Elle avait beaucoup gagné pour l’extérieur, quoique un air d’excessive délicatesse donnât lieu de douter si un être si frêle n’était pas fait pour un autre monde que celui-ci.

Lucie supporta l’examen avec succès ; elle était femme de la tête aux pieds. En elle rien d’idéal, rien de positivement poétique ; c’était tout simplement une femme charmante. Honnête, sincère, pleine de cœur, elle était d’une vivacité et d’un enjouement qui donnaient une mobilité apparente à son humeur et à son caractère ; et cependant personne n’avait des principes plus arrêtés, un jugement plus certain sur tous les sujets qui étaient de sa compétence, et n’était plus constant dans ses affections que Lucie Hardinge. Grace elle-même subissait alors son influence, quoique à la première vue on eût pu croire que c’était elle qui devait diriger son amie plus simple et plus réservée.

Il y avait plus d’une heure que nous goûtions le plaisir de nous retrouver ensemble, sans qu’il eût été question de nous rendre à la maison. Lucie rappela alors à Rupert qu’il n’avait pas encore embrassé son père. Elle venait de le voir descendre de cheval à la porte de son cabinet. Sans doute il avait appris le retour des enfants prodigues, et il ne fallait pas tarder davantage à aller implorer son pardon.

M. Hardinge nous accueillit sans montrer de surprise, et encore moins de ressentiment. C’était l’époque où il avait calculé que nous devions revenir, et aucune passion mauvaise ne pouvait trouver accès dans son cœur. Nous reçûmes solennellement sa bénédiction ; et, je ne rougis pas de le dire, dans un siècle où il est de bon ton de faire parade de son impiété, et où le respect humain cherche à tourner en ridicule celui qui s’humilie pour demander la bénédiction du Tout-Puissant par l’entremise des ministres de ses autels, — je me mis à genoux pour la recevoir, — oui, je me mis à genoux et je fondis en larmes ; à genoux par humilité, en larmes par contrition.

Quand nous fûmes tous un peu plus calmes, et qu’un repas substantiel nous eût été servi, M. Hardinge demanda à son tour le récit de tout ce qui s’était passé. Ce fut à moi qu’il s’adressa ; et je fus forcé de remplir le rôle d’historien, un peu contre mon gré ; mais il n’y avait pas moyen de s’en défendre, et je m’en acquittai avec simplicité, et certainement de manière à produire des impressions bien différentes de celles qu’avait causées le récit de Rupert. Je crus une ou deux fois remarquer une expression de chagrin sur la figure de Lucie, et de surprise sur celle de Grace. Je suis certain que je ne cherchai pas à me faire valoir, et que je ne fis autre chose que de rendre justice à Neb. Mon histoire ne fut pas longue ; je sentais que, malgré moi, je contredisais Rupert. Quant à lui, il était tout à fait à son aise, et ne paraissait même pas remarquer ces contradictions. Il y a des gens qui ne reconnaissent pas la vérité, même quand elle leur crève les yeux.

M. Hardinge exprima son bonheur de nous revoir, et bientôt après il se hasarda à demander si nous en avions assez de ce que nous avions vu du monde. C’était une question à bout portant, et je crus devoir y répondre franchement. Loin d’en avoir assez, je lui dis que mon ardent désir était d’être admis à bord de l’un des bâtiments porteurs de lettres de marque, qu’on équipait alors en si grand nombre aux États-Unis, et de faire un voyage en Europe. Rupert tint un langage différent ; il avoua qu’il s’était trompé sur sa vocation, et qu’il était prêt à entrer dans une étude d’homme de loi. Je fus renversé d’entendre mon ami convenir aussi tranquillement de son incapacité comme marin ; car c’était la première fois qu’il s’exprimait ainsi devant moi. J’avais remarqué chez lui un certain manque d’énergie dans des occasions qui demandaient de l’activité, mais non un manque de courage ; et j’avais attribué l’espèce de lassitude qu’il manifestait parfois, au changement d’état, et peut-être même de nourriture ; car l’homme, cette créature semblable à Dieu, n’est après tout qu’un animal, et il subit les influences de ses besoins tout aussi bien que le bœuf ou le cheval.

Ce fut avec une véritable satisfaction, dans laquelle je n’entrais pour rien, que M. Hardinge entendit cette déclaration de son fils, mais il ne fit aucune remarque, voulant nous laisser savourer le plaisir de nous retrouver à Clawbonny, sans l’assaisonner de sermons ou d’avis. La soirée se passa d’une manière délicieuse ; les jeunes filles riant de tout leur cœur de nos descriptions burlesques, de la manière de vivre à bord d’un bâtiment et de nos diverses aventures en Chine, à l’Île Bourbon et ailleurs. Ruppert était très-amusant, quand il le voulait, et il savait faire rire aux larmes, tout en conservant son sérieux, ce qui est le meilleur moyen d’y réussir.

Neb fut introduit après le souper, et il fut censuré et loué tout à la fois ; censuré pour avoir abandonné les dieux domestiques, loué pour n’avoir pas quitté son maître. Ses descriptions des Chinois, de leurs costumes, de leurs queues, de leurs souliers, étaient si drôles que M. Hardinge même s’en amusa comme un enfant ; jamais, depuis un siècle qu’ils étaient construits, les murs de Clawbonny n’avaient été témoins d’une soirée plus délicieuse.

Le lendemain j’eus un entretien particulier avec mon tuteur qui commença par me rendre une sorte de compte de mes biens pendant l’année qui venait de s’écouler. J’écoutai dans une attitude respectueuse et avec assez d’intérêt, ce qui fit grand plaisir à M. Hardinge. Tout était dans l’état le plus prospère ; l’argent comptant s’accumulait, et je vis qu’à ma majorité j’en aurais assez pour acheter un bâtiment, si j’en avais envie. Je me promis secrètement de me mettre, d’ici là, en état de le commander ; mais mon tuteur parla peu de l’avenir. Il se contenta d’exprimer l’espoir que je me donnerais le temps de réfléchir avant de prendre un parti définitif sur l’état que j’embrasserais. Je ne répondis à cette insinuation qu’en inclinant respectueusement la tête.

Pendant le mois qui suivit, ce fut à Clawbonny une joie et des transports sans cesse renaissants. Nous avions peu de familles à visiter dans les environs, et M. Hardinge proposa une excursion lointaine, mais il fut repoussé avec perte ; j’aimais jusqu’à la moindre pierre de Clawbonny, et rien ne pouvait nous être plus agréable que de vivre entre nous. Rupert faisait des lectures aux demoiselles, sous la direction de son père, tandis que je consacrais la plus grande partie de mon temps à des exercices gymnastiques.

La Grace et Lucie fit une ou deux croisières assez longues sur le fleuve, et enfin je conçus l’idée de conduire toute la société à New-York à bord du Wallingford ; ma sœur ni son amie ne connaissaient New-York, ni n’avaient même jamais vu un vaisseau. Les sloops qui sillonnaient l’Hudson, quelquefois une goélette, étaient pour elle toute la marine, et je commençais à me reprocher de laisser dans une si profonde ignorance des personnes à qui je prenais un si vif intérêt. Elles convinrent aussi que depuis que j’étais marin, leur désir de voir un trois-mâts avec tous ses agrès était augmenté au centuple.

M. Hardinge regarda d’abord ma proposition comme une plaisanterie, mais Grace mourait d’envie de voir une grande ville, et toutes les fois que la conversation venait sur ce chapitre, Lucie semblait pensive, quoiqu’elle gardât le silence, dans la crainte d’entraîner son père dans une trop grande dépense, si bien que le bon ministre finit par donner son consentement. Voici les arrangements qui furent pris pour que la dépense ne fût pas trop forte : le voyage, aller et retour, devait être fait à bord du Wallingford ; les scrupules de M. Hardinge n’allaient pas jusqu’à refuser le passage pour lui et ses enfants sur le sloop qui ne prenait jamais rien aux personnes qui allaient à la ferme ou qui en revenaient. Quant à la nourriture, on y avait droit à Clawbonny ; il importait peu qu’elle fût prise à bord du sloop ou à la maison. Ensuite il y avait à New-York une mistress Bradfort, veuve jouissant d’une honnête aisance, qui était sa cousine germaine, et c’était toujours chez elle qu’il logeait, lorsqu’il se rendait à l’assemblée annuelle de l’église épiscopale protestante, comme il est de rigueur de dire aujourd’hui ; — je m’étonne que quelque ultra n’ait pas encore imaginé d’introduire dans le Symbole des Apôtres cette formule : Je crois à la sainte Église catholique épiscopale protestante, etc.

La bonne veuve l’avait pressé plusieurs fois d’amener avec lui Grace et Lucie, sa maison de Wall-Street étant assez grande pour recevoir des hôtes beaucoup plus nombreux. — Oui, dit M. Hardinge, voilà comment il faudra nous arranger. Je logerai avec mes deux filles chez mistress Bradfort, et les jeunes gens iront se loger à la taverne. Il faut espérer que le nouvel Hôtel de la Cité, qui semble assez grand pour loger un régiment, pourra bien les contenir. J’écrirai ce soir même à ma cousine pour ne pas la prendre à l’improviste.

La réponse de mistress Bradfort ne se fit pas attendre ; et le lendemain même du jour où on la reçut, toute la maison, compris Neb, s’embarqua sur le Wallingford. Quelle différence entre cette traversée et celle qui l’avait précédée ! Alors j’avais le sentiment de ma faute, et mon cœur restait sur le rivage avec les deux jeunes filles ; aujourd’hui tous ceux que j’aimais étaient avec moi. Est-il besoin de dire que Grace et Lucie étaient enchantées de tout ce qu’elles voyaient ? Les Highlands surtout les jetèrent dans l’extase, quoique depuis j’aie vu assez le monde pour reconnaître, avec presque tous les touristes expérimentés, que c’est relativement la partie la moins remarquable de ce beau fleuve ; car d’autres portions de notre globe offrent un caractère de grandeur plus frappant, tandis que nulle part on ne peut trouver dans un aussi petit espace un paysage aussi charmant que celui que présentent les autres parties de l’Hudson.

Nous arrivâmes à New-York sans accident, et j’eus le suprême bonheur de montrer à mes compagnes la Prison d’État, le Bear-Market (marché aux ours), et les cloches de Saint-Paul et de la Trinité, — de la vieille Trinité, connue c’était la mode d’appeler une église qui n’était bâtie que depuis quelques années, et que, dans ma jeunesse, j’étais habitué à regarder comme aussi magnifique qu’elle était vénérable. Cet édifice a déjà disparu pour faire place à un autre auquel on prodigue les épithètes de splendide, de vaste, que sais-je ? et qui bientôt sera remplacé à son tour, jusqu’à ce que notre goût en fait d’architecture d’église soit à peu près formé.

Wall-Street, en 1799, était bien différente de ce qu’elle est aujourd’hui. À la place où tant de temples grecs sont consacrés à Plutus, était une rangée de maisons modestes, provinciales, si l’on veut, mais beaucoup moins pourtant, à mon avis, que ces habitations équivoques de briques et de marbre, qui affichent beaucoup plus de prétentions, sans être plus respectables. C’était là que demeurait mistress Bradfort. Les changeurs de monnaie étaient alors inconnus, ou du moins ils n’étaient pas assez nombreux pour former une colonie et une sorte de coalition entre eux. Les banques elles-mêmes ne croyaient pas nécessaire d’être à une portée de fusil l’une de l’autre — c’est tout au plus s’il y en avait deux — pour se défendre mutuellement. Nous avons vu adopter toutes sortes d’expédients, dans cette rue de bénédiction, pour défendre les bourses, depuis le temple qui primitivement devait être assez petit pour n’admettre que les dollars et ceux qui devaient les garder, jusqu’à l’édifice qui devait contenir assez de fripons pour qu’on pût dormir tranquille, d’après ce principe familier qu’il n’y a rien de tel que des voleurs pour prendre les voleurs. Tout cela n’y a rien fait, et si l’on a obtenu quelques résultats, c’est lorsqu’on a eu recours tout bonnement au procédé classique d’employer des honnêtes gens. Mais pardonnez ce radotage à un vieillard, et revenons auprès d’une veuve aimable qui n’avait pas encore quarante ans.

Mistress Bradfort reçut M. Hardinge de manière à nous convaincre tous qu’elle était ravie de le voir. Elle avait préparé une chambre pour Rupert et pour moi, et nous fîmes de vains efforts pour nous en défendre : il fallut accepter son hospitalité. En moins d’une heure, nous étions tous installés, et nous pouvions nous regarder comme chez nous.

Je ne m’étendrai pas sur le bonheur qui suivit. Trop jeunes pour aller dans le monde, si ce qu’on appelle monde avait alors existé à New-York, nous étions du moins d’âge à voir les curiosités. Je suis tenté de rire en me rappelant en quoi elles consistaient. Il y avait un muséum dont voudrait à peine une ville de l’ouest ayant quinze ou vingt ans d’existence ; un cirque dirigé par un nommé Ricketts ; le théâtre de John-Street, très-modeste édifice consacré à Thespis ; et un lion — c’est littéralement de l’animal que je veux parler — qui était tenu dans une loge hors de la ville, afin que ses rugissements ne troublassent pas le peuple. Nous vîmes toutes ces merveilles, le théâtre même compris, l’indulgent M. Hardinge n’ayant pas vu d’inconvénient à nous y laisser aller sous la conduite de mistress Bradfort. C’était un plaisir tout nouveau pour nous tous ; car bien que nous eussions été en Chine, nous n’avions jamais été au spectacle.

On a bien raison de dire : vanité des vanités, tout est vanité ! Quiconque vivra autant que j’ai vécu verra la plupart de ses opinions, et même de ses goûts, changer. Rien peut-être, excepté la révélation, n’est plus propre à nous rappeler que cette vie d’épreuves n’est qu’un passage, que de voir combien ce que nous avons désiré le plus, ce qui a été le but de notre ambition, a occupé peu de temps notre esprit, et dans un intérêt souvent si futile ! À cinquante ans, l’illusion commence à s’évanouir ; et bien que nous puissions continuer à vivre et même à être heureux, bien aveugle est celui qui n’aperçoit pas la fin de sa route, et ne prévoit pas quelques-uns des grands résultats auxquels elle doit aboutir. Mais voilà des considérations auxquelles nous étions loin de songer en 1799.


CHAPITRE VIII.


Tu es toujours la même, mer éternelle. La terre a ses formes diverses de vallées et de collines, d’arbres et de fleurs : des champs qu’échauffent les rayons brûlants du soleil, que durcit le souffle aride de l’hiver, que l’automne couvre d’une toison d’or ; toi, que ton front soit serein, ou chargé de tempêtes, tu vas toujours lancer à la côte ton écume rugissante.
Lynt.


Peu de jours après notre arrivée à New-York, j’eus une conversation sérieuse avec mon tuteur sur mes nouveaux projets de voyage. L’armement de la marine tenait en émoi tout le pays. Les chapeaux à trois cornes, les habits bleus, les revers blancs, commençaient à se montrer dans les rues ; car on sait avec quel plaisir le nouvel officier fait parade de son nouvel uniforme. Aujourd’hui on rencontre presque à chaque pas des marins distingués, et rien sur leurs personnes n’indique leur profession, à moins qu’ils ne soient de service ; la cocarde même est mise de côté ; mais en 1799 à peine avait-on reçu son brevet qu’on endossait le harnois. De tous côtés on ne voyait que des bâtiments en construction, et je ne sais comment j’échappai à la fièvre générale, et ne demandai pas un emploi de midshipman. Si j’avais rencontré un capitaine qui m’eût plu autant que le capitaine Dale, il est probable que ma carrière eût été toute différente, mais j’étais imbu du préjugé que Southey, dans sa vie de Nelson, aussi intéressante que peu instructive au point de vue pratique, attribue à son héros : — Sur l’arrière, plus d’honneur ; sur l’avant, marin meilleur. — Comme tous les jeunes cadets qui commencent bravement sur le gaillard d’avant, j’étais fier des peines et des fatigues que j’avais bravées, et je résolus de continuer comme j’avais commencé, et de suivre les traces de mon père.

Il ne pouvait être question de corsaires dans une guerre contre un pays qui n’avait pas de commerce. D’ailleurs, je ne sais si en aucune circonstance j’aurais aimé à m’embarquer sur un pareil bâtiment. Faire la guerre uniquement dans la vue du gain, c’était une chose peu honorable à mes yeux, quoique en même temps je doive reconnaître que le système américain, d’après lequel des croiseurs étaient armés en course, était beaucoup plus respectable et mieux entendu que celui de la plupart des autres nations. Prendre du service à bord d’un bâtiment porteur de lettres de marque, c’était tout différent. Son but régulier est le commerce ; il n’arme que pour se défendre, et s’il fait quelque capture, ce n’est que sur les ennemis qui barrent son passage, et qui lui feraient éprouver le même sort s’ils le pouvaient. J’annonçai donc à M. Hardinge que je ne retournerais pas à Clawbonny, mais que je profiterais de mon séjour à New-York pour chercher de l’emploi à bord de quelque navire porteur de lettres de marque.

Neb avait reçu ses instructions ; mon bagage de mer et le sien avaient été placés secrètement à bord du Wallingford. Notre naufrage l’avait réduit à sa plus simple expression, et l’argent que me remit M. Hardinge fut employé à le compléter. Je songeai alors à chercher un navire, déterminé à m’en fier à mes yeux pour le bâtiment, et à mon jugement pour le voyage. Neb eut ordre de parcourir les quais dans le même but. Je m’en rapportais plus volontiers à lui qu’à Rupert sous ce rapport. Rupert n’aimait pas la mer, ni rien de ce qui avait trait à la profession de marin. Pour Neb, c’était bien différent. Il avait pris goût au métier, et pour tous les gros ouvrages, c’était déjà un matelot très-distingué ; dans le reste, le nègre se faisait encore sentir, quoiqu’il se montrât adroit et ingénieux à sa manière. C’était un garçon de cœur que Neb, et insensiblement je me pris à l’aimer presque comme un frère.

Un jour que je me promenais sur le quai, faisant ma ronde ordinaire, j’entendis derrière moi une voix qui criait : — Parbleu, capitaine Williams, voilà votre affaire ; prenez-le pour troisième officier, vous n’en trouverez pas de meilleur dans toute l’Amérique. — J’avais une sorte de pressentiment que c’était de moi qu’on parlait, quoique je ne reconnusse pas sur-le-champ la voix. Je me retournai, et je vis la figure rude de Marbre auprès du visage basané d’un patron de moyen-âge ; l’un et l’autre me regardaient par-dessus les filets de bastingage d’un bâtiment marchand d’une apparence très-séduisante. Je saluai M. Marbre, qui me fit signe de venir à bord, et il me présenta dans toutes les formes au capitaine.

Ce bâtiment s’appelait la Crisis, nom excellent dans un pays où l’on est sûr qu’une crise d’un genre ou d’un autre arrivera infailliblement tous les six mois. C’était un joli petit bâtiment de quatre cents tonneaux, et portant dix canons de neuf dans ses batteries. Sa cargaison était toute prête, et la seule difficulté était de trouver un troisième lieutenant. Les officiers étaient rares ; tous les jeunes gens entraient dans la marine militaire ; et M. Marbre crut pouvoir me recommander, pour m’avoir vu à l’œuvre pendant près d’un an. Je n’avais pas espéré un grade si promptement, quoique je me crusse en état de le remplir. Le capitaine Williams me questionna pendant quinze ou vingt minutes, eut ensuite un moment d’entretien avec M. Marbre seul, et m’offrit la place sans hésiter. Nous devions faire le tour du monde, et cette idée seule m’enchantait. Le bâtiment devait conduire un chargement de farine en Angleterre ; y prendre une petite cargaison assortie de bois de sandal pour la côte nord ouest et quelques-unes des îles. De là, après avoir fait ses échanges, il devait mettre à la voile pour Canton, où il troquerait ses bois et ses fourrures contre du thé, etc., et revenir aux États-Unis. Les appointements étaient de trente dollars par mois. L’argent m’importait peu ; mais le voyage et le grade me convenaient beaucoup. Le bâtiment devait aussi porter des lettres de marque et de représailles, et il y avait quelque chance de rencontrer au moins dans les mers d’Europe quelque navire français.

J’examinai le bâtiment, le poste que je devais occuper, je jetai quelques regards profondément investigateurs sur le capitaine pour reconnaître son caractère, j’analysai sa mine, et je me décidai enfin à partir, pourvu qu’on voulût prendre Neb comme simple matelot. Des que Marbre entendit cette proposition, il expliqua dans quels termes le nègre était vis-à-vis de moi, et il conseilla vivement de l’accepter. L’arrangement fut fait en conséquence, et j’allai chez un notaire signer mon engagement. Cette fois, la chose se fit dans toutes les règles, M. Hardinge étant intervenu pour donner son consentement. Le bon ministre était de très-bonne humeur ; car il venait le jour même de conclure un arrangement avec un de ses amis du barreau pour placer Rupert dans son étude. Mistress Bradfort voulut conserver chez elle son jeune parent ; de sorte que l’habillement et l’argent de poche restaient seuls à la charge du père. Mais je connaissais trop bien Rupert pour supposer qu’il se contentât des quelques dollars que M. Hardinge pourrait lui donner sur ses épargnes. Je ne manquais pas d’argent. Mon tuteur avait si bien garni ma bourse, que non — seulement je payai ma dette aux armateurs du John et m’équipai complètement pour le voyage, mais il me restait encore assez de dollars pour parer à toutes les éventualités qui pouvaient se présenter pendant mon absence. Plusieurs des officiers et des hommes d’équipage de la Crisis laissaient une procuration à leurs femmes ou à leurs familles pour recevoir une partie de leur paie, pendant qu’ils étaient en mer, en ayant soin seulement d’écrire de temps en temps pour apprendre aux armateurs qu’ils étaient toujours à bord et dans l’exercice de leurs fonctions. Je résolus de faire en faveur de Rupert un arrangement semblable. Je commençai par lui donner vingt dollars sur mon petit trésor, puis je le menai à la maison de commerce, où je réussis à lui obtenir un crédit de vingt dollars par mois, en m’engageant à rembourser fidèlement tout ce qui pourrait avoir été payé de trop, par suite de perte du bâtiment ou d’accident arrivé à moi-même. Ce qui facilita cet arrangement, ce fut le crédit dont je jouissais comme propriétaire de Clawbonny ; car, en pareil cas, on passe presque toujours pour plus riche qu’on ne l’est réellement.

Je conviendrai que tout en faisant de bon cœur ce sacrifice pour Rupert, je vis avec peine qu’il l’acceptait sans difficulté. Il est certaines offres que nous faisons avec le désir de les voir acceptées, et qui cependant, une fois acceptées, excitent en nous un sentiment de regret. J’étais fâché que mon ami, le frère de Lucie, l’amant de Grace, — car je ne pouvais me faire illusion à cet égard, — n’eût pas assez d’orgueil pour refuser un argent qui devait être gagné à la sueur de mon front, et dans une profession qu’il ne se sentait pas le courage d’embrasser. Mais il avait accepté, et tout était dit.

Grâce à l’activité qui régnait en 1798, la Crisis, trois jours après notre enrôlement, était prête à mettre à la voile. Notre équipage était assez bien composé. Dix de nos hommes n’avaient jamais vu l’Océan, mais c’étaient de jeunes gaillards, sains et vigoureux, qui promettaient de s’acclimater vite. Nous étions trente-huit à bord, y compris les officiers. Tout avait été préparé dans l’espoir d’appareiller un jeudi ; car le capitaine Williams était un homme prudent, et il voulait que le bâtiment fût en pleine mer, avec toute la première besogne terminée, avant le dimanche. Cependant quelques dispositions accessoires ne purent être prises à temps ; quant à partir un vendredi, il ne pouvait en être question. C’était ce que personne n’eût fait en 1798, à moins de nécessité absolue. Nous eûmes donc un jour de répit, et j’obtins la permission d’aller le passer à terre.

Rupert, Grace, Lucie et moi, nous allâmes faire une longue promenade dans la campagne, un peu au-dessus de l’emplacement actuel de Canal-Street : Lucie et moi, nous étions en avant, saisis l’un et l’autre d’un sentiment de tristesse à l’idée d’une aussi longue séparation. Le voyage pouvait durer trois ans ; alors je serais mon maître, un homme de par la loi, et Lucie une jeune femme de près de dix-neuf ans. C’était un siècle en perspective, et que d’événements pouvaient se passer d’ici là !

— Rupert sera reçu avocat, quand je reviendrai, dis-je dans le cours de la conversation.

— Oui, répondit Lucie, et maintenant que vous allez vous embarquer, Miles, je regrette presque que mon frère ne vous accompagna pas. Il y a si longtemps que vous vous connaissez, que vous vous aimez ! Et puis vous avez déjà passé ensemble par de si terribles épreuves !

— Oh ! je m’en tirerai bien. — Et puis Neb sera là ; et quant à Rupert, je crois que la terre ferme est son élément. Rupert est né avocat.

Je voulais seulement dire par là qu’il n’était jamais embarrassé pour trouver des subterfuges, et pour raconter une histoire à sa manière.

— Oui, Miles, mais Neb n’est pas Rupert, répondit Lucie avec la promptitude de l’éclair et d’un ton de reproche.

— Non sans doute ; tout ce que je voulais dire c’est que je pouvais compter sur l’attachement de Neb ; car, vous le savez, nous nous connaissons du plus loin que je puisse me souvenir.

Lucie garda le silence ; j’étais embarrassé et je ne savais trop que dire. Mais une fille de seize ans, auprès d’un garçon qui possède toute sa confiance, ne reste pas longtemps muette : elle trouve toujours quelque chose à dire, et ce quelque chose est charmant quand il est dit avec une touchante naïveté.

— Vous penserez quelquefois à nous, Miles, fut la remarque qui suivit ; et le ton dont elle fut faite m’ayant engagé à regarder Lucie en face, je vis que ses yeux étaient remplis de larmes.

— Oh ! vous n’en doutez pas et j’ose compter sur quelque retour. Mais j’y pense, Lucie, j’ai une dette envers vous. Voici les pièces d’or que vous m’avez forcé de prendre l’année dernière à mon départ de Clawbonny : voyez ; ce sont exactement les mêmes pièces, car j’aurais mieux aimé perdre un doigt que d’en donner une seule.

— J’avais espéré qu’elles auraient pu vous être utiles et je n’y pensais plus. Vous avez détruit une douce illusion.

— N’est-il pas aussi doux de penser que nous n’avons pas eu besoin d’y avoir recours ? Les voici telles que je les ai reçues. À présent que je pars avec l’approbation de M. Hardinge, vous savez que je ne manquerai plus d’argent. Tenez, voici votre or, et vous me permettrez d’y joindre ceci pour les intérêts.

En même temps, je fis un effort pour mettre quelque chose dans sa main ; mais Lucie tenait ses petits doigts si serrés que je ne pus y réussir.

— Non, non, Miles, dit-elle précipitamment, je ne suis pas Rupert, moi. Allez porter ailleurs votre argent.

— Comment, mon argent ? ce petit médaillon, un simple souvenir d’amitié ?

Les doigts de Lucie se séparèrent aussi aisément que ceux d’un enfant, et je mis mon petit cadeau dans sa main sans plus de résistance. Mais je fus fâché de voir qu’elle connût l’arrangement que j’avais pris au sujet des vingt dollars par mois. Je découvris plus tard que c’était par Neb que le secret avait transpiré, qu’il l’avait appris d’un des commis de la maison de commerce, et qu’il l’avait répété à la négresse au service de mistress Bradfort. C’est le canal ordinaire par lequel les nouvelles se propagent, mais elles n’ont pas toujours le même degré de vérité.

Lucie ne cacha pas le plaisir que lui causait le médaillon. Il contenait de ses cheveux, de ceux de Grace et de Rupert, et des miens, entrelacés ensemble autour de nos initiales. Le tout était très-joliment monté, et je n’avais point d’autre intention que de lui être agréable. Je ne songeais en aucune manière à lui faire ma cour, et j’agissais si franchement que j’avais même consulté ma sœur sur cette petite surprise. Je vis Lucie sourire, et je ne pus m’empêcher de remarquer qu’une ou deux fois la chère et naïve enfant, à son insu sans doute, pressa le médaillon contre son cœur ; mais je n’y attachai pas dans le moment une grande importance.

La conversation changea bientôt, et nous nous mîmes à parler d’autres choses. Grace, qui s’était éloignée sans que je susse pourquoi, mais sans doute, à ce que j’ai pensé depuis, pour me laisser l’occasion de glisser mon cadeau, revint alors prendre mon bras, en disant que c’était la dernière soirée que nous devions passer ensemble, et qu’elle n’entendait pas qu’on m’accaparât ainsi. J’affirme solennellement que ce fut tout ce qui se passa jamais entre Lucie Hardinge et moi qui pût avoir la moindre ressemblance avec une scène d’amour.

Je passerai rapidement sur les adieux. M. Hardinge m’appela dans son cabinet quand nous fûmes de retour. Il me retraça solennellement les devoirs de tout genre que j’avais à remplir, puis il m’embrassa, me donna sa bénédiction, et me promit de ne pas m’oublier dans ses prières. Je crois vraiment qu’il se mit à genoux dès que j’eus le dos tourné. Lucie m’attendait dans le corridor. Elle était plus pâle qu’à l’ordinaire, mais elle semblait avoir rassemblé tout son courage. Elle me mit dans la main un joli petit volume de la Bible, et elle me dit en surmontant autant que possible son émotion : — Tenez, Miles, voilà mon souvenir à moi. Je ne vous demande pas de penser à moi en le lisant ; mais pensez à Dieu !

Elle m’embrassa précipitamment, courut à sa chambre et s’y renferma. Grace était en bas, et elle appuya sa tête sur mon épaule en sanglotant comme un enfant. J’eus peine à m’arracher de ses bras. Rupert me conduisit jusqu’au bâtiment et passa une heure ou deux à bord. En sortant de la maison, j’avais entendu une fenêtre s’ouvrir au dessus de ma tête, et en levant les yeux, je vis Lucie qui s’avançait pour dire : — Écrivez-nous, Miles ; écrivez le plus souvent possible.

Il faut que l’homme soit d’une nature bien dure pour pouvoir s’éloigner de pareils amis pour aller affronter des dangers, des fatigues de toute espèce sans aucun motif apparent. J’avais de quoi vivre, je n’avais pas besoin, comme beaucoup de jeunes gens, de me faire un sort, et pourtant je partais. Je croyais tout aussi nécessaire pour moi d’être troisième lieutenant de la Crisis et de m’attacher à son sort, tant qu’elle serait en mer, qu’il paraît indispensable à M. Adams de présenter des pétitions en faveur de l’abolition de la traite à un congrès qui ne les recevra jamais. Sans doute nous nous croyions l’un et l’autre les victimes de la destinée.

Nous mîmes à la voile au lever du soleil par un vent et une marée favorables. Nous avions jeté l’ancre à la hauteur de Courtland-Street, et lorsque le bâtiment passa devant la Batterie, je vis Rupert qui du rivage épiait tous nos mouvements. Deux femmes étaient auprès de lui, agitant leurs mouchoirs, et cette dernière preuve d’affection me rendit heureux et triste à la fois pour tout le reste du jour.

La Crisis était une excellente voilière, meilleure même que le Tigris. Sa membrure était en chêne, et elle était toute doublée en cuivre. Jamais meilleur navire n’était sorti des ports des États-Unis. La république avait voulu l’acheter pour sa flotte, mais les armateurs, ayant ce voyage en vue, avaient refusé ses offres séduisantes. Elle ne fut pas plus tôt sous toutes voiles que nous reconnûmes tous que c’était une bonne marcheuse, et c’était une certitude agréable, car nous avions une longue route à faire. Et c’était par un vent largue et sur une eau tranquille, tandis que ceux qui la connaissaient assuraient que son brillant était au plus près avec la mer ; c’était alors qu’elle faisait toutes ses prouesses.

J’éprouvais un singulier plaisir, malgré tout ce que j’avais souffert précédemment et tout ce que je laissais derrière moi, à me retrouver sur le vaste Océan. Quant à Neb, il était dans le ravissement. Il exécutait avec tant de promptitude et d’intelligence les ordres qui lui étaient donnés, que sa réputation était faite avant que nous eussions passé la barre. L’odeur seule de la mer semblait lui communiquer une sorte d’inspiration maritime, et moi-même j’étais étonné de son activité. Pour moi, j’étais tout à fait chez moi. Quelle différence avec le départ précédent ! Alors tout était nouveau, et ce début n’était pas sans épines. Aujourd’hui je n’avais presque rien à apprendre, je dirais rien, si chaque commandant n’avait pas sa manière à lui, à laquelle il convient que tous ses subordonnés se fassent le plus promptement possible. Et puis j’habitais l’arrière, où nous avions des nappes, des assiettes, des gobelets, en un mot toutes les douceurs de la vie autant qu’elles peuvent se trouver à bord d’un bâtiment marchand.

La Crisis mit en mer par une jolie brise sud-ouest. Il y avait une douzaine de bâtiments partant ensemble, et, entre autres, deux vaisseaux de guerre de la république, ci-devant bâtiments marchands, qui parurent disposés à lutter de vitesse avec nous. Nous passâmes la barre tous les trois, à une encâblure l’un de l’autre, et nous fîmes voile de conserve avec un vent de trois quarts largue. Au moment où Navesink disparut, nos deux vaisseaux halèrent la bouline, et se dirigèrent par bonds et par secousses vers les Indes occidentales. Nous avions déjà gagné sur eux une grande lieue. Cela nous mit en verve, et Marbre lui-même se monta la tête au point de donner comme son opinion que, si l’on venait à en faire l’épreuve, notre supériorité sur eux ne se bornerait pas à être meilleurs voiliers. Il est très-agréable de penser favorablement de soi-même ; mais il ne l’est pas moins d’avoir la même opinion de son bâtiment.

Je dois convenir que dans le premier moment j’éprouvai quelque embarras pour remplir mes fonctions d’officier. J’étais tout jeune, et je commandais des gens assez âgés pour être mon père, de véritables loups de mer, aussi difficiles pour ce qui avait rapport aux moindres détails du service, que le journaliste qui, incapable d’apprécier les beautés supérieures d’un ouvrage, s’évertue à faire ressortir les quelques taches qui peuvent s’y trouver. Mais quelques jours suffirent pour me donner de la confiance, et je vis bientôt que j’étais obéi aussi promptement que le premier lieutenant. Un coup de vent assaillit le bâtiment pendant mon quart, quinze jours environ après notre départ, et je parvins à carguer toutes les voiles avec un succès qui me fit beaucoup d’honneur sur l’arrière. Le capitaine Williams vint me féliciter à ce sujet, approuva les ordres que j’avais donnés, et me loua du sang-froid que j’avais montré. Je sus plus tard qu’il était resté quelque temps sur le bord de l’écoutille, empêchant les deux autres lieutenants de se montrer, pour voir comment, abandonné à moi-même, je me tirerais d’affaire. Jamais être humain ne s’évertua plus que Neb dans cette occasion. Il sentait qu’il y allait de mon honneur. Je crois vraiment qu’il fit le service d’au moins deux hommes pendant tout le temps du grain. Avant ce petit incident, le capitaine Williams avait l’habitude de venir sur le pont examiner le ciel et voir comment les choses se passaient, pendant mes quarts de nuit ; mais, à partir de ce moment, il ne me rendit pas plus de visites de ce genre qu’à M. Marbre lui-même. Ses éloges m’avaient fait plaisir ; mais j’avoue que cette preuve muette de confiance me procura plus de bonheur que je ne puis l’exprimer.

Notre traversée fut longue, le vent étant resté à l’est pendant près de trois semaines. Enfin nous eûmes de bonnes brises du sud, et nous commençâmes à marcher tout de bon. Vingt-quatre heures après que nous avions le vent favorable, j’étais de quart le matin, et juste au point du jour, une voile se montra au vent par notre travers. C’était un bâtiment à peu près de la grandeur du nôtre, et portant tout ce qui pouvait accélérer sa marche. Je n’envoyai rien dire en bas qu’il ne fît grand jour, c’est-à-dire pendant près d’une demi-heure, et pendant tout ce temps notre position respective ne varia pas d’une manière sensible.

Au moment où le soleil se levait, le capitaine et le premier lieutenant montèrent sur le pont. D’abord ils furent d’accord pour supposer que c’était un bâtiment anglais, revenant des Indes occidentales ; car à cette époque il était rare de rencontrer sur mer des bâtiments marchands qui ne fussent pas anglais ou américains. Cependant les premiers naviguaient ordinairement par convois, et le capitaine expliquait l’isolement de celui-ci par l’extrême vitesse de sa marche. Il pouvait être porteur de lettres de marque, comme nous, et les bâtiments de cette espèce ne se faisaient pas escorter. Comme les deux navires étaient exactement par le travers l’un de l’autre, avec des vergues en croix, il n’était pas facile de juger du gréement de l’étranger, si ce n’est par ses mâts. Marbre, d’après l’apparence de ses huniers, inclina bientôt à croire que notre voisin pourrait bien être français. Après quelques phrases échangées sur ce sujet, le capitaine m’ordonna de brasser les vergues d’avant autant que nos bonnettes le permettraient, et de chercher à nous rapprocher de l’étranger. Pendant que le bâtiment changeait ainsi d’allure, la journée avançait, et l’équipage songea à déjeuner.

Il va sans dire que l’autre bâtiment qui n’avait rien changé à sa voilure, perdait un peu de son avance sur nous, tandis que nous nous en approchions sensiblement. Au bout de trois heures, nous n’en étions qu’à une lieue, mais placés juste dans la hanche du vent. Marbre n’hésita plus ; c’était bien un navire français : il était impossible de s’y méprendre. Jamais un bâtiment anglais ne se serait avisé de se mettre en mer avec de pareils triangles de perroquets volants ; et il me demanda alors si je me rappelais le brig que nous avions seringué dans notre dernier voyage, et dont les perroquets étaient disposés exactement de la même manière : la ressemblance était évidente, et j’avais fait la même remarque sur le petit nombre de bâtiments français que j’avais vus. Quoi qu’il en fût, le capitaine Williams résolut de porter dans la hanche du vent de notre voisin, et de l’examiner de plus près. Nous pouvions déjà voir qu’il était armé, et autant que nous pouvions en juger, il avait douze canons, deux de plus que nous. C’était assez pour exciter notre intérêt et nous faire redoubler d’attention.

Il nous fallut deux heures, malgré la vitesse de notre marche, pour arriver dans la hanche du vent, comme nous le voulions. Alors nos observations purent être beaucoup plus précises. Le capitaine Williams déclara lui-même que c’était un bâtiment français, porteur de lettres de marque comme nous. Il avait à peine prononcé ces mots que nous vîmes l’autre bâtiment haler bas ses bonnettes, carguer ses perroquets, enfin indiquer clairement qu’il allait se préparer au combat. Nous avions hissé notre pavillon de bonne heure le matin ; mais le navire que nous chassions avait gardé jusqu’alors l’incognito. Dès que toute sa toile légère fut serrée, il cargua ses voiles basses, tira un coup de canon au vent, et arbora le drapeau tricolore, le plus gracieux de tous les emblèmes de la chrétienté, mais moins heureux sur l’océan qu’il ne l’a été sur terre. Les Français n’ont jamais manqué d’excellents marins, et cependant les résultats n’ont jamais répondu aux moyens employés. J’ai entendu l’attribuer au peu de sympathie des Français pour les entreprises maritimes. D’autres supposent que c’est la conséquence du système étroit suivi avant la révolution, de réserver l’avancement dans toutes les carrières, non au mérite, mais à la naissance, ce qui était surtout déplorable dans la marine, où un rejeton d’une grande famille ne pouvait consentir à passer par ce noviciat rude et pénible qui seul peut faire le bon marin. Cette dernière raison me semble peu convaincante ; car le jeune gentilhomme anglais est souvent devenu le meilleur officier de marine, et en 1798, la marine française eut tout autant d’occasions de se perfectionner par la pratique, sans avoir à redouter l’influence du favoritisme, que celle des États-Unis. C’est une question que j’ai moi-même étudiée avec le plus grand soin pendant des années entières, et j’en suis toujours venu à cette conclusion, qu’il y a, où il peut être plus sûr de dire, qu’il y a eu dans le caractère national quelque obstacle puissant à ce que la France devînt une grande puissance maritime ; j’entends, sous le rapport du talent, car, pour ce qui est de la force matérielle, une si grande nation doit toujours être formidable. Mais aujourd’hui qu’elle envoie ses princes sur les mers, nous pouvons nous attendre à des résultats différents[7].

Quoique, en fait, un bâtiment anglais ou américain abordât rarement un bâtiment français sans avoir ce pressentiment de la victoire qui déjà est un gage assuré du succès, cependant il y avait quelquefois des désappointements. Le courage ne manquait pas à leurs ennemis, et quelquefois le talent pas davantage. C’était ce que notre capitaine ne devait pas tarder à éprouver. À mesure que nous nous approchions de l’ennemi, nous reconnaissions qu’il agissait en véritable marin. Ses voiles avaient été ferlées sans hâte et sans confusion ; preuve infaillible de discipline et de sang-froid quand la manœuvre s’exécute au moment d’un combat ; et signe non moins certain pour le commandant expérimenté, que la lutte sera sérieuse. Ce ne fut donc bientôt un mystère pour personne sur notre gaillard d’arrière que la journée s’annonçait comme devant être chaude ; mais nous nous étions trop avancés pour reculer sans avoir tenté l’aventure, et nous commençâmes à notre tour à diminuer de voiles pour nous préparer au combat. Marbre était dans son élément, quand il se préparait quelque chose de sérieux. Jamais je ne le vis commander une manœuvre avec autant de sang-froid et de promptitude que ce jour-là. En dix minutes tout était prêt.

Il était rare en effet de voir deux bâtiments porteurs de simples lettres de marque déployer, dans leurs préparatifs, autant de science navale qu’en montrèrent la Crisis et la Dame de Nantes, car nous apprîmes plus tard que c’était le nom de notre antagoniste. Ni l’un ni l’autre des bâtiments ne cherchait à se procurer un grand avantage par ces manœuvres. Au moment où nous rangeâmes la Lady, c’est le sobriquet que lui donnèrent nos matelots, les deux bâtiments se lancèrent leur bordée presque en même temps. Mon poste était sur le gaillard d’avant avec ordre de veiller aux écoutes et à tous les agrès, ne faisant usage du mousquet que dans les moments où je n’aurais rien de mieux à faire. Voilà que pour le début tombent deux poulies des écoutes de foc, me donnant une jolie besogne pour commencer. Ce n’était que le prélude de mes embarras, car pendant les deux heures et demie que nous échangeâmes des bordées avec la Dame de Nantes, j’eus réellement tant à faire, soit des manœuvres à passer, des nœuds à faire, ou des épissures, que j’eus à peine une minute pour regarder autour de moi, et voir où en étaient les choses. Je ne tirai que deux coups de mousquet. Le coup d’œil que je parvins à jeter ne m’apprit rien de satisfaisant ; plusieurs de nos hommes étaient tués ou blessés, un canon avait été mis hors de service par une décharge, et notre gréement était dans un triste état. Il n’y avait d’encourageant que les acclamations de Neb, qui se faisait un point d’honneur, à chaque décharge, de faire encore plus de bruit que son canon.

Il était évident que le bâtiment français avait un équipage deux fois plus nombreux que le nôtre ; un abordage eût donc été très-imprudent, et la canonnade ne nous offrait guère plus de chances de succès. Tout à coup j’entendis quelque chose qui craquait au-dessus de ma tête, et, en levant les yeux, je vis le grand mât de hune, qui venait de tomber, avec les vergues et les voiles, sur les bras de la misaine, et qui pouvait être attendu sur le pont d’un moment à l’autre. Aussitôt le capitaine ordonna à tout l’équipage de quitter les canons pour réparer les avaries. Au même instant, notre antagoniste, avec une complaisance pour laquelle je l’aurais embrassé de bon cœur, cessa également son feu. Des deux côtés on semblait regarder comme une folie que deux bâtiments marchands, qui étaient à une encâblure l’un de l’autre, luttassent entre eux à qui se ferait le plus de mal, et ne plus songer qu’au devoir, alors urgent, de réparer le dommage. Pendant ce temps, les hommes placés au gouvernail agissaient avec tout l’instinct de la prudence. La Crisis lofa, autant qu’il était possible, tandis que la Dame de Nantes prenait le large autant que les convenances le permettaient, si bien qu’il y avait plus d’un mille d’intervalle entre les deux bâtiments, avant que nous, qui étions en haut à l’ouvrage, nous nous fussions aperçus que nous suivions une ligne si divergente.

Il faisait nuit, avant que nous eussions recueilli nos débris, et alors il fallut préparer nos espars de rechange, les gréer et les guinder à leur place. Cependant cette dernière opération fut différée jusqu’au jour. La journée avait été rude, et l’équipage avait besoin de repos ; à huit heures les travaux cessèrent. Notre antagoniste était encore visible à une lieue de distance, mais l’obscurité commençait à l’envelopper. Le lendemain matin, l’horizon était libre, par suite du sentiment de répulsion qui semblait exister entre les deux bâtiments. Nous n’avions pas à nous inquiéter du sort de notre adversaire, mais à songer à nous. Il fallut plusieurs jours pour réparer toutes nos avaries, mais enfin, au bout d’une semaine, il n’y paraissait plus, et la Crisis était en aussi bon état que si elle venait de sortir du port. Quant au combat, c’était un de ceux où les deux partis peuvent, s’il leur plaît, s’adjuger la victoire. Nous avions d’excellentes raisons à donner en notre faveur, et je ne doute pas que les Français n’eussent à faire valoir pour eux des arguments tout aussi bons.

Notre perte, dans cet engagement, s’éleva à deux hommes tués sur place, et à sept blessés, dont deux moururent au bout de quelques jours ; les autres se rétablirent tous. Quant au second lieutenant, qui était du nombre, il s’en ressentit toute sa vie. Une balle s’était logée près de sa hanche, et l’homme qui était à bord en qualité de chirurgien n’était pas de force à l’extraire. À cette époque, notre pays n’était pas assez riche en médecins habiles, pour pouvoir envoyer son excédant en mer. Dans la nouvelle marine, c’était assez l’usage de dire : « Si vous avez à faire l’amputation d’une jambe, envoyez chercher le charpentier, il sait du moins se servir d’une scie, tandis qu’il est très-douteux que le docteur sache rien du tout. » Les temps sont bien changés sous ce rapport, j’en conviens avec plaisir. Les hommes distingués qui sont attachés à cette branche du service, montrent autant de savoir que de zèle, et ils méritent à tous égards le grade qu’ils demandent en ce moment à la justice de leur pays, et que, à considérer la manière dont ce pays entend la justice, ils demanderont longtemps en vain.


CHAPITRE IX.


Si nous ne savons point défendre nos portes contre les attaques du chien, laissons-nous mettre en pièces ; et ne prétendons plus être une nation brave et policée.
Henri V.


Le combat entre la Crisis et la Dame de Nantes eut lieu par le 42e degré 37′ 12″ de latitude nord, et le 34e degré 16′ 43″ de longitude ouest de Greenwich ; c’était le centre même de l’Atlantique septentrional, ce qui nous donna le temps de remettre tout en ordre, avant d’approcher de la terre. Une brise nord-est qui s’éleva bientôt nous força de descendre vers la baie de Biscaye plus qu’il ne fallait, lorsque Londres était notre destination. Le temps devint aussi brumeux, ce qui n’est pas ordinaire sur les côtes d’Europe par le vent d’est et les nuits sombres.

Quinze jours s’étaient écoulés depuis l’engagement, lorsqu’un main je fus éveillé par un coup sur l’épaule fortement appliqué par M. Marbre qui avait le quart, mais qui m’appelait au moins une heure trop tôt.

— Allons, vite, debout monsieur Wallingford ; j’ai besoin de vous sur le pont.

J’obéis à l’instant, et je fus bientôt en présence du premier lieutenant, me frottant les yeux avec soin, comme si le frottement devait les ouvrir mieux.

Il était sept heures, et l’un des hommes du quart allait frapper sur la cloche pour l’annoncer, quand M. Marbre lui défendit de piquer l’heure. Le temps était brumeux, le vent léger, il y avait très-peu de mer. J’avais eu le temps de faire cette observation et d’entendre l’ordre extraordinaire donné par M. Marbre, quand il vint à moi. Il me saisit par le bras, m’entraîna du côté opposé au vent du gaillard d’arrière, et indiquant du doigt un certain point au milieu du brouillard :

— Miles, mon garçon, vers ce point, dans un rayon d’un demi mille tout au plus, est notre ami le Français.

— Comment pouvez-vous le savoir, monsieur Marbre ? demandai-je tout ébahi.

— Parce que je l’ai vu de ces deux yeux, qui s’y connaissent. Ce brouillard s’ouvre et se ferme comme le rideau d’un théâtre, et j’ai entrevu les coulisses, il y a dix minutes. C’est le drôle, j’en jurerais devant toutes les cours d’amirauté de la chrétienté ; je ne l’ai vu qu’un moment, mais ce moment m’a suffi.

— Et que comptez-vous faire, monsieur Marbre ? Nous avons vu que c’était un rude gaillard, par un temps clair ; que pouvons-nous faire par le brouillard ?

— Laissez faire le vieux commandant ; il a sur le cœur ce qui s’est passé ; il voudra en avoir la conscience nette, et je crois qu’il sera pour un nouvel escrimage. — Marbre était du Kennebunck, son éducation n’avait pas été poussée loin, et il n’était pas très-scrupuleux sur les expressions qu’il employait. — Il y aura une bonne récolte à faire à bord de ce bâtiment, maître Miles, pour ceux qui y entreront les premiers.

Il me dit alors de descendre sous le pont et d’appeler tout le monde en haut, en faisant aussi peu de bruit que possible. À mon retour, Marbre gesticulait de nouveau ; mais, cette fois, c’était en faveur du capitaine. En ma qualité d’officier, je crus pouvoir me mêler à la conversation. Marbre racontait comment il avait vu un instant l’ennemi, la voilure qu’il portait, la route qu’il suivait, l’air de sécurité qu’il avait. Tout cela était donné comme positif, quoiqu’il n’eût vu le bâtiment que pendant vingt secondes, et il pouvait ne pas se tromper, car le coup d’œil du marin est rapide, et il a des moyens à lui pour voir beaucoup en peu de temps.

Marbre proposa alors de tomber sur le bâtiment français, de lui lâcher une bordée, et de l’aborder au milieu de la fumée ; notre succès serait infaillible, si nous pouvions arriver bord à bord sans être aperçus, ou bien faire jouer nos batteries à l’improviste. Il pensait que l’autre affaire devait avoir refroidi son ardeur, et que, cette fois, en un tour de main, nous l’obligerions à baisser pavillon.

Cette perspective plaisait au vieux commandant ; je n’eus pas de peine à m’en apercevoir, et j’avoue qu’elle était aussi de mon goût. Nous étions tous plus ou moins piqués du résultat du premier engagement, et voilà que la fortune semblait nous offrir l’occasion de prendre notre revanche.

— Il ne saurait y avoir de mal à se tenir prêt, monsieur Marbre, dit le capitaine ; et, quand nous serons prêts, nous verrons mieux à prendre un parti.

À peine ces mots avaient-ils été prononcés, que nous nous mîmes en devoir de débarrasser le pont. Les canons furent mis en batterie et chargés à mitraille. Comme nos hommes savaient ce dont il s’agissait, ils travaillaient comme des forcenés, et je crois qu’il ne fallut pas dix minutes pour que le bâtiment fût prêt à commencer le combat au premier signal.

Pendant tout ce temps, le capitaine refusa de gouverner au large. Je présume qu’il voulait jeter lui-même un coup d’œil sur notre voisin, car il ne pouvait s’aveugler sur les conséquences s’il courait sur lui, au milieu du brouillard, et qu’il vint à attaquer un bâtiment plus considérable, sans avoir accompli la cérémonie préalable de le héler. La mer était couverte de croiseurs anglais, et ils pourraient ne pas pardonner aisément une pareille méprise, malgré toutes les explications qui seraient données. Mais des préparatifs semblent indiquer l’intention d’agir. Quand ils furent terminés, et que tous les regards se dirigèrent sur l’arrière, attendant le signal, le capitaine fut obligé de céder à l’entraînement général. Comme, de tout l’équipage, Marbre était le seul qui eût vu l’autre navire, il fut chargé de diriger la Crisis dans l’opération délicate qu’elle allait entreprendre.

Comme la première fois, mon poste était sur le gaillard d’avant. J’avais pour instructions d’avoir l’œil constamment au guet, puisqu’il était probable que c’était de l’avant qu’on apercevrait d’abord l’ennemi. Cet ordre était superflu, car jamais regards humains ne cherchèrent plus avidement à percer un brouillard que ceux de tous nos hommes dans cette occasion. Calculant d’après la distance et le sillage, nous supposâmes que, dans dix ou quinze minutes, nous serions bord à bord avec le bâtiment de M. Marbre, si toutefois il existait, car il y avait parmi nous des incrédules à cet égard. Il y avait une brise d’environ cinq nœuds, et toutes nos voiles carrées étaient orientées ; il fallait aller un peu plus vite que notre adversaire, si nous voulions le rejoindre. L’attente profonde, l’anxiété d’un pareil moment, n’est pas facile à se figurer. Le brouillard autour de nous semblait parfois rempli de navires, mais tous s’évanouissaient l’un après l’autre, ne laissant à leur place qu’une épaisse vapeur. Défense sévère avait été faite à personne d’appeler ; mais celui qui apercevrait le bâtiment devait aller sur-le-champ à l’arrière faire son rapport. Plus de douze hommes partirent successivement pour remplir cette mission, mais ils revenaient l’instant d’après, convaincus qu’ils s’étaient trompés. Chaque moment augmentait l’intérêt, car chaque moment devait diminuer l’intervalle qui nous séparait. Vingt grandes minutes s’écoulèrent ainsi, et rien ne paraissait. Marbre ne perdait rien de son sang-froid et de sa confiance, mais le capitaine et le second lieutenant souriaient, tandis que les matelots commençaient à secouer la tête, tout en roulant leur tabac dans leurs joues. En avançant, notre bâtiment lofa par degrés, nous reprîmes insensiblement notre direction première, et nous gouvernâmes dans le lit du vent. Ce changement se fit sans difficulté, et la chasse fut abandonnée, dans la conviction que le premier lieutenant s’était trompé. Je vis, à l’expression de la figure du capitaine, qu’il s’apprêtait à donner l’ordre d’amarrer les canons, quand, jetant les yeux en avant, je n’en pus douter : il y avait un bâtiment à trois cents pas de nous. J’étendis les bras en regardant à l’arrière, et, par bonheur, mes yeux rencontrèrent ceux du capitaine ; en un instant il fut sur le gaillard d’avant.

Il était alors facile de voir le bâtiment étranger : il se balançait au milieu du brouillard, et il y avait quelque chose de fantastique et comme de mystérieux dans son allure ; mais c’était bien lui, sous son grand perroquet, serrant le vent, et gouvernant en avant dans toute la confiance que pouvait donner la solitude de l’Océan. Nous ne pouvions distinguer sa membrure, ou tout au plus que comme une masse informe ; mais, à ses mâts, on ne pouvait s’y tromper. Nous avions abattu son mât de perruche, ce n’était plus qu’un tronçon, tel que nous l’avions vu pour la dernière fois le soir du combat. C’en était assez pour mettre fin à toute incertitude, et notre parti fut bientôt pris. Tels que nous étions, nous marchions beaucoup mieux que lui, mais l’ordre fut donné immédiatement d’orienter les focs. Le capitaine Williams, en retournant à l’arrière, donna ses instructions aux hommes qui servaient les batteries. Pendant ce temps, le second lieutenant, qui parlait très-bien le français de New-York, vint sur le gaillard d’avant pour se tenir prêt à répondre quand on viendrait à nous héler.

Les deux bâtiments n’étaient plus qu’à cent pieds l’un de l’autre, quand les Français nous aperçurent pour la première fois. Cet aveuglement tenait à plusieurs circonstances : d’abord pour dix hommes qui regardent en avant sur un navire, un tout au plus regarde en arrière ; ensuite c’était l’heure du déjeuner pour l’équipage, et, presque tous les hommes étaient à faire leur repas sous le pont. En outre un grand nombre étaient encore étendus dans leurs hamacs. À cette époque, un vaisseau de ligne français n’était pas lui-même un modèle d’ordre et de discipline ; que devait-ce donc être à bord d’un bâtiment porteur de simples lettres de marque ? Il paraît que l’officier de quart fut le premier qui nous vit ; il courut au couronnement, et, au lieu d’appeler tout le monde en haut, il se mit à nous héler. M. Forbanck, notre second lieutenant, répondit en mangeant la moitié des mots, de manière à ce que, si c’était de mauvais français, on ne pût pas du moins les prendre pour de bon anglais. Cependant il lâcha le nom du « Hasard de Bordeaux » d’une manière assez intelligible, et c’en fut assez pour mystifier l’officier pendant quelques secondes. En ce moment, nous arrivions sur lui avec une rapidité qui ne lui permettait pas même la réflexion. Cependant la voix de l’officier avait été entendue en bas, et les Français montèrent précipitamment en désordre, et se répandirent sur l’arrière et sur l’avant.

Le capitaine Williams était un marin du premier ordre, et un des hommes le plus de sang-froid que j’aie jamais vus. Tout fut fait ce jour-là exactement au moment convenable. Le commandant français voulut gagner au large, mais notre gouvernail fut dirigé de manière à nous tenir dans une ligne presque parallèle, et notre voilure de l’avant abrita bientôt même sa grande voile ; nous gagnions deux pieds sur eux un. Marbre vint sur le gaillard d’avant, au moment où notre bossoir était par le travers du mât de misaine de la Lady. Il n’avait fallu qu’une minute pour nous donner cette avance, et cette minute fut un moment de grande confusion parmi les Français. Marbre fit un signal ; notre pavillon fut hissé, et l’ordre fut donné de faire feu. Nous lâchâmes à la fois cinq de nos pièces, chargées à mitraille. L’instant d’après on entendit le craquement des navires qui s’entrechoquaient ; Marbre cria : en avant, mes amis ! et lui, Neb, moi, tout l’équipage fondit comme un ouragan sur le bâtiment français. Je m’attendais à une lutte corps à corps des plus acharnées ; mais nous trouvâmes le pont désert, et nous prîmes possession du navire sans résistance. Le capitaine français avait été coupé presque en deux par la mitraille, et deux des officiers étaient sérieusement blessés. Ces accidents contribuèrent beaucoup à nous assurer la victoire, personne ne songeant plus à nous la disputer. Aucun de nos hommes ne reçut même une égratignure.

La prise était, comme je l’ai dit, un bâtiment porteur de lettres de marque, allant de la Guadeloupe à Nantes. Elle était un peu plus grande que la Crisis, portait douze canons de neuf, et avait quatre-vingt-trois hommes à bord au moment où elle avait appareillé ; mais vingt-trois avaient été tués ou blessés dans la première affaire, et un certain nombre avaient été mis à bord d’une prise. Les blessés étaient presque tous encore dans leurs hamacs ; de ceux qui restaient, seize à dix-huit avaient été mis hors de service par la bordée qu’ils venaient d’essuyer, de sorte que son équipage effectif se trouvait à peu près réduit à notre nombre. Le bâtiment était neuf, bien construit, et sa cargaison, qui était en partie de cochenille, pouvait valoir soixante mille dollars.

Dès que nous fûmes assurés de la victoire, on mit le grand hunier de la Crisis sur le mât, et la barre sous le vent ; en même temps on fit arriver la Dame de Nantes, pour que les deux bâtiments fussent séparés. L’abordage lui avait fait peu de mal, et il lui était facile de gagner le port.

On avait d’abord eu l’intention de me laisser sur la Dame de Nantes comme maître de prise, ayant pour instruction de suivre la Crisis à Falmouth, où elle allait ; mais, après plus ample examen, on découvrit que l’équipage d’un brig américain était lui-même prisonnier à bord de la prise. La Dame de Nantes l’avait capturé deux jours avant notre première rencontre ; elle avait fait passer l’équipage sur son bord, y avait mis du monde et l’avait dirigé sur Nantes. Les Américains étaient au nombre de treize. Ce renfort nous permit de prendre des dispositions différentes. Voici celles auxquelles, après une heure ou deux de délibération, on s’arrêta.

Notre second lieutenant, dont la blessure demandait à être mieux soignée qu’elle ne pourrait l’être sur la côte nord-ouest, fut mis à bord du bâtiment français comme maître de prise, avec ordre de gouverner de son mieux vers New-York. Le capitaine et le premier lieutenant du brig américain consentirent à se mettre sous ses ordres, et offrirent leur concours pour faire traverser l’Océan à la « Lady. » Trois ou quatre de nos malades furent renvoyés dans leur pays par cette occasion, et les Américains délivrés prirent du service pour payer leur passage. Tous les blessés français furent laissés à bord, confiés aux soins de leur chirurgien, homme de quelque mérite, quoique tenant encore trop du boucher, comme presque tous les chirurgiens de ce temps-là.

Il faisait nuit quand tous les arrangements furent terminés. La Dame de Nantes vira alors de bord et fit voile vers les États-Unis. Notre capitaine envoya par cette occasion son rapport officiel, et je saisis un moment pour écrire à Grace une petite lettre, tournée de manière à paraître s’adresser à toute la famille. Je savais combien quelques lignes de moi leur feraient plaisir, et j’avais aussi le bonheur de leur annoncer que j’étais promu au grade de second lieutenant, la place de troisième officier que je laissais vacante ayant été acceptée par le second lieutenant du brig américain.

La séparation en pleine mer, la nuit, eut un caractère solennel et triste à la fois. À bord de la Dame de Nantes, il y avait de nos hommes qui n’achèveraient pas leur long et solitaire voyage. Le bâtiment lui-même arriverait-il à sa destination ? Les chances étaient en sa faveur ; car les corsaires français n’infestaient plus alors les côtes d’Amérique. Je reçus par la suite, pour ma part de prise, onze cent soixante-treize dollars : je dirai plus tard quel effet cela produisit sur moi, et quel emploi je fis de l’argent.

La Crisis fit route au plus près, tandis que sa prise cinglait vers New-York. Miles Wallingford était devenu un personnage beaucoup plus important qu’il n’était quelques heures auparavant. Nous mîmes les prisonniers dans la cale, en les faisant garder avec soin, et nous dérivâmes au nord-ouest, afin d’éviter les croiseurs français qui pourraient courir des bordées le long de leurs côtes. Le capitaine Williams semblait satisfait de la part de gloire qu’il avait acquise, et il ne cherchait pas l’occasion de cueillir de nouveaux lauriers. Quant à Marbre, jamais homme ne grandit plus dans sa propre estime. Sans doute les résultats de cette journée lui faisaient beaucoup d’honneur ; mais, depuis ce moment, malheur à celui qui se fût permis de n’être pas de son opinion sur telle ou telle voile qui pouvait se montrer à l’horizon !

Le lendemain du jour où nous nous séparâmes de notre prise, une voile fut signalée à l’ouest, et, le vent ayant changé, nous carguâmes la grande voile pour l’examiner. Bientôt il fut évident que c’était un bâtiment américain ; mais nous eûmes beau hisser notre pavillon, le brig ne manifestait aucune disposition à nous parler. Le capitaine Williams se décida à lui faire la chasse, d’autant plus que le brig chercha à nous échapper en passant en tête, et que cela ne nous éloignait pas beaucoup de notre route. À quatre heures de l’après-midi, nous arrivâmes assez près pour lâcher une bordée contre ses mâts afin de lui rendre la parole. Alors le brig mit en panne et nous permit de l’aborder. C’était la prise de la Dame de Nantes, et nous en prîmes immédiatement possession. Comme ce bâtiment était chargé de farine, et que sa destination était Londres, j’en fus chargé, et on me donna pour second un jeune homme de mon âge, nommé Roger Talcott, et six hommes de mon équipage. Il va sans dire que tous les Français, à l’exception du cuisinier, passèrent sur la Crisis. Neb, à force de prières et sur mes vives instances, obtint de m’accompagner, quoique Marbre eût beaucoup de peine à se priver de ses services.

C’était mon premier commandement, et je n’en étais pas peu fier, quoique je mourusse de peur de faire quelque sottise. Mes instructions étaient de me diriger vers le cap Lizard, et de ranger la côte d’Angleterre. Le capitaine Williams s’attendait à recevoir l’ordre d’aller ou même port que l’Amanda, — c’était le nom du brig, — et il espérait nous rejoindre, après qu’il aurait relâché à Falmoulh pour y prendre ses instructions. Comme la Crisis pouvait filer quatre nœuds sur l’Amanda trois, avant le coucher du soleil nous avions perdu de vue notre ancien bâtiment.

Quand je pris le quart le matin, je me trouvai sur le vaste Océan, à l’âge de dix-huit ans, dans des parages ennemis, ayant un navire précieux à conduire, mon chemin à trouver dans une mer étroite où je n’étais jamais entré, et à bord un équipage dont la moitié faisait son premier voyage. Nos novices montraient toute l’aptitude des Américains, mais ils avaient encore beaucoup à apprendre. La Crisis avait un équipage trop nombreux pour pouvoir employer tout le monde à toutes sortes d’ouvrages, comme cela a lieu généralement à bord d’un bâtiment marchand quand il n’a que son nombre d’hommes ordinaire, de sorte que l’instruction pratique ne s’acquérait que lentement. Malgré cela, les hommes que j’avais étaient sains, vigoureux, de bonne volonté, et capables de tenir tête aux plus vieux loups de mer.

Par suite des dispositions qui avaient été prises, j’étais alors abandonné à mes seules ressources ; toute la responsabilité pesait sur moi. J’avoue que, dans le premier moment, je fus aussi effrayé de cette position toute nouvelle que Neb en était ravi ; mais on s’accoutume bien vite à des changements de ce genre. Cinq ou six heures suffirent pour me mettre à l’aise ; il est vrai qu’il n’arriva rien qui sortît de la routine ordinaire. Lorsque le soleil se coucha, j’aurais été complètement heureux si l’obscurité ne m’avait causé quelque inquiétude. Le vent avait sauté au sud-ouest, et commençait à fraîchir. J’appareillai des bonnettes, et, au moment où le jour disparut complètement, le bâtiment commença à filer de manière à m’ôter l’envie de dormir. Je ne savais trop si je devais diminuer de voiles ou non ; d’un côté, il y avait danger d’avaries plus ou moins considérables ; de l’autre, j’avais à craindre de paraître timide aux yeux des deux ou trois marins que j’avais avec moi. Je cherchai à lire sur leurs figures ce qu’ils pensaient secrètement ; mais, en général, « Jack » a tant de confiance en ses officiers, qu’il prévoit difficilement un malheur. Quant à Neb, plus le vent soufflait avec force, plus il était content ; il semblait croire que le vent était sous les ordres de maître Miles, aussi bien que l’Océan, le brig, et lui-même ; il ne pouvait donc jamais en faire trop. Pour Talcott, il était à peine aussi expérimenté que moi, quoiqu’il eût de bonnes manières, qu’il fût bien né, bien élevé, et que, dans l’origine, il eût été mon compétiteur pour la place de troisième officier ; je n’avais été préféré que sur les instances réitérées de Marbre. Talcott néanmoins n’était pas sans talents en fait de navigation, et c’est pour cela qu’il m’avait été donné. Le capitaine Williams pensait que deux têtes valaient mieux qu’une seule. Je fis partager ma chambre à ce jeune homme, non-seulement pour avoir sa compagnie, mais pour lui donner de la considération aux yeux de l’équipage. À terre, quoique ayant peut-être moins de fortune, il aurait été regardé comme occupant une position tout à fait égale à la mienne.

Talcott et moi, nous restâmes sur le pont pendant presque toute la première nuit, et, si je pris quelques instants de repos, ce fut sur une bonnette de hunier qui était sur le gaillard d’arrière, et que j’avais renoncé à appareiller, après l’avoir fait préparer dans cette intention. Cependant le jour revint ; l’horizon était clair ; le vent n’avait pas augmenté ; rien n’était en vue ; je me sentis assez à l’aise pour faire un bon somme jusqu’à huit heures. Tout ce jour-là nous n’eûmes à faire travailler ni une amure, ni une écoute. Vers le soir, je montai à la girouette pour chercher la terre ; mais sans succès ; quoique je susse, d’après nos observations à midi, qu’elle ne pouvait être à une grande distance. Il y a cinquante ans, la longitude était la grande difficulté pour les navigateurs. Talcott et moi, nous savions bien, il est vrai, calculer d’après la distance de la Lune ; mais il n’y avait point d’observations à faire ; et même il est souvent facile de se tromper au milieu des courants et des marées. Aussi ne fus-je nullement fâché d’entendre Neb crier du haut de la vergue du petit hunier : un feu devant nous !

Il pouvait être dix heures. Je savais que ce feu devait être le cap Lézard, car nous étions trop à l’est pour la Sicile. La route fut changée de manière à mettre le feu par le bossoir du vent ; et j’attendis qu’il se montrât à nous sur le pont, avec une anxiété que depuis je n’ai éprouvée au même degré que dans les circonstances les plus critiques. Une demi-heure suffit, et je me sentis alors soulagé d’un grand poids. Un débutant lui-même n’a pas de peine à se tirer d’affaire avec un vent frais au sud-ouest et le phare du cap Lézard pleinement en vue sous son bossoir du vent, s’il se trouve avoir à entrer dans la Manche. Aussi cette nuit-là fut-elle pour moi beaucoup meilleure que la précédente.

Le lendemain matin, il n’y avait point de changement, si ce n’est dans la position du brig. Nous étions bien dans la Manche ; nous rangions la terre d’aussi près que la prudence le permettait, et nous pouvions nous assurer, par la vue des objets sur la côte, que nous allions de l’avant avec la plus grande vitesse. Nous passâmes à un mille de l’Eddy-stone, tant j’étais résolu à me tenir le plus éloigné possible des croiseurs français. Le lendemain matin nous étions par le travers de l’île de Wight ; mais le vent avait sauté au sud-est, et il était si faible que nous fûmes obligés de bouliner. L’Angleterre nous restait alors sous le vent, et j’eus alors autant d’empressement à m’en éloigner que j’en avais eu à l’élonger.

On concevra sans peine que, pendant tout ce temps, nous étions constamment en vigie, de peur de rencontrer des ennemis. Nous vîmes beaucoup de voiles, surtout en approchant du détroit de Douvres, et nous nous tînmes au large autant que les circonstances le permettaient. Plusieurs étaient évidemment des vaisseaux de guerre anglais, et je n’étais pas sans inquiétude de voir saisir par la presse quelques-uns de mes matelots ; car à cette époque, et pendant une assez longue période subséquente, les bâtiments de toutes nations qui trafiquaient avec l’Angleterre perdaient ainsi beaucoup de leurs hommes, et les navires américains plus que tout autre. J’attribue au soin que je pris de me tenir le plus près possible de la côte tant que je le pus sans danger, le bonheur que j’eus de passer sans être aperçu, ou du moins hélé. Mais la mer se rétrécissait de plus en plus, et je ne pouvais guère éviter d’être abordé. Je faisais néanmoins de mon mieux, et nous courions différentes bordées, la jour et la nuit, avançant lentement vers l’est. Je commençais à prendre confiance en moi-même ; et il me semblait que je dirigeais l’Amanda tout aussi bien que Marbre lui-même eut pu le faire. J’avais si bien discipliné mes novices, et ils se formaient si rapidement au service, que je n’aurais pas hésité, s’il l’eût fallu, à virer de bord, et à gouverner vers New-York.

Les feux placés sur les côtes d’Angleterre guidaient sûrement notre marche, et me permettaient d’apprécier si nous gagnions ou si nous perdions du terrain. Nous devions approcher, quoique lentement, de Dungeness, et je commençais à m’inquiéter d’un pilote, quand Talcott, qui était de quart, descendit tout essoufflé dans la chambre, vers trois heures du matin, pour me dire qu’une voile venait droit à nous, et qu’autant qu’il en pouvait juger dans l’obscurité, elle était gréée en lougre. Certes, il y avait de quoi tressaillir ; car autant valait dire que ce bâtiment était français. Je ne m’étais pas déshabillé, et je fus sur le pont en un moment. Le navire qui nous donnait chasse nous restait sous le vent à environ un demi-mille de distance ; mais j’en vis assez pour reconnaître que c’était un lougre. Il y avait assurément des lougres anglais ; mais toutes les traditions de ma profession m’avaient appris à regarder comme français un bâtiment ainsi gréé. J’avais entendu parler de corsaires de Dunkerque, de Boulogne et d’autres ports de France, qui venaient ranger les côtes d’Angleterre pendant la nuit, et qui faisaient des prises de la manière dont ce lougre semblait vouloir s’y prendre avec nous. Heureusement nous avions le cap vers la terre ; et nous étions d’un quart ou deux au vent du phare de Dungeness ayant aussi pour nous le flot, autant que nous en pouvions juger par la marche rapide de notre bâtiment.

Mon parti fut pris en une minute. Je ne savais ni où il y avait des batteries, ni où chercher protection. Mais là était la terre, et je me déterminai à y porter de toute la vitesse de nos voiles. J’espérais que nous pourrions être à la côte avant que le lougre pût nous accoster. Quant à son feu, je ne croyais pas avoir à le redouter, car c’eût été attirer sur ses trousses quelque croiseur anglais, et la France était à quelques heures de distance. Je m’empressai de hisser les voiles de misaine et de perruche ; de brasser au vent, de mollir les écoutes, et le brig marcha joliment. Certes l’Amanda n’était pas la plus fine voilière ; mais elle semblait cette nuit-là partager notre peur. Je ne l’avais jamais vue filer si rapidement, eu égard au vent, et il y eut un moment où je crus qu’elle conserverait son avantage, le lougre semblant lancé à sa plus grande vitesse. Mais c’était une illusion ; il se glissa bientôt après nous plutôt comme un serpent marin que comme une machine activée par des voiles. Je vis bientôt que lutter de voiles avec un pareil jouteur, c’était chose impossible.

La terre et le phare étaient alors tout près de nous, et je m’attendais à chaque instant à entendre la quille du brig labourer le fond. Au même instant je crus entrevoir un bâtiment mouillé à l’est de la pointe, à la distance d’environ un quart de mille. L’idée me frappa que ce pouvait être un croiseur anglais, car ils jetaient souvent l’ancre dans des endroits semblables, et je criai presque machinalement : Lofe tout ! Neb était au gouvernail, et au ton dont il me répondit, je vis qu’il était enchanté. Il était temps ; car, en venant au vent, l’Amanda frôla le fond, de manière à nous donner un avant-goût de ce qui serait arrivé une minute plus tard ; toutefois, elle obéit merveilleusement à la barre, et nous doublâmes la pointe de terre la plus proche, sans recevoir d’autre avertissement, faisant tête à la lame, juste assez pour nous tenir un peu au vent du bâtiment à l’ancre. L’instant d’après, le lougre, à une encâblure de nous, fut masqué par la terre. J’avais alors grand espoir qu’il serait obligé de changer de bord, mais il avait bien mesuré sa distance, et il sentait sans joute qu’il passerait. Il fit probablement le raisonnement qu’on prête à Nelson ou du moins à quelques-uns de ses capitaines au Nil, que, s’il y avait assez d’eau pour nous, il y en aurait assez pour lui. Une minute après, je le vis courir au plus près, lofer pour passer la pointe, et arriver dans nos eaux aussi aisément que si quelque aimant l’y attirait.

Pendant tout ce temps, rien ne troublait le silence de la nuit ; pas un cri, pas un appel, à l’exception des ordres donnés sur notre bord, encore l’étaient-ils à voix basse. Quant au bâtiment mouillé, il semblait ne se donner aucun souci ; il était là, sur ses ancres, beau navire, bâtiment de guerre, à ce qu’il me semblait, comme un oiseau de mer qui dort sur son élément. Nous étions directement entre lui et le lougre, et il est possible que les hommes de quart ne vissent pas celui-ci. Les trois bâtiments n’étaient qu’à une encâblure l’un de l’autre. Les cinq minutes qui allaient suivre devaient être décisives. J’étais sur le gaillard d’avant, dévorant des yeux tout ce que je pouvais découvrir du navire, de sa forme, de ses dimensions, de son gréement, à mesure qu’ils devenaient plus distincts, et je le hélai :

— Oh ! du vaisseau !

— Oh ! le nom du brig !

— Américain, avec un lougre français droit dans nos eaux ; remuez-vous un peu !

J’entendis cette rapide exclamation : voilà bien le diable ! — Puis, celle-ci : maudits Yankees[8]. Enfin on appela tout le monde en haut. Il était évident que mon avis avait mis tout l’équipage en mouvement. Talcott accourut alors à l’avant, pour me dire qu’il pensait, à quelques mouvements qui avaient lieu à bord du lougre, que l’on commençait à soupçonner le voisinage du navire. La manière dont on avait appelé « tout le monde en haut » m’avait cruellement désappointé ; c’était celle d’un bâtiment marchand plutôt que d’un vaisseau de guerre ; mais nous étions trop près pour que nos doutes ne fussent pas bientôt dissipés.

— C’est un bâtiment anglais, frété pour les Indes occidentales, monsieur Wallingford, dit un de mes plus vieux matelots ; il a perdu ou quitté son convoi.

— Savez-vous quelque chose du lougre ? demanda un officier d’une voix qui n’avait rien de très-amical.

— Rien que ce que vous voyez. Voilà vingt minutes qu’il me donne la chasse.

D’abord on ne répondit rien ; puis on me demanda de courir un bord, afin de donner le temps de se reconnaître, en l’attirant pour quelques minutes à quelque distance. — Nous sommes armés, et nous viendrons à votre secours.

Si j’avais eu dix ans de plus, j’aurais su quel fonds on peut faire sur la parole des hommes, surtout lorsqu’ils sont guidés par l’appât du gain, et je n’en aurais rien fait ; mais, à dix-huit ans, on voit les choses différemment. Il me parut peu généreux de conduire un ennemi sur un homme endormi, et de ne pas chercher du moins à aider celui-ci. — Oui, oui, répondis-je, et je me mis à exécuter la manœuvre demandée ; mais il était trop tard, le lougre se glissa entre le navire et nous, au moment où nous commencions à porter de nouveau au large, et, profitant de la place que nous lui faisions, il sembla nous observer l’un et l’autre, comme pour faire son choix. Le bâtiment anglais lui parut sans doute le plus attrayant, car il mit la barre au vent et l’aborda par la hanche. On ne fit usage du canon d’aucun côté. Nous étions assez près pour voir ce qui se passait, et entendre même les coups qui étaient frappés. Ce fut une minute de solennelle anxiété pour nous à bord du brig. Les cris des blessés venaient jusqu’à nous, au milieu du calme de cette sombre matinée. Des jurements, des imprécations se confondaient avec les commandements. Quoique pris à l’improviste, John Bull se battit bien ; nous vîmes, néanmoins, qu’il avait le dessous, au moment où la distance, et le brouillard qui commençait à se condenser autour de la côte, nous dérobèrent la vue des deux bâtiments.

La disparition des combattants m’éclaira sur la conduite que je devais tenir. Lorsque je fus bien certain de n’être pas en vue, je virai de nouveau et me dirigeai vers la côte, qui était assez éloignée pour nous permettre de gouverner encore quelque temps dans cette direction ; cet expédient réussit complètement. Lorsque le jour commença à paraître, nous pûmes voir, dans le lointain, le brig et le bâtiment marchand qui s’éloignaient de terre, et se dirigeaient à toutes voiles vers la France. En 1799, il est possible que cette entreprise hardie ait réussi, et que les Français aient pu conduire leur prise dans un de leurs ports, quoique trois ou quatre ans plus tard il n’en eût pas été ainsi. Quant à l’Amanda, elle était sauvée. Nelson, après son grand exploit, ne fut pas plus heureux que je ne l’étais de mon expédient. Talcott me félicita de tout son cœur ; et je crois que tous nous étions trop disposés à attribuer à notre adresse et à notre sang-froid un résultat dans lequel le hasard entrait pour beaucoup.

À la hauteur de Douvres, nous prîmes un pilote, et j’appris que la bâtiment capturé était la Dorothée, venant des Indes occidentales, qui s’était détachée de son convoi, et était arrivée seule la veille au soir. Elle avait jeté l’ancre sous Dungeness, au commencement du jusant, et elle avait mieux aimé, à ce qu’il paraît, prendre une bonne nuit de repos que de s’aventurer, dans les ténèbres, au retour du flot. Son mouillage était bien caché, et il est probable que le lougre ne l’eût jamais trouvée, si nous ne l’avions pas conduit droit à sa proie.

Je n’avais plus à m’occuper du brig, et c’était un grand soulagement pour moi, au milieu d’écueils et de courants auxquels je ne connaissais rien. Ce jour-là nous entrâmes dans les dunes et nous mouillâmes. C’était la première fois que je voyais une flotte à l’ancre. Notre histoire fit du bruit à bord des bâtiments de guerre. Vingt canots au moins vinrent bord à bord pour apprendre les détails à la source. Parmi ceux qui vinrent ainsi me questionner était un vieux monsieur, que je soupçonnai d’être amiral ; il était en habit de ville, et ses canotiers refusèrent de répondre à aucune question ; mais ils lui montraient un respect extraordinaire. Cet inconnu me demanda beaucoup de détails, et je lui racontai toute l’histoire avec franchise, rien de plus, rien de moins. Il m’écouta avec un intérêt marqué. En s’en allant, il me secoua cordialement la main, et me dit : — Jeune homme, vous avez agi prudemment et bien ; laissez grogner nos vieux loups de mer ; ils ne songent qu’à eux. C’était votre droit et votre devoir de sauver votre bâtiment, du moment que vous le pouviez sans manquer à l’honneur, et je ne vois rien que de louable dans votre conduite. Mais c’est une honte pour nous que ces satanés Français viennent ainsi faire leurs orges à notre barbe jusque sous nos écubiers.


CHAPITRE X.


Qu’il est donc et triste à la fois ce cours de la vie humaine, quand l’enfance et la jeunesse commencent à descendre côte à côte la vallée des années ! L’innocence les accompagne quelque temps, leur marche est légère, quoique déjà il y ait de la gravité dans leurs traits ; trop jeunes pour la douleur, ils ne le sont pas pour les larmes.
Allston.


Avec quel intérêt, avec quelle déférence, la portion éclairée des Américains observait l’Angleterre, et étudiait son histoire, ses lois et ses institutions en 1799 ! Il y avait quelques exceptions : — c’étaient quelque ardent politique, quelque individu dont les sentiments avaient été aigris par quelque incident particulier de la révolution ; — mais ces exceptions étaient en très-petit nombre, si l’on considère que la paix ne datait que de quinze ans. Je doute que jamais province ait manifesté une admiration aussi vive pour sa capitale que l’Amérique indépendante en montra pour la mère-patrie, malgré tous ses justes sujets de griefs, jusqu’à la guerre de 1812. Ni Talcott, ni moi, nous ne faisions exception à la règle. Jamais nous n’avions vu l’Angleterre qu’à travers le prisme de notre imagination, et les couleurs brillantes sous lesquelles elle nous était apparue s’affaiblissaient en partie, à mesure que nous approchions. Cependant notre admiration pouvait trouver encore à se donner carrière.

L’histoire d’Angleterre était, par le fait, l’histoire des États-Unis, et, à mesure que nous avancions vers Londres, tous les objets que le pilote pouvait nous montrer de loin, étaient pour nous un sujet de ravissement. La Tamise n’est pas une rivière d’une beauté remarquable ; mais on ne saurait croire le nombre d’embarcations qui la remontaient et la descendaient alors. Il y avait à peine, dans la chrétienté, une sorte de bâtiment qui n’y fût représentée, et, quant aux bateaux à charbon, nous en traversâmes littéralement une forêt qui eût suffi pour chauffer Londres pendant une année, même à ne brûler que la mâture. La manière dont le pilote manœuvra notre brig au milieu de ce labyrinthe de voiles qui bordaient de chaque côté l’étroit passage que nous avions à franchir m’émerveillait aussi ; c’était plutôt la marche d’une voilure, conduite par un cocher habile à travers une foule compacte, que l’allure ordinaire d’un navire. Je le dis hardiment : j’en appris plus sur la Tamise, sur la manière de gouverner un bâtiment et d’en faire ce que je voulais, que dans toute la traversée de Canton à Londres, aller et retour. Pour Neb, il roulait ses yeux noirs d’un air tout ébahi, et il finit par me dire : En vérité, maître Miles, lui, bientôt le fera parler.

Le capitaine Williams m’avait chargé de remettre le brig à son consignataire primitif, en réservant le droit ordinaire de sauvetage. C’était un négociant américain, qui était établi dans la nouvelle Babylone. Je le fis, et ce négociant envoya prendre possession du bâtiment, en me déchargeant de toute responsabilité ultérieure. Comme, dans sa lettre, le capitaine, par inadvertance sans doute, avait mis : « M. Wallingford, son troisième officier, » le consignataire ne m’invita pas à dîner ; et cependant les journaux avaient parlé de l’affaire de Dungeness sous la rubrique ordinaire de : Tour yankee. Tour yankee ! cette phrase, devenue si banale, a fait beaucoup de tort dans notre pays. Les jeunes ambitieux, — car l’envie, la jalousie, la convoitise se cachent sous le nom d’ambition ; l’ambition, c’est tout ce que l’on veut, — les jeunes ambitieux donc de ce pays se font trop souvent une gloire d’imiter ce qu’ils ont vu approuver et applaudir sous ce titre. Je ne puis expliquer autrement le nombre toujours croissant de tours yankees parmi nous. Entre autres améliorations en fait de goût, sinon de morale, qui pourraient être introduites dans la presse américaine, je signalerai la suppression de ces histoires merveilleuses ; mais comme les deux tiers des éditeurs sont yankees, je présume qu’il faut leur passer la fantaisie de faire valoir l’habileté de leur race. Nous devons à la coterie puritaine la plupart de nos éditeurs, de nos critiques, de nos maîtres d’école ; et quand on observe de sang-froid les progrès prodigieux du peuple sous le rapport de la morale, des vertus publiques et privées, de toutes les qualités estimables en un mot, on doit se réjouir que nos maîtres aient découvert si aisément « une église sans évêque. »

Quoi qu’il en soit, j’eus occasion de reconnaître pendant mon séjour à Londres que la terre de nos pères qui, soit dit en passant, a des archevêques, contient dans son sein autre chose que de la vertu sans alliage. À Gravesend, nous avions pris à bord deux officiers de la douane, — dans le système financier d’Angleterre, on met toujours un fripon pour en surveiller un autre, — et ils restèrent jusque après le déchargement du brig. Un de ces hommes avait été domestique d’une grande maison, et il devait sa place à la protection de son ancien maître. C’étaient l’intégrité et le désintéressement en personne, — en personne de douanier, — comme je le découvris dans la première heure de nos relations. Voyant un garçon de dix-huit ans chargé de la prise, et ignorant que ce garçon avait appris assez bien le latin et le grec avec l’excellent M. Hardinge, sans compter qu’il était l’héritier de Clawbonny, il supposait sans doute qu’il en aurait bon marché. Cet homme se nommait Sweeney. Voyant que je brûlais du désir de tout voir, dès que le brig fut amarré, il me proposa une croisière à terre. Ce fut Sweeney qui me conduisit chez le consignataire, et, cette affaire terminée, il m’offrit de me mener voir Saint-Paul, le Monument, et, quand il eut reconnu que j’avais plus de goût qu’il ne l’avait d’abord supposé, les merveilles du West-End. Il me pilota ainsi pendant près d’une semaine. Après m’avoir montré toutes les curiosités de Londres à l’extérieur, et quelques-unes à l’intérieur, quand j’étais disposé à payer, il descendit dans ses goûts, et me conduisit dans Wapping, au milieu de ses horribles mystères. J’ai toujours pensé que Sweeney me tâtait, et qu’il cherchait ainsi à connaître mes véritables sentiments ; il finit par se trahir en me faisant une proposition qui coupa court à notre liaison. Le résultat néanmoins fut de m’initier à des secrets que probablement je n’aurais jamais appris d’une autre manière ; mais j’avais trop lu et trop entendu dire pour me laisser duper aisément, et je sus me tenir sur mes gardes, restant simple spectateur de ce qui se passait sous mes yeux. Les leçons du bon M. Hardinge n’étaient pas de celles qui s’oublient, et elles étaient toujours présentes à mon cœur.

Je n’oublierai jamais une visite que je fis dans une maison appelée le Cheval Noir, dans Sainte-Catherine’s Lane. C’était une rue étroite qui traversait l’emplacement des chantiers qui portent aujourd’hui le même nom ; c’était là le siège de tout ce qu’il y avait de plus infâme à Wapping. Je dis à Wapping ; car il y avait dans certaines parties du West-End des infamies encore plus grandes que tout ce qu’un simple port peut produire. Le commerce, qui fournit à l’homme tout ce qui lui est utile, a son mauvais côté, comme toutes les choses de la terre ; et entre autres maux, il entraîne à sa suite une longue série de vices révoltants ; mais n’en trouve-t-on pas plus encore et de plus honteux chez les grands ? Les apparences exceptées, le West-End l’emporte sous ce rapport sur Wapping ; et si l’on fait entrer les alentours de Saint-Gilles dans la balance, la terre n’aura plus rien à envier à l’Océan.

Ce fut un dimanche que notre visite eut lieu, parce que c’est le moment où la classe ouvrière, n’ayant rien à faire, revêt ses beaux habits pour se montrer dans le monde. Je ferai remarquer en passant que je n’ai jamais vu observer le dimanche dans aucun pays de la chrétienté de la même manière qu’aux États-Unis. Dans tous les autres pays, je parle même des plus rigides, c’est un jour de récréation et de repos, aussi bien que de dévotion publique. Même dans les villes des États-Unis, les vieilles habitudes se perdent, et le dimanche n’est plus ce qu’il était. J’ai assisté depuis quelques années, dans les faubourgs de New-York, à des scènes de désordre, de blasphème, d’infamies, comme je n’en ai vu dans aucune autre partie du monde, et je me suis demandé sérieusement si ces principes d’un puritanisme exagéré avaient bien atteint leur but. Je n’examine pas ici la doctrine ; mais, au point de vue du monde, il semblerait sage, si vous ne pouvez rendre les hommes tout ce qu’ils devraient être, de faire la part de leurs faiblesses, pour qu’ils ne la fissent pas eux-mêmes, et bien plus large alors. Mais revenons au Cheval Noir.

Je n’ai pas besoin de dire quel genre de femmes fréquentaient cette maison ; la plupart étaient jeunes, plusieurs étaient jolies, mais toutes étaient le rebut de la société. — Quant aux hommes que vous voyez ici, me dit Sweeney après avoir demandé un pot de bière et m’avoir fait asseoir à une table vacante, la moitié sont des bandits ou des escrocs, qui viennent passer gaiement la journée au milieu de vous autres beaux messieurs de la marine. Il y a dans le nombre deux ou trois figures que j’ai vues à l’Old Bailey ; comment sont-ils parvenus à se soustraire à la déportation ? c’est ce que j’ignore. Vous voyez qu’ils sont aussi à l’aise que s’ils étaient chez eux, et que l’hôte qui les reçoit est aussi à l’aise de son côté que s’ils étaient tous de parfaits honnêtes gens.

— Comment se fait-il, lui dis-je à l’oreille, que des misérables si bien connus soient en liberté et qu’on ose les recevoir ?

— Enfant que vous êtes ! comment ! vous ne savez pas que la loi protège les fripons aussi bien que les honnêtes gens ? Pour faire condamner un filou, il vous faut des témoins, des jurés qui tombent d’accord, quelqu’un qui poursuive, toutes choses qui ne sont pas aussi communes que des mouchoirs de poche, ou même que des billets de la banque d’Angleterre. D’ailleurs, ces drôles-là ont toujours un alibi tout prêt. Vous savez qu’un alibi…

— Oui, je sais très bien ce que c’est, monsieur Sweeney.

— Comment diable ! s’écria le protecteur des revenus du roi en me regardant d’un air de défiance ; jeune comme vous l’êtes, et à peine débarqué d’un pays vierge encore comme les États-Unis, vous savez cela !

— Oui, dis-je en riant, l’Amérique est le pays des alibis ; tout le monde est partout, et personne n’est quelque part. La nation est toujours en mouvement et c’est en quelque sorte un alibi perpétuel.

Je dus sans doute à ces réflexions qui m’étaient échappées le développement des « vues ultérieures » de Sweeney. Il ne connaissait le monde qu’au point de vue légal ; et il lui semblait assez suspect qu’un jeune homme, dans ma position, fut déjà si bien instruit de la signification de ce terme si utile. Il resta pendant quelques minutes les yeux attachés sur moi.

— Et dites-moi, maître Wallingford, sauriez-vous aussi ce que veut dire nolle prosequi ?

— Sans doute, c’est se désister ; c’est ce que fit le lougre français à la hauteur de Dungeness, par rapport à mon brig, quand il n’eut fait qu’une bouchée du bâtiment qui revenait des Indes occidentales.

— Ah ! ah ! je vois que, sans m’en douter, j’avais affaire à un malin, moi qui étais assez simple pour vous prendre pour un novice.

— Voulez-vous, monsieur Sweeney, que je vous raconte une anecdote sur deux de nos officiers de marine ; elle est toute récente, et elle vous apprendra que nous autres marins d’Amérique, nous savons tous le latin sur le bout du doigt. Un de ces officiers s’était battu en duel, et il avait cru prudent de se cacher. Un de ses amis qui était dans le secret, vint un jour lui dire en grande hâte que les autorités de l’État dans lequel le duel avait ou lieu, avaient rendu un arrêt de nolle prosequi contre les coupables. Il l’avait lu tout au long dans un journal. — Qu’est-ce qu’un nolle prosequi, Jack ? demanda Tom. — Mais, c’est du latin, à coup sûr, et ce doit être quelque chose d’infernal. Il faut le découvrir ; car c’est beaucoup de voir son ennemi face à face. — Eh ! bien, vous connaissez un tas d’avocats, et vous pouvez vous montrer, vous ; allez en consulter un. — Un avocat ? non, non, je ne m’y fie pas ; tenez, nous avons étudié quelque peu de latin, quand nous étions à l’école, et à nous deux, nous en viendrons à bout. — Tom ne demanda pas mieux, et ils se mirent à l’ouvrage. Jack était le plus fort des deux ; mais il eut beau chercher, il ne put parvenir à trouver nolle dans aucun dictionnaire, d’où il conclut que c’était un nom propre. Quant à prosequi, c’était une autre affaire ; il y avait du procès là-dedans, quoique, dans ce latin, ils eussent une manière d’intervertir les mots qui faisait qu’on avait peine à s’y reconnaître. — Quoi qu’il en soit, Tom, ajouta-t-il, ce monsieur Nolle vous fera une mauvaise affaire, et je vous engage à vous enfoncer dans l’intérieur à la distance de deux ou trois cents milles, où vous pourrez rire tout à votre aise de ses menaces de prosequi.

Sweeney s’amusa beaucoup de cette anecdote, et il me proposa, pour finir la journée, de me conduire à une fête où il me fit entendre que les officiers américains aimaient assez à passer quelques instants. C’était une salle de réunion de Wapping, et en entrant je me trouvai dans une société composée d’une cinquantaine de cuisiniers et de maîtres d’hôtel de bâtiments des États-Unis, tous noirs comme le jais, et ayant aux bras des compagnes dont les joues avaient les couleurs ordinaires des jeunes Anglaises. J’ai aussi peu de préjugés de couleur qu’un Américain puisse en avoir, mais j’avoue que ce spectacle me souleva le cœur. En Angleterre, la chose paraissait toute simple ; et j’appris ensuite que rien n’était plus commun que de voir des Anglaises épouser des hommes de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel.

Quand Sweeney m’eut offert ce bal comme le nec plus ultra de ce qu’il pouvait me montrer, il laissa percer le véritable motif de toutes ses attentions. Après avoir vidé un second pot de bière, qu’il entremêla de genièvre, il m’offrit ses services pour introduire en fraude tout ce qui pouvait se trouver à bord de l’Amanda, qu’en ma qualité de maître de prise, j’aurais pu désirer de m’approprier. Je repoussai la proposition avec une certaine chaleur, et je laissai entendre à mon tentateur que je la considérais comme une insulte, et que nos relations ensemble n’iraient pas plus loin. Il resta confondu. — D’abord, il était évident qu’à ses yeux, tout ce qui était marchandise n’était bon qu’à être pillé, et ensuite que piller était un tour yankee des plus vulgaires. Si j’avais été Anglais, il aurait peut-être compris ma conduite ; mais il était si habitué à regarder un Américain comme un fripon, que j’appris ensuite qu’il voulait que je fusse le fils illégitime de quelque négociant anglais, qui se faisait passer pour Américain ; c’était du moins ce qu’il avait dit à un recruteur de matelots. Je ne prétends pas expliquer cette contradiction, quoique j’aie souvent observé le même phénomène moral chez ses compatriotes ; mais enfin, voilà le fripon le plus fieffé qui eût jamais existé, qui affectait de croire que la friponnerie était indigène chez certaines nations, parmi lesquelles il avait soin de ne pas comprendre la sienne.

Enfin, j’eus le bonheur de voir la Crisis qui se glissait au milieu du labyrinthe de voiles, comme l’Amanda l’avait fait avant elle. Elle vint s’amarrer tout près de nous, et l’opération n’était pas encore terminée que Talcott, Neb et moi nous étions à bord. Le capitaine Williams avait lu dans les journaux le récit du tour yankee, il avait compris comment la chose avait dû se passer, et il nous fit l’accueil le plus favorable ; j’avoue que je n’avais jamais eu d’inquiétude à cet égard.

Nous fûmes tous charmés de nous revoir : le capitaine Williams était resté à Falmouth plus longtemps qu’il ne se l’était proposé, pour réparer quelques avaries, et voilà pourquoi je l’avais devancé. Maintenant que le bâtiment était entré, nous ne craignions plus d’être pris par la presse, car Sweeney aurait eu l’attention de mettre à nos trousses toute la bande des recruteurs. Je ne sais s’il croyait réellement que je fusse sujet anglais, mais je n’étais nullement tenté de voir décider la question devant un tribunal maritime. À tout prendre, la Cour du Banc du Roi me convenait beaucoup mieux.

Comme j’étais le seul officier du bâtiment qui eût déjà vu Londres, mon expérience de quinze jours m’avait singulièrement grandi aux jeux de l’équipage ; c’était comme un grade de plus que je venais d’acquérir. Marbre brûlait de voir la capitale de l’Angleterre, et il me fit promettre de lui servir de pilote, dès que nous serions libres, et de lui montrer tout ce que j’avais vu moi-même. Il nous fallut quinze jours pour débarquer la cargaison et prendre du lest ; les articles que nous comptions emporter pour trafiquer sur la côte étaient trop légers et trop peu nombreux pour remplir le bâtiment. Ensuite il fallut songer à compléter notre équipage : naturellement nous choisîmes de préférence des Américains, d’autant plus qu’à tout moment les Anglais pouvaient être pressés. Nous eûmes la main heureuse ; le hasard nous fit rencontrer des matelots de premier choix qui, pris à un bâtiment américain par un croiseur anglais, venaient d’obtenir leur congé. La Crisis avait fait parler d’elle, et ils furent ravis de passer sur son bord. L’histoire de la prise de la Dame de Nantes, copiée sur le livre de loch, et légèrement embellie, avait paru dans les journaux par les soins du consignataire. Rien alors ne mettait plus les Anglais en bonne humeur que d’apprendre quelques revers des Français. À aucune époque depuis 1775, les Américains n’avaient eu si bonne réputation en Angleterre ; par miracle, les deux nations combattaient du même côté. Peu de temps après notre départ de Londres, on vota à Lloyd une adresse de félicitations à un commandant américain pour avoir capturé une frégate française. Pourquoi ne verrait-on pas des flottes anglaise et américaine agir un jour de concert ? Personne ne peut lire les secrets de l’avenir, et j’ai vécu assez longtemps pour savoir que personne ne peut prévoir quels amis il conservera, pus plus qu’une nation ne saurait deviner quels peuples deviendront ses ennemis.

Le chargement de la Crisis ne s’opéra que lentement, ce qui nous laissa du loisir ; notre capitaine, mis en bonne humeur par le succès de notre voyage, se montrait très-facile. Cette disposition fut augmentée sans doute par la circonstance qu’un bâtiment arrivé en très-peu de temps de New-York, lui donna des nouvelles de notre prise, qu’il avait rencontrée en mer, au moment où elle n’avait plus que quelque cent milles à faire par la brise la plus favorable. C’était avoir la presque certitude morale que la Dame de Nantes était arrivée saine et sauve ; car aucun bâtiment français n’aurait aimé à s’aventurer sur cette côte éloignée, qui était alors protégée par nos croiseurs.

Ce fut pour moi un grand amusement de montrer à Marbre les curiosités de Londres. Nous commençâmes par les animaux féroces de la Tour, à tout seigneur tout honneur ; mais notre lieutenant n’en fut pas émerveillé. Il avait été trop souvent en Orient, disait-il, pour admirer une pareille ménagerie, bonne tout au plus pour des badauds. La Tour ne fut pas plus heureuse auprès de lui ; il avait vu en Amérique une tour où l’on fabriquait des balles, qui l’enfonçait et pour la hauteur, et, suivant lui, pour la beauté. Saint-Paul l’étonna un peu ; il avoua franchement qu’il n’y avait pas d’église pareille à Kennebunk, quoiqu’il pensât que la Trinité à New-York pouvait bien être mise à côté.

— Comment ! à côté ? répétai-je en riant ; c’est dedans que vous voulez dire, avec son clocher et tout le reste, et il resterait encore plus de place que dans toutes les autres églises de New-York réunies.

Marbre fut longtemps à me pardonner cette plaisanterie ; il me dit que ma remarque n’était pas patriotique ; mot qui, en 1799, était moins souvent employé qu’aujourd’hui, mais qui pourtant était déjà en usage. Il voulait dire, comme à présent, une lourde et étroite obstination à regarder comme merveilleux tout ce qui tient à sa province, et, sous ce rapport, jamais il n’y eut de meilleur patriote que Marbre. Au sortir de l’église, je lui fis traverser Fleet-Street, Temple-Bar et le Strand sans trop d’encombre, et enfin nous entrâmes dans les hautes régions de la mode, de l’aristocratie et de la cour. Après un certain temps, nous nous dirigeâmes vers Hyde-Park, où nous devions « mettre en panne » pour faire nos observations.

C’est un magnifique coup d’œil que présente le parc, lorsque le temps est beau et que les équipages les plus magnifiques se croisent dans tous les sens. Ne pouvant critiquer l’ensemble, notre lieutenant se rejeta sur les détails ; ce fut sur les livrées qu’il exhala toute sa bile. Il était indécent, disait-il, de faire porter un chapeau à trois cornes à un homme salarié ; c’était une décoration qui devait être exclusivement réservée aux ministres de l’Évangile, aux gouverneurs d’état et aux officiers de milice. J’avais quelques idées sur les usages du grand monde, puisées, soit dans des livres, soit dans des observations personnelles ; mais Marbre rejetait toutes mes explications ; il interprétait tout à sa manière, et j’ai souvent pensé combien c’eût été un homme précieux pour des éditeurs de voyages. Les gens comme il faut commençaient à conduire eux-mêmes leurs voitures ; et je me rappelle, en particulier, un « ultrà de la nouvelle mode, qui avait mis son cocher dans l’intérieur, pendant qu’il occupait le siège en personne. Une violation si flagrante des convenances était rare, même à Londres. En voyant le cocher se pavaner ainsi dans tout l’éclat de son costume, Marbre se mit dans la tête que c’était le roi, et il ne voulait pas en démordre. Tout absurde que cela paraisse, j’ai vu des théoriciens d’Europe tomber dans des bévues tout aussi grossières sur le jeu de nos institutions.

Nous étions à discuter ce point, Marbre et moi, quand il survint un léger incident qui eut ensuite des conséquences importantes. Les fiacres, les chaises de poste, les voitures publiques, en un mot, ne sont pas admis dans les parcs en Angleterre ; les remises seuls sont exceptés. Nous passâmes près d’une de ces voitures qui se trouvait dans une situation difficile ; les chevaux s’étaient effrayés, à la vue d’une brouette qui se trouvait sur le chemin ; le cocher s’y était sans doute mal pris, et les roues de derrière de la voiture reculaient dans l’eau du canal ; sans le lieutenant et moi, la voiture était submergée, et avec elle ceux qui s’y trouvaient. Je jetai la brouette sous une des roues de devant, juste à temps pour prévenir la catastrophe, tandis que Marbre saisissait la roue de son poignet de fer. La brouette et lui opposèrent une résistance qui fit contre-poids. Il n’y avait point de laquais ; je m’élançai à la portière, et j’aidai un homme âgé qui paraissait souffrant, une dame qui pouvait être sa femme, et une jeune personne que je supposai être leur fille, à en sortir. Grâce à mon entremise, tous trois mirent pied à terre, sans même s’être mouillé les pieds ; mais je ne m’en étais pas si bien tiré. À peine furent-ils hors de la voiture, que Marbre, qui était enfoncé dans l’eau jusqu’aux épaules, et qui avait fait des efforts prodigieux pour maintenir l’équilibre, lâcha tout ; la brouette céda au même moment, et toute la boutique, voiture et chevaux, alla rouler dans l’eau sens dessus dessous. Un des chevaux fut sauvé, je crois, et l’autre se noya ; mais la foule s’était rassemblée, et je m’inquiétai peu de ce que devenait la voiture ; je ne songeais qu’à la cargaison qui était sauvée.

Le vieux Monsieur me prit vivement les mains ainsi qu’à Marbre, disant que nous ne pouvions pas le quitter, et que nous allions le suivre. J’y consentis sans peine, pensant que je pourrais me rendre utile. En nous dirigeant vers l’une des entrées particulières du parc, je pus observer les personnes que je venais d’obliger ; elles avaient l’air très-respectables, mais je connaissais assez le monde pour voir qu’elles appartenaient à ce qu’on appelle la classe moyenne en Angleterre. Je pensai que le Monsieur pouvait être militaire ; la jeune personne était à peu près de mon âge, et décidément jolie ; c’était une aventure, pour le coup ! J’avais sauvé une damoiselle de dix-sept ans, et je n’avais qu’à en tomber amoureux pour devenir le héros d’un roman.

À la porte du parc, le vieux Monsieur appela un fiacre, y fit monter les deux dames et nous pria de monter aussi, mais je n’y voulus pas consentir ; Marbre et moi nous étions trempés. Après quelques pourparlers, il nous donna son adresse, dans Norfolk-Street, et nous promîmes de passer chez lui en retournant à bord ; mais, au lieu de suivre la voiture, nous gagnâmes le Strand à pied, et nous n’eûmes rien de plus pressé que de dîner et de nous sécher. Le lieutenant eut recours à quelques verres d’eau-de-vie pour prévenir un rhume, disait-il ; c’est une pratique assez commune dans tous les coins du globe, mais je ne saurais expliquer sur quel principe elle repose.

Après le dîner, nous nous dirigeâmes vers Norfolk-Street. On nous avait dit de demander le major Merton, ce que nous fîmes. C’était une de ces maisons garnies qui abondent dans ce quartier. Le major et sa famille occupaient le premier étage, ce qui est toujours d’assez bon ton. Il était évident, toutefois, que la famille ne menait pas ce grand train dont nous venions de voir tant d’exemples dans le parc.

— J’ai reconnu l’empressement et la galanterie du marin anglais dans votre conduite, Messieurs, dit le major après nous avoir fait l’accueil le plus cordial, et tout en tirant de son portefeuille quelques billets de banque ; je voudrais pouvoir vous offrir davantage, mais un jour, peut-être, il me sera permis de vous donner de meilleures preuves de ma reconnaissance.

En disant ces mots, le major présentait à Marbre deux billets de dix livres sterling, dont l’un m’était sans doute destiné. Suivant toutes les théories, et d’après l’opinion unanime du monde chrétien, les États-Unis sont le pays cupide par excellence ; celui où l’on est le plus avide de gain ; celui où l’on a le plus de respect pour l’or, et moins pour soi-même que dans toute autre portion du globe. Quand tous mes semblables sont d’accord sur un point, je ne conteste jamais, par la raison toute simple que ce serait inutile. Ainsi donc, j’accorde que l’argent est le grand mobile de la vie américaine, et je ne vois pas trop à quelle autre chose on prendrait intérêt dans la grande république modèle. La direction politique est tombée en des mains telles, que les places ne donnent pas même une position sociale ; le peuple est omnipotent, il est vrai, mais s’il peut faire un gouverneur, il ne saurait faire des gentlemen ni des ladies ; les rois eux-mêmes ont parfois assez de peine à en venir à bout. La littérature, les armes, les arts, la gloire dans tous les genres, n’occupent qu’une place secondaire ; le dollar tout-puissant prime partout ; et pourtant, règle générale, vingt Européens seront achetés avec vingt livres sterling de la banque d’Angleterre, plus aisément que deux Américains. Je ne me charge pas d’expliquer ce phénomène ; je me borne à mentionner le fait.

Marbre écouta le major avec beaucoup d’attention et de respect, tout en agitant sa tabatière dans sa poche. La boîte fut ouverte au moment où le major finissait, et moi-même je commençais à craindre que la cupidité bien connue du Kennebunk ne cédât à la tentation ; et que les billets n’allassent se placer bord à bord avec le tabac ; mais je me trompais. Prenant une prise avec un grand sang-froid, le lieutenant referma la boîte, et alors il fit sa réponse.

— C’est très-généreux de votre part, major, dit-il ; j’aime à voir faire convenablement les choses, et il n’y a rien à dire ; mais rengainez votre argent, nous vous avons la même reconnaissance que si nous l’avions empoché ; ainsi, n’en parlons plus, le compte est balancé. Je voudrais seulement vous dire, pour prévenir toute méprise, attendu que l’autre idée pourrait nous faire presser, ce qui ne nous irait pas, que nous sommes l’un et l’autre nés natifs des États-Unis.

— Des États-Unis ! répéta le major en se redressant avec quelque raideur ; alors, jeune homme, ajouta-t-il en se tournant de mon côté, et en me présentant les billets de banque dont il paraissait alors aussi pressé de se débarrasser qu’il y semblait peu disposé dans le principe ; — vous ne refuserez pas ce léger témoignage de ma reconnaissance.

— Impossible, Monsieur, répondis-je avec respect ; nous ne sommes pas précisément ce que nous paraissons être, et les apparences vous trompent. Nous sommes les deux premiers officiers d’un bâtiment porteur de lettres de marque.

À ce mot d’officiers, le major retira sa main et s’empressa de nous faire des excuses ; il ne nous comprenait pas bien encore, je le voyais clairement ; mais du moins il avait assez de sagacité pour comprendre que nous n’accepterions pas d’argent. Il nous invita à nous asseoir, et la conversation continua.

— Maître Miles que voilà, reprit M. Marbre, a un domaine, appelé Clawbonny, sur les bords de l’Hudson, et il pourrait rester bien tranquillement chez lui à étudier le droit ou à faucher ses foins ; mais quand le coq chante, le poulet veut chanter aussi. Son père a été marin, et voilà !

Cette annonce de ma position à terre ne me fit pas mal, et je pus remarquer un changement dans les manières de toute la famille, non pas qu’on m’eût traité avec dédain, ou même avec froideur ; mais maintenant toute distance entre nous avait disparu. Je restai une heure avec les Mertons, et je promis de revenir avant de quitter l’Angleterre. C’est ce que je fis plus de douze fois, et le major, reconnaissant sans doute que j’étais un peu mieux élevé qu’il ne l’avait supposé d’abord, me fournit les moyens de voir Londres sous un aspect plus favorable. J’accompagnai la famille aux deux grands théâtres ; j’avais eu soin de me faire habiller à neuf des pieds à la tête ; et Émilie sourit la première fois qu’elle me vit dans mon nouveau costume, et je crus même qu’elle rougissait. C’était une jolie créature : douce et timide dans ses manières habituelles, mais au fond pleine de vivacité et d’élan, autant que j’en pouvais juger à l’expression toute anglaise de ses grands yeux bleus ; et puis elle avait reçu de l’éducation ; et, dans mon ignorance de la vie, je la croyais plus savante que toutes les jeunes filles de son âge. Grace et Lucie étaient instruites l’une et l’autre, elles avaient reçu de bonnes leçons de M. Hardinge ; mais le digne ministre, dans le fond de sa bicoque des États-Unis, ne pouvait donner aux deux jeunes filles les talents de tous genres qui en Angleterre sont à la portée d’une fortune même médiocre. Émilie Merton me semblait la merveille des merveilles ; et, lorsque j’étais assis à côté d’elle, je rougissais de mon ignorance en l’écoutant.


CHAPITRE XI.


Attention, contre-maître, ou nous allons échouer. Attention, te dis-je !
La Tempête.


Le capitaine Williams, désirant me témoigner sa reconnaissance pour le soin que j’avais pris du brig, me permit de passer à terre tout le temps que je lui demandai. Je pouvais ne jamais revoir Londres, l’occasion qui se présentait pour moi de visiter cette ville en aussi bonne compagnie était trop favorable pour qu’il voulût y mettre le moindre obstacle. Il eut soin, toutefois, de faire demander à un des employés du consulat ce que c’était que les Mertons, de peur que je ne fusse dupe de quelque adroit intrigant, comme il n’y en a que trop à Londres. Les renseignements furent favorables. Le major avait été longtemps employé dans les Indes occidentales, où il avait encore une position demi-militaire assez modeste ; il était venu en Angleterre pour régler des affaires longues et compliquées, et en même temps pour retirer de pension Émilie, son unique enfant ; il devait, dans quelques mois, retourner à son ancien poste, ou aller en occuper quelque autre. C’est ce que j’avais appris déjà d’Émilie elle-même ; ce qu’elle m’avait dit se trouva pleinement confirmé par le témoignage de l’employé du consulat. Les Mertons étaient incontestablement dans une position respectable, quoiqu’elle n’eût rien de bien relevé. J’appris de plus du major qu’il avait quelques parents aux États-Unis, son père s’étant marié à Boston.

Pour ma part, j’avais à m’applaudir autant que les Mertons de l’heureux hasard qui m’avait mis en rapport avec eux. Si j’avais été l’instrument employé par la Providence pour leur sauver la vie, ce dont on ne pouvait douter, ils me faisaient connaître le monde, pour employer l’expression reçue, mieux que je ne l’avais connu dans toute ma vie précédente. Je ne prétends pas avoir vu la société de Londres ; elle est dans une sphère où n’avait pu atteindre le major lui-même qui était né dans le commerce, à une époque où les commerçants étaient bien moins considérés en Angleterre qu’ils ne le sont aujourd’hui, et qui avait été obligé de s’attacher à un patron pour s’assurer une position dans l’avenir ; mais il avait les idées, les sentiments et les manières d’un gentleman, et il n’oubliait jamais que je lui avais sauvé la vie dans le plus grand danger. Quant à Émilie Merton, elle avait, dans sa conversation avec moi, un ton de franche amitié, et j’étais heureux d’entendre de jolies pensées élégamment exprimées par sa jolie bouche. Je pouvais m’apercevoir qu’elle me trouvait un peu rustique et un peu provincial ; mais je n’avais pas fait le voyage de Canton pour me laisser intimider par une enfant, quelque belle et quelque aimable qu’elle fût. En somme, et je puis le dire aujourd’hui, à mon âge, sans être accusé de vanité, je pense avoir laissé à ces braves gens une opinion de moi favorable. Peut-être Clawbonny eut-il quelque influence en cette affaire ; ce qu’il y a de certain, c’est que, quand je fis ma dernière visite, Émilie elle-même parut triste, et sa mère m’assura que tout le monde me regrettait bien sincèrement. Le major me fit promettre d’aller le revoir, soit à la Jamaïque, soit à Bombay, où il espérait se rendre dans quelques mois avec sa femme et sa fille ; je savais qu’il avait réglé en partie ses affaires, qu’il espérait que sa position deviendrait encore meilleure, et que tout s’arrangerait pour le mieux.

La Crisis mit à la voile au jour désigné, et au bout d’une semaine elle quitta les dunes pour entrer en mer, favorisée par le vent du sud. Nos Philadelphiens formaient un bel équipage bien déterminé, et nous eûmes le bonheur, en débouchant le canal, de battre un sloop de guerre anglais dans un défi de vitesse. Mais pour rabattre un peu notre orgueil, un bâtiment à deux ponts qui se rendait dans la Méditerranée nous fit éprouver le même sort trois jours plus tard. Ce qui rendait l’affaire plus mortifiante encore, c’est que tout le monde venait d’applaudir à l’observation faite par Marbre qu’un sloop de guerre étant le plus rapide de tous les voiliers, et le meilleur des sloops ayant été battu par nous, nous pouvions défier toute la marine anglaise. J’essayai de le consoler en lui rappelant que ce n’était pas toujours la vitesse qui obtenait le prix de la course. Il marmotta je ne sais quelle réponse entre ses dents, maudissant tous les proverbes, et me demandant dans quel livre j’avais puisé une pareille absurdité.

Je ne m’arrêterai pas sur tous les petits incidents qui signalèrent notre longue traversée. Nous touchâmes à Madère, où nous débarquâmes une famille anglaise qui allait y rétablir la santé d’un de ses membres ; nous y prîmes des fruits, des légumes et de la viande fraîche. Notre première station ensuite fut à Rio, où nous devions trouver des lettres de notre pays, ainsi que le capitaine en avait reçu avis. Ces lettres étaient pleines d’éloges de notre bonne conduite, ayant été écrites depuis l’arrivée de la Dame de Nantes, mais, à mon grand désappointement, il n’y avait pas une ligne pour moi.

Nous restâmes peu de temps à Rio, et nous quittâmes le port favorisés par un vent du travers qui nous porta promptement au cinquantième degré ; mais comme nous approchions de l’extrémité méridionale du continent américain, le temps devint lourd et le vent contraire. Nous étions alors dans le mois qui correspond à novembre dans l’autre hémisphère, et nous avions à doubler le cap Horn dans une bien mauvaise saison pour gagner dans l’ouest. Il n’y a aucune partie du monde dont les navigateurs aient donné des descriptions plus contradictoires que de ce fameux passage. Chacun semble en parler d’après l’impression qu’il a éprouvée, et il n’y en a pas deux pour qui cette impression ait été exactement la même. Je ne me rappelle pas avoir entendu parler de calme à la hauteur de ce cap, mais les vents légers n’y sont pas rares, bien que les tempêtes soient certainement le caractère dominant de ces parages. Notre capitaine y avait déjà passé quatre fois, et il fut d’avis qu’il ne fallait pas s’inquiéter de la saison, et que le mieux était de ne pas s’éloigner de la terre. Nous nous dirigeâmes donc sur l’île des États, avec l’intention de traverser le détroit de Le Maire, et de serrer le cap Horn d’aussi près que possible en le doublant. Un matin, au lever du soleil, les îles Falkland, ou plutôt la plus occidentale de ces îles, nous restaient un peu au vent, qui soufflait alors justement de l’est. Le temps était brumeux, et ce qu’il y avait de pire, c’est que l’absence de la lune rendait bien délicate l’entreprise de traverser un passage aussi étroit que celui que nous nous proposions de franchir. Marbre et moi, nous nous entretînmes de ce point, et nous désirions qu’on pût persuader au capitaine de prendre le plus près, et d’essayer de gagner l’est de l’île, autant que cela était possible, le vent étant placé comme il l’était ; mais aucun de nous n’osa le proposer, moi, à cause de ma jeunesse, et le second à raison, dit-il, de l’obstination du « vieux. » — Il aime, ajouta Marbre, à marcher ainsi à l’aveugle, et il n’est jamais plus heureux que quand il vogue sur l’Océan dans des parages remplis d’îles inconnues ; je vous réponds qu’il nous donnera joliment du fil à retordre, s’il remonte jamais la côte nord-ouest. — La consultation se termina ainsi, nous autres subordonnés pensant que le mieux était de laisser les choses suivre leur cours.

J’avoue que je ne pus me défendre d’une préoccupation pénible, en voyant les montagnes disparaître dans la hanche du vent. Il y avait peu d’espoir de faire aucune observation ce jour-là, et ce qu’il y eut de fâcheux, c’est que vers midi la brise commença à hâler davantage le sud ; à mesure qu’elle hâlait, elle augmentait en force, et enfin, vers minuit, elle tourna à coup de vent. Ce fut le commencement d’une tempête comme je n’en avais encore jamais vu dans aucun de mes voyages sur mer. Comme d’habitude, on diminua de voiles autant que cela était nécessaire, jusqu’à ne conserver que le grand hunier aux bas ris, le petit foc, la misaine et le foc d’artimon. Notre gréement était suivant l’ancien système, les innovations modernes étant alors inconnues.

Notre situation était loin d’être gaie. Les marées et les courants, dans cette latitude élevée, ont une grande violence, et au moment où il était de la plus haute importance pour nous de connaître exactement la position du bâtiment, nous en étions réduits à des conjectures d’une incertitude désolante, et à des suppositions qui pouvaient être fort éloignées de la vérité. Toutefois, le capitaine eut assez de sang-froid pour courir bâbord amures jusqu’au lever du soleil, dans l’espoir de découvrir les montagnes de la Terre de Feu. Personne alors n’espérait que nous puissions franchir le détroit ; mais c’eût été du moins un grand soulagement pour nous d’apercevoir la terre, afin de pouvoir nous rendre un compte quelconque de notre position. Le jour vint enfin, mais nous n’en fûmes pas plus avancés ; le temps était si sombre, la pluie et la brume si épaisses, et les lames si fortes, que notre vue portait rarement à une distance d’une lieue autour de nous, et souvent pas même à un demi-mille. Heureusement la direction générale de la côte orientale de la Terre de Feu est du nord-ouest au sud-est, ce qui nous donnait une grande latitude pour éviter la côte, pourvu que nous ne fussions pas, contre toute attente, engagés dans une des dentelures profondes de cette terre sauvage et inhospitalière.

Le capitaine Williams déploya une grande activité dans les circonstances critiques où nous nous trouvions. Le bâtiment était assez avancé au sud pour pouvoir nous faire espérer de doubler les îles Falkland en virant de bord, si nous pouvions compter sur les courants ; mais il eût été bien hasardeux de tenter une pareille entreprise par des nuits aussi longues et aussi sombres que celles que nous avions, et de nous exposer ainsi à nous trouver sous le vent. Il prit donc le parti de nous maintenir autant que possible dans notre position ; il espérait gagner encore une nuit avant d’être à terre, chaque heure nous faisant maintenant espérer que le coup de vent touchait à son terme. Je pense qu’il se sentit encouragé à suivre cette marche, par la circonstance que le vent commençait évidemment à hâler encore plus le sud, ce qui avait le double avantage d’augmenter nos chances de doubler les îles et de diminuer nos appréhensions quant à la Terre de Feu.

Marbre se trouva fort mal à l’aise pendant cette seconde nuit ; il resta le matin avec moi sur le pont pendant toute la durée du quart, se défiant, non de ma prudence, mais du vent et de la terre. Je ne l’avais jamais vu jusqu’alors aussi préoccupé ; car il avait l’habitude de se considérer comme une partie de la charpente du navire destinée à s’engloutir ou à surnager avec le reste.

— Miles, me dit-il, vous et moi, nous savons quelque chose de ces courants infernaux ; nous savons comment ils emportent un bâtiment d’un côté, tandis qu’il regarde de l’autre avec autant de fierté qu’un porc que l’on tire en arrière par la queue. Si nous avions été chercher le cinquantième degré de longitude, nous aurions pu maintenant avoir de la mer devant nous, et doubler le cap avec ce même vent ; mais non, le vieux drôle n’aurait pas eu d’îles, et il n’est jamais heureux tant qu’il n’a pas une demi-douzaine d’îles autour du corps.

— Si nous avions été chercher le cinquantième degré de longitude, répondis-je, nous aurions eu vingt degrés à faire pour doubler le cap Horn, tandis qu’en prenant seulement le détroit de Le Maire, nous en serions quittes pour six ou huit degrés.

— Passer le détroit de Le Maire, le 10 novembre, ou, ce qui revient au même dans cette partie du monde, le 10 mai, et avec moins de neuf heures de jour ! Et quel jour encore ! Nos brouillards de Terre-Neuve, que j’ai si souvent avalés en allant à la pêche dans ma jeunesse, sont un vrai soleil de midi en comparaison ! Il ne peut pas être question de sondages : avant que la sonde eût touché le fond, le taille-mer aurait donné contre un roc. Ce navire est si ardent et va tellement de l’avant que nous verrons la terre ferme avant que personne s’en doute. Le vieux s’imagine, parce que la côte de la Terre de Feu court au nord-ouest, que la terre s’éloignera de nous avec la même rapidité que nous allons à sa rencontre ; j’espère qu’il vivra assez pour persuader à tout le monde qu’il a raison !

Marbre et moi, nous étions ainsi à causer sur le gaillard d’avant, les yeux tournés vers l’ouest, car il eût été difficile de rien voir dans toute autre direction, quand il s’interrompit pour s’écrier : La barre au vent, tout ! — Brasse au vent derrière, mes garçons, — cargue le foc d’artimon ! — Cet ordre mit tout l’équipage en mouvement, le capitaine et le troisième officier furent sur le pont en une minute. Le navire fit une abattée, dès que nous eûmes hâlé bas le foc d’artimon, la voile du grand hunier venant en ralingue.

La vitesse augmentant à mesure que nous avions le vent plus de l’arrière, le mouvement d’arrivée se continua sous l’impulsion de la barre, et le bâtiment partit comme une toupie. Les écoutes du petit foc étaient bordées avec soin, et cependant les voiles firent entendre un bruit semblable à une détonation d’arme à feu, lorsqu’elles commencèrent à prendre sur l’autre bord. Le navire fut amuré à tribord, en recevant des secousses terribles, qui firent trembler toutes les poulies et toutes les chevilles du bâtiment. Tout réussit néanmoins ; et la Crisis commença à s’éloigner de la Terre de Feu, à coup sûr ; mais où allait-elle au juste ? c’est ce que personne n’aurait su dire. Elle avait le cap presque à l’est, le vent variant entre sud quart sud-est et sud-est quart sud. Dans cette direction, je ne doutais pas qu’elle ne dût doubler les îles Falkland, bien que je fusse persuadé que nous en étions encore à une grande distance. Nous avions du temps devant nous pour profiter d’un changement de vent.

Dès que le bâtiment eut repris son équilibre, en présentant son autre flanc au vent, le capitaine Williams eut une conversation sérieuse avec le second, pour lui demander l’explication de la manœuvre qu’il avait commencée. Marbre prétendait avoir aperçu la terre en face du navire, — comme vous savez que j’aperçus la Dame de Nantes, capitaine Williams, dit-il ; et, voyant qu’il n’y avait pas de temps à perdre, j’ai fait mettre la barre au vent pour éviter la côte. Je me défiais de cette explication, au moment même où Marbre la donnait, et avec raison, ainsi qu’il me l’avoua plus tard ; mais le capitaine fut satisfait, ou du moins jugea à propos de le paraître. D’après les calculs que je fis, je pense que nous étions à quinze ou vingt lieues de la terre, quand nous virâmes de bord ; mais Marbre, quand il me fit ses confidences, me dit : — J’avais bien assez de Madagascar, Miles, sans aller nous casser le nez sur cette côte effroyable, et il peut y avoir des courants infernaux de ce côté du cap de Bonne-Espérance, aussi bien que de l’autre. Nous avons eu assez de rafales et de tourmentes dans cette direction, et le bâtiment ira tout aussi bien le cap à l’est que le cap à l’ouest.

Pendant toute cette journée la Crisis eut les amures à tribord, labourant avec effort les lames furieuses ; à la chute du jour, elle vira de bord de nouveau, et mit le cap à l’ouest. Bien loin de tomber, le vent ne faisait qu’augmenter, et, vers le soir, nous jugeâmes nécessaire de serrer notre hunier et notre misaine. Le hunier avait été déjà tellement réduit, avec ses quatre ris, que le rouler devenait une tâche extrêmement délicate. Neb et moi, nous étions à l’œuvre ensemble, et jamais je ne me donnai plus de peine qu’en cette occasion. La voile de misaine aussi n’était pas une petite affaire, mais nous réussîmes à les ferler toutes deux sans encombre. Au coucher du soleil, lorsque la nuit vint ajouter encore à la tristesse de cette sombre journée, le petit foc se déralingua, avec un bruit qui fut entendu de tout le navire, et disparut dans la brume, comme un nuage qui se perd dans l’immensité des cieux. Quelques minutes après, on amena la voile d’artimon, pour l’empêcher de suivre la même route. La secousse que reçut le navire à cette occasion le fit trembler depuis la quille jusqu’au haut des mâts.

Pour la première fois, je fus alors témoin d’une tempête sur mer. J’avais vu plus d’une fois des coups de vent et d’assez violents ; mais il y avait autant de différence entre la force de l’ouragan, cette fois, et les coups de vent ordinaires, qu’il peut y en avoir entre ceux-ci et une forte brise. Les lames semblaient s’affaisser sous la pression du vent qui pesait sur la surface de l’Océan ; car, quand une montagne d’eau venait à se montrer, elle était brisée et fendue en écume, comme le bois qui vole en éclats sous la hache. Une heure après que le vent eut soufflé avec le plus de force, il n’y avait aucun gonflement considérable sur la surface de la mer, je dis considérable, car la profonde respiration de l’Océan n’est jamais entièrement interrompue, et le bâtiment était aussi ferme que s’il avait été à moitié hors de l’eau, bien que les bouts des vergues inférieures plongeassent presque dans la mer : position qu’elles conservèrent aussi constamment que si on l’eût recherchée à dessein. Quelques-uns d’entre nous furent obligés de monter pour rabanter les voiles jusqu’aux gambes de hune ; il eût été impossible d’aller plus haut. Lorsque je me hasardai à porter la main au dehors pour saisir quelque chose, j’observai qu’il fallait, en faisant ce mouvement, estimer la dérive précisément comme un canot qui navigue contre un courant. En montant, il était difficile de ne pas perdre pied sur les enfléchures, et, en descendant, il fallait de grands efforts pour conserver son centre de gravité. Je ne doute pas que si mon pied avait glissé sur les traversins et que je fusse tombé, mon corps eût été frapper l’eau à la distance de trente ou quarante verges au-delà du bâtiment. Un épissoir eût pu tomber de l’une des hunes, sans que personne sur le pont courût risque d’en être atteint.

Quand le jour reparut, une lueur triste et pâle se répandit sur toute la surface des flots ; mais on ne pouvait distinguer que l’Océan et le navire. Les oiseaux de mer eux-mêmes semblaient s’être réfugiés dans les cavernes des côtes voisines ; pas un seul ne reparut avec le jour. L’air était chargé d’écume, et l’œil pouvait à peine pénétrer jusqu’à un demi-mille à travers cette humide atmosphère. Tout le monde sur le pont fut exact à l’appel, comme de raison, personne n’ayant envie de dormir par un pareil temps. Quant à nous autres officiers, nous nous réunîmes sur le gaillard d’avant, lieu d’où nous devions mieux découvrir le danger, si c’était la terre que nous avions à craindre. Il n’est pas facile de faire comprendre aux lecteurs qui ne sont pas marins les embarras de notre situation. Nous n’avions pas fait d’observations depuis plusieurs jours, et nous étions réduits à nous diriger d’après la table de loch, dans une partie de l’Océan où les courants ont la force d’une cataracte, au milieu d’un ouragan violent. Même alors que ses joues étaient à demi submergées, sans que le moindre lambeau de voile fût déployé, la Crisis avançait en filant trois ou quatre nœuds, lofant et serrant le vent d’aussi près que si elle avait porté toutes ses voiles d’arrière. Marbre pensait que sur une pareille mer, malgré tous nos efforts, nous serions encore entraînés, avant la fin de cette courte journée, de trente à quarante milles vers la côte si redoutée. — Ce n’est pas tout, Miles, ajouta-t-il en me prenant à part, je n’aime pas plus cet infernal courant que celui que nous avons eu de l’autre côté de l’étang, quand nous brisâmes notre étambot contre les rochers de Madagascar. Vous ne voyez jamais une mer aussi unie que celle-ci, si ce n’est quand le vent et le courant voyagent dans la même direction. — Je ne répondis rien, mais nous étions tous quatre, le capitaine et ses trois officiers, occupés à jeter un regard inquiet sur la brume qui s’étendait vis-à-vis de nous sous le vent, comme si elle nous eût caché notre patrie. Après dix minutes de silence, je regardais encore dans la même direction, quand tout à coup, par une sorte d’effet magique, le rideau fut soulevé, et je crus voir une longue plage avec une effroyable quantité de bas fonds qui s’étendaient à une distance considérable. La plage ne paraissait pas éloignée de plus d’un demi-mille, et le navire l’élongeait avec une vitesse de six à huit milles par heure, à en juger par les objets qu’on pouvait distinguer sur le rivage. La terre s’étendait parallèlement à la direction que nous suivions, en avant et en arrière, aussi loin que la vue pouvait porter.

— Quelle étrange illusion ! pensai-je en moi-même, en me retournant vers mes compagnons, quand je les vis se regarder aussi les uns les autres, comme pour se demander une explication.

— Il n’y a là aucune erreur, dit avec calme le capitaine Williams, c’est la terre, Messieurs !

— Aussi vrai que l’évangile, répondit Marbre avec la fermeté que donne quelquefois le désespoir. Que faut-il faire, commandant ?

— Que peut-on faire, monsieur Marbre ? L’espace nous manque pour virer vent arrière, mais autant que j’en puis juger, nous avons de la mer devant nous.

Cela était trop clair pour admettre l’ombre d’un doute. Nous voyions toujours la terre, qui paraissait basse, froide, ayant la teinte de novembre, et nous pouvions reconnaître que sur l’avant, du moins, elle se dirigeait au nord, tandis que de l’arrière elle semblait nous opposer une barrière infranchissable. L’extrême rapidité avec laquelle le navire la côtoyait nous était aussi trop clairement attestée par le témoignage de nos yeux, pour qu’il y eût la moindre chance d’erreur. Le bâtiment ne portait pas la moindre voile, étant entraîné par le vent comme il l’était depuis plusieurs heures, et plongeant dans la mer jusqu’aux écubiers. Nous ne pouvions devoir notre salut qu’à quelque marée impétueuse ou à quelque courant. Nous essayâmes la sonde, qui nous donna six brasses.

Le capitaine et Marbre eurent alors une consultation sérieuse. Ce qu’il y avait de certain, c’est que le bâtiment était entré dans une espèce de pertuis ; mais quelle en était la profondeur ? Trouverions-nous toujours un fond de bonne tenue, ou étions-nous exposés à ne plus avoir d’ancrage ? C’étaient là des points que toutes nos recherches étaient impuissantes à éclaircir. Nous savions que le pays appelé Terre de Feu était en réalité un groupe d’îles, coupé d’une foule de canaux et de passages, dans lesquels des bâtiments s’étaient quelquefois aventurés, mais sans que leur navigation eût produit d’autre résultat que des découvertes insignifiantes en géographie. L’opinion commune était que nous étions entrés dans un de ces passages, dans des circonstances favorables, bien que tout à fait accidentelles, et il ne nous restait qu’à chercher le meilleur ancrage, pendant qu’il faisait encore jour. Heureusement, lorsque nous avançâmes dans la baie ou dans le passage, quel qu’il fût, la tempête commença à soulever moins d’écume, et cette circonstance jointe à d’autres causes ramena un peu de sérénité dans l’atmosphère. À dix heures, nous pûmes voir à une lieue de distance, bien que la violence du vent ne fût pas ralentie d’une manière sensible. Quant à la mer, il n’y en avait pas, ou presque pas, l’eau étant aussi unie que la surface d’une rivière.

Le jour tombait, et nous commencions à être plus inquiets d’une si étrange situation. Tout notre espoir était de trouver quelque bon mouillage ; mais, pour l’atteindre, il fallait nécessairement trouver un endroit sous le vent. Le navire, en avançant, continuait à avoir la terre en vue à tribord, mais elle était sous le vent, au lieu d’être au vent ; cette dernière position eût été indispensable pour que nos ancres et nos câbles pussent tenir contre une pareille tempête. Peu à peu aussi nous nous écartions de cette côte qui se dirigeait vers le nord, en nous donnant plus de marge. Ce qui nous inquiétait le plus, c’était de nous sentir entraînés par une forte marée. Il n’y avait qu’un moyen d’apprécier notre situation : si nous étions entrés dans une baie, le courant eût été moins fort ; l’eau n’aurait pu avoir un mouvement aussi rapide, si elle ne se dirigeait pas vers quelque issue. Ce n’était pas seulement le mouvement d’une mer houleuse dans un endroit resserré ; le courant filait avec la rapidité de la flèche, comme s’il traversait un détroit. Nous eûmes une preuve incontestable de ce fait vers onze heures. Nous avions alors la terre juste en face : ce qui amena une véritable panique dans l’équipage. Mais une seconde inspection nous rassura ; ce n’était qu’un rocher qui formait une île de six à huit acres d’étendue. Nous l’évitâmes, comme de raison, tout en examinant avec soin si nous pouvions trouver un mouillage convenable à proximité. Mais l’île était trop basse et trop petite pour pouvoir nous abriter, et le fond ne nous parut pas non plus bien sûr. Nous renonçâmes donc à jeter l’ancre en cet endroit, mais nous pouvions maintenant commencer à nous reconnaître. Nous fîmes porter un peu pour passer à distance de l’île, et l’ouragan emporta le navire avec une vitesse de sept à huit nœuds. Nous allâmes toutefois bien plus rapidement encore, la marée nous donnant un énorme surcroît de vitesse. Le capitaine Williams pensait même que nous devions filer quinze nœuds en doublant ce rocher.

Il était midi, et il n’y avait aucun ralentissement dans la tempête, aucun changement dans le courant, aucun moyen de rebrousser chemin, aucun espoir de pouvoir nous arrêter ; nous étions entraînés en avant, comme poussés par une fatalité irrésistible ; le seul changement qui s’opéra peu à peu, ce fut le retour de la sérénité de l’atmosphère, à mesure qu’en quittant la pleine mer, nous nous éloignions de son épaisse brume. Le vent était même un peu tombé vers deux heures, et il eût été possible de porter quelques voiles légères, mais comme nous n’avions pas de mer à craindre, cela n’était pas nécessaire, et le navire poursuivit toujours sa route à sec de voiles. La nuit était le moment du danger pour nous.

Il n’y avait qu’une opinion parmi nous, c’est que nous étions dans un de ces passages qui séparent les îles de la Terre de Feu, et que nous pourrions bientôt trouver un abri. Continuer à marcher pendant la nuit, il n’y fallait pas songer. Les îles commençaient à paraître ; la passe elle-même diminuait de largeur ; il fut décidé qu’on jetterait l’ancre dès qu’on trouverait un endroit convenable. De deux à quatre, nous avions doublé dix-sept îles ; enfin, et il était temps, car le soleil commençait à disparaître de l’horizon, nous en vîmes une à l’avant qui, par sa grandeur et par sa position, semblait nous offrir l’asile que nous cherchions.

Je n’avais jamais vu le capitaine Williams aussi inquiet qu’au moment où il approcha de cette île. Il faisait encore assez jour pour en distinguer les contours et les rivages. Comme elle semblait avoir un mille de circuit, elle pouvait, après tout, nous offrir un abri convenable, si nous la serrions de près. Ce fut là notre but, et nous mîmes la barre à tribord en passant lentement, la marée favorisant notre manœuvre. Le navire, dès qu’il eut un peu de dérive, s’engagea dans une sorte de rade extrêmement sauvage. C’était une entreprise délicate, car personne ne pouvait dire si nous n’allions pas nous briser contre un roc ; mais nous nous tirâmes d’affaire, en lofant tout contre la côte, où nous laissâmes tomber nos deux ancres de bossoirs. Nous avions suffisamment arrêté la marche du bâtiment, en l’amenant aussi près du vent que possible, et nous n’eûmes aucune peine à le gouverner. La sonde nous donnait sept brasses, et nous étions à une portée de pistolet du rivage. Nous voyions que nous étions sauvés pour le moment ; l’essentiel était de reconnaître comment le bâtiment pourrait éviter à la marée, et comment il tiendrait sur ses ancres. On constata, à la satisfaction générale, que l’eau où nous étions formait un remous modéré, qui écartait de l’île la poupe du bâtiment, et lui permettait de présenter le cap au vent, qui avait encore de quoi s’exercer à partir des verges de hune jusqu’aux pommes des mâts. Plus bas s’agitait la tempête qui remuait la mer en tous sens, et lançait des tourbillons de toute part, comme pour montrer combien sa fougue était brisée et amortie par le rivage. On ne saurait exprimer la joie que nous firent éprouver ces circonstances favorables. Nous étions comme le malheureux qui trouve pied au moment où il se croyait entraîné dans un précipice.

On reconnut que le bâtiment pouvait mouiller aisément avec un seul câble, et on fit manœuvrer le vireveau pour hisser la seconde ancre, parce que la sonde nous avertissait de la présence de récifs, et que notre capitaine craignait qu’il ne fût ragué ; aussi caponna-t-on sur-le-champ l’ancre de bossoir de bâbord, en la laissant suspendue, avec la bitture prise, toute prête à mouiller de nouveau quand il le faudrait. On donna ordre ensuite à l’équipage d’aller souper ; mais, nous autres officiers, nous avions autre chose à faire : il y avait à bord un petit canot de l’arrière, nous le mîmes à la mer, et le troisième lieutenant et moi nous prîmes les avirons pour conduire le capitaine autour du navire, afin qu’il s’assurât du sondage, s’il était nécessaire de se remettre en route pendant la nuit. L’examen fut satisfaisant en tous points, sauf un seul : le fond ; et nous remontâmes à bord ayant eu soin de ne nous fier ni au vent ni au courant. Le quart fut établi, et tout le monde alla se reposer.

J’étais du quart de la pointe du jour. Je ne saurais dire en détail ce qui se passa depuis sept heures du soir jusqu’à près de quatre heures du matin ; j’appris seulement que le vent continua à souffler dans la même direction, bien que diminuant peu à peu de violence ; et, vers minuit, c’était plutôt un grain qu’une véritable tempête. Le bâtiment se comportait assez bien à l’ancre ; mais quand le flot arriva, le remous cessa de se faire sentir, et le courant commença à battre les rivages de l’île avec une force extraordinaire. Dix minutes à peu près avant l’heure où devait commencer mon quart, le capitaine appela tout le monde en haut ; je courus sur le pont, et je vis que le bâtiment allait en dérive. Marbre avait mis le cap au vent, étant à sec de voiles comme auparavant, et nous nous mîmes aussitôt à virer sur le câble. On reconnut que l’accident avait été causé par les récifs ; les cordages se trouvaient ragués aux deux tiers de leur épaisseur. Dès que le courant s’était attaqué au corps du bâtiment, le câble s’était rompu. Nous perdîmes forcément notre ancre, car il n’y avait pas moyen de reprendre notre poste avant le retour du jusant.

Il ne devait faire jour que dans quelques heures, et le capitaine tint conseil. Il nous dit qu’il ne doutait pas que le bâtiment ne fût entré, à l’aide de la Providence, dans un des détroits de la Terre de Feu, et, comme il supposait que nous devions être assez au sud pour nous trouver presque à la hauteur de la Terre-des-États, il pensait avoir fait une découverte importante. Retourner en arrière était impossible, tant que le vent resterait où il était ; il était donc disposé à se porter en avant, et à pousser l’inspection du canal aussi loin que les circonstances le permettraient. Le capitaine Williams avait pour les découvertes un faible très-louable et très-respectable peut-être, mais qui ne s’accordait guère avec la prudence qu’exige la destination spéciale d’un bâtiment marchand. Nous ne fûmes donc pas surpris de sa proposition, et, en dépit du danger, la curiosité vint se joindre aux autres motifs qui pouvaient nous y faire acquiescer. Quant aux dangers de la navigation, ils semblaient diminuer à mesure que nous avancions ; nous avions peu d’îles devant nous, et le passage même s’élargissait sensiblement. Nous nous dirigeâmes cependant un peu plus au sud, en portant toujours au plus près du vent.

La matinée semblait nous promettre un temps plus serein que celui que nous avions depuis plusieurs jours, et la lune même nous était favorable. À l’approche de l’aurore, le vent commença à tourner à l’est, et nous hissâmes les trois huniers avec tous les ris pris, ainsi que la voile de misaine, et nous mîmes un nouveau grand foc au petit mât de hune. Le jour parut enfin, et nous vîmes le soleil lutter contre de sombres masses de nuages qui se pressaient sur nos têtes. Pour la première fois, depuis notre arrivée dans ces parages resserrés, nous pûmes alors bien reconnaître ce qui nous entourait ; la terre apparaissait de tous les côtés.

La passe dans laquelle la Crisis était engagée, quand le soleil vint éclairer la seconde de ces périlleuses journées, avait quelques lieues de largeur, et était bornée, surtout au nord, par des montagnes aussi hautes qu’escarpées dont plusieurs étaient couvertes de neige. La voie était dégagée de tout obstacle, car on ne voyait aucune apparence d’île, d’îlot ou de rocher ; nous fûmes donc encouragés à continuer notre marche. Notre route était environ au sud sud-ouest, et le capitaine annonça que nous entrerions dans l’Océan à l’ouest du détroit de Lemaire et tout près du cap même. Nous devions indubitablement faire une grande découverte ! Le vent continuait à tourner, et bientôt il fut par l’arrière de notre travers. Nous larguâmes alors nos ris les uns après les autres, et à neuf heures les huniers étaient établis sur le navire. C’était porter beaucoup de voiles, il faut l’avouer, mais le capitaine pensait qu’il faut battre le fer pendant qu’il est chaud. Il y eut quelques heures où je crois que le bâtiment fila quinze nœuds le long de la côte, tant il était favorisé par le courant. Nous ne connaissions guère les dangers contre lesquels nous avions à lutter.

La journée était encore peu avancée, quand nous vîmes la terre en face de nous, et Marbre déclara que cette fois nous avions « filé tout notre câble ; » nous allions arriver à l’extrémité d’une baie profonde. Le capitaine Williams pensait différemment, et, quand il découvrit un passage étroit entre deux promontoires, il nous annonça, d’un air de triomphe, l’approche du cap. Il avait trouvé un aspect de cette nature aux montagnes de la côte, en doublant le cap Horn, et les hauteurs qui l’entouraient lui semblaient de vieilles connaissances. Malheureusement nous ne vîmes pas le soleil à midi, et ne pûmes dès lors faire aucune observation. Pendant quelques heures nous gouvernâmes au sud-ouest, en traversant un canal étroit ; mais, tout à coup, ce canal fit un coude et nous ramena au nord-ouest ; là, nous eûmes encore la marée favorable, et nous fûmes alors certains d’avoir atteint un point où le courant devait suivre une direction opposée à celle que nous avions observée dans les autres parties de la passe. Il en résultait que nous étions maintenant à moitié chemin de l’Océan, bien que, d’après la route que nous suivions, nous dussions nous attendre à trouver encore bien des sinuosités. Nous n’allions certainement pas alors dans la direction du cap Horn.

Malgré les difficultés et les doutes qui nous préoccupaient, le capitaine Williams continua à presser le navire, déterminé à aller en avant tant qu’il ferait jour. Il n’y avait plus de rafale, et le vent tournait de nouveau vers le sud ; il fut bientôt tout à fait derrière nous, et, avant le coucher du soleil, il avait une légère tendance à l’ouest ; heureusement il se modéra, nous mîmes alors la grande voile et les perroquets. Nous avions porté presque toute la journée une bonnette basse et une bonnette de hune. Ce qu’il y avait de plus grave dans notre situation, c’était le grand nombre d’îles et d’îlots que nous rencontrions. Le rivage était rude et escarpé de toute part, et des dentelures profondes venaient constamment nous donner la tentation de rebrousser chemin ; mais, jugeant avec raison que la direction de la marée était un indice certain de la véritable route, le capitaine tint bon.

La nuit qui suivit fut une des plus pénibles que j’aie jamais passées. Nous fûmes tentés bien des fois de jeter l’ancre dans quelqu’une des vingt baies que nous traversâmes successivement ; mais nous ne pûmes nous décider à risquer un autre câble. Nous eûmes le flot un peu après le coucher du soleil, et il cessa avant le lendemain matin ; mais le vent continuait à tourner, et à la fin nous portâmes au plus près à franche bouline, portant toutefois nos perroquets hauts. Il eût été plus que temps alors de retourner sur nos pas, si nous l’avions voulu, mais nous étions trop avancés pour reculer. Nous espérions à chaque instant trouver quelque ouverture vers le sud, qui nous ramenât en pleine mer. Nous courûmes plus d’une fois risque de nous briser contre les dangereux écueils que nous rencontrions sans cesse ; mais la même Providence qui nous avait si admirablement protégés, nous préserva de ce péril. Jamais je ne fus plus heureux que quand je vis le jour revenir.

Le canal était encore rempli d’îles ; mais comme nous pouvions voir clair, il fut possible d’en sortir. À la fin, toutefois, notre route se trouva fort difficile. De grandes îles séparées par des canaux étroits s’offraient à nous de toutes part. Nous avions toutefois en face un petit promontoire, et nous continuâmes à avancer afin de le doubler. Il était dix heures quand nous approchâmes de cette pointe, et nous trouvâmes un passage à l’ouest, qui conduisait à l’Océan. Ce résultat, quand il fut bien certain, fut salué par trois acclamations de l’équipage ; le bâtiment vira de bord aussitôt, et, porté par la marée, il fit une entrée triomphale dans la mer.

Le capitaine Williams nous dit alors de prendre nos quarts de cercle, car le ciel était sans nuage, et le temps devait être favorable pour observer le soleil. Il était important de connaître la latitude de notre découverte. Le moment arriva, et nous nous préparâmes à faire nos observations, les uns annonçant d’avance un degré, les autres un autre ; quant au capitaine, il pensait que nous étions encore à l’est du cap, mais il était certain que nous étions arrivés à l’ouest du détroit de Lemaire. Marbre gardait le silence, mais il avait observé et fait ses calculs, avant qu’aucun autre eût commencé les siens. Je le vis secouer la tête et aller consulter la carte sur le dôme de l’échelle de l’arrière, et je l’entendis s’écrier :

— C’est la mer Pacifique, par saint Kennebunk ! c’était son juron favori, quand il était dans un état de surexcitation : — nous avons passé le détroit de Magellan sans le savoir !


CHAPITRE XII.


Sonnez, trompettes ! — Levez l’ancre ; déployez les voiles ! Les bannières impatientes flottent déjà du côté de la mer. Comme si c’était le ciel qui nous envoyait cette brise favorable, notre léger esquif semble avoir puisé la vie à ce souffle divin ; tant il court rapidement.
Pineney.


Notre brave bâtiment, la Crisis, avait, ce qui arrive souvent, fait une action d’éclat par le pur effet du hasard. Si cet exploit, au lieu d’avoir lieu en 1800, avait été effectué en 1519, le fameux passage d’où nous venions de sortir se serait appelé le détroit de la Crisis ; ce qui eût mieux valu après tout que le nom bâtard qu’il porte aujourd’hui, nom qui n’est ni anglais, ni portugais. Le navire s’était perdu, comme un voyageur dans une forêt, et il se retrouvait plus près de sa destination que personne n’aurait osé l’espérer. Les courants infernaux avaient été la principale cause de notre méprise, mais cette fois ils nous avaient servi au lieu de nous nuire. Quiconque s’est trouvé momentanément perdu dans une lande, dans un bois, ou même dans une ville, sait combien la tête tourne facilement en pareille occasion, et il comprendra comment nous avions pu nous tromper ainsi nous-mêmes.

Je me rapellerai toujours la sensation délicieuse que j’éprouvai en jetant les yeux autour de moi, lorsque la Crisis entra en plein Océan, à la chute du jour. Nous plongeâmes dans la vaste mer Pacifique, dont les vagues majestueuses venaient battre le rivage, hautes comme des montagnes, il est vrai, mais éclairées par un soleil radieux, sous un ciel splendide. Ce spectacle réjouissait tous les cœurs, et jamais commandement ne résonna plus agréablement à mon oreille que celui que donna gaiement le capitaine, de mettre du monde sur les bras du vent. Cet ordre fut transmis au moment convenable, et le navire écumant doubla le dernier promontoire avec la rapidité du plus agile coursier. Nous mîmes alors les bonnettes, et, au coucher du soleil, nous étions pleinement au large, avançant vers le nord avec autant de voiles que nous en pouvions porter, et heureux d’avoir si admirablement échappé au voisinage de la Terre de Feu et de ses mers orageuses.

Je ne m’arrêterai pas sur notre traversée le long des côtes occidentales de l’Amérique du Sud ; un voyage dans la mer Pacifique était, en 1800, tout autre chose que ce qu’il est aujourd’hui. La domination de l’Espagne était encore dans toute sa force, et les relations avec tout autre pays que la mère-patrie étaient sévèrement prohibées. Il y avait, il est vrai, une sorte de commerce qu’on appelait le commerce forcé avec le continent espagnol, admise en vertu de cette morale élastique qui sait accommoder à la politique moderne la maxime des voleurs de grand chemin : la bourse ou la vie. Suivant divers casuistes en honneur aujourd’hui parmi nous, surtout dans l’atmosphère des journaux des états commerçants, un peuple qui peut faire le commerce et qui ne le veut pas doit y être contraint. Au commencement du siècle, nos moralistes industriels étaient moins hardis dans l’expression de leurs sentiments, bien que leur pratique ne laissât rien à désirer aux théories modernes les plus avancées. On équipait, on armait et on lançait des navires d’après ce louable principe avec autant de confiance et de succès que si l’on eût professé hautement les doctrines que l’on mettait en pratique.

Les gardes-côtes étaient l’argument qu’employaient de leur côté les autorités espagnoles dans cette question délicate ; mais l’argument était loin d’être péremptoire. Un vieux proverbe dit que le vice est deux fois plus actif que la vertu ; la vertu sommeille, tandis que le vice travaille avec ardeur. Si cela est vrai, c’est surtout en ce qui concerne les contrebandiers et les officiers de la douane. Grâce à cette circonstance et à plusieurs autres causes, il est certain que les bâtiments anglais et américains trouvaient moyen de dépouiller les habitants de l’Amérique, sans avoir recours aux procédés violents, aujourd’hui discrédités, qu’employaient les Dampier, les Wood, les Rogers et les Drake. Comme je ne veux pas tromper les lecteurs, quelques torts que j’aie pu avoir vis-à-vis des lois espagnoles, je dois avouer que nous fîmes une ou deux affaires en avançant vers le nord, débarquant certains articles dont nous avions fait l’emplette à Londres, et recevant à bord des dollars en échange de notre civilité. Je ne sais si je dois chercher à justifier la part que j’ai prise à ces transactions irrégulières, je pourrais presque dire régulières ; — car, eussé-je été disposé à murmurer, cela n’eût diminué en rien la contrebande. Le capitaine Williams était naturellement silencieux, et il n’était pas facile de savoir au juste son opinion théorique sur la contrebande ; mais en ce qui touche la pratique, je n’ai jamais eu aucun motif de douter qu’il ne fût fortement attaché au principe de la liberté du commerce. Quant à Marbre, il me rappelait certain éditeur d’un journal bien connu à New-York, lequel est intimement convaincu que tout ce qui existe au ciel et sur la terre, le soleil, la lune et les étoiles, l’espace qui est au-dessus de nos têtes et les profondeurs qui sont sous nos pieds, l’univers, en un mot, a été créé pour fournir matière à des articles de journal. Le digne officier croyait, lui aussi, de bonne foi que les côtes, les baies, les rades et les ports étaient destinés par la nature à introduire des marchandises à terre, lorsque les droits ou les prohibitions ne permettaient pas de procéder d’une manière plus légale. La contrebande, à son point de vue, était plus honorable que le commerce régulier, parce qu’elle exigeait plus d’adresse.

Je ne raconterai pas en détail les opérations de la Crisis, dans les cinq mois qui suivirent sa sortie du détroit de Magellan. Il me suffira de dire qu’elle jeta l’ancre à divers points de la côte, que tout ce qui sortit des écoutilles fut débarqué, et que tout ce qui fut reçu à bord fut descendu à fond de cale. Sept fois des gardes-côtes nous firent la chasse, nous eûmes le bonheur de leur échapper, bien qu’ayant essuyé à trois reprises leur feu roulant. Je remarquai que le capitaine désirait ménager autant que possible ces représentants de la loi ; car il nous ordonnait toujours de viser aux agrès. J’ai pensé depuis que tette modération tenait à un principe assez commun de demi-vertu, qui lui permettait de faire la contrebande, mais qui l’engageait à s’abstenir de sacrifier la vie des hommes. Il n’est rien de plus dangereux que ces moitiés d’honnêtes gens.

Après avoir enfin quitté le territoire espagnol, nous gouvernâmes au nord, dans le but louable d’échanger contre des pelleteries de valeur une certaine quantité de verroteries, de couteaux grossiers, de poêles, et autres ustensiles domestiques. En un mot, nous nous dirigeâmes vers la contrée qui pourrait bien un jour s’affranchir de l’autorité maternelle, à moins qu’il ne lui arrive avant peu de subir le sort du Texas, ou, ce qui revient à peu près au même, du Maine. À cette époque, aucune partie de la côte nord-ouest n’était encore occupée par les blancs, et je n’éprouvai aucun scrupule à trafiquer avec les naturels du pays qui venaient avec leurs peaux, dès que nous avions jeté l’ancre, les considérant comme légitimes propriétaires du pays et de tous ses produits. Nous employâmes plusieurs mois à ce trafic, retirant partout quelque profit pour nous dédommager de nos peines.

Nous allâmes au nord jusqu’au cinquante-troisième degré, et c’est ce que j’ai su de plus positif sur notre dernière situation. Je pensais alors que nous avions jeté l’ancre dans quelque baie du continent ; mais, depuis, j’ai été disposé à croire que c’était près d’une des îles qui abondent sur ces bords accidentés. Nous y trouvâmes un excellent mouillage, où nous fûmes conduits par un pilote du pays, qui nous aborda à une distance de plusieurs lieues en mer, et qui savait assez d’anglais pour expliquer au capitaine qu’il nous conduisait dans un lieu où nous aurions des peaux de loutre à foison, et il ne nous trompa point, bien que jamais guide de plus mauvaise mine n’eût pu être soupçonné de vouloir tromper des chrétiens. Il nous conduisit dans une petite baie où nous trouvâmes beaucoup d’eau, un bon ancrage et un bassin uni comme la surface d’un lac. Toutefois, le vent du nord-ouest eût pu y être très-sensible, si l’effet ne s’en était trouvé amorti par une petite île située à l’entrée, qui laissait de part et d’autre une issue suffisante pour communiquer aisément avec la mer. Le bassin lui-même était un peu étroit, il est vrai, mais il suffisait pour un seul navire. Il pouvait avoir trois cents toises de diamètre, et je n’ai jamais vu une étendue d’eau, qui ne fût pas l’œuvre de l’homme, se rapprocher autant de la forme d’un cercle. Dans un pareil endroit, le lecteur imagine bien que nous ne voulûmes pas nous aventurer sans avoir pris les précautions convenables ; Marbre fut envoyé d’abord pour reconnaître les lieux et pour sonder, et ce fut sur son rapport que le capitaine Williams se décida à faire entrer notre bâtiment.

À cette époque, les navigateurs sur la côte nord-ouest devaient se prémunir avec soin contre les trahisons et les violences des naturels ; aussi la situation de notre rade était-elle de nature à nous inspirer quelque défiance ; car, étant amarrés au centre, nous ne nous trouvions qu’à une portée de flèche du rivage, dans tous les sens, excepté du côté de l’étroite entrée du bassin. C’était un ancrage excellent contre les dangers de la mer, mais peu rassurant contre ceux dont pouvaient nous menacer les sauvages. C’est ce que nous reconnûmes dès que nous eûmes jeté l’ancre ; mais, n’ayant l’intention de rester que le temps nécessaire pour nous procurer les peaux qu’on nous avait dit être prêtes pour le premier bâtiment qui paraîtrait, nous nous en fiâmes à notre vigilance pour notre sûreté dans l’intervalle.

Je n’ai jamais pu fixer dans ma mémoire les expressions barbares des sauvages, plus barbares encore, qui habitent ces lointaines régions. Notre pilote avait certainement un nom de son pays, mais ce nom n’eût pu être prononcé sans beaucoup d’efforts par une langue chrétienne, et nous l’appelâmes le Plongeur, à cause de la manière dont il s’était enfoncé dans l’eau en entendant un coup de fusil que Marbre avait tiré uniquement pour décharger son arme. À peine étions-nous entrés dans le petit bassin, que le Plongeur nous quitta, et il revint une heure après dans un canot chargé jusqu’au bord de peaux magnifiques ; il était accompagné de trois sauvages qui avaient l’air aussi farouche et aussi cupide que lui. Ces auxiliaires reçurent de nous, cette après-midi même, à raison de diverses petites circonstances, les sobriquets d’Échalas, de Pot d’Étain et de Nez Fendu ; ce n’étaient, certes, pas des noms héroïques, mais ceux qui les portaient n’avaient rien en effet de ce caractère héroïque que présente souvent l’homme dans l’état sauvage. Je ne saurais dire à quelle tribu appartenaient ces dignes acolytes, et je ne connais de leur histoire et de leurs mœurs que le peu de faits que j’ai pu observer personnellement. Je fis quelques questions au capitaine, afin d’obtenir des renseignements sur ce point ; mais, tout ce que je pus savoir, c’est que ce peuple attachait une grande valeur aux couvertures de lit, aux grains de collier, à la poudre, aux poëles et aux vieilles bagues, et qu’ils évaluaient au contraire très-bas les peaux de loutre et d’autres animaux. Je fus encore moins heureux en m’adressant à M. Marbre, qui me répondit brusquement qu’il n’était pas naturaliste, et qu’il ne savait rien de ces créatures, ni des animaux sauvages en général. Mais, quelque dégradés que fussent ces hommes, ils ne nous en parurent pas moins dignes de trafiquer avec nous. Le commerce, comme la misère, nous fait quelquefois faire connaissance avec d’étranges compagnons.

J’ai souvent vu nos Indiens, depuis qu’ils ont été corrompus par leurs rapports avec les blancs et par l’usage du rhum ; mais jamais je n’ai vu des êtres qui m’aient semblé aussi bas sur l’échelle de l’humanité que les sauvages du nord-ouest ; ils me firent l’effet d’être les Hottentots de notre continent ; ils n’étaient cependant pas sans avoir les moyens de se faire respecter. Sous le rapport physique, ils étaient forts et actifs, et il y avait, dans leur physionomie, certains traits de férocité que toute leur cupidité et toute leur adresse ne pouvaient réussir à dissimuler ; mais je ne pus découvrir dans leur costume, dans leurs usages et dans leurs allures, la moindre trace de cet honneur chevaleresque qui jette une teinte si brillante sur les mœurs, d’ailleurs si cruelles, des guerriers de la partie orientale du continent. Du reste, l’usage des armes à feu ne leur étant pas inconnu, ces marchands étaient trop familiarisés avec les bâtiments des hommes civilisés, pour avoir quelque crainte superstitieuse de notre pouvoir.

Le Plongeur et ses compagnons nous vendirent cent trente peaux de loutre dans l’après-midi même ; c’était déjà une compensation suffisante du risque que nous avions couru en entrant dans ce bassin inconnu. On parut de part et d’autre satisfait du résultat du troc, et on nous fit entendre qu’en prolongeant notre séjour, nous pouvions espérer six ou huit fois le même nombre de peaux. Le capitaine était enchanté de l’opération avantageuse que nous venions de faire, et, ayant vu se réaliser toutes les promesses du Plongeur, il se décida à rester dans le même parage un jour ou deux, afin d’y faire de plus amples provisions. Dès que cette résolution fut communiquée aux sauvages, ils témoignèrent beaucoup de joie. Pot d’Étain et Nez Fendu furent envoyés à terre pour en donner avis, tandis que le Plongeur et l’Échalas restèrent à bord, dans les termes de la meilleure intelligence avec tout l’équipage ; mais, les gentlemen de la côte nord-ouest étant bien connus pour leur friponnerie, tout le monde reçut l’ordre d’avoir les yeux ouverts sur nos deux hôtes, le capitaine Williams étant bien décidé à les châtier vigoureusement s’il les surprenait à faire quelqu’un de leurs tours habituels de prestidigitation.

Marbre et moi, nous remarquâmes que le canot dans lequel partirent les messagers n’allait pas à la mer, mais entrait dans une petite crique qui communiquait avec l’ouverture de la baie. Comme le service ne nous retenait pas à bord, nous demandâmes au capitaine la permission d’aller explorer cet endroit, et en même temps de faire une reconnaissance plus approfondie de la rade. Notre demande nous ayant été accordée, nous descendîmes dans le canot avec quatre hommes, tous bien armés, et nous nous disposâmes pour notre petite expédition. L’Échalas, vieil Indien, sec, à tête grise, mais ayant les muscles aussi forts que d’épaisses lanières, était seul sur le pont, pendant que cette opération s’effectuait. Il examinait attentivement toutes nos manœuvres, et, quand il nous vit descendre dans l’embarcation, il se laissa glisser sur le flanc du canot du plus grand sang-froid, et prit place à l’arrière avec autant de calme et de dignité que s’il eût été capitaine. Marbre n’entendait pas la plaisanterie sur la discipline en pareille occasion ; aussi la familiarité et l’impudence du procédé ne lui plurent-elles qu’à demi.

— Qu’en pensez-vous, Miles ? me demanda-t-il avec un peu d’humeur. Prendrons-nous avec nous cet orang-outang desséché, ou faut-il lui faire prendre un bain pour le blanchir un peu ?

— Laissez-le, je vous en conjure, monsieur Marbre. Je suis sûr qu’il veut nous être utile, mais que, seulement, il s’y prend mal pour nous le témoigner.

— Utile ! il n’a pas plus de valeur que la carcasse d’une baleine dépouillée de toute son huile. Je vous assure, Miles, que nous n’aurions pas de grands efforts à faire pour dépouiller ce lapin maigre.

Marbre fut si content de ce trait d’esprit qu’il redevint de bonne humeur, et permit au drôle de rester avec nous. Je me rappelle, comme si c’était hier, les pensées qui traversèrent mon esprit dans ce moment, tandis que le canot se dirigeait vers la crique. Je regardais la créature demi-humaine qui était assise en face de moi, et j’admirais les décrets de la divine Providence, qui permettait qu’un être qui avait reçu de Dieu une portion de son ineffable nature, tombât dans une situation aussi dégradante. J’avais vu des animaux en cage qui m’avaient paru tout aussi intelligents, j’avais vu des singes, des babouins, ces nombreuses familles qui semblent parodier la nature humaine, dont l’aspect était tout aussi agréable à l’œil. L’Échalas semblait presque entièrement dépourvu d’idées ; pour ses échanges, il s’en était rapporté complètement aux soins du Plongeur, que nous supposâmes avoir quelque parenté avec lui, et les objets qu’il reçut en échange de ses peaux n’amenèrent pas sur sa physionomie morne et renfrognée la plus légère marque de satisfaction. Si jamais il y avait eu, entre l’émotion et lui, quelque point de contact, il n’en subsistait plus maintenant la moindre trace, et cette apathie n’était pas le stoïcisme bien connu des Indiens de l’Amérique, mais semblait une insensibilité complète ; et cependant cet homme avait une âme, une étincelle de la flamme immortelle qui sépare l’homme des autres êtres de la création !

Le bassin où la Crisis était mouillée était entouré de toute part de forêts ; les arbres mêmes, en beaucoup d’endroits, avançaient sur l’eau, et, lorsqu’ils étaient en feuilles, ils couvraient d’un rideau impénétrable tout ce qui pouvait se passer à l’intérieur. On ne découvrait aucune apparence d’habitation quelconque, et, quand nous approchâmes du rivage, Marbre fit remarquer que les sauvages pouvaient ne venir en cet endroit que quand ils avaient déterminé un navire à entrer dans la baie pour trafiquer avec eux.

— Non, non, ajouta l’officier en tournant la tête dans tous les sens, afin d’examiner avec soin toute la baie, il n’y a pas de wigwam dans les environs ; ce n’est qu’un comptoir, et, heureusement pour nous, on n’y trouve pas de douaniers.

— Mais on y trouve des contrebandier, je l’imagine, monsieur Marbre, si l’on peut appeler contrebande le fait de s’emparer de la propriété d’autrui à son insu. Je n’ai jamais vu un coquin ayant plus mauvaise mine que celui à qui nous avons donné le sobriquet de Plongeur ; je crois qu’il avalerait une de nos cuillers de fer plutôt que de ne pas l’emporter.

— Oui, vous ne vous trompez pas à son égard, maître Miles, comme Neb vous appelle ; mais le drôle ici présent n’a pas assez de cervelle pour discerner sa propriété de celle d’un autre. Je l’introduirais dans notre soute à pain, sans craindre qu’il eût assez d’intelligence pour savoir manger. Je n’ai jamais vu tant de nullité sur une figure humaine ; un idiot des basses régions de l’est l’entortillerait dans un marché, avec autant de facilité qu’en peut avoir un colporteur à faire aller ses horloges de bois.

Telle était l’opinion de Marbre sur la sagacité de l’Échalas, et, à dire la vérité, c’était aussi, en grande partie, la mienne. Nos hommes sourirent de ces remarques ; les marins sont toujours disposés à rire des plaisanteries du second ; et leurs regards témoignèrent combien leurs pensées s’accordaient avec les nôtres. Pendant ce temps, le canot avançait, et il atteignit bientôt l’embouchure de la petite crique.

Nous trouvâmes la passe longue, mais étroite et sinueuse ; comme la baie, elle était garnie d’arbres et de buissons, qui empêchaient de rien voir à terre, d’autant plus que les rives avaient dix ou quinze pieds d’élévation. À raison de cette circonstance, Marbre nous proposa d’aborder des deux côtés de la crique, et d’en suivre à pied les détours, jusqu’à une certaine distance, afin de mieux reconnaître les lieux. Nous nous disposâmes aussitôt. Marbre et un des hommes de l’équipage débarquèrent avec leurs armes d’un côté, tandis que Neb et moi, également armés, nous abordions sur l’autre bord. Les deux hommes qui restaient reçurent l’ordre de nous suivre dans le canot, pour être prêts à nous prendre à bord, dès que nous le demanderions.

— Laissez l’Échalas dans le canot, Miles, me cria Marbre à travers la crique, tandis que j’allais mettre pied à terre. Je fis en effet un signe à ce sauvage ; mais quand j’eus atteint le haut du rivage, je m’aperçus que le drôle était à mes côtés. Il était si difficile de se faire comprendre d’une pareille créature sans le secours de la parole, qu’après une ou deux tentatives infructueuses pour le congédier par signes, j’abandonnai la partie, et je marchai en avant de manière à me maintenir en ligne avec mes compagnons. Neb m’offrait d’empoigner le vieux coquin, et de le porter dans le canot ; mais je crus plus prudent d’éviter tout ce qui pouvait ressembler à de la violence. Nous continuâmes donc notre route suivis de cet étrange compagnon.

Il n’y avait rien toutefois qui fût de nature à exciter nos alarmes ou à éveiller notre défiance. Nous nous trouvions dans une forêt vierge, avec sa nature sauvage, son humidité, ses ombrages épais, ses arbres morts ou tombés, et son terrain si accidenté. Du côté de la crique où je me trouvais, il n’y avait pas la moindre trace de pas humains, et Marbre nous appela bientôt pour nous dire qu’il n’y en avait également aucun vestige de son côté. Je crois que nous fîmes ainsi environ un mille, sûrs de ne pas nous égarer au retour à l’aide de la crique dont nous suivions les bords. Enfin on nous cria du canot qu’il n’y avait plus assez d’eau pour permettre d’avancer. Marbre et moi, nous descendîmes ensemble du rivage, pour remonter à bord. L’Échalas se coula à son ancienne place, en gardant toujours le même silence.

— Je vous avais dit de ne point emmener cet orang-outang, dit nonchalamment Marbre en s’asseyant près de nous après nous avoir aidés à virer de bord. J’aimerais mieux avoir affaire à un serpent à sonnettes qu’à un pareil ourson.

— C’est plus aisé à dire qu’à faire, Monsieur ; l’Échalas tient à moi comme une vraie sangsue.

— Le drôle semble se trouver au mieux de sa promenade. Je ne lui ai jamais vu une physionomie aussi aimable que celle qu’il a en ce moment.

Cette observation me fit sourire et excita mon attention. Pour la première fois, je vis quelque chose de semblable à une expression humaine dans les traits de l’Échalas, qui paraissait éprouver une sensation voisine de la satisfaction.

— Je pense plutôt qu’il s’était imaginé que nous allions abandonner les chaudières du bâtiment, et qu’il craignait de se passer de souper. Maintenant il voit bien que nous retournons, et il se dit sans doute qu’il n’ira pas se coucher l’estomac vide.

Marbre trouva ma conjecture fondée, et nous changeâmes de conversation. Nous nous étonnions de n’avoir rien trouvé près de la crique qui ressemblât à une habitation, et de n’avoir découvert ni l’un ni l’autre le moindre signe qui annonçât la présence de l’homme. On devait raisonnablement s’attendre à rencontrer au moins les traces d’un campement. Chacun plongeait un regard curieux sur le rivage pendant que nous descendions la crique, mais nous ne vîmes pas plus de traces humaines qu’en la montant.

Arrivés à la baie, comme nous avions encore plusieurs heures de jour, nous en fîmes le tour, sans plus de succès. Enfin Marbre nous proposa de pousser jusqu’à la petite île boisée, située un peu en dehors de l’entrée de la rade, pensant que les sauvages pouvaient bien y être campés, vu que la position en était beaucoup plus commode pour observer la pleine mer, qu’aucun point de l’intérieur de la baie. Pour cela, il fallut passer près du bâtiment, et nous y fûmes hélés par le capitaine, qui désirait savoir le résultat de notre examen. Dès qu’il eut appris nos intentions, il nous fit approcher, voulant nous accompagner en personne. En descendant dans le canot, qui était assez étroit et un peu trop chargé à cause de l’Échalas, le capitaine Williams fit signe à ce personnage de sortir. Il eût pu s’adresser tout aussi bien à l’un des bancs. Riant de la stupidité ou de l’obstination du sauvage, car nous ne savions trop comment qualifier sa conduite, nous dirigeâmes le canot vers l’entrée de la baie, à une distance de deux cents verges à peu près, jusqu’à ce que notre quille vînt heurter contre les bas-fonds de l’îlot.

Nous n’eûmes aucune peine à aborder, et Neb, qui précédait le détachement, fit bientôt entendre un cri, signe de quelque découverte. Chacun de nous se tint prêt à se servir de ses armes, croyant rencontrer un campement de sauvages, mais notre attente fut trompée. Tout ce que le nègre avait découvert, c’était la preuve non équivoque d’une occupation antérieure, et même, à en juger d’après certains signes, assez récente. Les traces étaient considérables, couvrant près de la moitié de l’intérieur de l’île ; mais on avait laissé subsister un rideau d’arbres et de buissons assez épais pour dérober complètement le lieu à tous les regards du dehors. Beaucoup d’arbres avaient été brûlés sur pied ; nous crûmes d’abord que c’était pour faire du feu, mais un examen plus approfondi nous convainquit que cela avait eu lieu par accident plutôt qu’à dessein.

Nous ne fîmes d’abord aucune découverte dans ce campement qui ne semblait pas avoir servi dans toute son étendue depuis de longues années, bien que les traces de feux nombreux, les vestiges de pas, ainsi qu’une source située au centre, indiquassent une occupation récente sur ce point. Mais un examen plus attentif nous fit apercevoir certains objets que nous vîmes avec autant d’intérêt que d’étonnement. Marbre fit la première découverte. Il était impossible à des marins de se tromper sur la nature de l’objet, qui n’était autre que la tête d’un gouvernail contenant encore le trou de la barre, et qui pouvait avoir appartenu à un bâtiment de deux cent cinquante ou de trois cents tonneaux. Nous nous mîmes alors tous à l’œuvre, et, en peu de minutes, nous trouvâmes dispersés autour de nous des fragments de planches, des alonges, des varangues et autres parties d’un bâtiment, toutes plus ou moins brûlées, et dépouillées de tout le métal qui pouvait s’y trouver. Les clous même avaient été détachés à force de persévérance et de travail. On n’avait laissé que le bois, qui était de chêne, de cèdre et d’acacia : ce qui prouvait que ce malheureux navire avait une certaine valeur. Nous ne pouvions guère en douter d’ailleurs, car il n’y avait qu’un bâtiment de commerce du nord-ouest qui eût pu remonter la côte aussi haut, et ce genre de bâtiment est toujours parfaitement conditionné. D’ailleurs l’acacia, bois inconnu des constructeurs de navires en Europe, ne nous révélait que trop l’origine du bâtiment qui avait eu un si triste sort.

Nous étions d’abord trop absorbés par notre importante découverte pour nous occuper de l’Échalas. À la fin je me retournai vers le sauvage, pour voir quel effet elle produisait sur lui. Il examinait évidemment nos démarches ; mais ses sentiments, s’il y en avait chez une pareille créature, étaient enveloppés d’un masque épais de stupidité, qui défiait toute ma pénétration. Il nous voyait prendre examiner et rejeter les débris les uns après les autres ; il nous entendait causer, bien que dans une langue qui lui était étrangère, sans cesser de témoigner la plus complète impassibilité. Il finit cependant par apporter au capitaine une bûche à demi brûlée, et la lui mit devant les yeux, comme s’il commençait à prendre quelque intérêt à nos recherches. Il se trouva que c’était un morceau de bois ordinaire, qui avait appartenu à un des hêtres de la forêt, et qui faisait partie des restes d’un bûcher. Son action nous fit plaisir, mais le drôle ne comprit pas le motif de l’intérêt que nous lui témoignions. Il ne savait évidemment rien de ce qui concernait le bâtiment étranger.

En parcourant les alentours de ce campement abandonné, nous trouvâmes les traces d’un sentier qui conduisait au rivage ; elles étaient trop évidentes pour qu’on pût s’y méprendre, et elles aboutissaient à la mer du côté opposé à celui par lequel le Plongeur avait fait entrer la Crisis, et sur un point qu’on ne pouvait découvrir du lieu où nous étions à l’ancre. Nous y trouvâmes dans une espèce de plage de débarquement plusieurs des débris plus considérables du bâtiment naufragé, ceux qu’on n’avait pas jugé nécessaire de porter au feu parce qu’il ne s’y trouvait pas de métal. Parmi des objets de cette nature se trouvaient une portion de la quille, qui avait presque trente pieds de longueur, les chevilles de la carlingue, la carlingue, avec les varangues, le tout tenant encore ensemble. Ce fut là seulement que nous trouvâmes un peu de métal, et uniquement parce que le fragment était trop lourd et trop considérable pour pouvoir être transporté. Nous regardâmes avec soin dans tous les sens, espérant découvrir quelque indice du désastre dont ce lieu avait été le théâtre ; ce fut sans succès pendant quelque temps. Mais à la fin, en rôdant à quelque distance de la côte, je m’assis sur une pierre plate qu’on avait placée sur la roche vive qui couvrait la plus grande partie de l’île, évidemment afin de servir de siège. Me trouvant mal assis, je déplaçai la pierre pour la mettre d’aplomb, et je découvris qu’elle posait sur une ardoise provenant de la table de loch. Cette ardoise était couverte de caractères encore très-lisibles, et bientôt tous mes compagnons furent autour de moi, impatients de savoir ce qui y était écrit. La triste inscription était conçue en ces termes :

« Le brig américain la Loutre de Mer, capitaine John Squires, attiré par artifice dans cette baie, le 9 juin 1797, et surpris par les sauvages dans la matinée du 11. Le capitaine, le second lieutenant et sept hommes de l’équipage tués sur la place. Le brig pillé d’abord, puis traîné jusqu’ici et brûlé jusqu’à fleur d’eau pour en retirer le fer. David King, premier lieutenant, et six autres, savoir George Lunt, Henry Webster, Stephen Stimpson, et John Harris, matelots, Bill Flint, cuisinier, et Peter Doolitle, mousse, encore vivants, mais Dieu seul sait quel sort leur est réservé. Je mettrai cette ardoise sous la pierre sur laquelle je suis assis maintenant, dans l’espoir que nos amis pourront être ainsi avertis un jour de ce qui nous est arrivé. »

Nous nous regardions les uns les autres, frappés de stupéfaction. Le capitaine et Marbre se rappelèrent en effet avoir entendu dire qu’un brig, nommé la Loutre, faisant le commerce dans ces parages, s’était perdu, et maintenant une révélation qui tenait presque du miracle nous mettait dans le secret des causes de sa disparition.

Attiré par artifice ! répétait le capitaine, en parcourant des yeux l’écrit, qui s’était si admirablement conservé, dans une situation où il aurait dû mille fois être découvert. — Oui, oui, je commence à comprendre toute l’affaire. Si nous avions un peu de vent, Messieurs, je mettrais à la voile cette nuit même.

— Cela n’en vaudrait guère la peine, capitaine Williams, répondit le premier lieutenant, puisque nous sommes maintenant sur nos gardes, et que je suis bien certain qu’il n’y a pas de sauvages dans notre voisinage. Au contraire, le Plongeur et ses amis ont trafiqué avec nous très-loyalement, et il est à croire qu’ils ont encore d’autres peaux à nous donner. Ce gaillard-là, que notre équipage a baptisé du nom de l’Échalas, prend la chose si froidement que je le crois dans l’ignorance complète de tout ce qui concerne la Loutre, qui peut bien après tout avoir été pillée par une autre bande.

Ces observations étaient assez raisonnables, et elles firent effet sur l’esprit du capitaine. Il se décida toutefois à mettre l’Échalas à l’épreuve, en lui montrant l’ardoise, et en lui faisant subir un examen aussi scrupuleux que pouvait le permettre le langage des gestes. Un spectateur indifférent n’eût pu s’empêcher de rire en voyant nos efforts pour mettre l’Indien en défaut. Nous faisions des gestes, des grimaces, des contorsions de tout genre, tout fut inutile : l’Échalas demeura aussi impassible que les débris avec lesquels on le confrontait. Le drôle ne nous comprenait pas, ou ne voulait pas nous comprendre ; sa stupidité déjouait tous nos efforts, et Marbre finit par abandonner la partie, en déclarant que cet animal ne connaissait rien au monde, et encore moins la Loutre de Mer. Quant à l’ardoise, il ne semblait pas soupçonner ce que pareille chose pouvait signifier.

Nous retournâmes au navire, où nous rapportâmes l’ardoise, et nous rendîmes compte de nos découvertes. Tout l’équipage fut convoqué, et le capitaine nous fit un discours suffisant pour la circonstance, bien que ce ne fût rien moins qu’un morceau d’éloquence inspirée. Il nous rappela que beaucoup de bâtiments avaient péri par suite de la négligence de leurs équipages, et que nous étions sur la côte nord-ouest, où un navire ayant quelques boîtes de grains de colliers et quelques ballots de couvertures, sans parler de la poudre, des armes à feu et des métaux, avait autant de valeur qu’un bâtiment chargé de poudre d’or dans un des ports des États-Unis. La vigilance pendant le quart, et la stricte observation de la discipline, en cas d’alarme, furent les deux points sur lesquels il insista. En observant ces deux conditions incontestables, nous serions sauvés, tandis qu’en les négligeant, nous partagerions probablement le sort de l’équipage du brig dont nous venions de découvrir les débris.

J’avoue que je passai une fort mauvaise nuit. Un ennemi inconnu est toujours formidable, et j’aurais mieux aimé avoir à combattre trois gardes-côtes à la fois, que de me trouver, comme nous étions alors, dans une baie aussi unie qu’une glace et entourée de forêts aussi silencieuses qu’un désert.

Il n’y eut toutefois aucun événement ; le Plongeur et l’Échalas soupèrent avec l’appétit de l’innocence calomniée, et dormirent comme des sabots. S’ils étaient coupables, il fallait qu’ils fussent complètement dépourvus de conscience. Quant à nous, nous fûmes sur le qui-vive pendant toute la nuit, époque où le danger, s’il y en avait réellement à courir, devait sans doute être le plus grand. Au point du jour, tous ceux qui n’étaient pas de quart, et même quelques-uns de ceux qui étaient en vigie, cédèrent à la fatigue ; il n’arriva rien pourtant. Le soleil reparut, dorant de ses rayons la cime des arbres ; notre petite baie commença à briller de tout son éclat, et la joie que donne toujours un pareil spectacle dissipa presque entièrement nos inquiétudes. Une nuit de réflexions avait apaisé nos craintes, et nous nous éveillâmes tous, le lendemain matin, aussi indifférents au sort de la Loutre que les convenances nous permettaient de le paraître.


CHAPITRE XIII.


Cet esprit despotique, cette volonté de fer, ce pouvoir presque divin, cet art de Napoléon, d’attirer, de fasciner, de manier les cœurs de millions d’hommes jusqu’à ce qu’ils ne fassent plus qu’un, tu l’as plus que personne.
Halleck.


L’Échalas et le Plongeur se conduisirent admirablement tout le jour suivant. Le bœuf, le porc et le pain, ces grandes nécessités de la vie, que les Européens considèrent volontiers comme le premier mobile de l’existence aux États-Unis, semblaient absorber toutes leurs pensées, et, quand ils ne mangeaient pas, ils étaient occupés à dormir. Nous nous fatiguâmes à la fin d’observer de pareils animaux, et nous tournâmes nos pensées vers d’autres sujets. Le Plongeur nous avait fait entendre qu’il devait s’écouler quarante-huit heures avant que nous vissions arriver de nouvelles peaux, et le capitaine Williams, passant de l’alarme à une extrême sécurité, se décida à profiter d’un aussi beau jour pour amener ou plutôt pour dégréer les trois mâts de hune, et pour remettre en état leur gréement. En conséquence, à neuf heures, tout le monde se mit à l’ouvrage, et, avant midi, le navire était tout à fait en déshabillé. Nous envoyâmes sur le pont le moins de choses possible, conservant même les vergues de hune, bien que sans bras ni balancines, en les assujettissant contre la hune, mais les mâts furent amenés aussi bas qu’on le put, sans que les basses vergues allassent toucher les bastingages. En un mot, nous annulâmes complètement nos moyens d’appareillage, sans toutefois encombrer le pont. La sûreté du havre et l’extrême beauté du temps avaient encouragé le capitaine à ordonner cette manœuvre, les appréhensions de toute nature semblant avoir complètement disparu de son esprit.

On travailla avec ardeur ; notre équipage n’était pas seulement robuste, il était intelligent, et nos Philadelphiens étaient dans leur élément, dès qu’il s’agissait de gréement. Au coucher du soleil, on examina avec soin les avaries des cordages, dont toutes les garnitures furent refaites à neuf ; le gréement du mât de hune fut mis en état et replacé sur le mât, et tout fut disposé pour hisser la mâture le lendemain matin ; mais un jour d’activité aussi extraordinaire exigeait une bonne nuit de repos, et tout l’équipage reçut l’ordre de se retirer immédiatement après le souper. Le navire devait être confié, pendant la nuit, à la vigilance du capitaine et des trois lieutenants.

Le quart fut établi à huit heures, pour être relevé de deux heures en deux heures. Mon tour commençait à minuit, et devait durer jusqu’à deux heures ; Marbre devait me remplacer de deux à quatre heures, et tout le monde ensuite devait être sur pied pour hisser nos mâts. Quand j’arrivai sur le pont, à onze heures, je trouvai le troisième lieutenant conversant, comme il le pouvait, avec le Plongeur, qui, ayant dormi, ainsi que l’Échalas, une bonne partie du jour, paraissait disposé à passer la nuit à fumer.

— Combien de temps y a-t-il que ces Indiens sont sur le pont ? demandai-je au troisième lieutenant, au moment où il allait descendre.

— Pendant tout mon quart. Je les ai trouvés avec le capitaine, qui m’a transmis leur compagnie. Si le Plongeur comprenait quelque chose à une langue humaine, on pourrait tirer quelque parti de sa société ; mais je suis aussi fatigué de lui faire des signes que je l’aie jamais été de la journée la plus laborieuse.

J’étais armé, et j’aurais rougi de témoigner quelque crainte d’un homme sans armes ; d’ailleurs, les deux sauvages ne me donnaient aucun motif de défiance particulier. Le Plongeur était assis sur le guindeau, où il fumait sa pipe avec un air de philosophie qui eût fait honneur au plus grave de tous les babouins. Quant à l’Échalas, il ne paraissait pas avoir assez d’intelligence pour fumer ; occupation qui, au moins, a le mérite de donner une apparence de sagesse et de réflexion. Je n’ai jamais pu découvrir si nos grands fumeurs sont réellement plus sages que le reste des hommes, mais on conviendra qu’ils paraissent tels ; il était malheureux que cette habitude fût inconnue à l’Échalas ; le drôle aurait eu du moins l’air de penser quelquefois. En ce moment, tandis que son compagnon s’amusait à fumer sur le guindeau, il rôdait sur le pont, comme un porc eût pu le faire à sa place, et sans paraître avoir plus d’idées.

Je commençai mon quart avec un sentiment bien vif de l’étrangeté de notre situation. La sécurité qui régnait à bord me frappait comme étant peu naturelle, et cependant je ne pouvais découvrir pour le moment aucun motif particulier d’alarme. Je pouvais être, il est vrai, jeté par-dessus le bord ou égorgé par les deux sauvages, mais quel intérêt avaient-ils à me faire périr, puisqu’ils n’auraient pu se débarrasser du reste de l’équipage sans être découverts ? Les étoiles brillaient au ciel, et un canot ne pouvait guère approcher du navire sans que je le visse ; circonstance qui, à elle seule, diminuait sensiblement le danger. Je passai le premier quart d’heure à faire ces réflexions ; puis, m’habituant à ma situation, je commençai à moins m’en occuper, et je revins à d’autres pensées.

Clawbonny, Grace, Lucie et M. Hardinge venaient souvent s’offrir à mon imagination dans ces mers reculées. Il était rare que je fisse la nuit un quart paisible, sans revoir les scènes de mon enfance et sans me promener dans mon petit domaine, accompagné de ma bien-aimée sœur et de son amie, qui m’était presque aussi chère. Que d’heures j’ai passées ainsi, sur les vastes solitudes de la mer Pacifique et du grand Océan ; avec quelle fidélité ma mémoire me retraçait toutes les grâces qui ornaient le corps et l’esprit de ces jeunes filles chéries ! Depuis mon récent séjour à Londres, Émilie Merton venait quelquefois compléter le tableau, avec sa conversation plus cultivée et ses manières plus distinguées ; mais je crois bien ne lui avoir jamais assigné que le troisième rang dans mon admiration.

Je fus bientôt absorbé dans mes réflexions sur le passé et dans mes conjectures sur l’avenir. Je n’avais sans doute pas l’habitude de faire des châteaux en Espagne ; mais quel est le jeune homme de vingt ans ou la jeune fille de seize ans qui n’en fait pas quelquefois ? C’est l’inexpérience qui bâtit ces constructions fantastiques, avec les matériaux que lui fournit l’espérance. Dans ces moments d’exaltation, je pouvais aller jusqu’à me figurer Rupert homme de loi actif, grave, honorant sa profession, et faisant le bonheur de Lucie et de Grace ; tout l’effort de l’imagination ne pouvait guère aller au delà.

Lucie avait une jolie voix ; de temps en temps ses chants venaient charmer mon oreille, et, pendant des heures entières, je ne pouvais songer qu’à leur tendre expression et à leur touchante mélodie. Je n’étais rien moins qu’un rossignol, mais j’essayais parfois de fredonner quelques airs qui flottaient dans mon souvenir comme de douces visions du passé. Cette nuit, surtout, mes pensées se reportaient à l’un de ces airs qui parlait d’amour, et je demeurai pendant quelques minutes appuyé sur la balustrade, fredonnant l’air à voix basse, et s’efforçant de me rappeler non-seulement les paroles, mais même la douce voix qui leur donnait une expression si touchante. C’est ce que je faisais quelquefois à Clawbonny, et de temps en temps Lucie me mettait sa belle petite main sur la bouche, comme pour me dire en plaisantant : Miles, Miles ! n’estropiez pas un air aussi joli ! vous ne réussirez jamais en musique, vous y perdriez votre latin. Quelquefois elle se glissait derrière moi, et, au moment même où je m’appuyais sur la balustrade, je crus l’entendre remuer près de mon épaule et la sentir appliquer délicatement la main sur mes lèvres, afin de m’empêcher de chanter. L’impression, cette fois, fut si vive, que je voulus prendre cette main si douce pour la baiser ; l’objet que je rencontrai était loin d’être doux, il était passé entre mes dents, et serré assez étroitement pour qu’il me fût impossible d’appeler. Au même instant, mes bras furent saisis par derrière et serrés comme dans un étau. Me retournant, autant que je pouvais le faire, je reconnus que j’avais senti le souffle de l’Échalas, à un pouce de mon oreille, pendant qu’il me passait le bâillon, et que le Plongeur était occupé à me lier les mains derrière le dos ; le tout avait été fait si promptement et avec tant d’adresse, que je fus leur prisonnier, sans aucun espoir de salut, en moins d’un instant.

Il m’était aussi impossible de résister que d’appeler à mon secours. On me lia les pieds et les mains, et on me plaça avec précaution sur le vibord, dans un endroit un peu écarté. Je ne dus probablement la vie qu’au désir de l’Échalas de me garder comme esclave. Dès ce moment, les traits et les manières du drôle ne conservèrent plus aucune trace de leur stupidité apparente ; il devint l’esprit dirigeant, et je pourrais dire l’âme de tous les mouvements de ses compagnons. Quant à moi, j’étais assis, attaché à un des espars, dans l’impossibilité de rien faire pour me sauver. Témoin passif de tout ce qui se passait devant moi, je sentais toute la gravité de notre situation ; mais je crois que j’étais plus sensible encore à la honte d’avoir été victime d’une pareille surprise pendant mon quart, qu’aux dangers personnels que je pouvais courir.

Je fus désarmé tout d’abord. Le Plongeur prit alors une lanterne qui était sur l’habitacle, l’alluma, et la montra pendant une demi-minute au-dessus du couronnement. Il dut recevoir immédiatement réponse à son signal, car il éteignit bientôt la lumière, et se mit à se promener sur le pont, prêt à saisir tout rôdeur qui viendrait à s’y aventurer. Mais il y avait peu à craindre sous ce rapport, la fatigue attachant nos hommes à leurs lits aussi fortement que s’ils y avaient été enchaînés. Je m’attendais alors à voir ces misérables remplir le canot de nos effets et s’enfuir en les emportant ; car je ne pouvais croire que deux hommes eussent l’audace d’attaquer un équipage comme le nôtre.

J’avais compté sans mon hôte. Il s’était écoulé à peu près dix minutes depuis le moment où on s’était emparé de moi, quand des figures sinistres commencèrent à grimper sur le navire, et bientôt j’en comptai plus de trente. L’escalade fut faite avec si peu de bruit que, malgré l’attention la plus vigilante, je n’eus aucun soupçon de leur approche avant qu’ils fussent près de moi. Tous ces hommes étaient armés, un petit nombre avaient des fusils, d’autres des haches, d’autres enfin des arcs et des flèches. Autant que je le pouvais voir, chacun d’eux avait une espèce de couteau, et quelques-uns portaient des tomahawks. À mon grand regret, j’en vis trois ou quatre se porter immédiatement à l’échelle d’arrière, et autant à l’échelle ou panneau de l’avant. On interceptait ainsi les deux seuls passages par lesquels les officiers et les matelots devaient vraisemblablement monter, s’ils voulaient venir sur le pont. Il est vrai que le grand panneau servait pendant le jour, mais il avait été fermé pour la nuit, et personne n’aurait imaginé de s’en servir, à moins de connaître ce qui se passait sur le pont.

Je souffrais beaucoup du bâillon et des cordes qui me serraient les membres, mais je songeais à peine à mon mal, tant j’étais impatient de voir ce qui allait arriver. Quand les sauvages furent tous à bord, le premier quart d’heure se passa à faire leurs dispositions ; l’Échalas, le stupide, le lourd et l’insensible Échalas agissait comme chef et déployait non-seulement de l’autorité, mais de l’habileté et de l’intelligence. Il plaça tout son monde en embuscade, de manière à ce qu’en arrivant d’en bas on ne pût s’apercevoir tout d’abord du changement qui avait eu lieu sur le pont, et à ce que les sauvages pussent avoir le temps d’agir. Il s’écoula ensuite un autre quart d’heure, durant lequel on aurait pu presque entendre tomber une épingle, tant le silence était profond. Je fermai les yeux pendant ce terrible intervalle, et je m’efforçai de prier.

— Oh ! du gaillard d’avant ! dit tout à coup une voix que je reconnus pour être celle du capitaine. J’aurais donné tout au monde pour pouvoir lui répondre, afin de l’avertir du danger, mais cela m’était impossible. Je fis entendre un gémissement, et je crois que le capitaine m’entendit, car il sortit de la porte de la chambre, et il appela : — Monsieur Wallingford ! où êtes-vous donc, monsieur Wallingford ? Il n’avait pas de chapeau, étant venu sur le pont à demi vêtu, simplement pour voir comment la nuit se passait, et je frémis encore aujourd’hui, en songeant au coup affreux qui tomba sur sa tête nue.

Ce coup aurait tué un bœuf, et le capitaine resta sur la place. Toutefois ses meurtriers eurent soin de prévenir sa chute, pour ne pas éveiller ceux qui dormaient au-dessous, mais le bruit que fit le corps en tombant dans l’eau ne pouvait échapper à des oreilles comme les miennes, qui recueillaient avec avidité le moindre son. Ainsi périt le capitaine Williams, homme doux et bien intentionné, excellent marin, mais dont le principal défaut était le manque de précaution. Je ne pense pas que l’eau fût nécessaire pour l’achever, car aucun être humain n’eût pu résister au coup qu’il avait reçu.

L’Échalas avait été le principal acteur de cette horrible scène, et quand elle fut terminée, il remit ses hommes en embuscade. Je crus alors que les officiers et les matelots allaient être massacrés de la même manière, à mesure qu’ils paraîtraient sur le pont. C’était bientôt le moment où Marbre devait monter, bien que j’eusse l’espérance qu’il ne viendrait pas sans qu’on l’appelât, ce qu’il m’était impossible de faire dans la situation où je me trouvais ; mais je m’étais trompé. Au lieu d’attirer l’équipage sur le pont, les sauvages suivirent une tout autre marche. Après avoir tué le capitaine, ils fermèrent les panneaux de l’avant et prirent le parti plus sûr de faire prisonniers tous ceux qui se trouvaient dans l’intérieur du navire. Cela ne se fit pas tout à fait sans bruit, et l’alarme fut évidemment donnée par les précautions prises pour tout clore avec soin. J’entendis du bruit aux portes de la chambre, puis aux panneaux de l’avant. Mais l’Échalas avait pris toutes ses mesures pour que les efforts de l’un ou de l’autre côté fussent inutiles.

Dès qu’ils eurent enfermé leurs prisonniers, les sauvages vinrent à moi et relâchèrent les liens de mes bras de manière à me mettre plus à l’aise. Ils détachèrent entièrement ceux que j’avais aux pieds, et m’ôtèrent aussi le bâillon de la bouche. Je fus alors conduit au dôme de l’échelle de l’arrière, et on me fit entendre par signes que je pouvais communiquer avec mes compagnons qui étaient en bas. C’était l’Échalas (ce vieillard ressemblait à un grossier animal plutôt qu’à une créature humaine) qui dirigeait toutes ces mesures. Je conclus de là que ma vie était épargnée, pour le moment du moins, et pour quelque but qu’il m’était jusqu’à présent impossible de deviner. Je n’appelai pas tout de suite ; mais dès que j’entendis quelque mouvement au pied de l’échelle, j’obéis aux ordres de mes maîtres.

— Monsieur Marbre, criai-je d’une voix assez forte pour être entendu d’en bas, est-ce vous ?

— Oui, oui ; et est-ce vous, maître Miles ?

— C’est bien moi. Faites attention à votre conduite, monsieur Marbre. Les sauvages sont maîtres du pont, et je suis leur prisonnier. Ils sont là tous, et ils ont établi un poste assez fort aux panneaux de l’avant.

J’entendis à l’intérieur un sifflement faible et prolongé, qu’il était facile d’interpréter comme l’expression de l’inquiétude et de l’étonnement du premier lieutenant. Pour moi, je ne voyais aucun motif pour essayer de dissimuler, et j’étais d’ailleurs résolu à parler ouvertement, au risque de révéler quelques-uns de mes sentiments à mes maîtres, parmi lesquels il était probable que plus d’un comprenait un peu l’anglais.

— Il nous manque ici en bas le capitaine Williams, reprit Marbre après un court intervalle ; savez-vous où il est ?

— Hélas ! monsieur Marbre, le capitaine Williams n’est plus en état de rendre service à aucun de nous.

— Qu’est-il devenu ? s’écria Marbre avec la promptitude de l’éclair ; dites-le-moi bien vite.

— Il a été tué d’un coup de massue, et jeté par-dessus le bord.

Il y eut alors un silence de mort, qui dura près d’une minute.

— C’est donc à moi qu’il appartient de décider ce qu’il faut faire, dit enfin M. Marbre. Miles, êtes-vous libre ? Osez-vous dire ce que vous pensez ?

— Je suis tenu ici par deux sauvages, dont je suis le prisonnier. Néanmoins, monsieur Marbre, ils m’engagent à parler ; mais je crains que quelques-uns d’entre eux n’entendent ce que nous disons.

Il y eut un intervalle pendant lequel l’officier délibérait évidemment sur la meilleure marche à suivre.

— Écoutez, Miles, reprit-il, nous nous connaissons bien, et nous pouvons nous entendre sans nous compromettre. Quel âge avez-vous, là-haut sur le pont ?

— Près de trente ans, monsieur Marbre, et ce sont des années toutes bien vigoureuses.

— Sont-elles fournies de soufre et de pilules ? ou seulement de ces colifichets indiens dont se servent nos enfants dans leurs jeux ?

— Un peu de la première espèce, une demi-douzaine peut-être, assez bien de la seconde, et beaucoup d’écuyers tranchants.

Un geste d’impatience que fit le Plongeur pour m’avertir de parler plus clairement me fit comprendre que le drôle pouvait nous entendre lorsque nous parlions sans figures. Cette découverte ne fit que me rendre encore plus circonspect.

— Je vous comprends, dit Marbre d’un air pensif, il faut nous tenir sur nos gardes. Pensez-vous qu’ils aient l’intention de descendre ?

— Rien ne l’annonce quant à présent, mais la compréhension, dis-je en appuyant sur ce mot, est plus générale que vous ne l’imaginez, et il ne faut dire aucun secret. Ma devise est : des millions pour la défense, mais pas un dollar pour tribut.

Comme cette dernière phrase était alors dans la bouche de tous les Américains, ayant été employée à l’occasion de la guerre que nous avions avec la France, j’étais certain qu’elle serait comprise. Marbre ne répondit rien, et l’on me permit de m’éloigner de l’échelle et de m’asseoir sur les cages à poules. Ma situation était extraordinaire ; il était encore nuit, mais les étoiles donnaient assez de lumière pour me permettre de distinguer les figures basanées et sauvages qui rôdaient sur le pont, et même pour discerner l’expression de la physionomie de ceux qui venaient de temps en temps me regarder en face. Ces derniers semblaient avoir les dispositions les plus sanguinaires ; mais il était évident qu’un esprit supérieur tenait dans une étroite sujétion ces êtres grossiers, calmant la fougue de leurs caractères, domptant leur penchant à la violence, et donnant une direction et un but à tous leurs mouvements. Cet esprit supérieur était l’Échalas ! c’était un fait dont il ne m’était pas permis de douter ; c’étaient ses gestes, sa voix, son commandement, qui animaient tout, qui réglaient tout. Je remarquais qu’il parlait avec autorité et confiance, bien qu’avec calme. On lui obéissait sans aucune marque particulière de déférence, mais on lui obéissait aveuglément. Je pouvais voir aussi que les sauvages se considéraient comme maîtres du champ de bataille, et songeaient fort peu aux hommes qui étaient sous les écoutilles.

La position matérielle demeura la même jusqu’au lever du soleil. L’Échalas, c’est ainsi que je continuerai à nommer ce chef d’une physionomie si repoussante, faute de connaître son véritable nom, ne voulut permettre qu’on entreprît rien avant qu’il fît assez jour pour qu’il pût suivre toutes les démarches de ses compagnons. Je reconnus ensuite qu’il attendait des renforts ; car, dès que le soleil commença à paraître, on poussa sur le navire des hurlements auxquels on répondit de la forêt, qui paraissait pleine de sauvages. Peu de temps après, des canots sortirent de la crique, et je comptai cent sept de ces misérables à bord du bâtiment ; c’étaient là toutes leurs forces, car je ne vis plus rien paraître ensuite.

Pendant tout ce temps, c’est-à-dire pendant trois heures, je n’eus plus aucune communication avec les hommes de notre équipage ; j’étais certain cependant que tous étaient réunis, la jonction étant facile par le milieu du second pont, qui n’avait d’autre charge que les légers articles destinés au commerce de la côte nord-ouest, et, en prenant le parti d’enfoncer la cloison du gaillard d’avant ; et même, sans avoir recours à cet expédient, il y avait dans la cloison une planche mobile qui permettait de faire passer un homme à la fois. Je ne doutais pas que Marbre n’eût rassemblé toutes ses forces, et les matelots avaient pris leurs fusils et leurs pistolets avec eux, ainsi que toutes les munitions ; ce qui lui permettait de faire une vigoureuse résistance. Quelle marche adopterait-il ? j’en étais réduit sur ce point à faire des conjectures : une sortie était bien hasardeuse, en la supposant praticable ; et elle l’était à peine, à raison des mesures prises par l’Échalas et par le Plongeur pour garder les passages. Il n’y avait qu’incertitude dans mon esprit sur ce qui pouvait arriver.

Je fus surpris de la manière dont les sauvages me traitèrent. Dès qu’il fit jour, mes membres furent dégagés de leurs liens, et on me permit de me promener sur le gaillard d’arrière pour rétablir la circulation du sang. Une mare de sang, avec quelques cheveux, marquait le lieu où avait péri le pauvre capitaine Williams, et on me permit d’y verser un seau d’eau, afin de faire disparaître les traces révoltantes du meurtre. Quant à moi, mon inquiétude avait fait place à une étrange insouciance, et j’étais, pour le moment, indifférent au sort qui pouvait m’être réservé. Je m’attendais à mourir, et j’avoue maintenant, à ma honte, que je songeais bien plus à la vengeance qu’au repentir de mes fautes passées. Quelquefois même j’enviais le sort de Marbre et de ceux qui étaient en bas avec lui, lesquels pouvaient, en un clin d’œil, anéantir leurs ennemis, en introduisant une mèche dans la sainte-barbe. J’étais, du reste, persuadé qu’on en viendrait là avant que le lieutenant et son équipage consentissent à devenir prisonniers des misérables qui occupaient le pont. L’Échalas et son compagnon, toutefois, semblaient complètement indifférents à ce danger, dont ils ignoraient sans doute la nature ; leur plan avait été habilement conçu, et jusque-là il avait parfaitement réussi.

Le jour avançait, et les sauvages commencèrent à songer sérieusement à s’assurer de leur prise. Les deux chefs, l’Échalas et le Plongeur, s’approchaient de moi d’un air qui annonçait qu’ils étaient sur le point de commencer leurs opérations. Je découvris alors que le dernier avait une légère teinture de l’anglais, par suite de ses rapports avec divers bâtiments. Il était cependant encore un sauvage sous tous les rapports ; le peu de connaissances qu’il avait ainsi glanées ne servant qu’à rendre plus dangereux ses mauvais penchants, sans les tempérer en aucune manière. Il prit le commandement, rangea ses hommes en deux lignes sur le pont, et, me faisant signe avec les doigts, il prononça d’une voix forte le mot : — compte ! — Je comptai ces misérables, qui étaient au nombre de cent six, non compris les deux chefs.

— Dis-le-lui, là, en bas, murmura le Plongeur en me montrant les étages inférieurs.

J’appelai M. Marbre, et, quand il fut sur l’échelle, la conversation suivante eut lieu entre nous.

— Qu’y a-t-il de nouveau, mon cher Miles ? demanda-t-il.

— J’ai ordre de vous dire, monsieur Marbre, que les Indiens sont au nombre de cent huit ; on vient de me les faire compter tout exprès.

— Je voudrais qu’il y en eût mille ; car nous allons faire sauter le pont, et les envoyer tous en l’air. Croyez-vous qu’ils puissent comprendre ce que je dis, Miles ?

— Le Plongeur le peut, Monsieur, quand vous parlez lentement et clairement ; il ne comprend qu’à demi vos intentions actuelles, si j’en juge par sa mine.

— Le scélérat m’entend-il maintenant ? Est-il là, quelque part, près du dôme d’échelle ?

— Il y est maintenant, du côté de bâbord, appuyant un genou sur l’extrémité antérieure de la cage à poules.

— Miles ? me dit-il avec un accent d’hésitation.

— Je vous écoute, monsieur Marbre.

— Supposons un peu de plomb lancé par le dôme de l’échelle, que vous arriverait-il à vous ?

— Je m’en soucie fort peu, car je m’attends bien à être massacré ; mais il n’en résulterait aucun bien maintenant, et nous pourrions même nous en repentir. Je vais cependant, si vous le voulez, leur annoncer votre intention de les faire sauter ; cela pourra peut-être leur donner à penser.

Marbre y consentit, et je m’acquittai de la commission aussi bien que je le pus. Je fus obligé d’avoir recours en grande partie aux signes ; mais, à la fin, je réussis à me faire comprendre du Plongeur. Il fit connaître ce projet à l’Échalas ; le vieillard l’écouta avec beaucoup d’attention ; mais l’idée de sauter ne fit pas plus d’impression sur lui, que n’aurait pu en faire la nouvelle que le feu avait pris à sa cheminée, en supposant qu’il eût connu cette invention des peuples civilisés. Qu’il comprît parfaitement son ami, c’est ce dont je ne pouvais douter en voyant l’expression de sa physionomie d’orang-outang ; mais la crainte était une passion qui le troublait peu, et il faut l’avouer, un homme qui a passé sa vie dans une condition aussi misérable que celle où il se trouvait habituellement, n’a guère de motifs pour tenir beaucoup à l’existence. Et cependant le suicide est inconnu de ces misérables ! C’est une ressource réservée à ceux qui sont rassasiés de plaisirs ; il y a neuf épicuriens plongés dans l’abondance qui meurent de cette manière, pour un pauvre diable que la misère entraîne au désespoir.

Je fus étonné de l’expression que prit la figure de babouin de l’Échalas lorsqu’il entendit les paroles de son ami. L’incrédulité se peignait dans son regard, en même temps que tous ses traits semblaient exprimer l’indifférence.

Il était évident que la menace n’avait fait aucun effet, et je réussis à le faire savoir à Marbre, en employant des expressions que le Plongeur ne pouvait comprendre ; je n’obtins aucune réponse ; le silence de la mort régnait dans l’intérieur du navire, au lieu du bruit qu’on y entendait auparavant. L’Échalas parut frappé de ce changement, et je remarquai qu’il donnait des ordres à deux ou trois des sauvages les plus âgés, sans doute pour recommander un redoublement de vigilance. J’avoue que je me trouvais alors fort mal à l’aise, car l’attente est une compagnie peu agréable, dans une pareille position, surtout quand vient s’y joindre l’incertitude.

L’Échalas pensa alors qu’il était temps de commencer ses opérations, sans plus tarder, sous la direction du Plongeur. On jeta dans la chaloupe une certaine quantité de lignes, les drisses des bonnettes, et tous les autres cordages d’une certaine grandeur que l’on put trouver, et la chaloupe fut remorquée jusqu’à l’île au moyen de deux ou trois canots. Les Indiens opérèrent alors avec leur cordage ce que les marins appellent un « hale-à-terre, » en attachant un bout à un arbre, et laissant filer la ligne jusqu’à ce que la chaloupe fût de nouveau remorquée jusqu’au navire. Le calcul du Plongeur se trouva juste, la corde allait du navire à l’arbre.

Dès que cette opération fut accomplie, et elle le fut avec assez de promptitude, bien qu’avec quelque désordre, vingt à trente sauvages se mirent à serrer la remorque, jusqu’à ce qu’ils lui eussent donné toute la tension qu’elle était susceptible de recevoir ; ils s’arrêtèrent alors, et je les vis faire des recherches dans la cuisine, pour trouver la hache du cuisinier, ayant évidemment l’intention de couper les câbles. Je pensai qu’il y avait lieu de communiquer le fait à Marbre, et je résolus de le faire au péril de ma vie.

— Les Indiens ont attaché un cordage à l’île, et sont sur le point de couper les câbles, voulant sans doute touer le bâtiment sur la côte, à la même place où ils ont pris autrefois la Loutre de mer.

— Eh bien ! laissez-les faire, nous serons prêts à temps ; ce fut la seule réponse qui me fut faite.

Je n’ai jamais su à quoi attribuer l’apathie que montrèrent les sauvages en nous voyant communiquer ainsi : au désir que le fait fût connu de l’équipage enfermé, ou bien à l’indifférence ? Ils procédèrent, du reste, dans leurs mouvements avec autant de sang-froid que s’ils avaient été les seuls possesseurs de tout le bâtiment. Ils avaient six ou huit canots sur lesquels plusieurs d’entre eux se mirent à manœuvrer autour du navire avec autant de confiance que s’ils s’étaient trouvés dans un port ami. Ce qui me surprit ensuite le plus, c’était leur calme et leur soumission aux ordres qu’ils recevaient. À la fin, on trouva la hache dans le fond de la chaloupe, et Marbre apprit l’usage qu’on en fit immédiatement, par les coups violents qu’il entendit frapper sur les câbles.

— Miles, me dit le premier lieutenant, ces coups me vont au cœur. Les scélérats sont-ils réellement à l’œuvre ?

— L’ancre de bâbord est partie, Monsieur, et les coups que vous entendez maintenant portent sur le câble de tribord, qui est déjà en deux pièces. — C’est fini ; le navire ne tient plus que par la remorque.

— Y a-t-il du vent, mon garçon ?

— Pas un souffle dans la baie, bien que je voie un léger clapotement à la surface de l’eau.

— La marée monte-t-elle, ou descend-elle, Miles ?

— C’est la fin du jusant ; ils ne pourront jamais tirer le bâtiment sur le rocher où ils ont conduit la Loutre, tant que l’eau ne s’élève que de dix à onze pieds.

— Dieu soit béni ! j’avais peur qu’ils ne pussent coucher le bâtiment sur ce maudit lit.

— Cela a-t-il quelque importance pour nous, monsieur Marbre ? Quel espoir pouvons-nous avoir de lutter contre une pareille supériorité de nombre, et en de pareilles circonstances ?

— Cette supériorité m’inquiète peu, mon garçon ; mes hommes sont si étroitement serrés, qu’ils lécheraient la côte nord-ouest tout entière pour pouvoir seulement gagner le pont sans avoir leurs estains percés de part en part. Les circonstances, je l’avoue, doivent compter pour beaucoup.

— Le navire se dirige droit sur l’île ; je ne vois plus d’espoir pour nous, monsieur Marbre.

— Je vous le dis, Miles, il vaut bien la peine de courir quelque danger pour tenter de sauver l’équipage. Si je ne craignais pas pour vous, il y a une demi-heure que j’aurais joué un mauvais tour à cette canaille.

— Ne pensez pas à moi, Monsieur : c’est par ma faute que tout cela est arrivé, et je dois en souffrir. — Faites ce que vous commandent le devoir et la prudence.

J’attendis ensuite une minute, dans toutes les transes de l’incertitude, ignorant ce qui allait arriver, puis j’entendis un bruit qui me fit croire un moment qu’on essayait de faire sauter le pont. Mais les cris et les gémissements qui retentirent ensuite me firent connaître le véritable état des choses. Une décharge de mousqueterie avait eu lieu des fenêtres de la chambre, et tous ceux qui se trouvaient dans les deux canots qui passaient en ce moment, avaient été abattus sur place, comme de jeunes taureaux. Trois furent tués du coup, et les blessures des autres paraissaient devoir être mortelles. Ma vie eût été sacrifiée à l’instant même, sans l’intervention de l’Échalas, qui ordonna à mes agresseurs de se retirer, d’un ton d’autorité sévère qui produisit immédiatement son effet. Il était évident qu’un traitement tout particulier m’était réservé.

Tous ceux qui le pouvaient se précipitèrent alors dans les canots qui restaient et dans la yole du bâtiment, afin de recueillir les morts et les blessés, dès qu’on sut le malheur qui était arrivé. Je les observais de la balustrade, et je reconnus bientôt que Marbre en faisait autant des fenêtres de la chambre. Mais les sauvages se gardèrent de s’exposer à un feu qui leur avait été si fatal, et ils furent obligés d’attendre que le navire eût été assez de l’avant pour leur permettre de secourir leurs amis, sans mettre en péril leurs propres vies. Comme cette manœuvre demandait à la fois du temps et de l’espace, le bâtiment fut laissé sans un seul canot ou embarcation d’aucune sorte, et avec la moitié seulement de ses ennemis à bord. Ceux qui restaient, faute d’autre ennemi à attaquer, déchargèrent leur colère sur la Crisis, s’épuisant en efforts frénétiques pour appuyer sur la remorque. Mais le résultat de tout cela fut que, donnant en même temps beaucoup de marge au navire, ils finirent par rompre la corde.

J’étais appuyé sur la roue du gouvernail, ayant l’Échalas près de moi, quand cet accident arriva. Le mouvement de reflux était encore très-sensible, et le bâtiment entrait justement dans la passe étroite située entre l’île et la pointe qui terminait la baie, continuant naturellement à se diriger vers l’arbre auquel la remorque avait été attachée. Un mouvement plus instinctif que raisonné me détermina alors à faire éviter le navire avec la barre de manière à lui faire franchir directement le passage, au lieu de le laisser se briser contre les rochers. Je n’avais en agissant ainsi aucun espoir, ni aucun autre motif que la vive répugnance que j’éprouvais à voir couler à fond un aussi bon navire. Heureusement le Plongeur était dans un canot, et il n’était pas facile de suivre la Crisis, sous le feu des fenêtres de la chambre, lors même qu’il eût compris la position et qu’il se fût mis à sa poursuite. Mais, comme les autres sauvages des canots, il était occupé de ses amis blessés, qui furent tous transportés du côté de la crique. Je fus donc maître des mouvements du navire pendant cinq minutes ; pendant ce temps il avait franchi la passe, et il entrait en pleine mer.

La situation était nouvelle et jusqu’à un certain point embarrassante. J’avais une lueur d’espoir, mais c’était un espoir sans direction précise, et presque sans objet. Je pouvais reconnaître qu’aucun des sauvages à bord ne se rendait compte de la cause de notre mouvement, bien qu’ils pussent comprendre l’action de la marée. Il en résulta une panique, et près de la moitié de ceux qui étaient restés à bord sautèrent à la mer, et se mirent à nager dans la direction de l’île. J’espérai un moment que tous en feraient autant ; mais il en resta près de vingt-cinq, par nécessité plutôt que par choix, comme je le découvris ensuite, car ils ne savaient pas nager. De ce nombre était l’Échalas, qui probablement avait aussi en vue d’assurer sa conquête.

Je crus pouvoir saisir l’occasion ; j’allai au dôme de l’échelle, et j’étais sur le point d’ôter la barricade, pensant qu’on pourrait recouvrer le bâtiment à la faveur de la panique. Mais un regard sévère de l’Échalas, et un couteau qui brillait dans ses mains, m’avertirent qu’il fallait être plus circonspect. L’affaire n’était pas encore finie, et mon maître n’était pas homme à se laisser déconcerter aussi facilement que je l’avais imprudemment supposé. Sous une si pitoyable apparence, le drôle cachait un esprit qui le rendait capable de grandes choses, et qui, en d’autres circonstances, aurait pu en faire un héros. Il me donna l’utile leçon de ne point juger des hommes sur l’extérieur.


CHAPITRE XIV.


— Frère John Bates, n’est-ce pas le jour qui commence à poindre ? — Je le crois ; mais nous n’avons pas lieu de désirer de le voir paraître. — Nous voyons le commencement du jour ; mais je crois que nous n’en verrons pas la fin.
Henri V.


Le bâtiment se comporta bien. Dès que nous eûmes doublé la pointe de l’île, une brise du sud se fit sentir, et, en mettant un peu la barre au vent, je pus tenir le cap au large, et augmenter ainsi la distance entre nous et la baie. La direction de la marée fit plus encore que le vent, il est vrai ; mais les deux agissant de concert, nous éloignèrent de la côte, à raison d’environ deux nœuds par heure. Certes, c’était une marche bien lente, pour un bâtiment placé dans une pareille position, mais il faudrait quinze ou vingt minutes aux canots pour revenir de la crique et faire le tour de l’île par l’autre canal ; alors nous aurions près d’un demi-mille d’avance.

L’Échalas voyait évidemment que les choses n’allaient pas bien, quoiqu’il ne sût à quoi l’attribuer. Il était clair qu’il ne comprenait pas pourquoi le navire portait au large, car il n’avait aucune idée de la puissance du gouvernail. Notre barre agissait en bas, et il est possible que cette circonstance l’intriguât ; il y avait alors plus de petits bâtiments faisant mouvoir leur gouvernail sans l’aide de la roue qu’avec elle. À la fin, le mouvement du navire devint trop sensible pour admettre un plus long délai ; le sauvage s’approcha de moi, le couteau tiré, et d’un air qui annonçait que l’affection n’entrait pour rien dans la modération qu’il avait montrée auparavant. Après avoir brandi fièrement son arme à mes yeux, et l’avoir appuyée deux ou trois fois sur ma poitrine d’une manière très-significative, il me fit signe de virer de bord et de rentrer dans le port. Je pensai que mon dernier moment était venu ; mais, par un mouvement assez naturel, je lui montrai les mâts dégarnis, pour lui faire comprendre que le navire n’était pas dans son état ordinaire. Je crois que je fus entendu, quant à cette partie de mes excuses ; il était trop évident que nos mâts et nos vergues n’étaient pas à leurs places habituelles, pour que le fait échappât à l’attention même d’un sauvage. Cependant l’Échalas vit que quelques-unes des voiles étaient enverguées, et il me les montra en grommelant des menaces si je refusais de les établir. La brigantine se trouvant près de lui, il la saisit et m’ordonna de la déployer sur-le-champ.

Il est à peine nécessaire de dire que j’obéis à cet ordre avec une joie secrète. Larguant les cargues, je mis l’écoute dans les mains d’une douzaine de sauvages, et nous nous mîmes à haler tous ensemble. En une minute, la voile était tendue ; je les conduisis ensuite sur l’avant, et nous en fîmes autant pour le petit foc et la grande voile d’étai. Nous y ajoutâmes le foc d’artimon, le seul autre morceau de toile que nous pussions montrer jusqu’à ce que nos mâts fussent mis en clef. Cependant, l’effet de ces quatre voiles suffit pour accélérer d’un nœud la marche du bâtiment, et l’amener vite au point où il pouvait sentir toute la force de la brise qui soufflait du sud-est. Lorsque les quatre voiles furent en place, nous étions à un bon quart de mille de l’île, et en position de recevoir le vent sans obstacle.

L’Échalas tenait toujours sur moi son œil de faucon. Comme j’avais obéi à ses ordres en mettant les voiles, il ne pouvait se plaindre ; mais le résultat ne répondait nullement à son attente. Il voyait que nous continuions à nous avancer dans la mauvaise direction, et jusques alors aucun canot ne se montrait. Quant à ces derniers, maintenant que le navire prenait de l’aire, je n’étais pas sans espérance de pouvoir les tenir exposés au feu des fenêtres de la chambre, et de leur échapper en m’éloignant de la terre à une distance qu’ils ne pourraient franchir. Cependant je savais que le Plongeur était un drôle plein d’audace, qu’il entendait quelque chose aux bâtiments, et je résolus de recommander à Marbre de ne point le manquer, s’il venait à se trouver à portée de son mousquet.

Pendant ce temps les alarmes et l’impatience de l’Échalas et de ses compagnons augmentaient sensiblement. Cinq minutes étaient un siècle dans la position où nous étions, et je vis qu’il serait bientôt nécessaire d’adopter quelque nouvel expédient, si je ne voulais pas être victime du ressentiment de ces sauvages. Rien n’aiguise l’esprit comme la nécessité, et il me vint une idée qui me parut assez ingénieuse. Quoi qu’il en soit, je dus la vie à la conviction où étaient les sauvages qu’ils ne pouvaient se passer de moi.

L’Échalas, avec trois ou quatre des plus farouches de ses compagnons, avait recommencé à me menacer avec son couteau, me faisant signe en même temps de tourner le cap du navire vers la terre. Je demandai un peu de place, et je traçai alors un long cercle sur le pont, en montrant les quatre voiles que nous avions établies, de manière à leur dire qu’avec cette voilure, il fallait aller à une grande distance pour pouvoir virer. Quand j’eus réussi à leur communiquer cette idée, j’entrepris sur-le-champ de leur faire entendre qu’en guindant les mâts de hune, et en faisant plus de voile, nous pourrions revenir immédiatement sur nos pas. Les sauvages me comprirent, et l’explication leur paraissant raisonnable, ils se retirèrent à l’écart pour se consulter. Comme le temps pressait, l’Échalas revint presque aussitôt en me faisant signe de leur montrer comment il fallait s’y prendre pour mettre dehors le reste des voiles. On juge bien que je ne me fis pas prier pour le leur apprendre.

En quelques minutes un palan d’amure avait été dressé, et un groupe de sauvages se cramponnait après la guinderesse. Comme tout était prêt, nous n’eûmes qu’à haler jusqu’au moment où, jugeant à l’œil que le mât était à la hauteur convenable, je grimpai aux agrès, et mis la clef en place. Débarrassé du mât de hune, sans toucher à rien de ses agrès, je descendis sur la vergue de misaine et détachai la voile. Cela paraissait si bien en harmonie avec le reste, que les sauvages poussèrent des cris de joie ; et lorsque je reparus sur le pont, ils m’auraient volontiers porté en triomphe. L’Échalas lui-même en fut complètement dupe, et quand je mis les autres à l’œuvre au garant de drisse pour hisser la vergue, il se montra le plus actif. La vergue fut bientôt en place, et je montai pour l’assujettir, touchant d’abord les bras de manière à remplir la voile.

Le lecteur peut être convaincu que je ne me pressai pas, maintenant que les choses étaient en si bon train. Je pouvais remarquer que mon pouvoir et mon importance augmentaient à mesure que nous nous écartions de la terre. Le bâtiment allait tout seul sous une pareille voilure, la barre un peu au vent ; je n’avais donc pas d’effort extraordinaire à faire, et je résolus de rester en haut le plus longtemps possible. La vergue fut bientôt assujettie, et alors je montai dans la hune et je commençai à rider les agrès du vent. Tout cela ne fut fait qu’imparfaitement, mais c’était assez pour le temps qu’il faisait.

De la hune j’avais une vue étendue sur la mer et sur la côte. Nous étions alors d’un grand mille en mer, et quoique le flot ne nous fût plus utile, nous filions à raison de deux nœuds. Au moment où je venais d’attacher la dernière ride, les canots commencèrent à paraître, doublant la pointe de l’île par le passage le plus éloigné, et promettant de nous atteindre dans l’espace de vingt minutes. Il fallait prendre un parti, et je me décidai à hisser le grand foc. Je descendis donc sur le pont.

Maintenant que j’avais la confiance des sauvages, qui étaient convaincus que leur retour dépendait de moi, je n’eus pas de peine à les mettre à l’ouvrage. J’ai rarement été plus heureux qu’au moment où je vis cette grande surface de toile ouverte à l’air. Les rabans furent halés et amarrés le plus vite possible, et je reconnus que je ne pouvais faire davantage avant l’arrivée des canots. Je désirais me mettre en rapport avec Marbre. En passant sur l’arrière pour en chercher le moyen, je m’arrêtai un moment pour observer les canots. L’Échalas, pendant ce temps, manifestait son impatience que le bâtiment ne virât pas. J’aurais été massacré vingt fois, si les sauvages avaient su comment s’y prendre pour gouverner eux-mêmes le navire. Mais ils avaient besoin de moi ; je le sentais comme eux, et mon audace s’en accrut.

Je pris une longue-vue pour regarder les canots. Ils étaient à un demi-mille de distance, avaient cessé de se servir de leurs pagaies, et étaient serrés les uns contre les autres, comme si on tenait conseil. Je pensai que l’aspect du bâtiment sous voiles les avait alarmés, et qu’ils commençaient à croire que nous étions redevenus maîtres du navire, et qu’il ne serait pas prudent de s’approcher trop. Si je pouvais les confirmer dans cette opinion, c’était un grand point de gagné. Sous prétexte de faire plus de voile, pour faire tourner le bâtiment sur lui-même, opération dont je m’évertuai à expliquer à force de signes à l’Échalas toute la difficulté, je plaçai les sauvages à la guinderesse du grand mât de hune, en leur disant de haler de toutes leurs forces. Il y avait de quoi les tenir occupés, et, ce qui était plus important, ils avaient tous les yeux tournés vers l’avant, tandis que je feignais d’être occupé sur l’arrière. En même temps j’avais donné un cigare à l’Échalas pour le mettre en humeur, et j’avais pris aussi la liberté d’en allumer un pour moi.

Nos canons avaient tous été amorcés et pointés, et on avait ôté les tapes la nuit précédente, pour être prêts à repousser toute attaque. Je n’eus qu’à retirer la platine du canon de l’arrière, et il était prêt à tirer. Je mis aussitôt la barre au vent de manière à ce que la bordée enfilât les canots. J’appliquai alors le cigare à l’amorce, et m’élançant au gouvernail, je mis la barre dessous. L’explosion fut suivie de cris horribles des sauvages, qui sautèrent sur les porte-haubans, prêts à se précipiter dans la mer, tandis que l’Échalas accourait sur moi, le couteau à la main. Je crus encore une fois que mon heure était venue, mais m’apercevant que le navire lofait rapidement, je fis signes sur signes pour attirer l’attention de mon ennemi sur ce fait important. Le bâtiment venait au vent, et l’Échalas fut aisément amené à croire que c’était la manière de virer de bord. Il courut aussitôt rejoindre ses compagnons, leur montrant d’un air de triomphe le navire qui lofait encore, et je suis sûr qu’il croyait que le canon avait produit ces changements apparents. Quant aux canots, la mitraille avait sifflé si près de leurs oreilles qu’ils commencèrent à s’éloigner, dans la conviction que nous étions rentrés en possession du bâtiment, et que nous leur avions envoyé cet avertissement pour les tenir à l’écart.

Jusque-là j’avais réussi au-delà de toute attente ; et je commençais à me livrer à l’espoir, non-seulement de sauver ma vie, mais de redevenir maître du navire. Si je pouvais réussir à perdre de vue la terre, mes services deviendraient indispensables et le succès serait certain. La côte était très-basse, et six à huit heures de route suffiraient, pourvu que le cap fût au large. En outre le vent fraîchissait, et je jugeai que la Crisis marchait déjà à raison de quatre nœuds. Encore vingt milles, et toute la côte serait sous l’eau. Mais il était temps de dire quelque chose à Marbre. Dans la vue d’endormir la défiance, j’appelai l’Échalas auprès de l’échelle de l’arrière, afin qu’il pût entendre ce qui allait se dire, quoique je susse très-bien que, depuis que le Plongeur n’était plus à bord, pas une âme ne restait parmi les sauvages, qui pût entendre un mot d’anglais, ou qui comprit rien aux manœuvres. Au son de ma voix, le lieutenant vint à la porte.

— Eh bien ! Miles, qu’est-ce ? demanda-t-il, pourquoi ce coup de canon, et qui l’a tiré ?

— Tout va bien, monsieur Marbre, c’est moi qui l’ai tiré pour éloigner les canots, et il a produit l’effet désiré.

— Oui, j’avais la tête hors de la fenêtre dans ce moment, car je pensais que le bâtiment virait vent arrière, et qu’en désespoir de cause nous retournions dans le port. Mais comment diable, mon garçon, nous sommes à plus d’une demi-lieue de la terre ! L’Échalas le souffrira-t-il encore longtemps ?

J’appris alors à Marbre où nous en étions sur le pont, la voilure que nous avions, le nombre de sauvages qui étaient à bord, et leurs idées sur la manière de faire tourner le bâtiment. Il n’est pas facile de dire qui écoutait avec le plus d’attention, de Marbre ou de l’Échalas. Celui-ci me faisait continuellement signe de tourner le bâtiment vers la côte, car alors nous avions de nouveau le vent par le travers, et nous gouvernions en droite ligne. Il était nécessaire, pour plus d’une raison, de chercher un remède immédiat au danger qui allait m’assaillir de nouveau. Non-seulement il fallait apaiser l’Échalas et ses compagnons, mais le navire, en gagnant au large, commençait à sentir les lames de fond, et la mâture n’était rien moins que solide. Le grand mât de hune n’était guindé qu’à moitié, et il commençait à se balancer dans le chouquet d’une manière que je n’aimais pas. Il est vrai qu’il n’y avait pas encore grand danger, mais le vent s’élevait, et ce qui était à faire devait être fait sur-le-champ. Cependant je ne fus pas fâché de remarquer que cinq ou six sauvages, et l’Échalas était du nombre, commençaient à ressentir les atteintes du mal de mer. J’aurais donné Clawbonny dans ce moment pour une mer courte qui les aurait tous secoués d’importance.

Je m’efforçai alors de faire comprendre à l’Échalas la nécessité d’avoir de l’aide d’en bas, tant pour faire tourner le bâtiment, que pour mettre en place les mâts et les vergues. Le vieux coquin branla la tête, et prit un air grave. Je vis qu’il n’était pas encore assez malade pour ne plus tenir à la vie. Cependant, après quelque temps, il prononça les noms de Neb et d’Yo, les deux nègres ayant attiré l’attention des sauvages ; le cuisinier était le second. Je compris qu’il souffrirait qu’ils vinssent me prêter secours, pourvu qu’il fût certain de n’en avoir rien à craindre. Désarmés, que pouvaient-ils faire contre vingt-cinq hommes qui avaient des armes ? Il s’imaginait aussi sans doute qu’au besoin les nègres seraient pour lui des alliés plutôt que des ennemis. Pour ce qui était de Neb, il faisait une cruelle méprise ; et Joé lui-même, — ou Yo, comme il l’appelait, — avait l’honneur du pavillon américain tout aussi à cœur que le matelot à la peau la plus blanche des États-Unis. En général la fidélité des nègres est à l’épreuve.

J’expliquai à l’Échalas le moyen de faire monter les deux noirs, sans que personne pût les accompagner. Lorsqu’il l’eut compris, il l’approuva, et je donnai à Marbre les instructions nécessaires. On laissa glisser une corde, par-dessus le canot de l’arrière, jusqu’à la fenêtre de la chambre, et Neb en passa le bout autour de son corps ; puis il fut halé jusqu’au plat-bord du canot par les sauvages. Le même procédé fut employé à l’égard de Joé. Avant de laisser les nègres grimper aux agrès, l’Échalas leur fit une courte harangue, accompagnée de gestes significatifs pour leur intimer ce qui les attendait s’ils se conduisaient mal ; après quoi je les envoyai à la grande hune, et ils y montèrent avec empressement.

Avec ce renfort, le grand mât de hune fut guindé en quelques minutes. Neb reçut l’ordre ensuite de placer le gréement, et de parer la vergue, pour qu’elle pût être mise en place. Une heure se passa en travaux actifs, au bout de laquelle tout était en place sur le grand mât, depuis la tête du mât de hune jusqu’au pont. Le mât de perroquet était élongé sur les passe-avants, et on ne pouvait songer à en rien faire. Je leur criai de détacher les deux voiles. Les sauvages poussèrent un cri de joie quand ils virent le vent dans le hunier. J’ajoutai la grande voile, et alors le navire porta au large avec une vitesse toute nouvelle. Je ne pouvais plus quitter le gouvernail, dont l’Échalas commençait à soupçonner l’usage. En ce moment, nous étions à plus de deux lieues de l’Île, et les objets n’apparaissaient plus que confusément sur la côte. Quant aux canots, il n’en était plus question ; nous n’avions plus de chasse à craindre de leur part. Le danger n’était pas là.

L’Échalas revint à la charge pour me faire virer de bord. L’éloignement de la terre l’inquiétait de plus en plus, et le mal de mer avait déjà étendu quatre Indiens sur le pont. Je voyais qu’il était lui-même mal à son aise ; mais son courage et le danger qu’il courait le faisaient se tenir sur le qui-vive. Il était nécessaire de paraître faire quelque chose ; j’envoyai les nègres dans la hune de misaine pour mettre en place la vergue du petit hunier et établir la voile. Cela occupa encore une heure, et alors la terre avait complètement disparu. Dès que le perroquet de fougue fut établi, je brassai très en pointe, et je vins au plus près du vent. Nos Indiens n’y purent résister ; il y avait alors une brise de sept nœuds et une grosse mer de l’avant. Ils tombèrent l’un après l’autre comme des fleurs qui penchent la tête sous un soleil brûlant. Le vieux sauvage sentit que ses forces s’en allaient grand train, il vint à moi pour en finir, et je vis qu’il fallait cette fois lui donner satisfaction. Avec l’aide des sauvages, je carguai la grande voile, et mis le bâtiment dans le lit du vent. Nous virâmes mieux que je ne l’aurais cru possible, et quand les Indiens virent que nous gouvernions enfin dans la direction de la terre, leurs transports n’eurent pas de bornes. Leur chef m’aurait presque embrassé ; mais je sus me soustraire à l’accolade. J’étais sans crainte sur les conséquences ; nous étions trop loin pour avoir à redouter les canots, et de toute manière il me serait facile de les éviter avec une pareille brise.

L’Échalas et ses compagnons furent moins sur leurs gardes, dès qu’ils s’aperçurent que le bâtiment suivait la direction convenable. Croyant le danger passé, ils résistèrent moins à leurs souffrances physiques. J’appelai Neb au gouvernail, et me penchant par-dessus le couronnement, je réussis à attirer Marbre à la fenêtre, sans alarmer l’Échalas. Je dis alors au lieutenant de rassembler tout son monde sur le gaillard d’avant ; j’avais observé que les Indiens évitaient cette partie du bâtiment, à cause de la manière dont il s’enfonçait parfois dans la mer. Dès que mon plan fut bien compris, je me dirigeai vers l’avant, tout en regardant les voiles, et en touchant de temps en temps un cordage pour donner le change. Le sauvage qui était placé à l’échelle de l’avant souffrait horriblement, et, la figure renversée, il payait son tribut à la mer. Les panneaux étaient solides ; ils n’étaient fermés que par une barre de fer et un crochet. Je laissai glisser ma main, je levai le crochet, et tout l’équipage se précipita sur le pont, Marbre en tête.

Ce n’était pas le moment des explications. Je vis du premier coup d’œil que mes compagnons étaient tout autrement animés que moi. J’avais été pendant des heures entières avec les sauvages, j’avais obtenu jusqu’à un certain point leur confiance, et je me sentais disposé à les traiter avec cette douceur qu’ils me semblaient avoir montrée à mon égard. Mais Marbre et le reste de l’équipage s’étaient monté la tête pendant leur séquestration ; ils avaient été jusqu’à jurer de se faire sauter tous, plutôt que de laisser le bâtiment au pouvoir des sauvages. Et puis le pauvre capitaine Williams était fort aimé sur le gaillard d’avant, et sa mort restait à venger. J’aurais voulu dire un mot en leur faveur, mais aux éclairs qui sortaient de tous les yeux, je vis que ce serait peine perdue. Je me jetai donc sur le sauvage qui avait été placé en sentinelle près de l’échelle, pour l’empêcher d’intervenir. Cet homme avait à la main les pistolets qu’on m’avait pris, et il faisait mine de vouloir s’en servir. Je ne lui en laissai pas le temps ; je le saisis à bras-le-corps, et nous roulâmes ensemble sur le pont.

Pendant cette lutte, j’entendais les acclamations des matelots, et Marbre qui criait de toutes ses forces : Vengeons notre capitaine ! Je fus bientôt complètement maître de mon homme, et je le garrottai avec un bout de cordage que je trouvai sous ma main. J’avais entendu plonger à plusieurs reprises dans l’eau, et des coups appliqués avec furie retentissaient de tous côtés à mes oreilles. Je ramassai les pistolets et je me dirigeai vers l’arrière. Je n’y étais pas arrivé que déjà nous étions maîtres du bâtiment ; près de la moitié des Indiens s’étaient jetés dans la mer, les autres avaient été assommés comme des bœufs. Les morts allèrent rejoindre les vivants au fond de l’eau. L’Échalas restait seul au moment dont j’ai parlé.

Le chef des sauvages examinait les mouvements de Neb, à l’instant où les cris furent poussés ; et le nègre, abandonnant le gouvernail, jeta les bras autour du vieillard, et l’y tint serré comme dans un étau ; ce fut dans cette situation qu’il fut trouvé par Marbre et par moi qui approchions au même instant, chacun du côté opposé du gaillard d’arrière.

— À la mer, le misérable ! s’écria le lieutenant en fureur, à la mer, Neb, comme une mauvaise charogne !

— Arrêtez ! m’écriai-je ; épargnez le vieux drôle, monsieur Marbre ; il m’a épargné moi-même.

Un mot de moi, dans un moment quelconque, l’aurait toujours emporté, auprès de Neb, sur un ordre même du capitaine ; autrement l’Échalas était jeté par-dessus le bord, comme une botte de paille. Marbre avait pour les souffrances corporelles cette indifférence qu’engendre l’habitude ; excité, il était dangereux ; mais il n’était pas cruel, et il avait du cœur. Dans la courte lutte qui avait eu lieu, il avait jeté sa pique pour lutter corps à corps avec un Indien, puis il l’avait enlevé de terre et sans cérémonie l’avait jeté par un sabord avant que le pauvre diable eût eu le temps de se reconnaître ; mais il dédaigna de frapper l’Échalas, quand il avait tout l’avantage sur lui, et il alla se mettre au gouvernail en disant à Neb de s’assurer du prisonnier. Charmé d’avoir sauvé au moins une victime au milieu d’une scène aussi horrible, je courus à l’avant pour prendre mon prisonnier et le faire conduire avec l’autre à fond de cale, mais il était trop tard ; un des matelots avait déjà fait passer par un sabord la tête et les épaules du malheureux, et j’arrivai à peine à temps pour voir ses pieds disparaître.

Aucune acclamation ne suivit notre succès. Quand tout fut fini, les vainqueurs restèrent à se regarder l’un l’autre en silence, comme des gens qui sentaient que ce n’était pas ainsi qu’ils auraient voulu rentrer en possession de leur bâtiment. Quant à moi, je m’élançai sur la lisse de couronnement pour regarder dans les eaux du navire. Quel pénible spectacle ! pendant la minute ou deux qu’avait duré le combat, la Crisis avait poursuivi tranquillement sa route, comme la terre qui se meut dans son orbite sans s’inquiéter des luttes des nations qui s’entre-déchirent sur son sein. Je pouvais distinguer des têtes et des bras surnageant à une distance de cent brasses ; c’étaient des efforts surnaturels pour chercher à se sauver. Marbre, l’Échalas et Neb regardaient tous trois dans la même direction à ce moment. Cédant à une impulsion que je ne pouvais maîtriser, je me hasardai à dire que nous pourrions encore mettre en panne et recueillir quelques-uns de ces misérables.

— Qu’ils se noient et aillent au diable ! fut la réponse courte mais expressive du lieutenant.

— Non, non, maître Miles ! se permit d’ajouter Neb en secouant la tête, indulgence être perdue ; rien de bon à attendre de l’Indien ; si vous pas noyer lui, lui à coup sûr noyer vous !

Je vis que les remontrances étaient inutiles, et bientôt un point noir disparut l’un après l’autre, à mesure que les victimes s’enfonçaient dans l’Océan. Quant à l’Échalas, son œil était attaché sur ses malheureux compagnons, dans leur lutte désespérée contre la mort, et il était facile de voir que la nature exerce ses droits dans toutes les positions de la vie. Peut-être avait-il des parents, peut-être des fils parmi les victimes ; en ce cas, son empire sur lui-même était admirable, car, quoique je ne pusse me méprendre sur l’intensité des sentiments qu’il éprouvait, pas un signe de faiblesse ne lui échappa. Lorsque la dernière tête disparut, un léger frisson agita son être ; puis, tournant la tête du côté des lisses d’appui, il resta longtemps immobile comme un des pins de ses forêts. Je demandai à Marbre la permission de délier les bras du vieillard ; il me l’accorda, mais non sans murmurer quelques malédictions contre lui et contre tous ceux qui avaient pris part aux derniers événements.

Il y avait trop à faire à bord, pour pouvoir se livrer longtemps à des mouvements de pure sensibilité. La mâture, le gréement réclamaient tous nos soins, pendant qu’il fallait laver le sang qui couvrait les ponts. Tous les ris furent pris aux huniers, les basses voiles carguées, le foc et la brigantine serrés, et le navire mit en panne. Il ne restait plus que deux heures de jour, quand M. Marbre eut tout disposé à son idée. Nous avions mis en croix les vergues de perroquet, et serré tout ce qui pouvait donner prise au vent. La chaloupe était à la traîne derrière le bâtiment ; nous étions alors à un mille du passage conduisant au sud vers la baie, et nous gouvernions de ce côté par un vent semblable à celui que nous avions eu depuis une heure après le lever du soleil, quoiqu’il tombât un peu. Nos canons étaient démarrés, et tout le monde à son poste. Je ne savais pas moi-même ce que le nouveau capitaine se proposait de faire ; car il avait donné ses ordres du ton d’un homme dont l’opinion est trop invariablement arrêtée pour admettre aucune observation. La batterie de bâbord était toute prête. Lorsque le bâtiment rasa l’île en entrant dans la baie, toute la bordée fut tirée sur la côte au milieu des arbres et des broussailles. Nous entendîmes quelques cris en réponse, ce qui nous convainquit que la mitraille avait porté, et que Marbre avait calculé avec précision la position d’une partie au moins de ses ennemis.

Quand le bâtiment entra dans la petite baie, ce fut d’un mouvement lent et régulier, la brise étant amortie en grande partie par les bois. Le grand hunier fut mis sur le mât, et je reçus ordre de passer dans la chaloupe avec son équipage armé ; un pierrier y avait été placé, et je me dirigeai vers la baie, pour reconnaître s’il y avait quelques traces des sauvages. En y entrant, le pierrier fut tiré, conformément à mes instructions, et j’acquis bientôt la preuve que nous troublions un bivouac. Il fut chargé de nouveau, et les décharges se succédèrent, appuyées par un feu de mousqueterie assez bien nourri, toujours dirigé sur les broussailles, jusqu’à ce que nous fussions à peu près certains d’avoir balayé la côte. À l’endroit du bivouac, je trouvai les canots et notre yole, et, ce qui était une petite compensation à ce qui était arrivé, un tas de six cents peaux pour le moins, qui avaient été sans doute apportées pour trafiquer avec nous, et nous donner le change jusqu’à ce que le moment parût favorable pour l’exécution du complot. Je ne me fis aucun scrupule de confisquer ces peaux, qui furent transportées à bord du navire.

J’allai ensuite dans l’île, où je trouvai un homme étendu mort, et la preuve qu’une troupe nombreuse l’avait quittée dès qu’ils avaient essuyé notre feu. Sans doute ils n’étaient pas loin, mais il était trop tard pour les poursuivre. À mon retour, je rencontrai le bâtiment qui sortait de la baie, le capitaine n’osant rester une nuit de plus dans l’intérieur. Le vent mollissait, et, comme le flot porte avec une grande force dans les hautes latitudes, nous fûmes charmés de profiter de ce qui restait de jour pour nous remettre au large. La capture des peaux adoucit sensiblement le nouveau capitaine, qui déclara que, dès qu’il aurait pendu l’Échalas en face de son île, il commencerait à reprendre son assiette ordinaire.

Nous passâmes la nuit sous nos huniers, courant des bordées par une brise stable, mais légère, du sud. Le lendemain matin, le service du bâtiment se fit comme à l’ordinaire, et après le déjeuner nous rentrâmes dans la baie. Lorsque nous fûmes devant l’île, Marbre nous ordonna de passer un cartahu au bout de la vergue de misaine.

J’étais sur le pont, au moment où ce commandement fut donné tout à coup ; j’aurais voulu faire quelques représentations, car j’avais des idées assez justes sur la légalité et sur le droit des gens. Cependant je n’aimais pas à prendre la parole, car le capitaine Marbre avait pris un ton qui annonçait qu’il n’entendait pas plaisanter. Le cartahu fut bientôt placé, et les matelots attendirent en silence de nouveaux ordres.

— Saisissez ce gueux de meurtrier, attachez-lui les bras derrière le dos, placez-le sur le troisième canon, et attendez ensuite, ajouta-t-il d’un ton ferme.

Personne n’osa hésiter, quoique je visse sur une ou deux figures que cette besogne n’était pas de leur goût.

— Assurément, n’aventurai-je à dire à voix basse, vous ne parlez pas sérieusement, monsieur Marbre !

— Dites capitaine Marbre, s’il vous plaît, monsieur Wallingford ; je suis maintenant maître de ce navire, et vous en êtes le premier lieutenant. Je me propose de pendre votre ami l’Échalas, pour qu’il serve d’exemple au reste de la côte ; ces bois sont pleins d’yeux dans ce moment, et le spectacle qu’ils verront tout à l’heure produira plus d’effet que quarante missionnaires et soixante-dix ans de prédication. Matelots, placez le drôle debout sur le canon, comme je vous l’ai ordonné ; voilà la manière de généraliser avec un Indien.

L’instant d’après, le malheureux était dans la position indiquée, regardant autour de lui avec une expression qui indiquait le sentiment du danger, bien qu’il ne pût comprendre exactement le genre de supplice qui l’attendait. J’allai auprès de lui, et lui pressai la main, en lui montrant le ciel, pour lui faire sentir qu’il ne devait plus mettre sa confiance que dans le Grand-Esprit. L’Indien me comprit ; car, à partir de ce moment, il eut un maintien calme et assuré, comme quelqu’un qui est résigné à son sort. Il est probable que, dans ses idées, il ne trouvait rien d’étonnant à la manière dont on agissait envers lui ; car il avait sans doute sacrifié bien des prisonniers dans des circonstances qui justifiaient moins un pareil acte.

— Que deux des nègres lui passent l’extrémité du cartahu autour du cou, dit Marbre, trop élevé en dignité pour le faire lui-même, et répugnant à en charger un des matelots ; car, à leurs yeux, c’est une sorte de flétrissure dont il est difficile de se relever.

Je m’aperçus que, dans ce moment, l’Échalas regardait en haut, comme s’il pressentait le genre de mort qui lui était réservé. Cet amour de la vie, si profondément gravé en lui, projeta une ombre épaisse sur une figure déjà si basanée et si labourée par la souffrance et par les intempéries de l’air. Il regarda fixement Marbre, dont la voix dirigeait cette lugubre opération. Marbre vit ce regard, et je crus un moment qu’il allait surseoir à l’exécution, et lâcher ce misérable ; mais il s’était persuadé qu’il accomplissait un grand acte de justice maritime, et il ne s’apercevait pas lui-même combien il était influencé par un sentiment voisin de la vengeance.

— Enlevez ! s’écria-t-il ; et l’instant d’après l’Échalas était suspendu au bout de la vergue.

Un soliveau n’eût pas été dans une immobilité plus complète que le corps de ce sauvage, après un mouvement de frisson que lui arracha la souffrance. Un quart d’heure après, un nègre grimpa au mât, coupa le cartahu, et le corps tomba et disparut au fond de l’eau.

Plus tard, les détails de cette affaire parurent dans les journaux des États-Unis. Quelques moralistes exprimèrent quelques doutes sur la légalité et la nécessité d’une pareille exécution, prétendant que, violer ainsi les lois et les principes, c’était faire plus de tort que de bien à la cause sacrée de la justice ; mais l’intérêt du commerce, la sûreté des bâtiments, quand ils étaient éloignés de leur patrie, étaient des motifs trop puissants pour être détruits par les simples et paisibles remontrances de la raison ; et ce fut en vain qu’on voulut opposer à ce besoin de garanties, créé par l’amour de l’or, les abus auxquels de pareils actes donnaient lieu, quand l’une des parties se constituait elle-même juge et bourreau. Je crois que Marbre eût voulu pouvoir revenir sur sa décision, quand il était trop tard. C’est qu’on voudrait inutilement étouffer le cri de cette conscience que Dieu a placée dans nos cœurs, en y substituant l’approbation égoïste et déplorable de ceux qui n’ont, pour apprécier le bien et le mal, d’autre règle que leur intérêt.


CHAPITRE XV.


Oh ! rançon, rançon, ne me bandez pas les yeux ! — Boskos Thromuldo Boskos. — Faut-il perdre la vie pour ne pouvoir parler leur langue !
Shakespeare.


La Crisis se remit en route dès que le corps de l’Échalas fut détaché de la vergue, et son équipage garda un morne silence pendant qu’elle sortait lentement de la baie. Je n’ai jamais vu de manœuvres s’effectuer sous une impression de tristesse plus profonde. Marbre dit ensuite qu’il avait été disposé à jeter l’ancre, et à attendre que le corps du pauvre capitaine Williams reparût à la surface, ce qui arriverait, sans doute, dans les quarante-huit heures ; mais la crainte d’être obligé de sacrifier un plus grand nombre de naturels le porta à quitter ces funestes parages, sans avoir rendu les derniers devoirs à notre vieux commandant. Je le regrettai ; car je ne crois pas qu’aucun Indien eût été tenté d’approcher de nous, quand même nous serions restés un mois de plus dans la baie.

On était en plein midi, quand le bâtiment se lança de nouveau sur le vaste sein de la mer Pacifique ; le vent était sud-est, et, comme nous nous éloignions de la terre, il devint frais et stable. Vers deux heures, nous avions gagné le large de dix à douze milles, et l’ordre fut donné d’établir toutes les bonnettes de bâbord, et nous portâmes au sud-ouest en faisant toute la voile possible. Chacun vit, dans ce changement, l’intention formelle de quitter la côte, et nous n’en fûmes pas fâchés, car nos opérations de commerce avaient été heureuses jusqu’au moment où nous avions été capturés, et elles ne pouvaient guère plus prospérer après ce qui s’était passé. Je n’avais été consulté en aucune manière ; mais, pendant que le second lieutenant était de quart, je fus appelé dans la chambre et initié au secret de nos mouvements ultérieurs. Je trouvai Marbre assis auprès de la table, ayant devant lui le pupitre à écrire du capitaine Williams, et quelques papiers étalés sous les yeux.

— Prenez un siège, monsieur Wallingford, dit le nouveau commandant avec une gravité appropriée à la circonstance ; je viens de jeter un coup d’œil sur les instructions données « au vieux » par les armateurs, et je vois que j’ai diantrement bien fait d’abandonner à eux-mêmes ces satanés brigands, et de me diriger vers le lieu de destination indiqué. Quoi qu’il en soit, le bâtiment s’est merveilleusement comporté. Il y a ici, bel et bien, soixante-sept mille trois cent soixante dix dollars bien comptés, et cela en échange de marchandises estimées vingt-six mille deux cent quarante dollars, ni plus ni moins ; et, si vous considérez qu’il n’y a ni droits, ni entrées, ni commissions à déduire, mais que ces dollars sont tous à nous, je dis que l’opération est bonne. Eh bien, après tout, si nous nous sommes fourvoyés dans le détroit, bien qu’il ne faille jamais parler de cette circonstance que comme d’une manœuvre hardie pour trouver un passage plus court, il en est résulté un très-grand bien, puisque cela nous a mis en avance de près d’un mois. S’il y avait la moindre apparence que quelque bâtiment français rodât à l’ouest du cap Horn, je pourrais employer cinq à six semaines à faire une croisière ; mais comme il n’en est rien, et que nous avons encore une longue route à parcourir, j’ai pensé que le mieux était de nous remettre en chemin. Lisez cette page où les armateurs ont déposé leurs instructions ; lisez, monsieur Wallingford, et vous verrez ce qu’ils conseillent de faire précisément dans la position où nous nous trouvons aujourd’hui.

Le passage indiqué par Marbre était tout à fait hypothétique, et il n’avait été introduit dans les instructions données au capitaine Williams qu’à la suggestion de Marbre lui-même, dont c’était le projet favori. Le capitaine Williams n’y avait fait aucune attention ; il se proposait d’aller aux îles Sandwich pour y prendre du bois de sandal ; c’était la route ordinairement suivie par les bâtiments marchands après avoir quitté la côte. Toutefois, le projet hypothétique était de ne faire que toucher à cette dernière île, pour y prendre quelques plongeurs, et d’aller à la recherche de certaines îles où l’on supposait que la pêche des perles serait abondante. Notre navire était trop grand et d’un trop grand prix pour l’aventurer dans une pareille entreprise, et je le dis à Marbre sans détour ; mais cette pêche était son idée fixe, c’était un moyen rapide de faire fortune, et quoiqu’elle ne se trouvât dans les instructions que sous la forme d’hypothèse, il penchait à la regarder comme le grand objet du voyage.

Marbre avait d’excellentes qualités dans son genre, mais il n’était nullement propre à commander un bâtiment. Pour tout ce qui concernait l’arrimage de la cale, la mâture, le gréement, la direction de la manœuvre, la conduite du navire par tous les temps, il n’avait point son pareil ; mais il manquait du jugement nécessaire pour défendre les intérêts de ses armateurs, et il n’avait aucune idée du commerce. C’était la raison véritable qui avait toujours mis obstacle à son avancement, parce que l’instinct mercantile, le plus subtil, le plus actif de tous les instincts, avertissait ceux qui l’avaient employé qu’il était arrivé au poste le plus élevé que sa capacité lui permît d’occuper. On ne saurait croire à quel point l’intérêt aiguise l’esprit des gens même les plus obtus !

J’avoue que, malgré mes dix-neuf ans, j’étais d’une opinion contraire à celle du capitaine. Je voyais bien que le cas prévu par les instructions n’était pas arrivé, et que nous agirions d’une manière plus conforme aux intentions des armateurs, en nous rendant d’abord aux îles Sandwich pour y chercher du bois de sandal, et ensuite en Chine pour y prendre une cargaison de thé. Marbre n’était pas homme à se laisser convaincre, quoique mes arguments parussent l’avoir un peu ébranlé. Il serait difficile de dire quel eût été le résultat, si l’événement ne se fût pas chargé de nous mettre d’accord. Je dois dire en passant que Marbre profita de cette occasion pour élever Talcott au grade de troisième officier ; promotion qui me fit grand plaisir ; car Talcott avait reçu de l’éducation ; il était à peu près de mon âge, il avait été le compagnon de nos exploits dans l’affaire de la prise, et c’était un bonheur pour moi de le voir passer sur le gaillard d’arrière et de l’entendre appeler du nom de monsieur Talcott.

Notre traversée jusqu’aux îles Sandwich fut longue, mais paisible. Ce groupe d’îles occupait, en 1800, dans l’opinion du monde une place bien différente de celle qu’il occupe aujourd’hui. Cependant les habitants avaient fait quelques progrès en civilisation depuis le temps de Cook. J’entends dire qu’à présent il y a dans ces îles des églises, des tavernes, des billards et des maisons en pierre ; qu’elles tournent rapidement à la religion chrétienne, et qu’elles arrivent à ce milieu de sécurité, de bien-être, de vices, de friponnerie légale, qu’on est convenu d’appeler civilisation. C’était tout autre chose alors, les hommes qui nous reçurent n’étant guère que des sauvages. Toutefois, parmi ceux qui vinrent les premiers à bord, se trouvait le patron d’un brig de Boston, dont le bâtiment avait donné contre un récif et s’était crevé. Il comptait rester près du brig naufragé, mais il désirait céder une partie considérable de bois de sandal qui était encore à bord, et que le premier coup de vent pouvait disperser. S’il pouvait se procurer une nouvelle provision de marchandises pour continuer son trafic, il se proposait de rester au milieu des îles jusqu’à l’arrivée d’un autre bâtiment appartenant aux mêmes armateurs, qui le prendrait à bord avec tout ce qu’il aurait pu sauver du naufrage, et le nouveau bois qu’il se serait procuré dans l’intervalle. Le capitaine Marbre se frotta les mains de joie en revenant après avoir conclu son marché.

— Nous sommes en veine de bonheur, maître Miles, me dit-il, et la semaine prochaine nous serons en route pour aller à la pêche des perles. J’ai acheté tout le bois de sandal qui se trouve sur le bâtiment naufragé, payant en babioles, et tout au plus le double des prix indiens. Nous pourrons commencer ce soir même le chargement ; il y a un excellent fond en dedans des récifs, et nous pourrons conduire la Crisis à cent brasses de la cargaison.

Tout cela fut fait comme Marbre l’avait annoncé, et en moins de huit jours la Crisis était revenue à son ancrage en face du village, qui est aujourd’hui la cité d’Honolulu. Nous étant procuré quatre des meilleurs plongeurs, nous appareillâmes pour nous mettre à la recherche de l’Eldorado de perles du capitaine Marbre. J’étais moins opposé à ce projet que dans le principe, car nous étions alors tellement en avance pour le temps, que nous pouvions passer quelques semaines au milieu des îles avant de mettre à la voile pour la Chine. Notre route était dans la direction du sud-ouest, et nous traversâmes la ligne vers le cent soixante-dixième degré de longitude ouest. La mer fut ouverte et sans dangers pendant plus de quinze jours, tant que nous fûmes près de l’équateur, mais nous avancions lentement. Je fus charmé d’entendre donner l’ordre de gouverner plus au nord, car la chaleur était étouffante, et c’était nous rapprocher de la route de la Chine. Il y avait un mois que nous étions sortis d’Hawaï, — c’est le nom de l’île où Cook fut tué, — quand Marbre vint à moi pendant mon quart, par un beau clair de lune ; il se frottait les mains, comme c’était son habitude quand il était de bonne humeur.

— Voulez-vous que je vous dise, Miles ? s’écria-t-il ! La Providence nous conduit comme par la main et elle a de grandes vues sur nous. Jetez un regard en arrière sur toutes nos aventures : d’abord, naufrage là-bas sur la côte de Madagascar, — et il allongea le pouce derrière son épaule, de manière à figurer à peu près deux cents degrés de longitude, ce qui était à peu près la distance qui nous en séparait ; — ensuite rencontre des pros à l’île Bourbon ; puis, affaire avec le corsaire à la hauteur de la Guadeloupe. Comme si ce n’était pas assez, nous nous embarquons ensemble sur ce bord, et nous avons maille à partir avec le bâtiment français porteur de lettres de marque. Après cela, un passage diabolique à franchir à travers le détroit de Magellan. Puis est venue la triste fin du capitaine Williams, et tout le bataclan ; après quoi, nous recueillons le bois de sandal du bâtiment naufragé, ce que je regarde comme le plus heureux de tout.

— Sans doute vous ne mettez pas la mort du capitaine Williams au nombre de ces événements si heureux ?

— Nullement ; mais, voyez-vous, une idée en amène une autre, et il faut défiler tout le chapelet. Comme je vous le disais, nous avons été diantrement heureux, et je ne serais pas étonné que nous découvrissions encore une île.

— En retirerions-nous grand profit ? Il y a tant d’armateurs qui viendraient aussitôt revendiquer la découverte.

— Qu’ils viennent, je ne m’en soucie guère. Nous aurons baptisé, nous, et c’est le point capital. Terre de Marbre, Baie Wallingford, Cap Crisis ; quel bel effet cela ferait sur une carte, n’est-ce pas, Miles ?

— Certainement, commandant.

— Terre ! s’écria la vigie sur le gaillard d’avant.

— La voilà ! s’écria Marbre en s’élançant à l’avant ; j’ai jeté les yeux sur la carte il n’y a qu’une demi-heure, et elle n’indique rien dans un espace de six cents milles autour de nous.

C’était bien une terre, en effet, et beaucoup plus proche de nous qu’il n’était à désirer ; si proche même que le bruit des brisants sur le récif s’entendait distinctement du bord. La lune répandait une vive clarté, il est vrai, et la nuit était calme et embaumée ; mais la brise, qui était légère, soufflait dans la direction du récif, et de plus, il y avait toujours des courants à appréhender. Nous jetâmes la sonde, mais sans trouver le fond.

— Oui, oui, c’est un de ces bancs de corail où vous allez toucher tout d’un bond lorsqu’un moment auparavant vous veniez de jeter la sonde, grommela Marbre tout en commandant de faire venir au vent pour nous éloigner de la côte ; vous ne vous attendez à rien, et patatras, vous restez cloué à votre place. Et quant à jeter l’ancre, en supposant qu’on rencontrât le fond, le câble se trouverait dans la position d’un homme qui dormirait dans un hamac entouré de tous côtés de lames de rasoir.

Tout cela était assez vrai, et nous observâmes l’effet de la manœuvre avec la plus vive anxiété ; mais quelques secondes nous convainquirent que c’était peine perdue de vouloir nous élever de la côte par une brise si faible. Le navire était entraîné rapidement vers le récif, et les brisants commençaient à s’apercevoir au clair de lune ; preuve terrible que nous en étions tout prêts.

C’était un de ces moments où Marbre n’avait pas son pareil. Il resta calme et de sang-froid ; debout sur le couronnement, il donnait ses ordres avec une précision admirable. J’étais dans les chaînes pour observer l’effet de la sonde. Pas de fond, était la réponse invariable, et il n’y avait pas à espérer d’en trouver ; car ces récifs étaient tout à fait perpendiculaires du côté du large. Je proposai de mettre la yole à l’eau et de gouverner sous le vent pour chercher si je ne trouverais pas un fond à quelque distance du récif sur lequel nous ne pouvions manquer d’être jetés avant quinze ou vingt minutes, si nous ne trouvions pas quelque moyen de nous arrêter.

— Soit, monsieur Wallingford, s’écria Marbre ; c’est une bonne idée, et elle vous fait honneur.

Cinq minutes après j’étais parti, passant, à force de rames, sous la joue sous le vent du navire. Debout sur l’arrière, j’étais continuellement la sonde à la main au milieu de l’écume que soulevaient nos avirons. Le récif était alors parfaitement visible, et je pouvais voir en même temps ainsi qu’entendre ces longues et terribles lames de fond qui, rencontrant ces barrières inattendues, s’y brisaient, et franchissaient l’obstacle en se dressant. Dans cet instant critique où je n’aurais pas donné un seul pouce de terre de Clawbonny pour la Crisis et tout ce qu’elle contenait, je vis sous le vent un point où l’onde ne venait pas se briser, et paraissait calme en comparaison. Nous n’en étions pas à cinquante brasses, et je me dirigeai sur-le-champ de ce côté, en excitant nos rameurs à redoubler d’efforts. Nous fûmes en un instant dans cette petite ceinture d’eau tranquille, et le courant emporta la yole avec tant de rapidité que je n’eus le temps de jeter la sonde qu’une seule fois ; le fond était à six brasses !

Je virai aussitôt de bord pour retourner au bâtiment. Heureusement il était à portée de la voix, continuant à gouverner au plus près, quoique, pour un pas fait dans la direction voulue, il en fit trois vers le récif. Je le hélai de toutes mes forces.

— Qu’y a-t-il, monsieur Wallingford ? demanda Marbre avec autant de calme que s’il eût été à l’ancre sous le quai de New-York.

— Voyez-vous l’embarcation, commandant ?

— Parfaitement. — Vous êtes assez près pour cela.

La Crisis gouverne-t-elle passablement ?

— Passablement, c’est tout ce qu’on peut dire.

— Alors, ne faites point de question, et tâchez de suivre la yole ; c’est la seule chance que nous ayons, et elle peut être bonne.

On ne me répondit pas ; mais j’entendis Marbre crier de sa voix retentissante : La barre au vent ! du monde sur les bras du vent ! Je pouvais à peine respirer, en voyant la Crisis faire son abatée et avancer lentement. Cependant sa marche devint bientôt plus rapide, et je gagnai assez dans le vent pour laisser à la Crisis l’espace nécessaire pour gouverner. Enfin, j’entrai dans la passe ; l’eau se brisait des deux côtés de la yole, à dix brasses tout au plus, et son écume venait rejaillir jusque sur nos avirons ; mais la sonde me donna toujours six brasses. La fois d’après, j’en trouvai dix, et la Crisis venait d’arriver à l’endroit où j’en avais trouvé six. Les brisants faisaient rage derrière moi, et je criai aussitôt :

— L’ancre ! commandant, jetez l’ancre le plus vite possible !

M. Marbre ne répondit pas un mot ; mais les basses voiles furent carguées, puis les perroquets ; après quoi on amena le grand foc. Malgré le mugissement des brisants, j’entendis le bruit des huniers qui s’amenaient, et alors le bâtiment vint au vent. Enfin, une des ancres de poste tomba pesamment du bossoir dans l’eau, et ce bruit frappa délicieusement mes oreilles. Je continuai à rester immobile, pour épier le résultat ; le câble fut filé librement, et je remarquai que le bâtiment venait à l’appel de son ancre ; l’instant d’après, j’étais à bord.

— Vous m’avez tiré une fameuse épine du pied, monsieur Wallingford, dit Marbre en me secouant la main avec une énergie qui en disait plus que toutes les paroles ; vous m’avez piloté à merveille. — Mais n’est-ce pas la terre que je vois la-bas sous le vent, — plus à l’ouest, mon garçon ?

— Elle-même, commandant, sans aucun doute ; ce doit être une des îles de corail, et ce récif est celui qui leur reste ordinairement du côté du large. On dirait qu’il y a des arbres sur la côte ?

— Voilà une découverte, mon ami, et il y a là de quoi nous immortaliser. Cette passe, je l’appelle Passe de Miles, et ce récif, le Récif de la Yole.

Je n’eus pas le courage de sourire de cet accès de vanité, je ne songeais qu’au salut du bâtiment. Le temps était doux, la baie tranquille ; la nuit était belle, et il était très-important de savoir au juste à quoi nous en tenir sur notre position. Le câble pouvait se raguer, et même c’était un accident assez probable si près d’un banc de corail. J’offris de m’approcher de la terre, tout en sondant, pour faire les observations qui pourraient nous intéresser. Le capitaine y consentit, en me recommandant de prendre de l’eau et des provisions, dans le cas où il ne me serait pas possible de revenir avant le lendemain.

La baie, entre le récif et l’île, pouvait avoir une lieue de large ; sa profondeur était presque partout de dix brasses. La barrière extérieure des rochers contre laquelle la mer se brisait, semblait être un mur avancé que les insectes aquatiques avaient érigé comme pour défendre leur île, sortie des profondeurs de l’Océan par suite des efforts réunis de leurs ancêtres, il y avait un ou deux siècles. Les ouvrages gigantesques accomplis par ces merveilleux ouvriers sont bien connus des navigateurs, et ils nous donnent une idée assez exacte de la manière dont la face du globe a subi quelques-unes de ses transformations. Je trouvai la terre d’un accès facile, basse, boisée, et sans aucun signe d’habitation. La nuit était si belle, que je n’aventurai dans l’intérieur, et, après avoir marché plus d’un mille, presque toujours à travers un bois de cocotiers et de bananiers, j’arrivai au bassin naturel qu’on trouve ordinairement dans les îles de cette formation particulière. La passe était à peu de distance, et j’envoyai dire par un des matelots d’y amener la yole. Je jetai la sonde dans la baie et dans la passe, et je trouvai presque partout dix brasses d’eau sur un fond sablonneux ; comme je m’y attendais, l’endroit le moins profond était la passe, encore n’y avait-il nulle part moins de cinq brasses. Il était alors minuit, et je serais resté dans l’île jusqu’au matin, pour continuer mes recherches à la faveur du jour ; mais j’aperçus la Crisis sous voiles, si près de nous que je fus convaincu qu’elle dérivait vers la terre ; je n’hésitai pas, et je retournai sur-le-champ à bord.

Je ne me trompais pas : les rochers avaient ragué le câble, et Marbre était sous voiles, attendant mon retour pour décider où il pourrait de nouveau jeter l’ancre. Je lui parlai du bassin nu milieu de l’île, en lui donnant l’assurance qu’il y avait assez d’eau. Ma réputation était faite depuis la manière dont j’avais dirigé la Crisis dans la passe, et je fus chargé de la conduire dans ce nouveau port.

La tâche n’était pas difficile. La faiblesse du vent, l’incertitude sur la direction des courants pouvaient seules nous donner quelque peine ; mais, après avoir tâtonné un peu, je trouvai le passage. Par surcroît de précaution, j’envoyai Talcott en avant dans la chaloupe ; et bientôt après, la Crisis flottait au milieu du bassin. Nulle part nous n’aurions pu trouver un abri plus sûr. Mouillée sur une seule ancre, elle y eût bravé tous les coups de vent et toutes les tempêtes. Notre sécurité était si profonde, que nous carguâmes toutes nos voiles, et, après avoir établi un seul homme pour le quart, nous gagnâmes nos hamacs.

Jamais je n’avais reposé ma tête à bord d’un bâtiment avec un sentiment de satisfaction plus vif. Avouons-le : j’étais parfaitement content de moi. C’était grâce à ma décision et à ma vigilance que le bâtiment avait été sauvé, près du récif, et je crois qu’il aurait échoué contre les rochers, si je n’avais pas découvert son mouillage actuel. Au contraire, il était à l’abri, entouré de terre de tous côtés, avec un bon fond, beaucoup d’eau et un excellent ancrage. Au milieu de la Mer Pacifique, loin de tous officiers de douanes, dans une île inhabitée et tout récemment découverte, il n’y avait aucun sujet de crainte. On dort paisiblement en pareil cas, et j’avais à peine la tête dans mon hamac, que j’aurais été profondément endormi, si Marbre n’avait pas cherché à lier conversation avec moi à travers la porte de la chambre, qui était entr’ouverte.

— En général, dit-il en commençant, je suis pour généraliser — on a déjà pu voir que c’était son expression favorite ; aussi l’employait-il à tort et à travers. — Voyons ; nous avons déjà la Terre de Marbre, la Baie Wallingford, le Récif de la Yole, l’Ancrage de Miles. — et, par parenthèse, c’était un ancrage diantrement mauvais, mon garçon ; mais, que voulez-vous ! dans ce triste monde, il faut prendre le mal avec le bien.

— Vous avez raison, commandant, répondis-je, dormant déjà à moitié ; mais quant à cet ancrage, je ne le prendrai plus, je vous en réponds.

— Ah ! ah ! nous plaisantons ? Eh bien ! cela délasse. — Eh ! Talcott — Eh bien ! Miles, est-ce qu’il dort déjà ?

— Oui, de tout son cœur, commandant, et je crois que je ne tarderai pas à en faire autant.

— Voilà un dormeur fieffé ! Savez-vous bien, Miles, qu’une découverte pareille peut faire la fortune d’un homme ! Le monde généralise en fait de découvertes ; qu’on s’appelle Colomb, Cook ou Marbre, peu lui importe. Une île est une île, et celui qui en découvre une le premier en a tout l’honneur. Pauvre capitaine Williams ! il aurait bien monté ce bâtiment pendant un siècle, qu’il n’aurait rien découvert, lui !

— Si ce n’est le détroit, murmurai-je indistinctement, en ouvrant à peine les lèvres.

— Ah ! oui, ce maudit détroit. Sans vous et moi, cependant, le bâtiment ne s’en serait jamais tiré. Nous sommes d’heureux mortels ! — Savez-vous, Miles… Eh ! bien, m’entendez-vous ?

— Arrive tout !

— Le voilà qui rêve, à présent ! Encore un mot, mon garçon, avant que vous ayez tout à fait perdu connaissance. Ne pensez-vous pas que cela ferait bon effet de glisser un peu de patriotisme dans les noms ? On fait tant de patriotisme dans notre partie du monde ! Le rocher du Congrès résonnerait admirablement, et le banc de Washington ne serait pas mal non plus. Il faut que Washington ait sa part du gâteau.

— Merci, commandant, je n’ai plus faim.

— Allons, le voilà parti ! je crois que le mieux est d’en faire autant, quoiqu’il ne soit pas facile de dormir quand on vient de faire une semblable découverte. — Bonne nuit, Miles !

Tel fut le dialogue échangé entre nous, à ce que me raconta Marbre par la suite. Jamais on ne dormit plus paisiblement que nous ne le fîmes pendant les cinq heures qui suivirent. Le bâtiment était aussi silencieux qu’une église un jour ouvrable. Pour moi, je ne vis, je n’entendis rien jusqu’au moment où je me sentis tirer violemment par l’épaule. Je crus qu’on me réveillait pour mon quart, et je fus debout en un instant. Ébloui par les rayons du soleil qui pénétraient par la fenêtre, je ne vis pas dans le premier instant que c’était le capitaine en personne.

— Miles, me dit-il d’un air grave, il y a une sédition à bord ! Entendez-vous, monsieur Wallingford, une détestable sédition !

— Comment donc, commandant ? je n’y comprends rien ; nos matelots semblaient contents.

— Voyez-vous : jetez une pièce de cuivre en l’air, vous ne savez jamais si elle retombera croix ou pile. Je m’étais couché hier bien tranquille. Je me lève, et je trouve tout en déroute.

— Mais, commandant, je n’entends pas de bruit ; le bâtiment est toujours à la même place ; ne vous trompez-vous pas ?

— Non. Je me suis levé il y a quelques minutes, et j’allais monter sur le pont pour regarder votre bassin et respirer le frais, quand j’ai trouvé le dôme de l’échelle fermé à la manière de l’Échalas. Vous accorderez sans doute qu’un équipage n’oserait pas enfermer ses officiers, s’il n’avait l’intention de s’emparer du bâtiment ?

— Voilà qui est extraordinaire ! Peut-être quelque accident est-il arrivé aux portes ? Avez-vous appelé, commandant ?

— J’ai frappé coup sur coup comme un amiral, mais point de réponse. J’allais essayer d’enfoncer la porte, quand j’ai entendu sur le pont des éclats de rire mal comprimés, et alors j’ai su à quoi m’en tenir. Quand des matelots rient à la barbe de leurs officiers, en même temps qu’ils les mettent sous les verrous, vous conviendrez peut-être que cela frise la révolte ?

— Sans doute, commandant. Ne ferons-nous pas bien de nous armer ?

— C’est ce que j’ai déjà fait. Vous trouverez des pistolets chargés dans la grande chambre.

En deux minutes les deux autres officiers nous avaient rejoints ; ils s’armèrent comme nous, et Marbre voulait sur-le-champ tenter une sortie ; mais je lui fis remarquer qu’il n’était pas probable que Neb et le maître d’hôtel fussent du complot, et qu’il serait à propos de voir ce qu’ils étaient devenus, avant de commencer les opérations. Talcott alla sur-le-champ au poste où couchait le maître d’hôtel, et il revint dire qu’il l’avait trouvé profondément endormi.

C’étaient deux bras de plus, et, avec ce renfort, Marbre résolut de faire sa première démonstration du côté du gaillard d’avant, où, en agissant avec prudence, nous pourrions surprendre les mutins. Une porte communiquait avec le gaillard, et elle était fermée du côté de l’entrepont. La plus grande partie de la cargaison étant à fond de cale, il ne nous fut pas difficile d’arriver jusqu’à la porte. Nous prêtâmes l’oreille. À notre grande surprise, nous n’entendîmes que des ronflements prolongés sur tous les tons de la gamme de Morphée. Marbre ouvrit aussitôt la porte, et nous entrâmes dans le poste des matelots, le pistolet à la main. Chaque hamac était occupé, et tout le monde dormait. La fatigue, l’habitude d’être appelés dès qu’il y avait quelque chose à faire, expliquaient ce retard. Contrairement à l’usage dans un climat si chaud, la porte du dôme était fermée, et en voulant l’ouvrir on reconnut qu’elle était barricadée.

— Pour généraliser sur cette idée, Miles, s’écria le capitaine, je soupçonne que nous sommes encore bloqués par des sauvages.

— Cela en a tout l’air commandant. Et pourtant je n’ai rien vu qui pût me faire croire que l’île fût habitée. Ne pensez-vous pas que nous ferions bien de rassembler l’équipage pour voir s’il manque quelqu’un ?

— Très-bien. — Faites passer tout le monde dans la grande chambre ; nous y verrons plus clair.

Je n’eus pas de peine à réveiller nos gens ; l’appel fut fait : il ne manquait qu’un homme. C’était celui qui était de quart sur le pont.

— Ce ne peut être Harris qui se soit permis cette plaisanterie, dit Talcott ; et pourtant cela en a tout l’air.

— Vous êtes bien sûr que la Terre de Marbre est une île inhabitée ? demanda le capitaine.

— Du moins je le crois, commandant. Ce qui est certain, c’est que je n’ai vu âme qui vive.

— Par malheur toutes les armes sont sur le pont, dans le coffre aux armes, ou suspendues de différents côtés. Allons, il n’y a pas tant de ménagements à garder avec un seul homme. Je vais lui envoyer un message qui amènera bien vite le drôle à composition.

Ce que Marbre appelait un message fut si vigoureusement appliqué que je crus un instant qu’il enfoncerait la porte.

— Tout doux, tout doux, dit une voix sur le pont ; pourquoi tout ce tapage ?

— Qui diable êtes-vous ? demanda Marbre en redoublant ses coups, ouvrez vite ou je vous jette par-dessus le bord.

Monsieur, vous êtes prisonnier ; comprenez-vous, prisonnier[9] ?

— Ce sont des Français, commandant, m’écriai-je, et nous sommes au pouvoir de l’ennemi.

C’était à ne pas en croire nos oreilles. — Après quelques minutes de pourparler, un arrangement fut conclu, d’après lequel on me permettait de monter sur le pont pour reconnaître le véritable état des choses, tandis que Marbre et le reste de l’équipage resteraient confinés où ils étaient. La trêve conclue, une porte s’ouvrit et me donna passage.

Quand je jetai les yeux autour de moi, la stupeur me priva un instant de l’usage de la parole. Cinquante hommes armés, tous Français, à en juger par leur air et leur langage, se pressaient autour de moi, non moins curieux de me voir que je ne l’étais de les observer. Au milieu d’eux était Harris, qui s’approcha de moi d’un air triste et embarrassé.

— Je sais que je mérite la mort, monsieur Wallingford, me dit cet homme en commençant. Après tant de fatigues, et tout paraissant si tranquille, je n’ai pu résister au sommeil ; et quand je me suis réveillé, j’ai trouvé ces gens à bord et en possession du bâtiment.

— Mais d’où viennent-ils, au nom du ciel ! Est-ce qu’il y a un bâtiment français près de cette île ?

— D’après ce que j’ai pu voir et entendre, c’est l’équipage de quelque bâtiment naufragé, porteur de lettres de marque. Trouvant une bonne occasion de quitter l’île et de faire une riche prise, ils ont mis la main sur la pauvre Crisis. Que Dieu la protège ! quoiqu’elle soit maintenant sous le pavillon français.

Je levai les yeux, et en effet je vis flotter dans les airs le pavillon tricolore !


CHAPITRE XVI.


L’air frais du matin agite tes cheveux ; les vagues dansent gaiement sous ses yeux ; l’oiseau de mer appelle, tourne et rase l’eau ; l’aurore se lève radieuse ; mais il n’entend pas ces chants joyeux ; il ne voit pas les vagues, il ne sent pas la brise.
Danx.


La réalité est parfois plus étrange que la fiction. C’est ce que démontreraient encore, s’il en était besoin, les circonstances qui nous firent tomber au pouvoir de nos ennemis. La Pauline était un bâtiment de six cents tonneaux, qui portait des lettres de marque du gouvernement français ; elle avait appareillé de France quelques semaines après notre départ de Londres, pour une destination à peu près semblable à la nôtre, quoique ce ne fussent ni les peaux de loutre de mer ni le bois de sandal ni les perles qui fussent les objets de commerce qu’elle eût en vue. Elle avait d’abord été aux îles françaises à la hauteur de Madagascar, où elle avait laissé une partie de sa cargaison, et pris en retour quelques objets de valeur. Elle s’était rendue de là aux îles Philippines, suivant à la piste des bâtiments de commerce anglais et américains, en capturant deux des premiers, et les coulant bas après avoir pris dans leurs cargaisons ce qui était à sa convenance. De Manille, la Pauline gouverna vers la côte de l’Amérique du Sud, comptant laisser dans cette partie du monde, en échange de bon métal, certains articles apportés de France, d’autres achetés à Bourbon, à l’Île de France, aux Philippines, et diverses caisses et ballots trouvés dans les cales de ses prises. Pour effectuer tout cela, M. Le Compte, son commandant, comptait d’abord sur la vitesse remarquable de son bâtiment, ensuite sur son audace et sa dextérité peu commune, et enfin sur le penchant bien connu des Américains du Sud pour la contrebande. Les doublons et les dollars ne prenant que peu de place, il réservait la plus grande partie de l’intérieur de son navire, après son trafic sur l’Océan, pour la récolte qu’il pourrait faire à bord des six ou huit prises sur lesquelles il comptait, — et il se trompait rarement dans son calcul, — après être passé à l’est du cap Horn. Toutes ces espérances avaient été réalisées jusqu’à une époque de trois mois, jour pour jour, avant notre arrivée dans cette malheureuse île.

Dans la nuit du jour en question, la Pauline, sans soupçonner en aucune manière le voisinage du moindre danger, courant au plus près avec un peu de largue dans ses voiles, sans beaucoup de mer, était venue donner contre une autre partie du récif même qui avait failli nous être si fatal. C’étaient des rocs de corail, et il n’y avait pas deux heures qu’elle était échouée que déjà ils se montraient à travers sa cale. Les sucres qui avaient été pris pour lest à l’île de France furent bientôt d’une valeur plus que douteuse ; mais le temps continuant à être favorable, le capitaine Le Compte parvint, à l’aide de ses canots, à transporter dans l’île tous les autres objets de prix, et il se mit à dépecer le bâtiment, afin de construire avec les matériaux une embarcation qui pût le conduire, lui et son équipage, sur quelque terre civilisée. Comme il avait beaucoup d’outils, et près de soixante hommes, l’ouvrage marcha vite, et un schooner d’environ quatre-vingt-dix tonneaux était assez avancé pour qu’on pût fixer le jour où il pourrait être lancé à la mer. Tel était l’état des choses quand, une belle nuit, nous arrivâmes de la manière que j’ai racontée. Les Français faisaient bonne garde, et nous n’étions encore qu’un point imperceptible à l’horizon, qu’ils nous avaient déjà vus, tandis que les arbres rabougris de l’île avaient échappé à notre vigilance. À l’aide d’une longue-vue de nuit, tous nos mouvements furent observés, et on fut au moment d’envoyer un canot pour nous avertir du danger que nous courions ; mais le capitaine Le Compte réfléchit qu’il y avait vingt à parier contre un que nous étions des ennemis, et il préféra rester caché pour attendre le résultat. Dès que nous eûmes jeté l’ancre dans le bassin, et que le silence régna à bord, il arma son canot et vint, avec des avirons garnis aux dames de manière à éviter tout bruit, pousser une reconnaissance jusque sous nos bossoirs. Voyant que tout était calme, il se hasarda sur les porte-haubans, puis enfin sur le pont, suivi de trois de ses hommes ; il y trouva Harris qui ronflait le dos appuyé contre un affût de canon, et s’assura aussitôt de sa personne. Il ne restait plus qu’à fermer le dôme de l’échelle et les portes des chambres, pour que nous fussions tous prisonniers en bas. L’embarcation alla chercher du renfort, et pendant que nous dormions paisiblement, le navire avait changé de maîtres.

J’appris la plus grande partie de ces détails dans des conversations subséquentes avec les Français. Mes yeux me firent aussi pénétrer bien des secrets. Quand le jour parut, je reconnus que l’île était telle que je me l’étais figurée ; seulement elle était moins grande qu’elle ne me l’avait paru au clair de lune, mais l’aspect général était le même. Le bassin dans lequel le bâtiment était à l’ancre pouvait couvrir une étendue de cent cinquante acres, la ceinture de terre qui l’entourait variant en largeur d’un quart de mille à trois milles. La plus grande partie de l’île était boisée, quoique découverte ; elle était à une élévation de vingt à trente pieds au dessus de l’Océan, et elle contenait plusieurs sources d’eau douce. La terre était couverte d’un gazon charmant, et les Français toujours gastronomes, et avec leur activité ordinaire, avaient déjà semé des légumes. Je vis leurs tentes qui s’étendaient sur une seule ligne sous l’ombrage des arbres. La petite Pauline — c’était le nom du schooner, — était sur le chantier en train de recevoir sa première couche de peinture.

Toujours de bon sens, toujours de bonne humeur, M. Le Compte était philosophe dans la meilleure acception du mot. Prenant les choses lui-même sans murmurer, il cherchait à rendre les autres aussi heureux que les circonstances le permettaient. À sa demande, j’invitai M. Marbre à venir sur le pont ; je fis connaître à mon commandant l’état des choses, et nous nous mîmes en devoir d’écouter les propositions de notre vainqueur. M. Le Compte, tous ses officiers et quelques-uns des hommes de son équipage, avaient été prisonniers en Angleterre, et il n’y eut aucune difficulté à commencer les négociations dans notre langue.

— Votre bâtiment, bien entendu, deviendra français, — commença M. Le Compte dans un jargon moitié anglais, moitié français, — avec sa cargaison, son gréement, et tout le reste : bien, c’est convenu. Je ne pousserai pas les choses à la rigueur dans mes conditions. Si vous pouvez nous reprendre votre bâtiment à nous autres Français, rien de mieux ; chacun pour soi et pour sa nation. Voilà le pavillon français, et il flottera là tant que la chose dépendra de nous ; mais, parole d’honneur, la prise ne nous a pas coûté cher et elle se vendra bien. Entendez-vous ? Maintenant, Monsieur, je vous mettrai, vous et tous vos hommes, en possession de l’île, où vous prendrez notre place, pendant que nous prendrons la vôtre. Les armes resteront provisoirement entre nos mains ; mais, en partant, nous vous laisserons fusils, poudre, et tout cela.

Tel fut presque mot à mot le programme de la capitulation proposée par le capitaine Le Compte. Il n’entrait pas dans la nature de Marbre d’acquiescer à un pareil arrangement sans regimber de toutes ses forces ; mais que faire, après tout ? Nous étions entre les mains de M. Le Compte, et quoique disposé à en agir généreusement avec nous, il était facile de voir qu’il entendait nous dicter ses conditions. Je réussis enfin à faire comprendre à Marbre que la résistance était inutile, et il se soumit à peu près d’aussi bonne grâce que l’homme qui n’a pas été magnétisé se soumet à l’amputation ; ceux qui l’ont été trouvent, dit-on, plutôt du plaisir à cet amusement.

Les termes de la capitulation, et ce n’était guère autre chose que se rendre à discrétion, ne furent pas plutôt acceptés que les hommes de notre équipage furent rassemblés sur le gaillard d’avant d’où ils furent transférés sur les embarcations qui devaient les conduire à terre. Toutes les caisses, tous les effets personnels furent transportés avec les plus grandes précautions à bord des canots de la Pauline, qui étaient prêts à les recevoir. Quant à nous autres officiers, nous fûmes mis à bord du canot du capitaine, Neb et le mousse du capitaine étant chargés de veiller à notre bagage. Quand tout le monde fut embarqué, nous nous dirigeâmes vers la terre, et jamais on ne prit plus tristement possession d’un pays nouvellement découvert. Marbre affectait de siffler, mais je remarquai qu’il mêlait ensemble deux airs d’une mesure tout à fait différente. Pour dire la vérité, le moral de l’ex-lieutenant était sensiblement affecté ; quant à moi, je considérais l’affaire comme un incident de guerre, et je ne m’en tourmentai pas outre mesure.

Voilà, Messieurs ! s’écria M. Le Compte en agitant ses bras d’un air de suprême générosité ; vous serez les maîtres ici, dès que nous serons partis, et nous vous laisserons notre petit avoir.

— Oui, il est diantrement généreux, Miles, murmura Marbre à mon oreille. — Il nous laissera l’île, et les récifs, et les noix de coco, et il s’en ira avec notre bâtiment et sa cargaison. Je parierais tout au monde qu’il ne nous laissera pas même son infernal schooner.

— Que sert de nous plaindre, commandant ? En nous maintenant en bonne intelligence avec les Français, nous pouvons adoucir notre sort.

L’événement prouva bientôt combien je disais vrai. Le capitaine Le Compte nous invita à venir partager son déjeuner, et nous nous rendîmes à cet effet dans la tente des officiers français. Pendant ce temps, les matelots français transportaient à bord le peu d’objets qu’ils comptaient emporter, dans l’intention généreuse de laisser leurs tentes à la disposition immédiate de nous autres prisonniers. Comme le projet de M. Le Compte était de se rendre dans la mer d’Espagne, pour y compléter ses opérations de commerce, on embarqua également les articles qu’on s’était proposé primitivement d’échanger contre des dollars. Pendant ce temps, nous nous mîmes à table.

C’est la fortune de guerre, Messieurs, observa le capitaine Le Compte en faisant tourner légèrement entre ses mains le moussoir dans une cafetière de chocolat avec toute la dextérité d’un artiste consommé. — À merveille, Antoine, c’est excellent.

Antoine parut sous les traits d’un mousse bien enfumé, dont le visage était couleur de cuivre ; il reçut ordre de porter une tasse de chocolat, avec les compliments du capitaine, à Mademoiselle, et de lui dire que, selon toute apparence, elle quitterait l’île dans peu de jours, et qu’avant trois ou quatre mois elle reverrait la belle France. Ces mots furent dits en français, très-rapidement, et avec l’expression d’un homme qui sent tout ce qu’il dit, et même davantage ; mais je connaissais assez la langue pour saisir le sens.

— Je suppose qu’il généralise sur nos infortunes dans son maudit baragouin, grommela Marbre ; mais qu’il y prenne garde ; il n’est pas encore chez lui ; il s’en faut de quelques milliers de milles !

Je voulus donner des explications à Marbre ; il ne voulut rien entendre : suivant lui, le Français envoyait du chocolat de sa propre table à son équipage, pour trancher du magnifique. Il fallut bien le laisser dire, et lui laisser savourer le plaisir de croire le plus de mal possible de son vainqueur ; sorte de disposition anglo-saxonne qui a rempli plus d’une page dans l’histoire de l’Angleterre et des États-Unis, pour ne rien dire des dispositions et des histoires des autres, dans la grande famille des nations.

Après le déjeuner, M. Le Compte me prit à part pour m’expliquer ses intentions. Il m’avait choisi pour cette communication, parce qu’il avait observé l’état moral de mon capitaine. Je comprenais aussi un peu de français, ce qui n’était pas inutile avec un homme qui entremêlait son anglais de tant d’expressions nationales. Il m’expliqua que les Français mettraient le schooner à l’eau le soir même, que les mâts, les agrès, les voiles, tout était prêt ; avec de l’activité, nous pourrions être en état de quitter l’île dans quinze jours au plus tard. Une partie de nos provisions serait débarquée, comme mieux appropriée à nos habitudes que celles qui avaient été retirées de la Pauline ; tandis qu’une partie de ces dernières serait transférée à bord de la Crisis, pour la même raison, comme convenant mieux aux Français. En un mot, nous n’aurions guère qu’à guinder les mâts, disposer le gréement, remplir la cale, et aller gagner le port ami le plus voisin.

— Je pense que vous irez à Canton, ajouta M. Le Compte ; ce ne sera guère plus loin que de gagner l’Amérique du Sud ; et vous y trouverez bon nombre de vos compatriotes. De là vous pouvez aller chez vous avec toute facilité. Oui, cet arrangement est admirable.

Cet arrangement pouvait lui paraître tel, quoique j’avoue que j’aurais préféré de beaucoup rester à bord de « l’aveugle » Crisis, comme nos matelots l’appelaient depuis qu’elle s’était fourvoyée dans le détroit de Magellan.

Allons ! s’écria tout à coup le capitaine français, nous sommes près de la tente de Mademoiselle ; allons voir comment elle se porte ce matin.

En levant les yeux, je vis deux petites tentes à cinquante pas de nous. Elles étaient dans une situation charmante, au milieu d’un bouquet d’arbres assez épais, et près d’une des sources les plus délicieusement limpides que j’aie jamais vues. Les tentes étaient faites en toile neuve, et avaient été construites avec beaucoup de soin et de dextérité. Celle dont nous approchions était recouverte de tapis, et avait tous les dehors de l’habitation la plus commode. M. Le Compte, qui était réellement un bel homme de moins de quarante ans, prit son air le plus aimable en approchant de la porte ; et il toussa une ou deux fois, le plus respectueusement qu’il put, comme pour annoncer sa présence. À l’instant même une servante parut pour le recevoir. Dès que je jetai les yeux sur cette femme, il me sembla que ses traits m’étaient familiers, bien que je ne pusse me rappeler ni où, ni quand je l’avais vue. La rencontre était si étrange que j’y réfléchissais encore, quand tout à coup je me trouvai dans la tente, en présence d’Émilie Merton et de son père !

Nous nous reconnûmes du premier coup d’œil ; et, au grand étonnement de M. Le Compte, je reçus l’accueil le plus cordial comme une vieille connaissance. Notre connaissance n’était pas très-vieille, il est vrai ; mais dans une île inhabitée de la mer du Sud, on est heureux de trouver une figure qu’on a déjà vue quelque part. Émilie n’avait plus ces belles couleurs qu’elle avait emportées de Londres, il y avait un an ; mais elle était toujours fraîche et jolie. Elle était en deuil ainsi que son père ; et, ne voyant pas paraître sa mère, j’en devinai la cause. Mistress Merton était d’une faible santé quand je l’avais connue, mais je ne l’aurais pas crue menacée d’une fin aussi prochaine.

Je crus remarquer que le capitaine Le Compte était mécontent de l’accueil qui m’était fait ; cependant ses bonnes manières ne se démentirent pas, et il se leva en disant qu’il me laissait avec mes amis pour ne pas gêner nos explications mutuelles, et qu’il allait donner un coup d’œil à quelques détails du service. Lorsqu’il se retira, je n’aimai pas à le voir s’approcher d’Émilie et lui baiser la main. Il le fit avec respect, et même avec une certaine grâce ; mais il y avait dans sa manière une intention sur laquelle on ne pouvait se méprendre. Émilie rougit en lui disant adieu, et lorsque je me retournai vers elle, malgré mon dépit involontaire, je ne pus m’empêcher de sourire.

— Jamais, monsieur Wallingford, jamais ! dit Émilie avec force, dès que le capitaine fut dehors, répondant sans doute à la pensée qu’elle lisait dans mes yeux ; — nous sommes à sa merci, et nous devons le ménager ; mais jamais je n’épouserai un étranger.

— Prenez garde, Émilie, dit son père en riant, vous allez décourager Wallingford, s’il lui prenait jamais fantaisie de penser à vous.

Émilie rougit, mais son embarras ne dura pas, et elle répondit avec une vivacité charmante : — M. Wallingford ne me croit pas assez mal élevée pour vouloir blesser qui que ce soit ; mais je suis sûre que, dans tous les cas, il ne me poursuivrait pas comme cet importun Français, qui a toujours l’air plutôt d’un sultan turc que d’un amant respectueux. Et puis…

— Et puis quoi, miss Merton ? m’aventurai-je à demander, en voyant qu’elle hésitait.

— Et puis, les Américains sont à peine des étrangers pour nous, ajouta Émilie en souriant ; car, vous savez, mon père, que nous avons des parents aux États-Unis.

— Oui, ma chère ; et si mon père s’était établi là où il s’est marié, nous serions Américains nous-mêmes. Mais M. Le Compte nous a laissé un moment de liberté, et il faut en profiter pour nous apprendre mutuellement ce qui nous intéresse. On ne nous laissera pas longtemps seuls.

Émilie me pressa de commencer, et je lui racontai en peu de mots ce qui m’était arrivé depuis que je ne l’avais vue. J’avais hâte d’en finir, pour entendre le détail des aventures qui les avaient conduits eux-mêmes dans une position si extraordinaire.

— Quand vous nous avez quittés à Londres, Wallingford, me dit M. Merton, je pensais partir pour les Indes occidentales ; mais une place plus avantageuse m’étant offerte dans l’est, je m’embarquai pour Bombay. Nous n’étions qu’à trois ou quatre jours de distance de notre destination, quand nous rencontrâmes la Pauline ; et notre bâtiment, qui était petit et sans moyen de défense, fut aisément capturé. Dans le premier moment, je crois que le capitaine Le Compte aurait été disposé à me laisser aller sur parole, mais il ne se présenta point d’occasion, et la Pauline nous conduisit à Manille. Ce fut là que nous fîmes la perte affreuse que, sans doute, vous avez devinée en nous voyant en deuil. Mais alors M. Le Compte était devenu l’amant déclaré d’Émilie, et nous ne pouvons plus espérer notre délivrance, tant qu’il trouvera des prétextes pour la différer.

— J’espère qu’il n’abuse pas de son pouvoir pour tourmenter miss Merton par ses importunités ?

Émilie me remercia par un sourire de la chaleur avec laquelle je venais de m’exprimer.

— Oh ! non, nous n’avons pas à nous plaindre, dans ce sens du moins, reprit le major. M. Le Compte fait pour nous tout ce que sa délicatesse peut lui suggérer ; et jamais passagers n’ont été plus libres ni entourés de plus de soins que nous ne l’étions à bord de la Pauline. La chambre de l’arrière nous avait été abandonnée pour notre usage. À Manille, on me laissa toute liberté, sur ma simple promesse de revenir. Dans toutes les circonstances, nous sommes traités avec les plus grands égards ; mais Émilie est trop jeune pour épouser un homme de quarante ans, trop anglaise pour aimer un étranger, et trop bien née pour accepter un homme qui n’est que dans la marine marchande, je veux dire qui n’a rien, et qui n’est rien que par son bâtiment.

Je compris la distinction du major ; il voulait établir une différence entre l’héritier de Clawbonny, courant les mers pour son plaisir, et celui qui ne le faisait que par métier. Elle n’était pas faite très-délicatement, mais c’était quelque chose dans la bouche d’un Européen parlant à un Américain, c’est-à-dire à un être d’un ordre inférieur, sous tous les rapports : moral, politique, physique, social, autres que financier. Grâce au ciel, le dollar américain est reçu, poids pour poids, tout aussi bien que toute autre monnaie d’Europe. On va même jusqu’à le préférer au thaler de papier de Prusse.

— Je conçois aisément que miss Merton porte ses prétentions plus haut que le capitaine Le Compte, répondis-je en inclinant la tête, pour remercier tacitement de la distinction faite en ma faveur, et je suis convaincu que ses importunités cesseraient, s’il était convaincu qu’elles sont inutiles.

— Vous ne connaissez pas les Français, monsieur Wallingford, dit Émilie. Essayez donc de persuader à l’un d’eux qu’il n’est pas adorable.

— Je ne saurais croire que ce faible s’étende jusqu’aux marins, répondis-je en riant. En tout cas, vous serez délivrée, dès que vous aurez mis le pied en France.

— Et plus tôt, je l’espère, Wallingford, reprit le père. Ces Français peuvent faire ce qu’ils veulent ici dans la solitude de l’Océan Pacifique ; mais, une fois sur l’Atlantique, nous trouverons quelque croiseur anglais qui nous recueillera sur son bord, longtemps avant que nous touchions la France.

Cet espoir était raisonnable, et ce fut quelque temps le sujet de la conversation. Quand je crus prudent de me retirer, le major m’accompagna, pour me montrer à l’extrémité de l’île une pointe d’où je pouvais voir le bâtiment naufragé, puis il me laissa, et je continuai à suivre la côte, réfléchissant à tout ce qui s’était passé.

Le procédé d’après lequel la nature dispose ses matériaux pour fonder des îles au milieu d’océans tels que le Pacifique, est une étude curieuse. L’insecte qui forme le rocher de corail doit être une petite créature bien industrieuse, puisqu’il y a tout lieu de croire que quelques-uns des récifs qui ont été connus des navigateurs dans les soixante ou soixante-dix dernières années, ont été depuis lors convertis par leurs travaux en îles portant des arbres. Si l’œuvre continue, une partie de cette vaste mer sera encore convertie en continent ; et qui sait si un chemin de fer ne traversera pas cette portion de notre globe, unissant l’Amérique à l’ancien monde ? Le capitaine Beechey, dans la relation de son voyage, parle d’un naufrage qui arriva en 1792 sur un récif, où il trouva en 1820 une île de près de trois lieues de long, couverte de grands arbres. Si une seule famille d’insectes peut faire une île de trois lieues de long en trente-quatre ans, ce serait un curieux calcul de constater combien il faudrait de familles pour former la base du chemin de fer dont j’ai parlé. Il y a dix ans, je n’aurais pas voulu hasarder une conjecture semblable, car elle aurait pu mettre la spéculation en mouvement, et être ainsi la cause innocente de la ruine d’un plus grand nombre de veuves et d’orphelins. Grâce à Dieu ! nous sommes enfin arrivés à une époque où il est possible d’exposer une théorie géographique sans courir le risque de voir aussitôt les spéculateurs y trouver un prétexte d’exploiter de pauvres dupes.

En approchant de la côte extérieure de l’île, en face du bâtiment naufragé, je me trouvai tout à coup auprès de Marbre. Le pauvre diable était assis sur une saillie d’un rocher de corail, les bras croisés, et il était plongé dans une si profonde méditation, qu’il ne m’entendit pas même approcher, quoique je marchasse exprès lourdement. Ne voulant pas le troubler, je me mis à considérer aussi les débris du naufrage, car on les distinguait beaucoup mieux de ce point que de tout autre. Les Français avaient ravagé le navire beaucoup plus que les éléments. Échoué sous le vent de l’île, il eût fallu des années entières pour le dépecer entièrement dans une mer aussi tranquille. Presque toutes les œuvres hautes étaient pourtant enlevées, et je découvris, plus tard, que les charpentiers français étaient parvenus à ôter une partie des varangues, n’en laissant que ce qu’il fallait pour maintenir la carcasse. Les bas mâts étaient encore debout, mais les basses vergues avaient été ôtées, sans doute pour être utilisées pour le schooner ; la plage était encore parsemée d’objets qu’on n’avait pas trouvé à employer.

Enfin, un mouvement que je fis appela l’attention de Marbre, et il tourna la tête de mon côté ; il parut content de me voir, et surtout de me voir seul.

— J’étais à généraliser un peu sur notre position, Miles, me dit-il, et, par quelque bout que je l’envisage, je la trouve assez mauvaise, assez pour en perdre presque courage. J’aimais ce navire, monsieur Wallingford, autant qu’on peut aimer ses parents. Je n’ai jamais eu de femme ni d’enfants, et l’idée qu’il est tombé entre les mains des Français est plus que je ne puis supporter. Si c’eût été l’Échalas, j’aurais pu me roidir contre ce malheur ; mais se rendre à une maudite carcasse de bâtiment naufragé, et à des Français encore, c’est surhumain !

— Rappelez-vous toutes les circonstances, commandant, et vous trouverez quelque consolation. Le navire a été surpris, comme nous surprîmes la Dame de Nantes.

— Et c’est justement cela. Faites-en un principe général à présent, et où en serons-nous ? Ceux qui surprennent ne doivent pas se laisser surprendre. Si nous avions établi un quart à l’arrière, rien de tout cela ne serait arrivé, et nous devions en établir un dans un port étranger. Qu’importe que ce fût une île inhabitée, que le bâtiment fût enfermé entre des terres, bien amarré, et que le fond fût excellent ? tout cela ne fait rien, quand on examine l’affaire au point de vue du devoir. Ah ! le pauvre Robbins, malgré toutes ses rivières dans l’Océan, ne se serait jamais laissé prendre aussi misérablement !

Marbre n’y tenait plus ; il laissa tomber sa tête entre ses mains, et je vis de grosses larmes s’échapper à travers ses doigts, comme l’eau que distille un rocher.

— Les chances de la mer, commandant, répondis-je tout bouleversé d’un pareil spectacle, mettent quelquefois les meilleurs marins à de rudes épreuves. Tout est-il donc perdu après tout ?

— Mais à peu près, ce me semble.

— Si ceux qui surprennent peuvent être surpris, ne peuvent-ils pas reprendre leur ancien métier, et surprendre encore une fois à leur tour ?

— Que voulez-vous dire, Miles ? dit Marbre en levant tout à coup la tête et précipitant ses paroles. Généralisez-vous, ou avez-vous en vue quelque projet particulier ?

— L’un et l’autre, commandant : je généralise, au point de vue des chances ordinaires de la guerre, et je particularise quant à certaine idée qui m’est venue.

— Voyons cette idée, Miles ; voyons, mon garçon ; vous n’êtes pas né pour être un homme ordinaire.

— Apprenez-moi, d’abord, commandant, si vous avez eu encore quelque conversation avec M. Le Compte ? Vous a-t-il dit ses projets ?

— Je quitte à l’instant ce grimacier fieffé. Ses sourires aimables, Miles, sont autant de coups d’épingle qu’il vous lance pour vous faire sentir son bonheur, — mais, si je retourne jamais aux États-Unis, du diable si je n’arme pas un corsaire pour me mettre à ses trousses. Je me ferais pirate, je crois, pour attraper ce pendard.

Hélas ! le pauvre Marbre, ce n’est pas à lui, qui fût resté second toute sa vie, sans un funeste accident, que des armateurs, qui comptent toujours si bien, auraient jamais confié une embarcation quelconque pour aller combattre des moulins à vent !

— Mais quelle nécessité d’aller aux États-Unis pour trouver un schooner, commandant, quand les Français ont la politesse de nous en donner un, précisément là où nous sommes ?

— Je commence à vous comprendre, mon garçon ; cette idée n’est pas sans charme. Mais ce Français a déjà ma commission entre ses mains, et, sans cette pièce, c’est de la piraterie que nous ferions.

— Permettez-moi d’en douter, commandant, quand c’est un accident qui a fait perdre la commission, et qu’on l’avait en partant. Ces actes sont tous enregistrés, et l’on pourrait toujours vérifier, chez nous, qui nous sommes.

— Oui, pour la Crisis, mais non pour cette petite Pauline. Une commission n’est valable qu’à bord du bâtiment qui y est désigné.

— Je ne suis pas de votre avis, capitaine Marbre. Supposez que notre navire eût coulé bas dans une action où nous aurions capturé le bâtiment ennemi, ne pourrions-nous pas continuer notre voyage à bord de la prise, et combattre ensuite tout ce qui nous barrerait le chemin ?

— De par saint George, voilà qui me paraît raisonnable ! Je menaçais, tout à l’heure, de me faire pirate, et voilà maintenant que j’hésite à reprendre mon bien !

— Comment ? est-ce que les équipages de bâtiments capturés ne se soulèvent pas souvent contre leurs vainqueurs, et ne viennent pas à bout de reprendre leur navire ? A-t-on jamais songé à les traiter de pirates ?

— Miles, je me suis trompé. — Vous êtes un bon marin, mais vous étiez né pour être avocat. Donnez-moi la main, mon garçon ; vous avez fait briller une lueur d’espoir à mes yeux : c’est assez pour m’aider à vivre.

Marbre me dit alors en substance la conversation qu’il avait eue avec le capitaine Le Compte ; celui-ci avait manifesté tout à coup une grande impatience de partir. Je n’eus pas de peine à en deviner la cause : il voulait emmener Émilie le plus vite possible. Son intention était de mettre le schooner à l’eau dans l’après-midi pour nous le laisser, et d’appareiller lui-même le lendemain matin. Les Français remuaient ciel et terre pour que tout fût prêt. J’avoue que ces nouvelles me causèrent quelque peine ; j’avais eu tant de plaisir à retrouver les Mertons dans cette île déserte ! et j’allais de nouveau en être séparé ! J’appris à Marbre la rencontre que je venais de faire, et je le conduisis à la tente où je le présentai à ses anciennes connaissances. Marbre prit le major par le bras pour faire une promenade avec lui sous les arbres, ce qui me procura encore une demi-heure de tête à tête avec Émilie.

Mais M. Le Compte ne tarda pas à reparaître, ce qui nous rappela au sentiment de notre situation réelle. Je dois dire que, malgré sa jalousie évidente, il nous témoigna les plus grands égards. Il eut le tact de cacher ses sentiments ; et, soit calcul de sa part, soit générosité, il témoigna une confiance beaucoup plus propre à lui concilier l’affection d’Émilie que tous les actes de rigueur. Il porta l’attention jusqu’à nous inviter tous à dîner, et il nous traita d’une manière vraiment royale : soupe à la tortue, Champagne, les mets les plus délicats, tout nous fut prodigué ; c’était un véritable repas d’aldermen.

À cinq heures, nous fûmes invités à assister à la mise à l’eau du schooner. Le Champagne et le bordeaux avaient mis Marbre en bonne humeur, et j’étais aussi assez en train. Émilie mit son chapeau, prit son parasol, comme si elle eût été chez elle, et, acceptant mon bras, elle se dirigea avec moi vers le chantier. J’avais insinué à Marbre que l’occasion pourrait se présenter de tomber sur les Français, pendant qu’ils seraient tous à regarder le schooner ; mais M. Le Compte avait eu soin de mettre la moitié de son équipage à bord de la Crisis, et les batteries auraient balayé l’île dans toutes les directions.

Les ouvriers français s’étaient distingués dans la construction de la petite Pauline ; non-seulement c’était, pour sa grandeur, un bâtiment sûr et commode ; mais, ce qui était plus important pour nous, tout annonçait que ce serait un fin voilier. Je sus par la suite que c’était le capitaine Le Compte qui avait dirigé les travaux ; en fait d’art, il réunissait la théorie à la pratique. Le bâtiment sur lequel les Mertons étaient venus à Bombay avait à bord le cuivre nécessaire pour une frégate construite en teck et une corvette, et ce cuivre avait été transporté à bord de la Pauline avant l’incendie de la prise. Profitant de cette circonstance, M. Le Compte en avait doublé son schooner dont, du reste, toutes les parties avaient été soignées minutieusement. Il voulait sans doute étonner ses amis de Marseille, en leur montrant ce que des marins habiles, jetés par un naufrage sur une île de la mer Pacifique, pouvaient faire en cas de besoin ; et puis il trouvait agréable de prolonger son séjour dans ces parages, mangeant des noix de coco toutes fraîches et d’excellente soupe à la tortue, tout en faisant la cour à Émilie Merton. Les charmes de la petite Pauline devaient être attribués en grande partie à ceux de la jeune personne.

Dès que tout le monde fut présent, M. Le Compte se plaça sur l’avant du schooner, puis faisant un profond salut à Émilie, comme pour lui demander la permission, il donna le signal. On leva toutes les accores, on fit sauter la clé de l’arrière, et le petit esquif glissa dans l’eau si légèrement, qu’on ne put douter qu’il ne fût excellent voilier. Dès qu’il fut à flot, M. Le Compte lança une bouteille contre la barre du gouvernail, et cria d’une voix éclatante : Succès à la belle Émilie !

Je me tournai du côté de miss Merton, et je vis à sa rougeur qu’elle comprenait le français. À la manière dont elle pinça sa jolie petite lèvre, il était évident que le compliment n’était pas très goûté.

Quelques minutes après, le capitaine mit pied à terre, et, dans un discours étudié, il nous fit la remise du schooner. Nous ne devions pas, nous dit-il, nous regarder comme prisonniers, et il n’était nullement porté à s’enorgueillir de sa victoire.

— Nous nous séparerons bons amis, ajouta-t-il en finissant ; mais si nous nous rencontrons jamais, et que nos deux républiques soient encore en guerre, chacun alors combattra pour son pavillon.

Cette phrase à effet termina dignement la cérémonie ; aussitôt après les Mertons s’embarquèrent dans le canot avec leurs domestiques. Je pris congé d’eux sur la plage, et je crus remarquer — peut-être fut-ce une illusion de ma vanité — qu’Émilie éprouvait quelque peine à partir. — Messieurs, nous dit le major, notre rencontre ici a été trop providentielle pour que nous ne nous revoyions pas quelque jour. Adieu jusque-là.

Les Français eurent bientôt achevé leurs dernières dispositions. Quand le capitaine Le Compte prit congé de nous, je ne pus m’empêcher de le remercier de toutes ses attentions. Il avait certainement montré une grande générosité à notre égard, quoique je persiste à croire que la précipitation de son départ, qui nous fit hériter d’une foule d’objets qu’il n’eut pas le temps d’emporter, fut causée par son désir d’éloigner le plus vite possible Émilie Merton de mes yeux.

Le lendemain, au point du jour, Neb vint à la tente des officiers dire que la Crisis était en train de lever l’ancre. Je fus levé et habillé en un instant. Nous étions à un mille de la passe, et j’arrivai au moment où le navire en sortait sous ses huniers. Émilie et son père étaient debout sur le gaillard d’arrière ; ils étaient assez près de moi pour que je pusse distinguer leurs traits, et je crus lire dans les yeux de miss Merton l’expression d’un tendre intérêt. — Adieu, mon cher Wallingford, cria le major au moment où le bâtiment passait devant moi. Et, l’instant d’après, la Crisis cinglait en pleine mer, toutes voiles déployées.


CHAPITRE XVII.


Je supporterais plus aisément la perte de la vie que celle des titres d’honneur dont tu m’as dépouillé. Voilà les blessures qui me déchirent l’aine, plus que celles que ton épée m’a faites.
Shakespeare.


À moitié chemin entre la passe et le chantier, je trouvai Marbre debout, les bras croisés, regardant le bâtiment qui s’éloignait. L’abattement avait fait place sur son front à la fierté. Il menaçait du poing le pavillon français, qui avait remplacé le nôtre.

— Oui, oui, s’écria-t-il, dandine-toi et donne-toi des grâces, comme ces fats de ta nation avec leurs ailes de pigeon ; mais dans deux mois où seras-tu ? Miles, il n’y avait qu’un Français infernal pour aller s’échouer où M. Le Compte a laissé la carcasse de son bâtiment. Ici, c’est une autre affaire ; c’est un miracle de s’en tirer ; et si nous n’étions point passés par cette ouverture, du diable s’il aurait jamais osé sortir par-là.

J’avoue que je ne voyais rien que de très-habile dans la manière dont M. Le Compte avait manœuvré son navire ; mais rien ne coûte plus à la plupart des hommes que de reconnaître le mérite de ceux qui ont remporté sur eux quelque avantage. Marbre ne pouvait oublier sa défaite, et ce souvenir faussait son jugement.

— Je vois que nos hommes sont déjà à l’ouvrage, capitaine, dis-je pour appeler son attention sur quelque autre objet.

— Oui, oui, Talcott a ses instructions, et je compte que vous allez aussi vous évertuer. Ce Français m’a jeté à la figure que nous pourrions être en mer dans quinze jours ; je veux lui montrer qu’il ne faut que trois jours à de vrais Yankees pour équiper son schooner.

Marbre ne se borna pas aux paroles. Il mit tout le monde à la besogne, et cela avec un ordre, un ensemble, une précision admirables. Nos hommes d’équipage se connaissaient depuis longtemps ; ils avaient appris leur métier par une rude expérience, et ils étaient admirablement disciplinés. Pendant qu’on dressait le grand mât, je faisais gréer le mât de misaine, mettre le bâton de foc en place, ainsi que la vergue de cigarière — car à cette époque-là on portait encore la cigarière, — et établir les basses vergues. Il est vrai que les Français nous avaient apprêté la besogne ; aussi, après le dîner, on commença déjà à s’occuper de transporter à bord la cargaison, l’eau, les provisions, en un mot tout ce qu’on voulait emporter. Le soir, l’Émilie avait toute l’apparence d’un bâtiment qui va appareiller, et tout s’était fait en silence. Napoléon disait qu’il s’était fait plus de bruit à bord du petit schooner qui l’avait conduit de Rochefort à la rade des Basques qu’à bord du vaisseau de guerre qui l’avait transporté à Sainte-Hélène, pendant toute la traversée. Depuis ce jour mémorable, les Français ont appris aussi à garder le silence à bord ; reste à en voir le résultat.

Marbre et moi nous passâmes la soirée à examiner l’aspect des choses, ou, comme il le dit, à généraliser sur l’avenir. M. Le Compte, et il n’avait fait en cela que son devoir, ne nous avait laissé ni poudre à canon, ni piques d’abordage, ni coutelas, ni armes d’aucune sorte, excepté des pistolets d’officiers, et une petite provision de poudre et de balles pour ces pistolets ; car, par esprit de corps, il ne voulait pas que nous fussions à la discrétion de notre équipage, et il nous laissait les moyens de le mettre à la raison, sans nous fournir des armes contre ses compatriotes.

Le lendemain j’étais levé avec l’aurore ; et comme la veille j’avais beaucoup souffert de la chaleur, j’allai me baigner dans le bassin. L’eau était transparente, et à l’endroit que j’avais choisi il y avait un banc de corail à quelques toises seulement de la surface. En plongeant, mes yeux tombèrent sur un groupe de grosses huîtres qui étaient amoncelées sur le roc, et je réussis à en détacher une douzaine qui tenaient ensemble. Je continuai à plonger pendant un quart d’heure, et je réussis à retirer successivement tout ce qu’il y avait d’huîtres, au nombre de soixante à quatre-vingts, et à les déposer sur le rivage. Je reconnus aussitôt que c’étaient des huîtres perlières, et j’appelai Neb pour qu’il les mît dans un panier et les serrât soigneusement. Cette circonstance fut mentionnée à Marbre, qui, n’ayant plus de gros ouvrages à leur faire faire, envoya dans un canot les plongeurs qu’il avait pris aux îles Sandwich, pour qu’ils se livrassent pendant quelques heures à leur occupation régulière, pour le compte des armateurs, — si toutefois ils avaient encore aucun droit à nos services. Ils eurent assez de succès, sans être de beaucoup aussi heureux que moi. Ce qui pour le moment était bien plus important, ils découvrirent au fond du bassin, à l’ancrage de la Crisis, un coffre à armes, qui sans doute y avait été jeté par les Français. C’était un des coffres à armes de la Crisis, que les Français avaient dédaigné, préférant se servir des armes auxquelles ils étaient habitués. Ils auraient mieux fait de l’emporter avec eux pour le jeter en pleine mer par cinquante ou cent brasses d’eau.

Ce coffre contenait nos pistolets et nos coutelas, et il y en avait assez pour armer tous nos hommes. Il y avait aussi de la poudre et des balles ; mais la poudre avait été endommagée par l’eau. Quant aux armes, elles furent frottées avec soin, huilées, puis exposées au soleil pendant un jour. Ainsi, ce fut par l’intermédiaire d’hommes que nous avions amenés dans un tout autre but, que nous fûmes mis en possession des moyens d’accomplir l’exploit qui semblait être alors le grand mobile de notre existence.

Nous achevâmes ce jour-là l’arrimage du schooner. Il nous fallut laisser beaucoup d’objets précieux, et notamment le cuivre ; mais Marbre, prudemment, ne voulut prendre que ce qu’il fallait pour lester le bâtiment sans le surcharger. Les voiles étaient enverguées, l’ancre était au bossoir ; et au moment où on s’y attendait le moins, Marbre donna le signal du départ.

Personne ne se permit aucune observation. Nous avions signé de nouveaux engagements pour le schooner, ou plutôt nous avions étendu celui que nous avions contracté pour la Crisis, à ce nouveau bâtiment ou à tout autre que nous pourrions capturer. Le vent était favorable, et nous ne lui eûmes pas plutôt présenté notre grande voile et notre foc, que le léger esquif glissa sur l’eau comme un canard. Dès que Marbre se sentit au large, il vira deux fois comme pour éprouver son embarcation, et il fut ravi de la promptitude avec laquelle elle obéissait à la barre. Trente-six heures après le départ de la Crisis, nous étions déjà à sa poursuite. Nous n’avions pour nous guider que nos conjectures, à l’exception de ce fait principal, qu’elle se dirigeait vers la côte occidentale de l’Amérique du Sud, mais nous n’avions pas manqué d’observer qu’elle avait disparu orientée au plus près, et faisant route au nord-est. Nous la suivîmes, autant que possible, dans ses eaux.

La distance qui fut parcourue pendant la nuit nous convainquit que M. Le Compte était un constructeur très-habile. En douze heures nous avions fait cent six milles avec une mer assez forte, c’est-à-dire dix ou quinze fois plus que la Crisis n’aurait fait dans le même espace de temps et dans les mêmes circonstances. Il est vrai de dire que ce qui était le plus près pour elle, ne l’était pas pour nous, les bâtiments gréés en voiles latines pouvant serrer le vent beaucoup plus que les autres ; et sous ce rapport nous avions l’avantage. Marbre fut si content de ce résultat, que le lendemain matin, en arrivant sur le pont, il n’eut rien de plus pressé que de se faire apporter une bouteille de rhum et d’appeler tout l’équipage. Dès qu’on fut réuni sur le gaillard d’avant, Marbre se plaça en tête et tint ce discours :

— Compagnons, s’écria-t-il, nous avons eu du bon et du mauvais pendant cette traversée ; et si nous généralisons, nous trouverons que le bon a presque toujours suivi le mauvais. Les sauvages, avec ce gueux d’Échalas à leur tête, ont assommé le pauvre capitaine Williams, l’ont jeté à la mer, et nous ont pris notre bâtiment ; voilà le mauvais ; puis nous avons eu le bonheur de le reprendre. Après quoi, nouvel accroc, les Français nous ont joué ce joli tour ; puis enfin, ils nous font la gracieuseté de nous laisser une embarcation qui rattrapera le bâtiment, et je n’ai pas besoin de vous dire ce qui en résultera. — À cet endroit de la harangue, l’équipage, cela va sans dire, poussa trois acclamations. — À présent, jamais je ne naviguerai, jamais je ne combattrai à bord d’un bâtiment qui porte un nom français. Le capitaine Le Compte a baptisé le schooner du nom de… Monsieur Wallingford, voulez-vous bien dire le nom ?

La Belle Émilie.

— Je ne veux point de vos belles, s’écria Marbre en lançant la bouteille au nez du schooner ; — ainsi donc trois nouveaux hourras ! pour la Polly, puisque c’était le nom qu’il devait porter d’abord ; et ce sera le nom qu’il portera, tant que Moïse Marbre le commandera.

Depuis ce moment le schooner ne fut appelé que la Polly. Pendant toute cette journée, nous ne fûmes occupés que des moyens d’accélérer sa marche, et nous réussîmes si bien que, d’après nos calculs, nous filions un nœud de plus par heure que la Crisis, toute fine voilière qu’elle était. Comme la Crisis avait sur nous une avance de trente-huit heures, et qu’elle filait à peu près sept nœuds par heure, il nous faudrait environ dix jours pour la rejoindre ; ce qui ne pouvait arriver par conséquent que lorsque nous serions au moins à dix-huit cents milles de l’île. Quant à moi, je ne désirais nullement que la rencontre eût lieu en pleine mer. Nous n’avions d’espoir de succès que dans une surprise, en suivant la Crisis dans quelque port ; car attaquer un bâtiment de cette force, c’était de la part d’un schooner qui n’était pas armé, une entreprise plus que téméraire. Mais Marbre n’en voulait pas démordre. Nous avions, disait-il, plus de poudre qu’il n’en fallait pour charger au moins six fois tous nos pistolets, et dès qu’on en viendrait à l’abordage, nous les aurions bientôt mis à la raison. Je gardai le silence, par respect plus que par conviction.

Cinq jours après notre départ, Neb vint me dire : — Maître Miles, les huîtres devenir toutes drôles, avoir une odeur singulière ; et les gens de l’équipage jurer eux jeter elles à la mer, si moi ne pas manger elles. Moi n’avoir pas assez faim pour cela.

C’étaient les huîtres de perles, qui, étant renfermées, commençaient à se décomposer. Comme le capitaine avait autant d’intérêt que moi à la conservation de cette partie de la cargaison, il fit apporter les sacs et les barils sur le pont. Il était temps de s’en occuper, car une maladie aurait pu se déclarer à bord.

Un observateur désintéressé aurait ri de voir l’occupation à laquelle on se livra pendant quatre heures sur le gaillard d’arrière. Marbre et les deux lieutenants attaquèrent un baril appartenant au capitaine, tandis que Neb et moi nous travaillions avec ardeur à la partie qui nous intéressait. C’était une épreuve terrible, car l’odeur était bien autrement forte que celle des Îles d’Épices. Nous résistâmes pourtant ; car qu’est-ce que la soif des richesses ne ferait pas endurer à l’homme ? Marbre prévit la difficulté, et il commença par annoncer que chaque huître en s’ouvrant donnerait une part de prise. C’était une fiche de consolation, et l’opération eut lieu au milieu de beaucoup de grimaces risibles et de folles plaisanteries. Je remarquai cependant que Talcott en jeta deux ou trois à la mer, après un examen plus que superficiel.

Les sept premières huîtres que j’examinai ne contenaient que de la semence de perles et en petite quantité. Neb ouvrait, et je faisais la visite. Cette occupation était si peu de mon goût que j’étais sur le point de laisser tout là, quand Neb m’en présenta encore une. Cette huître contenait sept perles de toute beauté, parfaitement unies, et toutes de la grosseur d’un pois. Je les plongeai dans un verre d’eau fraîche d’où je les retirai étincelantes. Elles étaient de ce qu’on appelle la première eau. Dès que ma bonne fortune fut connue, tous les pêcheurs de perles se réunirent autour de moi, Marbre en tête. Il avait le nez rempli d’étoupe, et dans la bouche une chique aussi grosse qu’une pomme de terre.

— Par saint George, Miles, voilà une trouvaille ! s’écria-t-il en se remettant à l’œuvre avec une nouvelle ardeur. Que pensez-vous que puissent valoir ces neuf bêtises ?

— Mais une cinquantaine de dollars environ. Les perles de cette dimension sont rares, et nos dames n’en portent pas souvent d’aussi grosses.

Ma neuvième huître produisit onze perles, toutes de la même qualité que les premières. En quelques minutes, j’en avais soixante-treize, sans compter une assez bonne quantité de semence de perles. Puis se succédèrent une douzaine d’écailles vides ; puis les trois qui suivirent avaient trente-trois perles ; une autre n’en avait que quatre, mais de la grosseur d’une cerise. Enfin j’en réunis en tout cent quatre-vingt-sept, qui pouvaient valoir dix-huit cents dollars.

Marbre fut moins heureux ; malgré l’abondance de sa pêche, il ne put réunir que trente-six perles ; aussi renonça-t-il au métier, et jamais il n’en reparla. Mon petit trésor fut mis soigneusement de côté, jusqu’au moment où je pourrais le partager entre certaines personnes de ma connaissance. Quant aux gens de l’équipage, ils furent charmés d’être débarrassés d’une compagnie aussi fétide. En voyant ces perles si pures et si limpides, et en songeant à l’enveloppe dégoûtante qui les renfermait, je reportais involontairement ma pensée sur les âmes des justes s’échappant de leur prison d’argile pour ne conserver que leur angélique pureté.

Cependant la Polly poursuivait rapidement sa route à travers la mer Pacifique. Nous faisions généralement de cent cinquante à deux cents milles en vingt-quatre heures, et il en fut de même pendant les dix premiers jours. Au bout de cette période, nous devions, suivant nos calculs, être près de la Crisis, si ce bâtiment avait suivi la même direction. Quant à moi, je ne désirais la rencontrer qu’après que nous aurions atteint la côte de l’Amérique du Sud, où nous pourrions nous assurer de sa position par des communications avec le rivage. Je savais que nous pourrions facilement tromper la vigilance des gardes-côtes, et nous aurions du moins une chance de reprendre notre navire par quelque stratagème semblable à celui qui nous l’avait fait perdre. Mais l’impatience de Marbre ne voulait pas entrer en composition même avec les éléments ; il était piqué au vif, et je crois que s’il avait rejoint la Crisis, il l’aurait abordée sur-le-champ, même par une bourrasque.

Dans la matinée du onzième jour, la vigie qui avait été placée sur la vergue du petit hunier cria : une voile ! — Comme on ne voyait rien du pont, Marbre et moi nous fûmes bientôt montés à la vergue. À une distance de quinze ou vingt milles, par notre hanche du vent, on voyait les perroquets et les cacatois d’un navire. Comme nous étions alors sur la route des bâtiments baleiniers, qui étaient en grand nombre dans cette partie de la mer Pacifique, je regardai comme probable que c’en était un, mais Marbre se moqua de moi, et me demanda si j’avais jamais entendu dire qu’un baleinier en croisière portât des cacatois. Il affirma que c’était la Crisis, suivant le même chemin que nous, mais qui nous restait alors au vent, parce qu’elle avait mieux tenu le plus près. Nous avions trop compté sur la facilité naturelle du schooner à serrer le vent, et, pendant les quarts de nuit, nous l’avions laissé arriver plus qu’il n’était rigoureusement nécessaire.

La Polly gouverna alors au plus près, et nous arrivâmes assez près du bâtiment que nous chassions pour le voir du pont ; mais le vent faiblissait de plus en plus depuis quelques heures ; tout annonçait l’approche d’un calme plat ; après quoi, dans la région des vents alisés, nous pouvions nous attendre à une bourrasque. Pour profiter du temps que nous avions, Marbre se détermina à virer de bord, au moment où nous relevions le bâtiment chassé par notre bossoir du vent. Une heure après, sur ce nouveau bord, nous aperçûmes quelque chose, c’était un canot de bâtiment baleinier en dérive. Il était de construction américaine, avait un baril d’eau, des avirons et tout l’attirail ordinaire ; et le cablot s’étant détaché, il s’était probablement perdu la nuit pendant qu’il était à la remorque, parce qu’il avait été amarré par trois demi-clefs.

Dès que Marbre eut bien constaté la nature du canot, il conçut son plan d’opération. Les quatre plongeurs qu’il avait pris aux îles Sandwich avaient servi à bord de bâtiments baleiniers, il les fit passer dans le canot, y fit porter du rhum et quelques provisions, me donna ses instructions, puis y monta lui-même, avançant à raison de cinq nœuds par heure, tandis que le schooner suivait à raison de deux nœuds. C’était une heure environ avant le coucher du soleil ; et lorsqu’il disparut de l’horizon, le canot n’était plus qu’un point imperceptible sur l’Océan, à mi-chemin entre nous et le bâtiment, qui pouvait être alors à quinze milles de distance, toujours dans la même direction.

Mes instructions étaient bien simples. C’était de suivre la même route, tant que je ne verrais pas une lumière au canot, et alors de virer vent devant de manière à courir parallèlement au navire. Marbre donna le signal vers neuf heures, de manière à ce que du bâtiment on ne pût voir la lumière ; le schooner répondit aussitôt, mais ne laissa la lumière que pendant quelques secondes, la disposition de celle du canot indiquant assez que notre réponse avait été reçue. Je virai immédiatement, carguai la misaine, et suivis la route indiquée. Nous avions tous prévu un changement de temps. Mais Marbre, loin de s’en effrayer, appelait une bourrasque de tous ses vœux, puisque c’était au moment de sa plus grande violence qu’il voulait aborder la Crisis. Il s’imaginait qu’il aurait alors bien plus de chances de succès. Toute sa crainte était de ne pouvoir la trouver dans l’obscurité, et c’était pour obvier à cet inconvénient qu’il avait entrepris de nous piloter.

Nous aperçûmes encore une fois le navire droit par notre travers au vent. Nous en conclûmes qu’il recevait plus de vent que nous, car il avait changé sensiblement de position, tandis que nous n’avions pas fait un mille depuis que nous virions vent devant. À dix heures, la tempête éclata avec une violence toute tropicale. Nous ne l’attendions pas sitôt, et nous pensions que le canot nous aurait rejoints avant qu’elle se déclarât. La première bouffée de vent jeta le schooner sur le côté, de manière à nous prouver que les éléments ne plaisantaient pas. Je ne pus garder que la misaine avec tous ses ris pris, et encore y avait-il des moments où le schooner était lancé sur le sommet des vagues, comme s’il allait voler hors de l’eau. Ma grande inquiétude était pour le canot que je ne voyais plus. Marbre, dans ses instructions, n’avait pas prévu le cas de tempête, et nous étions séparés. Je dus croire naturellement que le canot chercherait à nous rejoindre, et tous mes efforts tendirent à ne pas trop nous éloigner du point où son équipage nous avait vus pour la dernière fois. La pluie tombait par torrents, et nous avions beau avoir allumé des fanaux, un feu de joie même n’aurait pas été vu à cent verges de distance.

Jamais je n’ai passé de nuit plus affreuse. J’étais attaché à Marbre. Tout dur, tout peu aimable qu’il pût être quelquefois pour les autres, il s’était montré constamment mon ami. Marin jusqu’à la moelle des os, navigateur par instinct, il était brave comme un lion et il serait mort pour défendre son pavillon. C’était par suite d’une susceptibilité excessive, d’un zèle outré pour les intérêts de ses armateurs qu’il s’était mis dans une position aussi critique. Je puis dire sans exagération que j’aurais voulu pouvoir changer de place avec lui.

La tempête dura toute la nuit, et les vents ne cessèrent pas de hurler autour de nous une sorte de requiem pour les morts. Enfin, au lever du jour, les flots se calmèrent, nous retrouvâmes les vents alisés, et le schooner put déployer toutes ses voiles. De tous côtés nos regards avides cherchaient le canot ; ce fut inutilement. Le navire lui-même avait disparu.

Ma position était aussi nouvelle pour moi qu’embarrassante. Il n’y avait guère plus d’un an que j’étais parti de New-York, troisième officier de la Crisis. Depuis lors, je m’étais élevé régulièrement au rang de premier lieutenant, et maintenant, par suite d’une cruelle catastrophe, je me trouvais au milieu de l’Océan, seul responsable de la vie d’une quarantaine de mes semblables. Et je n’avais pas encore vingt ans !

Le projet de Marbre d’attaquer la Crisis m’avait semblé chimérique et impraticable en pleine mer ; mais sur la côte, j’avais toujours cru le succès possible. Et puis Émilie et son père, l’honneur du pavillon, la gloire que je pourrais acquérir personnellement, eurent aussi leur part d’influence. Toute la journée nous étions restés en croisière ; il n’y avait plus d’espoir de retrouver le canot ; je résolus donc de nous remettre en route.

Le lecteur peut avoir quelque désir de savoir de quelle manière ma nouvelle dignité fut acceptée par l’équipage. Jamais commandant ne se vit plus ponctuellement obéi. J’avais fait mes preuves à leurs yeux, et ils avaient en moi plus de confiance que je n’en méritais : on eut dit que je les avais commandés toujours. Marbre fut regretté plus encore que le capitaine Williams. Malgré sa rudesse, il avait de ces qualités qui plaisent aux matelots. Quant aux quatre plongeurs des îles de Sandwich, ce fut à peine s’ils occupèrent un instant nos pensées ; nous étions habitués à les regarder comme des êtres étranges, sortis de cet Océan dans lequel ils étaient si subitement rentrés.

Quinze jours après la perte du canot, nous aperçûmes les pics des Andes, à très peu de degrés au sud de l’équateur. D’après quelques propos que j’avais entendus, l’intention des Français avait dû être de gouverner vers Guayaquil ou ses environs ; je résolus de ranger la côte vers ce point. Nous étions entrés, lors de notre premier voyage, dans plusieurs des baies et des rades de cette partie de la côte, qui nous étaient à présent familières ; j’avais fait aussi des connaissances qui ne pouvaient manquer de nous être utiles, et tout semblait devoir favoriser notre atterrage.

Dans la soirée du vingt-neuvième jour depuis notre départ de l’île, le schooner entra dans une rade ouverte, où, huit mois auparavant, nous avions fait un trafic assez considérable, et où j’espérai que nous serions reconnus. Je ne m’étais pas trompé. À peine avions-nous jeté l’ancre, qu’un Don Pedro… etc., etc., — car il avait une kyrielle étonnante de noms, — vint à nous dans un canot, pour reconnaître qui nous étions et ce que nous voulions ; — peut-être serait-il plus exact de dire ce que nous avions. Je reconnus l’homme du premier coup d’œil, car je lui avais déjà vendu des marchandises. Quelques mots, moitié anglais, moitié espagnols, nous suffirent pour renouer connaissance ; je lui fis entendre que j’étais à la recherche de mon bâtiment, dont j’avais été séparé pour raisons de service. Après avoir longtemps tourné autour de moi pour découvrir ce qui en était, il finit par m’apprendre qu’un bâtiment s’était abrité dans l’après-midi même derrière une île qui n’était qu’à dix milles de distance au sud ; qu’il l’avait vu, et qu’il aurait supposé que c’était son ancienne connaissance, la Crisis, sans le pavillon français qui flottait à la corne.

Ces renseignements me suffisaient, et je m’informai d’un pilote. Un des bateliers offrit de m’en servir. Comme je craignais qu’on n’eût de mes nouvelles à bord de la Crisis par quelque moyen semblable à celui que j’avais employé, je ne perdis pas de temps, et à dix heures nous faisions route. À minuit, j’entrais dans la passe qui séparait l’île du continent. Je montai alors dans un canot pour faire une reconnaissance. Je trouvai la Crisis à l’ancre sous un promontoire élevé. Tout y semblait tranquille ; mais je savais qu’un bâtiment qui avait toujours à craindre les gardes-côtes, et dont le salut dépendait de la rapidité de ses mouvements, devait faire bonne garde. J’examinai donc avec le plus grand soin et en prenant toutes les précautions possibles la position du bâtiment ; je montai sur le promontoire, et ce ne fut qu’après avoir complété mes observations que je retournai à bord du schooner, vers deux heures du matin.

Il me fallut peu de temps pour le rejoindre. Mon équipage impatient n’avait pu tenir en place, et le schooner était déjà près du promontoire, tous les hommes sur le pont et les armes à la main. Telle était leur impatience, que j’eus quelque peine à les empêcher de pousser des hourras ! Cependant ils gardèrent le silence, et je leur donnai mes instructions en peu de mots. Le promontoire seul nous séparait du navire, et ma seule crainte était de tomber sous le vent, ce qui aurait donné le temps aux Français de se reconnaître. Il fallait donc diminuer de voiles ; je ne gardai que la misaine, mais en tenant toutes les voiles prêtes à être carguées au besoin. Mon plan était d’aborder le bâtiment par le bossoir de tribord, et de faire le moins de bruit possible.

Quand tout fut prêt, je me plaçai à l’arrière auprès du timonnier, et je lui dis de mettre la barre au vent. Neb se plaça derrière moi. Je savais que les observations seraient inutiles ; je le laissai faire. Le pilote m’avait dit que l’eau était profonde jusqu’à la base même des rochers ; je rangeai donc la côte de très-près en doublant la pointe. L’instant d’après, la Crisis était en vue, à moins de cent brasses de distance. Je vis que nous faisions bonne route, et je fis carguer la misaine. En même temps, je me portai à l’avant. Nous étions si près que le bruit que faisait la toile en fouettant les mais fut entendu de la Crisis, et l’on nous héla. Une réponse insignifiante fut faite, puis nos bossoirs vinrent heurter ceux de la Crisis. — Hourra ! pour notre vieux bâtiment ! crièrent nos matelots, et ils s’élancèrent à l’abordage. On eût dit une meute ardente s’élançant sur sa proie.

La scène qui suivit fut une scène de confusion et de désordre. Des coups de pistolets furent échangés, mais la surprise nous assura la victoire. En moins de trois minutes, Talcott vint m’annoncer que nous étions maîtres du pont, et que les Français demandaient quartier. Leur première idée fut qu’ils avaient été saisis par un bâtiment garde-côte, car ils nous avaient quittés bien convaincus que c’était vers Canton que nous allions nous diriger. Grand fut leur étonnement quand ils apprirent la vérité. Dieu sait quelles imprécations ils vomirent contre nous, mais je ne crois pas utile de les répéter.

Harris, le matelot qui avait été cause de tout le mal en s’endormant pendant son quart, fut tué ; et neuf des nôtres, moi compris, reçurent de légères blessures ; trois tout au plus durent interrompre leur service pendant quelques jours. Quant au pauvre diable qui succomba, il dut sa mort au besoin qu’il éprouvait de faire oublier sa faute en s’exposant le premier aux coups de l’ennemi.

Les Français furent plus maltraités. Seize périrent sur la place ou des suites de leurs blessures ; nos hommes ayant fait une décharge meurtrière sur le premier groupe qui se précipita sur le pont, et s’étant servis ensuite de leurs coutelas, pendant une minute ou deux, avec un grand acharnement. C’était d’après le principe que le premier coup porté décide du combat. Le pauvre M. Le Compte fut trouvé mort à la porte de sa chambre ; il avait reçu une balle dans le front. J’avais reconnu sa voix au commencement de la mêlée ; elle était tonnante. Je ne compris que trop bien alors pourquoi elle avait cessé tout à coup de se faire entendre.


CHAPITRE XVIII.


Première Sorcière. — Salut !
Deuxième Sorcière. — Salut !
Troisième Sorcière. — Salut !
Première Sorcière. — Moindre que Macbeth, et plus grand.
Deuxième Sorcière. — Pas si heureux, et beaucoup plus heureux cependant.

Macbeth.


Si Marbre avait été avec nous quand je repris possession de Crisis, rien n’aurait manqué à mon bonheur ; mais son absence était une cause d’inquiétude et de regret qui se mêlait à notre triomphe. J’eus le soir même un moment d’entretien avec le major Merton, pour le tranquilliser, car Émilie, en entendant le bruit du combat, avait éprouvé de vives alarmes ; mais lorsqu’elle apprit que tout était terminé, et de quelle manière, ses craintes s’évanouirent pour faire place à la satisfaction d’avoir recouvré sa liberté.

Je ne tardai pas à lever l’ancre et à gagner le large. Il était nécessaire de dérober nos mouvements le plus possible, pour échapper à certaines questions embarrassantes qui auraient pu venir du gouvernement espagnol au sujet de la violation d’un territoire neutre. Une observation du major Merton me mit sur mes gardes, et je résolus de disparaître aussi rapidement que j’étais arrivé, afin de faire perdre mes traces. Au point du jour, le schooner et la Crisis étaient déjà à quatre lieues de la terre, et « sur la grande route des nations », qui, soit dit en passant, était alors infestée par des voleurs tout autant que toute autre grande route.

Au lever du soleil, nous ensevelîmes les morts. Cette cérémonie fut faite avec la solennité ordinaire ; la joie de la victoire ne pouvait étouffer les tristes réflexions qui calment si vite l’enthousiasme le plus ardent. Je plaignais le pauvre Le Compte. Ses procédés généreux à notre égard, son amour respectueux pour Émilie, la délicatesse de ses sentiments, se représentaient vivement à mon souvenir. Je ne l’avais connu qu’un mois ; mais que ce mois avait renfermé pour moi d’événements importants !

Il restait à décider ce que nous ferions à présent. La Crisis avait la même cargaison qu’au moment où les Français l’avaient prise, augmentée seulement des marchandises dont ils se proposaient de trafiquer sur la côte de l’Amérique du Sud. C’étaient des soieries et divers articles de fantaisie, avec un peu de vin, et elles seraient chez nous d’une défaite presque aussi facile que dans l’Amérique espagnole. J’avais une aversion prononcée pour la contrebande, et puisque le bâtiment avait rempli ses instructions primitives sur ce point, je ne voyais pas la nécessité de continuer davantage ce triste métier. Retourner à l’île où les Français avaient laissé sous une tente des objets de prix, tels que le plomb qu’ils n’avaient pas employé, et divers ballots apportés par le navire venant de Bombay, c’était assurer aux armateurs de la Crisis un profit plus considérable que tout ce que pourrait produire un commerce illicite sur la côte.

Pendant que je discutais cette question avec Talcott et le nouveau premier lieutenant, le cri de : une voile ! se fit entendre. Un grand navire venait de sortir tout à coup des brouillards du matin, à un mille de distance ; et dans le premier moment, je crus que j’étais tombé sous les batteries d’un vaisseau de guerre espagnol. Un regard plus attentif nous convainquit que, quoique fortement armé, ce n’était qu’un de ces lourds bâtiments de commerce qui faisaient périodiquement la traversée entre l’Espagne et ses colonies. Nous fîmes vivement branle-bas, chacun courut à son poste, et je ne fis aucun effort pour éviter les nouveaux-venus. Les Espagnols semblaient plus inquiets que nous ; leur pays était alors en guerre avec l’Angleterre. Dès qu’ils virent le pavillon américain, ils témoignèrent le désir de communiquer avec moi. Ne me souciant pas de les recevoir à bord, j’offris d’aller rendre visite à leur commandant. Il me reçut avec le cérémonial ordinaire, et après quelques phrases insignifiantes, il me remit entre les mains quelques journaux américains où se trouvait le traité de paix entre les États-Unis et la France. En en parcourant les articles, je reconnus que je m’y étais pris à temps pour me remettre en possession de la Crisis. Si j’avais attendu jusqu’au jour actuel, à midi, c’eût été un acte illégal. Il est vrai que les deux nations étaient déjà en paix quand les Français s’en étaient emparés ; mais ils étaient encore dans la limite des délais d’usage pour les captures faites sur des mers éloignées. C’est une belle chose que la guerre, et toutes ses conséquences !

Dans le cours de la conversation, j’appris du capitaine espagnol que la petite vérole avait fait de grands ravages dans son équipage, et qu’il comptait toucher à Valparaiso pour le compléter. Il ne se croirait pas à l’abri des croiseurs anglais, disait-il, si avant de doubler le cap il n’avait réuni sur son bord des forces imposantes. Je saisis cette idée, et je lui demandai si des Français ne feraient pas son affaire. La France et l’Espagne avaient le même ennemi, et rien ne serait plus facile que de renvoyer les Français de Cadix à Marseille. L’arrangement fut conclu à l’instant même.

De retour sur mon bord, je rassemblai les prisonniers ; je leur fis connaître la proposition du capitaine espagnol, en leur apprenant que la paix était conclue entre nos deux pays, et que c’était pour eux une excellente occasion de retourner en France. Ils acceptèrent avec joie ; tout est préférable à la captivité. Avant leur départ, je leur recommandai beaucoup de prudence dans les récits qu’ils feraient de leurs aventures ; il y allait de leur intérêt comme du nôtre ; car s’ils disaient que la Crisis avait été reprise par nous dans les eaux espagnoles, on pourrait remonter aux circonstances qui l’avaient amenée dans ces parages ; et les mines étaient le châtiment infligé dans cette partie du monde aux contrebandiers. Les Français s’engagèrent au silence. Je ne sais s’ils tinrent parole ; ce qui est certain, c’est qu’aucune plainte ne fut jamais adressée, du moins à ma connaissance, au gouvernement des États-Unis.

Les Français, en partant, eurent la permission d’emporter tous leurs effets, ce qui, selon l’usage, comprenait sans doute une partie de ceux des autres. Les deux navires firent alors voile chacun de son côté, les Espagnols vers la côte, et nous vers notre île. Je me sentais déchargé d’un grand fardeau, et je pus m’occuper d’autres soins. Je confiai le commandement de la Polly au second lieutenant, devenu le premier par mon avancement, en lui donnant deux matelots expérimentés pour officiers, avec six hommes d’équipage. De cette manière Talcott devint le premier lieutenant de la Crisis, et je fus ravi de pouvoir lui donner un grade dont il était digne à tous égards.

Au coucher du soleil, je revis Émilie pour la première fois depuis le jour où elle était partie de la Terre de Marbre à bord de la Crisis, La pauvre enfant était pâle, et il était évident que, malgré sa joie d’avoir recouvré la liberté et d’être à l’abri des poursuites de l’infortuné Le Compte, elle ne pouvait penser à sa mort sans qu’un voile de tristesse se répandît sur son front. Le cœur de la femme est ainsi fait : il éprouve toujours une sympathie secrète pour celui qui subit l’influence de ses charmes. Et puis le pauvre Le Compte avait d’excellentes qualités ; il avait toujours eu pour Émilie les attentions les plus délicates ; et s’il avait eu le tort de l’aimer, c’est une offense qu’on pardonne aisément.

Notre entrevue participa du caractère de notre situation ; elle fut empreinte tout à la fois de douceur et d’amertume. Si je me réjouissais de ma victoire, je donnais des larmes à Marbre, et même à nos ennemis, tandis que le major et sa fille ne pouvaient oublier toutes les circonstances pénibles de leur position.

— En vérité, dit Émilie en regardant affectueusement son père, Nous sommes un peu comme le tombeau de Mahomet, suspendus entre le ciel et la terre, entre les Indes et l’Amérique, sans trop savoir où nous poserons le pied. La mer Pacifique est devenue pour nous l’air natal, et nous avons tout le loisir de le respirer.

— Vous avez raison, ma chère enfant. — Mais, Wallingford, qu’est devenu le capitaine Marbre au milieu de tous ces grands événements ? Vous ne l’avez pas laissé, comme Sancho Pança, pour gouverner Barataria, pendant que vous veniez reprendre son bâtiment ?

Je lui racontai la manière dont notre vieil ami avait disparu, et lui demandai s’il n’avait point entendu parler du schooner ou du bâtiment baleinier dans la nuit de la tempête ?

— Nullement, répondit le major ; loin de m’attendre à revoir jamais la Belle Emilie, je supposais que vous alliez partir pour Canton ; c’est ce que le pauvre Le Compte m’avait dit lui-même. Ce dont je suis certain, c’est qu’aucune voile n’a été signalée à bord pendant toute la traversée. Nous n’avons pas non plus essuyé de tempête. Au contraire le temps a été constamment magnifique.

Je me fis apporter le livre de loch, et je reconnus en effet, d’après la route que la Crisis avait suivie, que ce ne pouvait pas être elle que nous avions aperçue.

Mais je ne dois point passer sous silence une galanterie du capitaine Le Compte. Il était mieux fourni en charpentiers qu’en matelots, à en juger du moins par la promptitude avec laquelle il avait construit le schooner. En revenant de la Terre de Marbre, il avait employé ses ouvriers à élever une dunette sur le gaillard d’arrière de la Crisis, et l’ouvrage venait d’être terminé. Il y avait un très-joli salon bien aéré, avec deux chambres communiquant entre elles par de légères galeries. On reconnaissait le goût français à l’élégance de l’ameublement. Émilie et son père devaient prendre possession de ce petit appartement le jour même. J’étais étonné que M. Le Compte, qui pouvait avoir à lutter contre la marine la plus formidable du monde, eût fait une construction qui pouvait entraver sensiblement la marche du bâtiment. Comme marin, je ne l’aurais pas ordonnée ; mais maintenant qu’on était en paix, je me décidai à la laisser subsister, du moins tant que miss Merton resterait à bord.

Le soir même, j’installai le major dans une des chambres et sa fille dans l’autre. Imitant les prévenances du pauvre Le Compte, je les fis servir à part, quoique la plupart du temps je fusse invité à prendre mes repas avec eux. Le major, qui s’entendait un peu en chirurgie, voulut soigner lui-même la blessure que j’avais reçue à l’épaule, pendant qu’Émilie avait pour moi ces mille attentions délicates dont son sexe a seul le secret. En moins de quinze jours, ma blessure était guérie ; mais Émilie avait encore une foule de soins à me recommander, d’avis à me donner : on eût dit que la convalescence ne devait jamais finir.

Quant à la traversée, elle fut telle qu’on peut s’y attendre, avec les vents alisés de la mer Pacifique. Le bâtiment eut ses bonnettes dehors presque tout le temps, et nous faisions régulièrement de cent vingt à deux cents milles dans les vingt-quatre heures. Les lieutenants étaient chargés des quarts, et je n’avais guère autre chose à faire qu’à causer avec le major et sa fille dans le joli salon que Le Compte nous avait préparé ; à écouter le piano d’Émilie, qui avait été transféré de la prise, et ensuite sauvé du naufrage ; ou bien à faire une lecture à haute voix dans quelques-uns des deux ou trois cents volumes joliment reliés, qui composaient sa bibliothèque. On aimait encore à lire dans ce temps-là Pope, Young, Milton et Shakespeare ; quoiqu’on y joignît bien aussi, pour la petite pièce, mistress Radcliffe, miss Burney, et l’auteur du Moine, Lewis. Quant à Smollet et à Fielding, on les avait laissés à leur place, qui n’était pas la bibliothèque d’une jeune personne. Il y avait aussi des ouvrages plus sérieux, et je crois que je les avais dévorés tous, avant la fin de la traversée. La vie de mer à bord d’un bâtiment bien ordonné laisse beaucoup de moments de loisir ; et une collection de bons livres est une chose qu’on ne devrait jamais oublier quand on équipe un bâtiment, et qu’on cherche à réunir tout ce qui peut contribuer au bien-être de l’équipage.

Dans une pareille société, le temps ne pouvait paraître long à un jeune marin qui n’avait pas lieu d’être mécontent de son début dans la carrière. Je ne puis dire que je fusse amoureux, quoique l’image d’Émilie, quand elle n’était pas devant mes yeux, me poursuivît souvent jusque dans mes rêves. Je me surprenais aussi parfois à établir des comparaisons entre elle et Lucie, sans trop savoir pourquoi. La fille de M. Hardinge avait un fonds de connaissances solides, pratiques, qu’Émilie ne possédait pas, et elle avait un sens moral encore plus délicat ; mais sous le rapport des talents de convention, pour tout ce qui se rapportait au monde, à ses usages, à cette finesse de sentiments et de manière qu’il peut seul donner, celle-ci avait l’avantage. Avec plus d’expérience moi-même, j’aurais reconnu que l’une et l’autre n’étaient encore que des provinciales ; — car, en 1801, pour le ton et pour les manières, l’Angleterre n’était qu’une province plus grande seulement que les États-Unis, et les habitants des deux pays auraient été remarqués pour leur étrangeté dans les cercles plus raffinés du continent européen. Plus simple, Lucie eût été préférée par la moitié de mes compatriotes ; et pourtant doit-on blâmer celle qui, sans rien outrer, se conforme à certaines règles de convention qui souvent constituent la grâce à nos yeux ? J’aurais voulu qu’Émilie pût prêter à Lucie un peu de son art, et lui emprunter en retour beaucoup de son naturel. La perfection, suivant moi, c’est que l’art soit si bien caché qu’on puisse le prendre pour la nature. Je ne parle que des dehors, bien entendu ; car, pour tout le reste, la nature doit reprendre tous ses droits.

Pour la beauté, tantôt je donnais la palme à Émilie, tantôt, quand mes souvenirs me reportaient à Clawbonny, au moment surtout de ma dernière visite, Lucie reprenait l’avantage. À ne considérer que le teint, les yeux, et peut-être aussi les dents, quoique celles de Lucie fussent blanches et égales, la jeune Anglaise l’emportait évidemment ; mais à voir le charmant sourire de l’Américaine, la coupe de sa figure, son pied, sa main, toute sa personne en un mot, neuf juges sur dix lui auraient donné la préférence. Un charme particulier leur était commun ; et ce charme, quoique je l’aie retrouvé au plus haut degré dans une Italienne, est surtout inhérent à la race anglo-saxonne : je veux parler de cette expression qui peint la pureté et la tendresse de la femme réunies, celle que les peintres aiment à donner aux figures d’anges, elles l’avaient l’une et l’autre à un très-haut point, et je crois qu’elles le devaient en grande partie au bleu céleste de leurs yeux. Jamais je ne me le suis figuré compatible avec des yeux noirs ou bruns, quelle que fût la beauté de la personne. Grace le possédait aussi, même peut-être à un degré supérieur ; mais Grace, il y avait près de deux ans que je ne l’avais vue, ainsi que Lucie ; et à leur âge que de changements ces deux années n’avaient-elles pas dû apporter dans leurs personnes !

Je ne pousserai pas plus loin la comparaison pour le moment, et je ne dirai rien du caractère. Ce n’est pas à vingt ans qu’on est encore un juge très-compétent dans une matière aussi grave, et la suite des événements suppléera à mon silence.

Il y avait quinze jours que nous étions en mer, quand venant à parler de la pêche des perles, je me rappelai mon trésor. Un bâtiment qui a un nombreux équipage est une espèce de Capharnaüm où presque tous les métiers se trouvent représentés. Sur les petits bâtiments, il faut des matelots ; mais les vaisseaux de guerre, les corsaires, les lettres de marque, peuvent, comme aurait dit le pauvre Marbre, généraliser un peu. Nous avions à bord de la Crisis un certain nombre d’ouvriers, de ces honnêtes artisans qui éprouvent le besoin de mettre d’eux-mêmes quelque restriction à leur liberté, et, entre autres, un orfèvre. Cet homme m’avait offert de percer mes perles et de les enfiler, ce que j’avais accepté. Il avait mis la plus grosse au milieu, et, entremêlant les autres suivant leur grosseur, il en avait fait un charmant collier auquel il avait mis un fermoir convenable, et qui était assez grand pour se jouer gracieusement autour du cou d’une femme.

Quand je montrai ce beau bijou, qui eût pu faire envie à une reine, Émilie ne put retenir un mouvement d’admiration ; le major le prit dans ses mains et l’examina avec attention.

Pour tout ce qui tient au bien-être substantiel, le bourgeois américain est peut-être plus avancé que tout autre individu de la même classe dans un autre pays, mais il n’entend rien absolument à tout ce qui est de représentation ; aussi ne lui demandez pas l’usage de telle pierre précieuse, de tel bijou, de tel joyau ; le plus souvent il n’en connaît pas même le nom. Vous n’en trouverez pas un sur vingt, même aujourd’hui, qui soit capable de distinguer un saphir d’une améthyste, ou une turquoise d’un grenat. Sous ce rapport, j’étais Américain jusqu’au bout des ongles ; et je n’avais même aucune idée de la valeur comme objet de commerce. Il n’en était pas de même du major : il en avait fait une sorte d’étude, et le lecteur jugera de ma surprise quand je l’entendis s’écrier :

— Ce collier, entre les mains de Rundle et de Bridge, se vendrait à Londres mille livres sterling.

— Mille livres sterling, mon père ! dit Émilie.

— Je le crois ; ce n’est pas tant la grosseur des perles que je considère, — quoique celles-ci soient remarquables, même sous ce rapport ; — c’est leur couleur, leur transparence, leur eau, comme on dit.

— Je croyais que ce mot ne s’appliquait qu’aux diamants, dit Émilie avec un intérêt que j’aurais voulu qu’elle n’eût pas montré.

— Il s’applique aussi aux perles, mon enfant ; celles-ci sont de la première eau, ce sont les plus estimées en Europe. — Oui, Wallingford, si vous envoyiez ce collier à Londres, je suis sûr que vous en retireriez de six à huit cents livres sterling pour le moins.

— Je ne le vendrai jamais, Monsieur, à moins d’y être absolument forcé.

— Jamais ! répéta le major pendant qu’Émilie me regardait avec une attention que je ne pouvais m’expliquer. Et, de par Neptune, que ferez-vous d’un pareil ornement, vous ?

— Je le garderai ; il est bien à moi ; c’est de mes propres mains que je l’ai retiré du sein de la mer, que j’ai détaché les perles de leur enveloppe première, et jamais bijou acheté à prix d’argent ne pourrait avoir la même valeur à mes yeux.

— Savez-vous que ce sera une fantaisie assez coûteuse. Voyons, combien a-t-on de son argent, dans votre partie du monde, Wallingford ?

— Six pour cent, à New-York, Monsieur, sur bonne hypothèque.

— Et savez-vous ce que mille livres sterling, converties en dollars, rapporteraient à ce taux, Miles ? Calculez, et vous verrez si ce n’est pas payer bien cher le plaisir de pouvoir dire qu’on a un collier de perles dont on ne peut rien faire.

— Mais j’en ferai quelque chose, Monsieur ; j’ai une sœur, je puis le lui donner ; ou bien, si je me marie, je le donnerai certainement à ma femme.

Je vis poindre sur les lèvres du major un sourire presque imperceptible que j’étais trop jeune, et, je puis ajouter, trop Américain pour comprendre. Je ne voyais rien d’inconvenant à ce que la femme d’un homme qui pouvait avoir deux mille dollars de rente portât à son cou deux années de son revenu, ou qu’elle se montrât magnifique dans une seule partie de sa toilette, quand tout le reste ferait un contraste choquant. Nous rions tous quand nous entendons parler de chefs indiens portant des uniformes et des chapeaux à trois cornes sans autres vêtements, mais nous fermons les yeux sur des inconséquences qui nous sont personnelles, et qui souvent ne sont pas moins ridicules aux yeux des autres. Pour moi, il me semblait tout naturel que mistress Wallingford portât le collier qui appartenait légitimement à son mari. Émilie ne sourit pas ; mais elle continuait à tenir le collier dans sa petite main potelée, qui rivalisait de blancheur avec les perles, et que le rapprochement faisait paraître encore plus jolie. Je me hasardai à la prier de mettre le collier à son cou ; ses joues se couvrirent d’une légère rougeur, mais elle obéit.

— Ma foi, Émilie, s’écria le père enchanté, cette parure vous va si bien que je commence à revenir sur ce que j’ai dit ; on n’a pas besoin d’être riche pour porter un si bel ornement.

Il est certain qu’il était impossible de voir rien de plus ravissant que miss Merton ainsi parée. La blancheur éblouissante de sa peau, les contours admirables de ses épaules, le vif éclat que le plaisir donnait à tous ses traits, ajoutaient beaucoup à la beauté du tableau. Il eût été difficile de dire qui gagnait le plus au rapprochement, du collier ou de la jeune fille, tant ils s’harmonisaient bien ensemble. Je ne pouvais me lasser de regarder Émilie ; aussi cherchai-je à faire durer le plaisir, en la priant de porter le collier le reste de la journée. Émilie ne se fit pas beaucoup prier, et je ne saurais dire qui d’elle ou de moi prit plus de plaisir à ce jeu ; car s’il est agréable d’admirer, il ne l’est pas moins peut-être d’être admirée.

Quand je retournai le soir au salon, Émilie avait le collier à la main ; ses yeux aussi limpides, aussi transparents que les perles elles-mêmes, étaient fixés sur le bijou. Je m’arrêtai un moment à la porte pour la contempler : jamais je ne l’avais vue si délicieusement belle ; ses traits manquaient ordinairement de cette expression mobile où se reflète la pensée, quoiqu’ils eussent celle que j’ai appelée angélique ; mais dans cette occasion, ils me semblaient pleins d’éloquence. Serait-il possible, murmurait tout bas l’amour-propre, — et quel est le jeune homme qui en est complètement exempt, — serait-il possible qu’elle pensât dans ce moment combien la femme de mistress Wallingford sera heureuse un jour ? Suis-je pour quelque chose dans cet air pensif, ce regard fixe, cette expression qui indique à la fois le doute et le bonheur ?

— J’allais vous envoyer chercher, capitaine Wallingford, dit Émilie dès qu’elle m’aperçut, avec une rougeur qui semblait venir à l’appui de mes conjectures, et qui était encore plus vive dans ce moment qu’à aucune autre époque de cette délicieuse journée, — pour vous prier de reprendre votre trésor.

— Était-ce une trop grande responsabilité que de le garder, ne fût-ce que pendant une nuit ?

— Oui, vraiment ; et puis, vous savez : c’est un honneur réservé à mistress Wallingford.

Ces paroles furent dites en souriant et avec un air aimable et doux ; mais pourtant de manière à laisser entrevoir une équivoque. Ce n’était point là la sensibilité profonde et naturelle de Grace, ni la franchise toute ronde de Lucie, et je ne pus m’empêcher de remarquer le contraste. Je pris le bracelet, je serrai la main du major, puis celle de la jeune fille, comme c’était mon usage toutes les fois que j’arrivais ou que je prenais congé d’elle, et je me retirai.

J’étais en train de m’habiller le lendemain matin, quand Neb accourut, les yeux tout écarquillés, et son collier de perles à lui brillant entre deux lèvres qui auraient fourni à un cannibale deux fameuses bouchées. Dès que j’avais été installé dans mon nouveau grade, je l’avais fait venir à l’arrière et l’avais mis près du poste des officiers, où il était plus à portée de me servir que quand il était exclusivement matelot du gaillard d’avant ; cependant il continuait à faire son quart, car il y aurait eu de la cruauté à le priver de ce plaisir.

— Oh ! maître Miles ! maître ! s’écria-t-il dès qu’il put parler ; le canot ! le canot !

— Comment, le canot ? Est-ce que quelqu’un est tombé à la mer ?

— Le canot baleinier, — pauvre capitaine Marbre, — le canot !

— Serait-il possible ! Neb, courez dire à l’officier de quart de mettre en panne dès qu’il le pourra ; je monte à l’instant.

Je pensai que la Providence nous avait enfin conduits sur les tracer du malheureux canot baleinier, et que nous allions voir les restes mutilés de quelques-uns de nos anciens compagnons, — du pauvre Marbre, sans doute, si j’avais bien compris Neb. Eh bien, que la volonté de Dieu soit faite ! Je fus bientôt habillé, et, en montant, j’entendis un mouvement extraordinaire qui prouvait que l’intérêt de nos matelots était excité au plus haut degré. Lorsque je mis le pied sur le pont, on venait de mettre le grand hunier sur le mât et de coiffer les voiles ; tout l’équipage était dans l’agitation, et il me fallut quelque temps pour en découvrir la cause.

La matinée était brumeuse, et d’abord la vue ne s’étendait pas à plus d’un mille autour du bâtiment. Mais peu à peu le soleil en se levant dissipa le brouillard, et la vigie aperçut le canot dont Neb m’avait parlé. Au lieu de le voir flotter à la merci des ondes, avec les restes de son malheureux équipage gisant au fond, comme je m’y attendais, quand je pus le distinguer pour la première fois, il n’était pas à un mille de distance, et venait droit à nous avec une rapidité qui prouvait que les bras ne manquaient pas aux avirons.

À cet instant la vigie cria : une voile ! et en effet un bâtiment nous restait à quatre ou cinq milles sous le vent. Il faisait de la voile pour rejoindre son canot, dont il avait été sans doute séparé par la nuit et par le brouillard. Ce n’était donc qu’un baleinier et son canot ; et en dirigeant une longue-vue sur tous les points de l’horizon, Talcott découvrit bientôt, à un mille au vent du canot, une baleine morte auprès de laquelle était un autre canot, attendant l’approche de son bâtiment qui, sans aucun doute, sur son prochain bord, devait le rejoindre.

— Je suppose qu’ils désirent nous parler, monsieur Talcott, dis-je alors. C’est sans doute un bâtiment américain. Le capitaine est dans le canot et désire nous charger de quelques lettres ou de quelques messages.

Tout à coup Talcott poussa un grand cri : — Hourra ! camarades, s’écria-t-il, trois fois hourra ! je vois le capitaine Marbre dans ce canot aussi distinctement que le canot lui-même.

Ce furent alors des acclamations réitérées qui durent aller droit au cœur du pauvre Marbre. Trois minutes après, il était sur le pont de son vieux bâtiment. Il m’était impossible de dire une parole ; et le pauvre Marbre était à peu près dans le même cas, quoiqu’il fût mieux préparé à l’entrevue.

— Je vous ai reconnu, Miles, dit-il enfin, pendant que de grosses gouttes coulaient de ses yeux, je vous ai reconnu ainsi que l’infernale Polly, dès que le brouillard s’est levé. Voilà donc ma Crisis sous son ancien pavillon, et ces maudits Français ne pourront pas se pavaner chez eux à nos dépens ! Bien, mon garçon, très-bien ! je suis aussi content que si j’avais moi-même été vainqueur.

C’était toujours le même homme, vigoureux et bien portant. Ce fut dans tout l’équipage à qui lui serrerait le premier la main, à qui le féliciterait, et il se passa un grand quart d’heure avant qu’il lui fût possible de raconter ce qui lui était arrivé. Quand enfin le silence fut un peu rétabli, il s’essuya les yeux et chercha à raffermir sa voix :

— Vous savez comment je vous ai quittés, mes amis, dit-il en commençant, et dans quelle intention. Ce fut une demi-heure avant la bourrasque que je vous vis pour la dernière fois. J’étais alors assez près du bâtiment pour reconnaître que c’était un baleinier ; et persuadé que je vous verrais le matin, je crus plus prudent de chercher à l’accoster, que de me mettre à la recherche du schooner dans l’obscurité. Je trouvai dans le capitaine un ancien camarade qui cherchait lui-même un canot qui avait été entraîné en dérive la nuit précédente. Quoique charmés de nous revoir, nous n’avions pas de temps à perdre en compliments, vous comprenez bien. Il courut des bordées, d’abord pour vous parler, et ensuite à cause de la rafale. Pendant que M. Walligford serrait sans doute le vent pour me trouver, nous laissions arriver pour ménager notre mâture ; et le lendemain, plus de schooner à aucun point de l’horizon. Comment nous sommes-nous perdus : c’est ce que je ne saurais dire ; car je n’irai pas croire que vous m’ayez laissé là de gaieté de cœur, au milieu de l’Océan.

— Nous sommes restés en croisière pendant toute la journée, sans nous éloigner de plus de cinq milles du point où nous nous étions séparés, m’écriai-je avec chaleur.

— Oui, oui, commandant, dirent ensemble tous les matelots, nous avons fait tout ce que des hommes pouvaient faire pour vous trouver.

— Je le sais ! vous n’aviez pas besoin de le dire ; je l’aurais juré. Eh bien, voilà toute l’histoire. Il fallait rester à bord du baleinier on se jeter à la mer, il n’y avait pas d’autre alternative ; et je suis d’autant plus charmé du parti que j’ai pris, que nous voilà de nouveau réunis, quoique à cent milles de l’endroit où nous nous étions séparés.

— Et voilà votre vieux navire, commandant, tel que vous l’avez quitté. Je suis heureux de pouvoir le remettre moi-même entre vos mains.

— Qui a mis là cette maudite dunette ? Est-ce vous ou le Français, Miles ?

— C’est le Français. Maintenant que la paix est conclue, il importe peu, et c’est un appartement très-convenable pour le major et pour sa fille.

— Les voilà bien ! ils gâtent le plus beau gaillard d’arrière qu’il y ait sur l’Océan, en y ajoutant cette superfluité !

— Mais à présent que vous voilà le maître, commandant, vous pourrez faire enlever tout cela dès que vous voudrez.

— Moi, faire enlever quelque chose ! moi, reprendre le commandement du bâtiment à un homme qui l’a si bien gagné ! Que je sois damné, si j’en fais rien !

— Commandant, vous m’étonnez. Vous cédez à une émotion passagère que votre bon sens, que votre devoir même à l’égard de vos armateurs vous feront bientôt surmonter.

— Vous vous trompez, Miles Wallingford, répondit Marbre solennellement. J’y ai pensé du premier moment que j’ai reconnu le bâtiment, et aussitôt mon parti a été pris. Leurs intérêts seront beaucoup mieux dans vos mains que dans les miennes. Vous avez de l’éducation, vous, et c’est la chose capitale, Miles. Pour ce qui est d’appareiller un navire, de l’arrimer, d’en prendre soin dans les gros temps, ou de trouver ma route à travers l’Océan, je suis votre homme, et j’entends ne le céder à personne ; mais quand il en faut venir aux chiffres et aux calculs, ce n’est plus ça.

— Vous m’affligez plus que je ne puis dire, monsieur Marbre ; nous avons été si longtemps ensemble…

— Nous n’étions pas ensemble à la reprise de ce bâtiment, mon garçon.

— Mais je n’ai fait qu’exécuter ce que, sans un accident, vous auriez fait vous-même.

— Je n’en sais rien. J’ai réfléchi mûrement à la chose, quand j’ai été un peu maître de moi ; et je crois que nous nous serions fait frotter si nous avions attaqué les Français en pleine mer. Votre plan valait beaucoup mieux, et vous l’avez exécuté de main de maître. Écoutez, Miles : voici tout ce que je puis faire, et rien de plus. Vous retournez à notre île, à ce que j’apprends, pour y recueillir ce qu’on y a laissé, et de là vous appareillez pour Canton ?

— C’était mon projet, et je vois avec plaisir que vous semblez l’approuver.

— Arrivé là, remplissez le schooner de tout ce qui ne sera pas utile à Canton ; le cuivre, par exemple, les marchandises anglaises, que sais-je ? je le conduirai à New-York, pendant que vous continuerez le voyage à bord de la Crisis, comme vous avez seul le droit de le faire.

J’eus beau employer tour à tour tous les arguments, Marbre fut inébranlable, et le soir même il était à bord de la Polly, dont il avait pris le commandement.


CHAPITRE XIX.


Cherche la côte sablonneuse qui forme la limite de la terre enchantée, et observe l’onde écumante jusqu’au moment où l’esturgeon viendra danser à la surface au clair de la lune.
Drake.


Je n’ai qu’un mot à dire du bâtiment baleinier. Après quelques mots échangés, nous lui rendîmes son canot, et il nous quitta pour retourner à sa pêche, pendant que nous nous dirigions vers l’île.

Aucun incident ne signala le reste de notre traversée. Nous atteignîmes le lieu de notre destination dix jours après avoir retrouvé Marbre ; et le navire ainsi que le schooner rentrèrent sans difficulté dans le bassin. Tout y était exactement dans l’état où nous l’avions laissé deux mois auparavant. Les tentes étaient dressées ; chaque objet était à la place où il avait été jeté dans la précipitation du départ, tout était empreint de ce caractère d’immobilité qui annonce une complète solitude. Le temps et l’intempérie des saisons auraient pu seuls amener quelques changements. Le bâtiment naufragé était toujours enfoncé sur le roc, et semblait y faire partie inhérente du grand paysage qui l’entourait.

C’est toujours un soulagement de sortir de la prison d’un bâtiment, ne fût-ce que pour errer au milieu des sables arides d’une plage déserte. À peine les bâtiments furent-ils amarrés, que tout l’équipage, à qui on avait donné un jour de congé, se répandit sur le rivage. Il n’y avait plus d’ennemis à craindre, et chacun s’apprêtait à jouir à sa manière de sa liberté. Les uns préparaient des lignes et commençaient à pêcher ; d’autres tendaient des seines ; les moins diligents cherchaient des noix de coco ou s’amusaient à ramasser des coquillages, qui étaient en grand nombre et d’une beauté remarquable. Je chargeai quelques matelots de m’en faire une collection pour Clawbonny en les indemnisant de leurs peines, et je conserve encore ces souvenirs de mes premières aventures.

Émilie et sa femme de chambre prirent possession de leur ancienne tente, où je fis porter tout ce qui pouvait leur être nécessaire. Comme nous avions l’intention de rester huit ou dix jours, chacun chercha à s’arranger le moins mal possible, et il fut permis d’apporter à terre ce qu’on voulait. Depuis notre départ de Londres, nous avions été prisonniers, sauf le court intervalle de notre première visite à cette même île, et on jugea convenable de laisser un peu à nos matelots leurs coudées franches. Marbre fut le premier à me le conseiller. Cet homme, si sévère et si dur en apparence, était aussi porté à la tolérance, en temps opportun, qu’aucun commandant sous lequel j’aie servi. Ce qui déconcertait l’observateur superficiel, c’était cette sorte d’ironie qu’il mettait parfois dans sa sévérité. J’ai entendu parler d’un contre-maître de la marine militaire, qui, pour menacer l’équipage d’une de ses visites officielles, avait coutume de leur crier : Attendez-moi, concitoyens, j’arrive dans la minute. — Eh bien, voilà comme était Marbre, quand il était en verve. Endurci lui-même de bonne heure à la fatigue, il était assez insensible pour lui comme pour les autres aux souffrances qui tenaient à la profession de marin, mais je l’ai toujours connu très-humain au demeurant.

J’avais chargé Neb de veiller particulièrement à ce qu’il ne manquât rien aux Mertons, et de se mettre à leur disposition. À huit heures il vint nous présenter les compliments du major, et inviter de sa part le capitaine Wallingford et le capitaine Marbre à déjeuner.

— Vous voyez, Miles, dit mon compagnon après avoir répondu qu’il allait se rendre à l’invitation, — grâce à l’arrangement que je vous ai proposé pour le schooner, nous voici tous deux capitaines pour le moment. Le capitaine Marbre et le capitaine Wallingford ! Puissent-ils faire voile longtemps de conserve ! mais, voyez-vous, l’art pas plus que la nature ne m’a jamais destiné à ce rang-là.

— Mais, quand deux capitaines sont ensemble, c’est le plus âgé qui commande. C’est le commodore Marbre que nous devons vous appeler.

— Pas de plaisanteries, Miles, répondit Marbre avec un grand sérieux. C’est grâce à vous, par suite, je l’espère, de la bonne opinion que vous avez de moi, que je commande même ce petit schooner moitié français, moitié américain. C’est mon second et, je crois, mon dernier commandement. Depuis dix jours je me suis mis à généraliser en grand sur ma vie, et j’en suis venu à cette conclusion que le Seigneur m’a créé pour être votre second, et non vous pour être le mien. Quand la nature a des vues particulières sur quelqu’un, elle ne le jette pas, comme moi, à la dérive parmi les hommes.

— Je ne vous comprends pas, monsieur Marbre. Si je connaissais votre histoire, peut-être tout s’expliquerait-il.

— Miles, voulez-vous me faire un plaisir ? il ne vous en coûtera pas beaucoup, et vous m’obligerez sensiblement.

— Dites, Monsieur ; vous n’avez qu’à commander.

— Eh bien ! qu’il ne soit plus question de « Monsieur » entre nous, ce n’est plus convenable. Appelez-moi Marbre ou Moïse, comme moi je vous appelle Miles.

— Soit, mon cher Marbre ; mais voilà deux ans que vous me promettez votre histoire, soit dit en passant.

— Elle peut être racontée en peu de mots, et elle ne vous sera pas inutile. La vie d’un homme, convenablement généralisée, vaut pour le moins tout autant que la plupart des sermons ; elle est pleine de ce que j’appelle la morale des idées. Vous savez sans doute à qui je dois mes noms ?

— Mais vraisemblablement à vos parrain et marraine, comme nous tous, je suppose.

— Vous êtes cette fois plus près de la vérité que vous ne pensez, mon garçon. Je n’avais qu’une semaine, m’a-t-on dit, quand un beau matin on me trouva dans un panier au milieu de l’atelier d’un marbrier, sur une pierre qu’on taillait pour un tombeau ; je présume qu’on avait choisi cette place pour que les ouvriers ne pussent manquer de me trouver, quand ils se mettraient à l’ouvrage. C’était sur le bord même de la Rivière, dans la ville d’York.

— Et voilà tout ce que vous savez de votre origine ?

— Et je ne désire pas en savoir davantage. Pourquoi voudrais-je connaître des parents qui me renient ? Vous, Miles, vous avez connu, vous avez aimé votre mère ?

— Si je l’ai aimée ! jusqu’à l’adoration, mon cher Marbre, si jamais personne en fut digne sur la terre !

— Oui, oui, c’est un sentiment que je puis comprendre, reprit Marbre en faisant un trou dans le sable avec son talon, et d’un air triste et pensif. — Ce doit être une grande consolation d’aimer et de respecter une mère. J’ai vu des jeunes gens mettre de côté leurs épargnes pour leurs mères, beaucoup plus volontiers qu’ils ne l’auraient fait pour eux-mêmes. N’importe, en appareillant je suis entré tout d’abord dans un de ces courants infernaux du pauvre capitaine Robbins, et depuis ce moment je n’ai pas cessé d’être ballotté au gré du vent. — On n’avait pas même eu la pudeur de griffonner un nom sur un chiffon de papier, et de l’attacher sur le panier ; il eût suffi d’ouvrir le premier roman pour en trouver un ; mais non, on m’a jeté sur cette pierre tumulaire, en m’isolant de tout ce qui pouvait me rattacher à l’humanité, et en me laissant généraliser sur la vie tant que je voudrais !

— Et le tailleur de pierre vous trouva le lendemain matin ?

— Vous parlez comme un oracle. Voyant le panier dans lequel il avait apporté son dîner la veille, et qu’il avait oublié d’emporter, il le secoua pour en faire tomber les restes, avant de le passer à l’enfant qui devait s’en charger, et je roulai sur la pierre froide.

— Pauvre enfant ! et que fit-on de vous ?

— On m’envoya à la Maison de Charité, les tailleurs de pierre ayant naturellement le cœur dur, à ce que je suppose. Sans doute mon père faisait aussi ce métier-là, à en juger par sa conduite. Quoi qu’il en soit, je fus inscrit sur les registres sous le n° 19 ; ce fut le nom que je portai pendant huit jours ; au bout de ce temps, je devins Moïse Marbre.

— Singulier choix que firent là vos parrains !

— Comment donc ? Moïse, m’a-t-on dit, est tiré de l’Écriture ; il y est question de quelqu’un de ce nom, qui fut jeté comme moi à la dérive.

— Oui, pour ce qui est du panier et de l’abandon, l’histoire est la même. Mais du moins on avait mis le panier à flot, au lieu de le jeter sur une pierre tumulaire, comme pour lui faire entrevoir la tombe dès le berceau.

— Ma foi, peu s’en fallut que Pierre de Tombeau ne devînt mon nom ; mais, par réflexion, on le trouva trop lugubre. On voulut ensuite me donner le nom de la personne à qui la pierre était destinée ; mais elle s’appelait Zollickoffer, et l’on pensa que je ne viendrais jamais à bout de le prononcer. Enfin, on m’appela Marbre, nom solide du moins, à défaut d’autre mérite.

— Êtes-vous resté longtemps dans la Maison de Charité, et à quel âge a commencé votre carrière de marin ?

— À huit ans, je levai l’ancre et je dis adieu à la maison hospitalière. À cette époque, notre pays appartenait aux Anglais, ou du moins il était traité comme s’il leur eût appartenu ; car j’ai entendu dire à de plus savants que moi qu’il était toujours à nous, le roi d’Angleterre se trouvant seulement être notre roi ; mais j’étais né sujet de l’Angleterre ; et comme aujourd’hui j’ai juste quarante ans, vous comprenez que je me suis embarqué pour la première fois plusieurs années avant la révolution.

— Très-bien. Vous avez dû servir pendant cette guerre, dans l’un ou dans l’autre parti ?

— Dites dans tous les deux, et vous ne vous tromperez pas. En 1775, j’étais gabier de misaine à bord du vaisseau le Romeny de cinquante canons ; puis ensuite je passai à bord du Connecticut de soixante-quatorze.

— Du quoi ? demandai-je tout surpris. Est-ce que les Anglais avaient un vaisseau de guerre nommé le Connecticut ?

— Mais quelque chose d’approchant. J’ai toujours cru que c’était un honneur que John Bull faisait aux Yankees.

— Peut-être le nom du bâtiment était-il le Carnatic ? Il y a quelque rapport dans la prononciation.

— Du diable si vous n’avez pas mis le doigt dessus, Miles ! Ma foi, j’en suis bien aise, car j’ai planté là le navire, et je n’aurais pas aimé à jouer un pareil tour à un compatriote. Oui, je passai à bord d’un de nos sloops, et je m’escrimai à régler mes comptes avec mes anciens maîtres. Je fus fait prisonnier pour mes peines, et je manquai d’avoir le cou allongé, parce qu’on prétendait que j’étais Anglais. Prouvez-le, leur disais-je, prouvez seulement où je suis né, et après, vous ferez de moi ce que vous voudrez. J’étais prêt à me laisser pendre pour savoir où j’étais né, car il y avait des fois où je pensais n’être pas né du tout.

— Vous êtes Américain, Marbre, sans contredit, et de l’île de Manhattan.

— Mais, comme il est peu probable qu’on aille importer un enfant de huit jours pour le planter sur une pierre tumulaire, je suis assez porté à le croire. Quoi qu’il en soit, après la guerre, quand je fus sorti de prison, — c’était peu de temps après votre naissance, capitaine Wallingford, — je me mis régulièrement à la besogne, et depuis lors j’ai toujours servi comme officier à bord de quelque bâtiment de commerce.

— Et pendant tout ce temps, mon bon ami, vous avez toujours vécu seul dans le monde, sans parents ?

— Complètement seul. Combien de fois, en me promenant dans les rues de New-York, ne me suis-je pas dit : dans toute cette foule, il n’y a personne qui me soit quelque chose. Mon sang ne coule dans les veines d’aucun autre homme !

Ces mots furent prononcés avec un sentiment de tristesse et d’amertume qui me surprit. Ce n’était pas de Marbre que j’aurais attendu ce langage. J’étais jeune alors ; mais depuis l’expérience m’a fait connaître combien l’apparence est souvent trompeuse, combien de souffrances réelles se cachent souvent sous un sourire, et combien de sensibilité vraie sous une apparente indifférence. Voilà pourtant l’injustice criante du monde, toujours prompt à décider sur de simples conjectures, se constituant juge, et juge sans appel, sans se donner la peine et souvent sans avoir même les moyens d’examiner !

— Nous sommes tous de la même famille, mon bon ami, répondis-je dans une bonne intention, — quoique séparés plus ou moins par les circonstances.

— Que parlez-vous de famille ? ma famille, c’est moi seul ; je n’en aurai jamais d’autre.

— Convenez que c’est un peu votre faute ? pourquoi ne pas vous être marié ?

— Parce que mes parents ne m’en ont pas donné l’exemple, répondit Marbre avec une sorte de rudesse. — Puis me frappant légèrement sur l’épaule, comme pour adoucir l’aigreur de sa repartie, il ajouta en changeant de ton : Mais allons, Miles, le major et sa fille nous attendent pour déjeuner, et nous ferons mieux d’aller les rejoindre. À propos de mariage, voilà une femme toute trouvée pour vous, mon garçon.

— En êtes-vous bien sûr, Marbre ? répondis-je pendant que nous nous dirigions vers la tente. — D’abord, le major Merton pourrait bien ne pas se soucier de marier sa fille à un Yankee.

— Oui, à un Yankee tel que moi ; mais vous, c’est bien différent. Combien de générations comptez-vous dans cet endroit que vous appelez Clawbonny ?

— Quatre, de père en fils.

— Eh bien ! vous connaissez le vieux proverbe espagnol : il faut trois générations pour faire un gentilhomme. Vous êtes donc gentilhomme, et vous avez encore du reste.

— Comment connaissez-vous donc si bien les proverbes espagnols ?

— Celui-là surtout, n’est-ce pas ? cela vous étonne. Un homme qui n’a aucun lien qui le rattache ni au passé, ni à l’avenir, qui ne devrait avoir de mémoire que pour la pierre tumulaire, le panier et la Maison de Charité !

— Mais, quelle que soit l’opinion de son père sur la quatrième génération, dis-je en riant, pour détourner l’attention de mon compagnon de ces pensées amères, miss Merton pourrait ne pas la partager.

— Alors, ce serait bien votre faute, mon garçon. Comment ? vous la tenez ici, claquemurée au milieu de l’Océan, ayant tout le temps de lui dire tout ce qui vous passe par la tête, et vous ne lui feriez pas baisser pavillon ? Vous ne seriez pas alors le Miles Wallingford que je me figure.

Je fis en riant une réponse évasive, et, comme nous étions tout près de la tente, il fallut changer de conversation. Le lecteur pourra le trouver étrange ; mais c’était la première fois que la possibilité d’épouser Émilie Merton se présentait à mon esprit. À Londres, les relations que j’avais eues avec elle avaient à peine été empreintes de cette légère teinte de romanesque qui se glisse toujours plus ou moins dans les liaisons de jeunes gens de dix-neuf ans et de jeunes filles de seize. Lorsque je revis Émilie à la Terre de Marbre, il me sembla que je retrouvais une amie, mais rien de plus. Pendant le mois que nous avions passé sur le même bâtiment, cette intimité s’était graduellement accrue, et j’avoue que depuis qu’elle était à bord, la Crisis avait pris à mes yeux un tout autre aspect que du temps du pauvre capitaine Williams. Malgré tout, il y avait quelque chose — un je ne sais quoi que je n’aurais pu définir — qui m’empêchait de tomber positivement amoureux de ma charmante compagne de voyage. Mais les insinuations de Marbre ne m’en étaient pas moins agréables, et elles me préparèrent à savourer encore mieux le plaisir de revoir mes amis.

Nous reçûmes l’accueil le plus amical. Toutes les fois que Marbre m’accompagnait, le major ne manquait pas de rappeler de quelle manière notre connaissance s’était formée. Son jardin fit en partie les frais du déjeuner ; il s’y trouvait encore quelques légumes ; et quatre poules laissées dans l’île dans la précipitation de son départ, avaient commencé à pondre, de sorte que nous eûmes le régal, si rare pour un marin, de manger des œufs frais.

— Émilie et moi, nous nous regardons ici comme de vieux habitants, dit le major en jetant les yeux autour de lui, — la table avait été mise en plein air, sous un bouquet d’arbres ; — et je me résignerais sans peine à passer dans cette île le reste de mes jours, si ce n’était ma chère enfant qui pourrait trouver la société de son vieux père un peu monotone à son âge.

— Eh bien, major, vous n’avez qu’à parler, et il n’est pas un de nos officiers qui ne se fît un plaisir de lui tenir compagnie. Il y a d’abord M. Talcott, charmant garçon, bien élevé et du meilleur ton ; et puis, nous avons le capitaine Wallingford. Celui-là, je réponds de lui. Il laisserait là Clawbonny et toutes ses dépendances, bien qu’il soit le quatrième de son nom, pour être le roi ou le prince de Galles de cette île, en pareille société.

Ce n’était pas moi, c’était Marbre qui parlait ; et pourtant j’aurais voulu de grand cœur qu’il n’eût rien dit. Je ne savais quelle contenance faire, et je plaignais Émilie, qui devait être encore plus embarrassée que moi. Le major et Marbre n’en continuèrent pas moins leur conversation, comme si de rien n’était.

— Sans doute, sans doute, reprit le premier, le romanesque plaît toujours aux jeunes gens, et il paraît même qu’ici les têtes grisonnantes n’en sont pas à l’abri. Savez-vous, Messieurs, que, du premier moment où j’ai mis le pied dans cette île, j’ai désiré vivement d’y finir mes jours ? Ce n’est pas une idée en l’air que j’exprimais tout à l’heure.

— Je suis heureuse néanmoins, cher père, dit Émilie en riant, que le désir n’ait pas été assez vif pour amener une proposition formelle.

— C’est vous qui êtes le grand obstacle ; car que faire ici d’une fille maussade, dont l’imagination serait toujours à courir les bals et les théâtres ?

— Et qu’y feriez-vous vous-même, major, sans compagnons, sans livres, sans occupations ?

— Ce qu’un homme sage doit faire, Miles ; réfléchir sur le passé. Et puis Émilie n’a-t-elle pas sa bibliothèque, et avec des livres j’aurais des compagnons. Pour de l’occupation, je n’en manquerais pas. Songez donc que j’aurais tout à créer ici, et quel plaisir de jouir du fruit de ses travaux ! Oh ! je serais ici comme un prince, et comme un prince régnant par-dessus le marché.

— Oui, major, vous seriez à vous seul le capitaine et tout l’équipage ; mais je crois que vous seriez bientôt las du gouvernement, et que vous ne tarderiez pas à abdiquer

— Peut-être, Miles ; et pourtant c’est une idée qui me sourit, — qui me sourirait encore plus sans ma fille. J’ai très-peu de parents, et ce qui est assez bizarre, c’est que les plus proches que j’aie sont de votre pays, Messieurs. Ma mère était de Boston, où mon père, qui était négociant, l’épousa ; et il s’en est fallu de très-peu que moi-même je ne fusse Yankee, car je ne suis né que huit jours après l’arrivée de mes parents en Angleterre. Du côté de mon père, je me connais à peine cinq parents, et encore assez éloignés ; du côté de ma mère, tous sont des étrangers pour moi. Jamais non plus je n’ai possédé un seul pied de cette terre où nous vivons.

— Ni moi, interrompit Marbre avec chaleur.

— Mon père était le cadet de la famille ; et en général les fils cadets en Angleterre ne sont rien moins que propriétaires. Jamais je ne me suis trouvé en position d’acquérir même l’espace de terre suffisant pour me faire enterrer ; tandis qu’ici, voyez-vous, voilà un domaine tout entier qu’il n’y a qu’à se baisser pour posséder. Combien pensez-vous qu’il puisse y avoir d’acres de terre dans cette île, Messieurs ; j’entends de terre qu’on puisse cultiver, abstraction faite des falaises, des sables et des rochers ?

— Cent mille ! s’écria Marbre avec un aplomb qui nous fit beaucoup rire.

— Je serai plus modéré dans mon appréciation, répondis-je. En comparant à la ferme de Clawbonny, je dirai six à huit cents.

— Eh bien, c’est encore assez pour faire un joli domaine. Mais je vois qu’Émilie prend l’alarme, et qu’elle tremble déjà de devenir l’héritière de possessions aussi étendues. Ainsi n’en parlons plus.

Le déjeuner était fini ; le major se leva de table, et alla faire un tour de promenade avec Marbre dans la direction du bâtiment naufragé. J’engageai Émilie à mettre son chapeau, et nous allâmes aussi faire une petite excursion de notre côté.

— Mon père a eu là une singulière idée, dit-elle après un moment de réflexion ; savez-vous que ce n’est pas la première fois qu’il en parle ? Quand nous étions ici auparavant, il y revenait tous les jours.

— Ce projet serait bon pour de tendres amants, répondis-je en riant ; mais il s’expliquerait moins de la part d’un père et de sa fille. Je puis concevoir à la rigueur que deux jeunes gens, vivement attachés l’un à l’autre, passent une ou deux années dans une pareille solitude sans en finir avec la vie ; mais je doute qu’ils allassent beaucoup plus loin, et je crois qu’ils s’empresseraient de construire un canot pour s’éloigner.

— Vous n’êtes point romanesque, à ce que je vois, monsieur Wallingford, reprit Émilie d’un ton qui sentait le reproche ; j’avoue que, pour moi, je pourrais être heureuse partout, ici comme à Londres, entourée de mes plus chers amis.

— Ah ! c’est bien différent. Formons ici une petite colonie composée de votre père et de vous, de l’honnête Marbre, du bon M. Hardinge, de Rupert, de ma chère Grace et de Lucie, et vous me trouverez tout résigné à mon sort.

— Et quelles sont ces personnes que vous aimez si tendrement, monsieur Wallingford, que leur présence vous ferait paraître charmante une île déserte ?

— En premier lieu, le major Merton est un officier en retraite au service de l’Angleterre, qui a été nommé à des fonctions civiles dans l’Inde. C’est un homme qui peut avoir cinquante ans, plein d’amabilité et d’instruction, qui ferait un excellent lord-chancelier. Il a une fille qui…

— Passons ; j’en sais plus sur elle et sur ses mauvaises qualités que vous-même. — Mais qu’est-ce que cette Grace si chère ?

— C’est ma sœur, Mademoiselle, ma sœur unique. Quant à M. Hardinge, c’est mon tuteur, et Rupert et Lucie sont ses enfants. Mon tuteur est ministre, et ce serait un personnage important dans notre colonie. Il nous aiderait à observer convenablement le dimanche, et puis il pourrait célébrer les mariages au besoin.

Cette plaisanterie, dont Lucie, l’honnête et chère enfant, eût ri toute la première, quoique peut-être en rougissant un peu, fut prise plus au sérieux par miss Merton, qui affecta de changer brusquement de sujet, et qui mit la conversation sur la santé de son père. Une fois sur ce terrain, elle se montra naturelle et pleine d’affection. Il lui tardait de voir le major sortir des latitudes chaudes. Il avait contracté dans les Indes occidentales une maladie de foie, dont il s’était cru guéri, — autrement il n’eût jamais accepté un emploi à Bombay, — mais il était à craindre que ce ne fût une illusion, et elle eût voulu qu’il fût déjà dans un climat froid, ce qui prouvait qu’à ses yeux tout ce qui avait été dit au sujet de l’île n’était qu’une simple plaisanterie. Je reconduisis ma belle compagne jusqu’à sa tente après lui avoir promis de presser le départ le plus possible. Ce n’était pas que je crusse le séjour de l’île dangereux, malgré sa position : les vents alizés et les brises de mer, joints à ses épais ombrages, en formaient une des régions du tropique les plus délicieuses.

En quittant Émilie, je rejoignis Marbre, qui se promenait seul dans une allée d’arbres que le pauvre Le Compte avait tracée lui-même, et qu’il appelait son gaillard d’arrière.

— Ce major Merton est un homme sensé, me dit-il dès que nous fûmes côte à côte ; voilà un philosophe comme je les aime.

— Et que vous a-t-il donc dit de si frappant, mon ami ?

— C’est toujours cette diable d’idée qu’il a qui me trotte par la tête, de finir ici le grand voyage, au lieu de suer sang et eau pour monter deux ou trois degrés de plus sur l’échelle de promotion, pour faire ensuite une plus lourde chute.

— Mais le major ne m’a jamais dit qu’il eût éprouvé quelque déception semblable.

— Ce n’est pas du major que je parle, Miles, c’est de moi. Pour tout vous dire, cette idée me sourit, et je suis à peu près décidé à rester ici, quand vous partirez.

Je regardai Marbre avec étonnement. Il était évident qu’il ne plaisantait pas ; il avait pris au sérieux les châteaux en Espagne du major. Déjà j’avais remarqué l’attention profonde avec laquelle il l’écoutait pendant le déjeuner, et la vivacité avec laquelle il s’était exprimé lui-même ; mais j’étais loin d’en avoir soupçonné le motif. Quoi qu’il en soit, je connaissais trop bien l’homme pour savoir que je ne gagnerais rien à le heurter de front, et qu’il serait très-difficile de le faire revenir de ses idées. Le véritable motif était évidemment la mortification qu’il avait éprouvée lorsqu’il venait de prendre à peine le commandement de la Crisis ; car il était trop loyal et trop fier pour songer un moment à s’abriter derrière mon succès.

— Vous n’y avez pas encore assez réfléchi, mon ami, répondis-je d’une manière évasive, sachant qu’il serait inutile de tourner la chose en plaisanterie ; attendez jusqu’à demain, peut-être aurez-vous changé d’avis.

— Je ne crois pas, Miles. Ici se trouve tout ce dont j’ai besoin. Quand vous aurez emporté tout ce que vous jugerez utile pour le service du bâtiment, ou dans l’intérêt des armateurs, il restera encore de quoi nourrir vingt hommes comme moi.

— Ce n’est point la nourriture qui m’inquiète ; l’île offre de grandes ressources sous ce rapport ; mais songez à l’affreuse solitude dans laquelle vous vous trouveriez, à cette vie sans but, sans objet, aux chances de maladie, à la mort, si cruelle dans un pareil abandon. L’homme n’a pas été mis au monde pour vivre seul ; il lui faut de la société, et…

— J’y ai réfléchi, et cette existence est de mon goût. Ici, je serai tout à fait dans mon élément, comme un ermite. Je ne dis pas qu’il ne me serait pas agréable d’avoir quelqu’un avec moi, vous, par exemple, ou Talcolt, ou le major, ou même Neb ; car, pour avoir des compagnons, il faut qu’ils soient bons ; autrement il vaut mille fois mieux s’en passer. Ainsi donc je resterai seul. Vous parlerez sans doute de l’île quand vous serez de retour au pays, et peut-être quelque bâtiment touchera-t-il ici de temps en temps par curiosité de voir le vieil ermite ; de sorte que j’aurai de vos nouvelles tous les quatre ou cinq ans.

— Merci du ciel ! Marbre, vous ne persisterez pas dans un projet aussi insensé !

— Regardez ma position, Miles, et décidez vous-même. Je suis sans ami sur la terre, — j’entends sans ami naturel ; car je ne doute pas de votre amitié, et me séparer de vous sera la chose la plus pénible de toutes ; mais je n’ai pas un parent, pas un coin de terre, personne pour désirer mon retour, pas même une masure pour reposer ma tête. Eh ! bien, cette île du moins est à moi, jusqu’à un certain point, puisque je l’ai découverte.

— Vous avez une patrie, Miles, et tout bon Américain doit l’aimer.

— Eh bien, ma patrie sera ici. Ce sera encore l’Amérique, puisque, par droit de découverte, elle est en la possession d’Américains. Je suis né Yankee du moins, et je mourrai Yankee. Depuis 77, j’ai toujours navigué sous ce pavillon, mon garçon, et vous pouvez compter que je ne naviguerai sous aucun autre.

— Et que dirai-je à tous les marins qui me demanderont de vos nouvelles, et qui ont si souvent parcouru les mers avec vous ?

— Dites-leur que l’homme qui avait été trouvé est à présent perdu, répondit Marbre avec amertume. Mais je ne suis pas assez fou pour me croire un être aussi important que voulez bien le supposer. Si on s’occupe de moi, ce sera tout au plus dans quelque gazette, pour remplir quelques lignes, à défaut de meurtre, de vol, ou d’empoisonnement d’une mère avec six petits enfants.

— Et puis après tout, quand j’y réfléchis bien, c’est tout au plus s’il y a de quoi subsister ici, repris-je en affectant un air de doute. Je ne sais si le fruit du cocotier est sain toute l’année, et il doit y avoir des saisons où les arbres ne portent pas de fruits.

— Ne craignez rien. J’ai mon fusil de chasse, et vous me laisserez bien un ou deux mousquets avec quelques munitions. Maintenant que l’île est connue, les bâtiments qui passeront renouvelleront mes provisions. Pour le moment je ne manquerai de rien. Il y a des poules, des porcs en quantité suffisante, et tout cela croît et multiplie. J’ai compté quinze barils de sucre sur le rivage, et il en reste une trentaine à bord du bâtiment naufragé, et tous au-dessus de l’eau. J’ai pour ressources la chasse et la pêche. Je puis planter des légumes, je puis semer du grain ; le terrain paraît excellent, et tout y viendra comme une bénédiction. J’ai une caisse d’outils qui sont à moi ; je suis assez bon charpentier, pas mauvais serrurier. Comment donc ! mais il y a des milliers de malheureux dans les grandes villes qui troqueraient de grand cœur leurs rues boueuses et leur pauvreté contre ma solitude et mon abondance.

Je commençai à penser que Marbre n’était pas dans un état d’esprit normal, et je changeai de sujet. La journée se passa à ne rien faire, comme je l’avais décidé. Le lendemain on se mit activement à l’ouvrage. Le cuivre, les marchandises anglaises, les parties de la cargaison française qui pouvaient se vendre aisément aux États-Unis, furent transportés à bord du schooner. Marbre avait annoncé publiquement sa détermination de rester dans l’île, de renoncer à la mer et de se faire ermite. Pour commencer, il abandonna le commandement de la Polly, et je fus obligé de le confier à notre troisième lieutenant, officier très-capable qui en avait déjà été chargé. À la fin de la semaine, le schooner était prêt, et, désespérant de rien obtenir de Marbre, je donnai l’ordre d’appareiller, en recommandant au lieutenant de doubler le cap Horn, et surtout d’éviter le détroit de Magellan. J’écrivis aux armateurs le détail de tout ce qui s’était passé, et mes plans pour l’avenir, me bornant à dire que M. Marbre avait cru, par des motifs de délicatesse, devoir résigner ses fonctions, depuis la reprise du bâtiment ; et qu’à l’avenir je serais chargé de leurs intérêts. Le schooner partit avec ces dépêches.

Quant à la Crisis, elle était toute prête ; et si je différais encore, c’était pour Marbre. J’eus recours à l’influence du major Merton ; mais par malheur le major s’était tellement prononcé en faveur du projet, quand il n’était qu’à l’état de simple spéculation, qu’il avait mauvaise grâce à se réfuter lui-même. Émilie ne fut pas plus heureuse. Il fallait ou employer la force ou céder. Après une longue consultation avec le major, ce fut à ce dernier parti que je me résignai.


CHAPITRE XX.


Passe ton chemin, monde implacable ; je ne regrette aucun des biens que ta m’as repris ! Passe, au nom du ciel, — seulement laisse-moi ce que tu ne m’as jamais donné.
Lunt.


Après avoir épuisé tous les moyens de persuasion, il ne nous restait qu’à faire tous nos efforts pour adoucir et améliorer la situation dans laquelle Marbre persistait à se mettre. Il n’y avait pas d’ennemis à craindre, pas de précautions, par conséquent, à prendre pour sa défense ; nous réunîmes ce qui restait de planches et d’autres matériaux au chantier pour lui construire une cabane qui lui offrît un abri plus sûr qu’une tente contre les tempêtes du tropique. Elle avait douze pieds de large sur quinze à dix-huit pieds de long ; on y adapta trois fenêtres et une porte provenant du bâtiment naufragé. La chaleur du climat rendait une cheminée inutile, mais les Français avaient établi à terre leur cambuse : on la plaça sous un abri convenable à peu de distance de la cabane, les forces d’un seul homme ne pouvant suffire pour la bouger de place. Nous fîmes aussi, à l’aide de poteaux et de cordages, une enceinte autour d’un terrain de deux acres d’étendue, là où le sol nous parut le meilleur et l’exposition la plus favorable, de manière à mettre les légumes à l’abri des attaques de la basse-cour. Marbre ne savait pas grand’chose en fait de jardinage ; la terre fut labourée, les graines que nous avions trouvées dans le jardin français, semées de nos propres mains. Je fis apporter du bâtiment naufragé tout ce qui pouvait être de quelque utilité à notre ami. Comme nous étions près de quarante, et que nous ne fîmes pas autre chose pendant plusieurs jours, la besogne alla vite, et tout fut mis en bon ordre dans l’île ; j’y apportais le même intérêt qu’une mère qui prépare le trousseau de son enfant.

Marbre était rarement avec nous pendant ce temps ; il se plaignait que nous ne lui laisserions rien à faire, tout en étant touché des soins que nous prenions pour assurer son bien-être. Nous avions trouvé la chaloupe des Français mouillée sous le vent de l’île, et nous nous en étions servis comme moyen de transport entre le bâtiment et le rivage ; elle était grande, doublée en cuivre, et gréée en lougre. Je m’occupai, — et ce fut mon dernier soin, — de la mettre en état de servir au besoin, si Marbre éprouvait le désir d’abandonner sa solitude et de se diriger vers quelque autre île à travers cette mer paisible. Je fis établir deux mâts avec les vergues, les voiles et les écoutes ; je fis ensuite passer tout autour de l’embarcation en dehors, et à quelques pouces au-dessous du plat-bord, une forte ceinture, qui y fut clouée solidement. De cette ceinture partaient des rabans terminés par des œillets, à travers lesquels je fis passer une filière qui traversait aussi des trous faits dans plusieurs montants, qui s’emboîtaient sur les bancs. L’effet, quand la filière fut roidie, fut de donner à la chaloupe la protection de cette espèce de pavois, qui inclinait assez vers le bord pour laisser un passage découvert entre les deux côtés de l’embarcation. À la filière et aux rabans étaient attachés des prélarts, dont l’extrémité inférieure était fortement assujettie aux flancs extérieurs de la chaloupe ; par cet arrangement, les lames ne pouvaient pénétrer dans l’intérieur, à moins d’une de ces mers furieuses contre lesquelles toutes les précautions auraient été impuissantes.

Marbre m’avait observé avec intérêt pendant que je présidais à ces arrangements. Un soir, — j’avais annoncé l’intention de partir le lendemain matin, et le major était déjà à bord avec sa fille, — il me prit par le bras et m’entraîna à l’écart, comme s’il avait à me parler d’une affaire importante ; il était aisé de voir qu’il était fortement ému ; sa main tremblait, et j’avais quelque espoir qu’il allait m’annoncer quelque changement dans ses projets.

— Dieu vous bénisse, Miles ! Dieu vous bénisse, mon bon ami ! dit-il dès que personne ne put nous entendre ; si je pouvais regretter quelque chose au monde, ce serait un ami tel que vous. Oui, je pourrais vivre sans père ni mère, sans frère ni sœur, sans bâtiment, sans la confiance de mes armateurs, sans même une bonne réputation, si, sur mille personnes, j’étais sûr d’en rencontrer une qui vous ressemblât. Mais vous êtes jeune, vous ne connaissez pas les hommes ; ainsi n’en parlons plus. Tout ce que je demande à présent, c’est que vous en finissiez avec cette manie de me mâcher toute la besogne ; autrement, vous ne me laisserez rien à faire. Je suis en état d’équiper cette chaloupe tout aussi bien que qui que ce soit, sachez-le bien.

— Je le sais parfaitement, mon bon ami ; mais ce que je sais aussi, c’est que vous ne le feriez pas. J’espère que vous nous suivrez en mer dans cette chaloupe, et que vous viendrez reprendre votre ancienne place à notre tête à bord de la Crisis.

Marbre secoua la tête, et il vit sans doute à ma manière que je comptais peu sur un pareil résultat ; nous fîmes quelques pas en silence ; puis, tout à coup, il me dit d’un ton qui prouvait à quel point il était troublé :

— Miles, vous me donnerez de vos nouvelles, n’est-ce pas ?

— De mes nouvelles, et comment ? le service de la malle n’est pas encore établi entre cette île et New-York.

— Je radote, n’est-il pas vrai ? et je perds la mémoire. Que voulez-vous, je généralisais sur l’amitié et les sentiments semblables, et l’idée m’est échappée. Je sais que lorsque vous serez parti je serai retranché du reste du monde, et que je ne reverrai peut-être jamais une figure humaine ; mais qu’importe ? mon temps ne peut être long à présent, et j’aurai la basse-cour pour compagnie. Il faut vous dire, Miles, que miss Merton m’a donné sa bible hier, et, à ma demande, elle m’a montré le passage où il est question de Moïse exposé au milieu des joncs ; je l’ai parcouru, et il m’est facile à présent de voir pourquoi l’on m’a appelé Moïse.

— Mais Moïse, pour avoir été exposé, n’a pas cru nécessaire d’aller vivre dans un désert.

— Parce que ce Moïse-là n’avait pas à rougir de ses parents ; c’était la crainte et non la honte qui l’avait fait exposer. Et puis Moïse n’a jamais laissé une bande de vauriens français prendre un brave et noble navire comme la Crisis, avec un équipage de quarante homme pour la défendre !

— Allons, Marbre, vous avez trop de bon sens pour raisonner ainsi ; heureusement il n’est pas trop tard pour revenir sur vos pas, et j’aurai soin de donner à entendre que vous ne l’avez fait que par amitié pour moi.

Ce fut le commencement d’un dernier effort de ma part pour décider mon ami à renoncer à son projet insensé. Je parlai pendant une heure, et je ne cessai que quand je fus court d’haleine et à bout d’arguments. Je revins sur cette idée de l’isolement où il se trouverait en cas de maladie ; mais c’était une raison peu concluante pour un homme qui ne savait pas même ce que c’était qu’un mal de tête ; quant à la société, il la fuyait quand il était à terre, il s’en vantait même, et il ne pouvait encore apprécier les effets d’une entière solitude. Une ou deux fois il laissa échapper l’idée que je pourrais peut-être revenir un jour, mais plutôt d’un ton de plaisanterie qu’avec une intention sérieuse. Il semblait parfois éprouver quelques vagues appréhensions ; mais je ne pus néanmoins lui arracher aucune concession. Je finis par le prévenir que la Crisis mettrait définitivement à la voile le lendemain, les intérêts des armateurs pouvant se trouver compromis par un plus long délai.

— Je le sais, Miles, répondit Marbre, et brisons là. Tout est prêt, et voici Neb qui vient vous annoncer que le canot vous attend. Je vais faire mon apprentissage et passer ma première nuit seul dans mon île. Demain matin, je suppose que vous aimerez à venir donner une dernière poignée de main à un vieux camarade, et naturellement vous me chercherez sur le bord de la mer. Bonne nuit ! mais avant de nous quitter, j’ai à vous remercier de la provision de vêtements que je vois que vous avez fait mettre dans ma cabane. J’en avais à peine besoin ; car j’ai des aiguilles et du fil à monter une boutique de mercier, et la vieille toile laissée par les Français m’assure des vestes et des pantalons pour le reste de mes jours. Bonne nuit, mon cher enfant. Dieu vous bénisse ! Dieu vous bénisse !

Il faisait presque nuit ; mais je pus voir que les yeux de Marbre étaient humides, et je sentis que sa main tremblait encore. Je le quittai, ayant encore un faible espoir que cette nuit de solitude, la première où il serait complètement abandonné à lui-même, pourrait diminuer son désir de se faire ermite. Dès que je fus à bord, j’annonçai que l’équipage devait se rassembler au point du jour, et qu’aussitôt nous lèverions l’ancre.

Talcott vint m’appeler au moment indiqué. Je l’avais nommé premier lieutenant, et j’avais pris un des Philadelphiens pour second officier. C’était un jeune homme qui avait toutes les qualités requises pour l’emploi, et même une de plus qu’il n’était nécessaire : l’amour de la boisson ; mais les ivrognes ne vont pas trop mal sur un bord où une discipline convenable est maintenue. En vérité, Neptune doit être un profond moraliste ; car, à en juger par tous les jeunes gens qu’on envoie en mer, plus ou moins malades au moral, il a de terribles plaies de ce genre à cicatriser. Talcott eut ordre de démarrer ; quant à moi, je montai dans un canot et je me rendis à terre, dans l’intention de faire une dernière tentative auprès de Marbre.

La basse-cour était déjà en mouvement, et se rassemblait près de la porte de la cabane, où Marbre avait coutume de lui donner à manger le matin. J’ouvris la porte, j’entrai : il n’y avait personne dans l’intérieur ; Marbre était déjà sorti. Sans doute après avoir passé la nuit sans dormir, il était allé respirer l’air frais du matin. Je le cherchai dans le bois voisin, sur la plage, dans toutes ses promenades ordinaires, mes recherches furent inutiles. Malgré mon empressement de retourner à bord, j’allais me porter sur un point éloigné de l’île, où je savais que Marbre se rendait quelquefois quand il était enfoncé dans ses rêveries, quand, en jetant par hasard les yeux sur la baie, je ne vis plus la chaloupe française que j’avais fait équiper avec tant de soin pour lui. Elle était grande ; elle avait été construite pour porter une ancre de bossoir, et elle avait été mouillée sous son grappin et attachée en outre par une amarre à terre, assez solidement pour qu’il y eût aucun danger qu’elle eût pu être mise en mouvement, par un temps si tranquille, sans le secours des mains. Je rejoignis aussitôt mon canot, et quelques minutes après j’étais à bord.

Je procédai immédiatement à un appel général : il ne manquait personne. Il en résultait que Marbre avait fait sortir seul la chaloupe de ce bassin naturel. Les matelots qui avaient été de quart furent questionnés : aucun d’eux n’avait rien vu ni rien entendu. Pendant que M. Talcott continuait ses dispositions, je montai au haut du grand mât de hune, d’où la vue dominait sur toute l’île, à l’exception de quelques taillis, sur la baie et sur une grande partie de la pleine mer. Nulle part on ne voyait ni Marbre ni la chaloupe ; il était rigoureusement possible qu’il se fût caché derrière le bâtiment naufragé, encore eût-il fallu qu’il eût pris la précaution d’amener les mâts.

Notre dernière ancre venait d’être ramenée, les huniers avaient été hissés avant mon ascension, et tout était prêt pour recevoir le vent. Trop inquiet pour descendre sur le pont dans de pareilles circonstances, et bien placé pour reconnaître la position des récifs, je résolus de rester où j’étais, et de diriger en personne la marche du bâtiment à travers la passe. L’ordre avait été donné d’établir le foc et la brigantine, et de brasser les vergues de l’avant. Au bout d’une minute, la Crisis avait pris son élan, et se dirigeait d’un pas ferme vers la sortie du bassin. Comme il y avait des bancs de corail presque à fleur d’eau, je fus obligé de faire la plus grande attention aux manœuvres jusqu’au moment où entrant dans la baie extérieure, nous nous trouvâmes en grande partie à l’abri de ce danger. Je pus alors regarder autour de moi avec plus de liberté. Notre changement de position ouvrait devant nous une vue nouvelle ; mais la chaloupe ne paraissait pas.

Bientôt nous passâmes à une encâblure du bâtiment naufragé. Pour n’avoir rien à me reprocher, j’envoyai un canot dans cette direction ; mais ces recherches ne furent pas plus heureuses que les précédentes. Décidément Marbre s’était mis en mer, entièrement seul. Talcott était d’avis que notre ami, honteux de nous rejoindre, et ne pouvant se décider au dernier moment à rester dans sa solitude, s’était dirigé vers quelque île habitée. J’avais peine à le croire ; il me semblait que, dans ce cas, Marbre eût plutôt attendu que nous fussions partis ; cependant il m’était impossible de trouver une explication plus plausible.

Nous restâmes pendant plusieurs heures autour du récif. Du haut de mon observatoire, je crus une fois distinguer sur l’Océan un point noir qui ressemblait à la voile d’une chaloupe ; mais il y avait tant d’oiseaux qui voltigeaient de tous les côtés et rasaient l’eau aux rayon du soleil, que ce pouvait bien en être un. Enfin, à midi, je donnai l’ordre de brasser au vent et de pousser au large. Il fallut me faire violence, et j’avais hésité longtemps. La Crisis s’éloigna rapidement de la terre, et à deux heures, la ligne de cocotiers qui bordait l’horizon derrière nous disparut sous les vagues. À partir de ce moment, je n’espérai plus de jamais revoir Moïse Marbre ; et cette certitude hissa dans tous les cœurs une impression de tristesse qui fut longtemps à se dissiper complètement.

Le major Merton et sa fille restèrent sur la dunette presque toute la matinée ; mais le vieux militaire était trop accoutumé à la discipline pour hasarder une seule remarque. Quand nous nous réunîmes pour dîner, la conversation tomba naturellement sur la disparition de notre ancien ami.

— C’est vraiment dommage qu’une mauvaise honte ait empêché Marbre d’avouer sa méprise, dit le major, et de profiter de cette excellente occasion d’aller à Canton, où il aurait pu passer sur un autre bâtiment, s’il l’avait cru nécessaire.

— Comme nous le ferons sans doute, n’est-ce pas, cher père ? ajouta Émilie avec une intention marquée. Il sera bien temps de débarrasser le capitaine Wallingford de nos personnes.

— Ainsi donc, une société aussi aimable serait, suivant vous, un embarras, miss Merton ? répondis-je vivement. Vous n’en croyez rien, j’en suis sûr ; à présent que M. Le Compte a construit cette dunette, et que vous êtes logés un peu plus commodément, le moment de la séparation viendra toujours pour moi beaucoup trop vite.

Un sentiment de satisfaction se peignit sur le visage d’Émilie, tandis que le major semblait pensif : après un moment de silence, il reprit :

— Je serais plus honteux encore de l’embarras que nous donnons, surtout en voyant que Wallingford ne veut accepter, ni pour lui ni pour ses armateurs, aucune compensation même de la dépense que nous occasionnons, si nous avions pu faire autrement. Mais dès que nous serons arrivés à Canton, nous nous embarquerons sur le premier bâtiment anglais qui voudra nous recevoir.

Je me récriai contre un pareil arrangement ; et cependant je n’avais guère de bonnes raisons à donner pour le combattre. Je ne pouvais aller ni en Angleterre, ni à Bombay ; et c’était entre ces deux routes que le major pouvait seulement hésiter. La conversation se prolongea encore quelque temps ; et, lorsque je me retirai, je remarquai qu’Émilie semblait plus triste.

C’est une longue route à parcourir que la moitié de la mer Pacifique ; et ce fut une grande ressource pour Talcott et pour moi, pendant ces longues semaines de loisir, de pouvoir jouir de la société que le hasard nous avait si heureusement procurée. Je tirai un grand profit de mes rapports continuels avec les Mertons. Le major, sans avoir rien de brillant, avait un esprit cultivé, et à notre âge deux jeunes gens ne pouvaient se trouver chaque jour, presque à chaque heure, avec une jeune personne telle qu’Émilie sans perdre un peu de la rudesse ordinaire de notre profession, pour prendre les manières plus douces et plus aimables des salons. Si, au lieu d’être ridiculement timide auprès des femmes, j’acquis un peu d’aplomb et d’assurance, je le dus assurément à cette heureuse circonstance.

Enfin j’entrai dans la mer de la Chine, et, ayant le vent favorable, j’arrivai promptement à Canton. Obligé de m’occuper des intérêts de mes armateurs, je débarquai mes passagers à Wampoa, et nous nous quittâmes après nous être promis mutuellement de ne point partir sans nous être revus. Je n’eus pas de peine à placer le bois de sandal et les peaux, ni à me procurer les thés, les nankins et les porcelaines indiqués dans les instructions données au capitaine Williams. Je profitai aussi de l’occasion pour faire personnellement quelques emplettes, qui me semblaient de nature à faire plaisir à la future maîtresse de Clawbonny, quelle qu’elle pût être. Je ne pouvais faire un meilleur emploi de mes économies, d’autant plus que mes instructions m’y autorisaient.

En un mot, les six ou huit semaines que je passai à Canton furent d’un grand avantage pour ceux qui avaient un intérêt dans la Crisis. Je vendis ma cargaison à des prix très-avantageux, et les denrées que j’achetai en échange se trouvaient être au contraire à très-bas prix. En cela je n’avais aucun mérite, et pourtant on m’en sut un gré infini ; tant il est vrai que dans le commerce, comme dans la guerre, le bonheur est pour beaucoup. Néanmoins il est certain que je me donnai beaucoup de mal ; car je sentais toute la responsabilité qui, pour la première fois, pesait sur moi. Aussi éprouvai-je un véritable soulagement quand les écoutilles furent enfin fermées et que le bâtiment fut prêt à mettre à la voile.

C’était alors un devoir pour moi, aussi bien qu’un plaisir, d’aller rendre visite au major Merton que je n’avais vu qu’une ou deux fois depuis deux mois. Il avait passé tout ce temps à Wampoa, tandis que j’étais toujours ou dans les factoreries ou à bord. Le major était occupé au moment où j’arrivai, et Émilie me reçut seule. Quand elle apprit que j’allais partir, et que je venais prendre congé d’elle, elle parut éprouver un sentiment pénible. J’étais ému de mon côté ; seulement j’éprouvai moins de scrupule à lui exprimer mes regrets.

— Dieu seul sait, miss Merton, ajoutai-je après les premières explications, quand il nous sera permis de nous revoir.

Le lecteur se rappellera qu’aujourd’hui je suis un vieillard, et que la vanité n’a plus de prise sur moi ; que je suis donc historien aussi impartial des faits que le permettent quelques derniers restes de faiblesse humaine. Émilie tressaillit quand je fis allusion à la durée probable de notre séparation, et elle devint toute pâle. Sa jolie petite main tremblait tout en tenant son aiguille, et elle semblait livrée à une agitation que je ne l’avais pas encore vue éprouver au même point, elle qui d’ordinaire était si calme et si maîtresse d’elle-même. Je sais maintenant pourquoi je ne me jetai pas à ses pieds pour la supplier de m’accompagner aux États-Unis, quoique, lorsque je me suis mis à réfléchir froidement à tout ce qui s’était passé, j’aie été étonné moi-même de mon stoïcisme. Je n’affirmerai pas que je fusse la seule cause de l’agitation d’Émilie ; mais j’avoue qu’il m’était impossible de l’expliquer d’une manière qui me fût plus agréable. L’arrivée du major Mcrton, à cet instant, empêcha une explosion qui semblait imminente, et nous rappela à nous-mêmes. Quant au major, il était loin de paraître dans son état ordinaire ; et j’en fus frappé à tel point que je commençai par lui demander s’il était malade.

— Pour toujours, je le crains, Miles, répondit-il. Mon médecin vient de m’avertir franchement que si je ne gagne pas un climat froid le plus tôt possible, il ne me donne pas six mois à vivre.

— Alors venez avec moi, Monsieur, m’écriai-je avec un empressement qui prouvait ma sincérité. Il est temps encore, puisque je ne pars que demain.

— On me défend d’aller à Bombay, ajouta le major en regardant sa fille avec anxiété ; et il faut que je renonce à ma place, du moins pour bien longtemps.

— Tant mieux, major. Dans quatre ou cinq mois, je vous débarque à New-York où vous trouverez le climat qu’il vous faut. C’est comme amis, et non comme passagers, que vous viendrez avec moi. Votre table deviendra la mienne ; car mes emplettes remplissent tellement ma chambre, que c’est à peine s’il me reste la place nécessaire pour y coucher.

— Votre délicatesse égale votre générosité, Miles ; mais vos armateurs, que diraient-ils ?

— Ils n’ont aucun droit de se plaindre. D’après nos conventions, si je prends des passagers, c’est mon affaire. Tout au plus pourrait-il leur être dû une indemnité pour l’eau et pour les rations que fournit le bâtiment ; si vous insistez pour la leur payer, c’est à peine d’une centaine de dollars qu’il s’agira.

— À ces conditions, je profiterai avec reconnaissance de votre offre. Permettez-moi seulement de vous faire une dernière question : pouvez-vous toucher à Sainte-Hélène ?

— Mais, oui, si vous le désirez. Je dirai même que cela peut être nécessaire pour la santé de l’équipage.

— Eh ! bien, là je vous quitterai s’il se présente une occasion pour l’Angleterre ; car je ne puis tarder à m’y rendre. Voilà qui est convenu, mon cher Miles ; demain matin je serai prêt.

Jamais Émilie ne m’avait paru plus belle que pendant qu’elle écoutait cet arrangement. Elle se trouvait soulagée de toute inquiétude immédiate pour son père, et je crus aussi qu’elle n’était pas fâchée de voir retarder l’instant de notre séparation. Des mois devaient s’écouler avant notre arrivée à Sainte-Hélène ; et qui pouvait prévoir ce qui se passerait d’ici-là ? Comme j’avais beaucoup à faire pour le moment, je pris congé du père et de la fille, très-content du résultat de ma visite. Le lecteur en conclura que j’étais amoureux ; il se trompera. Non, je n’étais pas amoureux ; mais j’avais, pour me servir d’une phrase à la mode dans certaines sectes, l’imagination montée. Lucie, même alors, tenait dans mon cœur une place que j’ignorais moi-même ; mais il n’était pas dans la nature qu’un tout jeune homme passât des mois entiers presque seul avec une jeune fille charmante, sans se sentir attiré vers elle par un penchant irrésistible. Les circonstances étaient propres à exercer la constance du berger le plus fidèle. Il faut se rappeler aussi que je ne savais aucunement si Lucie avait pour moi d’autres sentiments que ceux qu’elle portait à Rupert ; tandis qu’Émilie… Mais je ne veux pas que le papier retrace toutes les folles idées que la suffisance présentait à mon imagination.

Le lendemain, à l’heure dite, j’eus le bonheur de recevoir à bord mes anciens passagers. Talcott en éprouva autant de joie que moi-même ; car lui aussi prenait plaisir à la société d’Émilie. On a souvent dit qu’à bord des bâtiments anglais allant aux Indes orientales, on ne fait que se quereller et que faire l’amour. La cause, dans les deux cas, est la même : le voisinage ; et ce rapprochement qui, dans les natures un peu rudes, engendre l’hostilité, produit chez celles qui sont plus tendres des résultats tout opposés. Nous mîmes à la voile, et je n’ai pas besoin de dire combien je trouvai de charmes à un voyage toujours si long et si monotone. Ma chambre étant encombrée, je passais la plus grande partie de mon temps sur la dunette. Talcott était musicien ; je jouais assez bien du violon ; nous accompagnions Émilie, et nous faisions des trios délicieux qui, dans des temps moins prosaïques, auraient fait sortir les naïades de leurs retraites.

En passant le détroit de la Sonde, je racontai à mes hôtes l’affaire du John avec les pros, et la manière dont il s’était perdu sur la côte de Madagascar. La conversation se trouva ramenée naturellement sur Marbre. Toutes les fois que nous parlions de lui, les opinions étaient très-partagées. Le major pensait que notre pauvre ami devait être au fond de la mer ; car il ne croyait pas possible qu’un seul homme pût manœuvrer une chaloupe. Talcott, qui avait des idées plus justes de ce qu’un marin pouvait faire, pensait qu’il s’était porté sous le vent, dans l’espoir de trouver quelque île habitée, préférant la société même de Cannibales à une solitude complète. Moi, je présumais qu’au contraire il avait cherché à gagner dans le vent, comme l’embarcation y était singulièrement propre, pensant y rencontrer quelques-uns des baleiniers qui croisaient dans des parages peu éloignés. Émilie fit ce soir-là une remarque dont je ne pus m’empêcher d’être frappé.

— Si la vérité vient jamais à être connue, Messieurs, dit-elle, je suis tentée de croire qu’on découvrira que le pauvre M. Marbre n’a quitté l’île que pour échapper à vos importunités, qu’il y est revenu dès que le bâtiment a été hors de vue ; et qu’au moment où nous parlons, il savoure les délices de la vie d’ermite.

Elle pouvait avoir raison ; et en tout cas c’était la supposition la plus consolante. Comme mon intention était de passer encore plusieurs années sur mer, je me promis secrètement de vérifier par moi-même ce qu’il en était, si l’occasion s’en présentait jamais. Cependant la Crisis était arrivée à un endroit de l’Océan où le commandant d’un navire ne pouvait se tenir trop sur ses gardes. Aussi des hommes étaient-ils toujours en vigie pour découvrir les ennemis, s’il s’en présentait. Il paraît qu’il n’était pas dans notre destinée de passer dans ces parages complètement inaperçus.

Le lendemain, de grand matin, Talcott accourut me réveiller.

— Vite, debout, commandant, s’écria-t-il : les pirates s’assemblent autour de nous comme des corbeaux autour d’un cadavre. Le malheur veut que nous ayons peu d’espace et peu de brise. Tout annonce que la matinée sera chaude.

En moins de trois minutes j’étais sur le pont où tous les matelots accoururent aussitôt, la plupart n’ayant pas encore eu le temps de passer leurs vestes. Le major Merton était déjà sur la dunette, sa longue-vue à la main, tandis que les deux lieutenants démarraient les canons, et mettaient le bâtiment en état de faire une défense honorable. La situation était pour moi toute nouvelle. J’avais été déjà six fois en présence d’ennemis, et deux fois en qualité de commandant ; mais jamais dans des circonstances aussi décisives. La mer semblait couverte d’ennemis. Le major déclara qu’il ne comptait pas moins de vingt-huit pros, et que plusieurs avaient de l’artillerie. Il était évident qu’ils agissaient de concert, et que, pour nous prendre plus sûrement, ils avaient établi une sorte de blocus autour de nous. Néanmoins la Crisis était ardente pour un bâtiment marchand, et il n’y avait pas un seul homme à bord qui ne parût bien décidé à opposer une vigoureuse résistance. Quant à Neb, sa bouche fendue jusqu’aux oreilles exprimait son plaisir par la grimace qui lui était habituelle ; car l’affaire ne lui semblait qu’une plaisanterie. Et cependant ce nègre n’aurait pas osé aller le soir dans certains endroits de la ferme de Clawbonny, et rien n’aurait pu le décider à traverser seul un cimetière, même en plein soleil. C’était le mélange le plus bizarre de terreur superstitieuse et de courage héroïque.

Il était encore de bonne heure, quand les pros furent assez près pour commencer sérieusement leurs opérations. Ils débutèrent par nous envoyer une bordée d’environ douze canons, qu’ils avaient à bord. Les boulets vinrent traverser en sifflant nos mâts et nos agrès, presque dans toutes les directions ; et trois s’y arrêtèrent, quoiqu’ils ne fussent pas assez gros pour faire grand mal. Nos hommes étaient à leurs postes ; nous avions réussi à établir le service des deux batteries, mais il ne restait presque personne pour veiller aux bras et aux écoutes, et les officiers seuls n’avaient point d’occupation spéciale.

M. Merton devait sentir que sa liberté et celle de sa fille, peut-être même leurs vies, étaient à la merci d’un tout jeune homme ; cependant ses habitudes militaires de subordination étaient si profondes, qu’il ne hasarda pas même une observation. J’avais mon plan, et personne ne devait se permettre d’intervenir. C’était en avant et des deux côtés de nos bossoirs que les pros se montraient surtout en force, serrés l’un contre l’autre au nombre de vingt environ, et décidés sans doute à nous aborder, si l’occasion s’en présentait ; tandis qu’à l’arrière, ils étaient clairsemés. Les pirates avaient pris ces dispositions, dans la persuasion où ils étaient que nous continuerions à nous porter en avant.

L’ordre fut donné de carguer la grande voile et de mettre du monde sur les cargues de la brigantine. Il fallut pour cela dégarnir la batterie de tribord. Quand tout fut prêt, la barre fut mise au vent, et le bâtiment vira de bord vivement en tenant le plus près. En tournant, nous lâchâmes toute notre bordée de tribord au milieu de la foule de nos ennemis ; et la distance étant suffisante pour que la mitraille pût s’éparpiller, cette bordée fut efficace. Dès que nous fûmes orientés à l’autre bord, nous ouvrîmes un feu bien nourri à bâbord et à tribord sur toutes les embarcations qui s’approchaient trop. Les canots les plus proches virèrent de bord à leur tour pour nous donner chasse ; mais comme nous étions passés à l’arrière de plus d’un demi-mille, nous eûmes le temps de nous ouvrir un passage hors du cercle, et de forcer tous les pros qui étaient devant nous à chercher un refuge au milieu du reste de leur flottille. La manœuvre fut parfaitement exécutée ; et au bout de vingt minutes nous cessâmes notre feu. Tous nos ennemis nous restaient alors à l’ouest, et ne formaient qu’un seul groupe. C’était un avantage immense ; car nous n’avions plus qu’une seule batterie à servir ; nous ne pouvions plus être enfilés ; et notre feu produirait plus d’effet, dirigé sur une masse plus compacte. J’oubliais de dire que le vent était au sud.

La Crisis vira alors vent devant, portant ses basses-voiles et ses perroquets. La Crisis serrait bien le vent, et tout faisait présager qu’elle allait passer au vent de tous les pros, qui s’étaient concentrés autour de leur amiral. Six des plus hardis parurent toutefois décidés a s’y opposer, et venant au plus près, ils s’efforcèrent de croiser notre route sur l’avant, en nous tirant alors leur bordée. La Crisis se porta en avant comme pour les couper ; puis, quand elle se crut assez près, elle laissa porter de trois points environ, et tout à coup elle s’élança vivement au centre même de la flottille. Les ennemis, pris au dépourvu, nous ouvrirent un passage, et nous passâmes à travers toute la ligne, vomissant la mitraille par toutes nos bouches à la fois. Au milieu de la fumée, et dans le plus fort de l’action, trois ou quatre pros firent mine de vouloir s’approcher, comme pour tenter un abordage : je ne changeai rien à mes dispositions, et je ne retirai personne du service des pièces qui continuaient à faire merveille. Je pense que les pirates trouvèrent à la fin qu’il faisait trop chaud ; car ils cessèrent de nous poursuivre, et cinq minutes après nous étions complètement hors de leur rayon.

À en juger par la confusion qui semblait régner parmi les pirates, ils avaient dû être rudement traités. Un canot avait été coulé bas, et cinq ou six embarcations s’étaient réunies à l’entour, pour chercher à sauver l’équipage. Trois autres avaient souffert dans leur mâture, et tous indiquaient par leurs mouvements qu’ils en avaient assez. Dès que j’en fus bien certain, je repris ma route première. Les pros qui nous restaient au vent firent mine de vouloir nous suivre pendant quelque temps. Trouvant la plaisanterie trop prolongée, je virai vivement de bord pour tomber sur ces obstinés ; mais ils ne se le firent pas dire deux fois, et nous tournèrent précipitamment le dos en courant au plus près. Nous changeâmes encore une fois les amures, et nous poursuivîmes notre route sans être inquiétés davantage.

J’appris par la suite d’un capitaine de bâtiment marchand que nos assaillants avaient perdu quarante-sept hommes, et qu’il avait entendu dire que l’officier qui commandait la Crisis était le même qui commandait le John, lors de son affaire dans les mêmes parages. Nous eûmes quelques agrès coupés, quelques mâts endommagés, et deux blessés dont l’un se trouva être Neb. Le matelot blessé mourut avant notre arrivée au Cap, plutôt faute d’un bon chirurgien que des suites mêmes de sa blessure. Quant à Neb, nous n’étions pas encore à Sainte-Hélène, qu’il avait déjà repris son service. Pendant tout le temps de l’engagement, il était resté la bouche tellement béante, en faisant sa grimace habituelle, que je m’étonnais qu’un des pros n’y fût pas entré tout entier.

Je relâchai à Sainte-Hélène, comme je l’avais promis ; mais ne trouvant pas de bâtiment, mes passagers se décidèrent à m’accompagner à New-York. Émilie s’était conduite admirablement pendant le combat, et ce fut une joie pour tout l’équipage d’apprendre qu’elle restait à bord. Les matelots protestaient qu’elle leur portait bonheur ; ils oubliaient que c’était par une suite de circonstances malheureuses au contraire que la pauvre enfant se trouvait dans la position où elle était maintenant.

Il n’arriva rien de remarquable dans notre traversée de Sainte-Hélène à New-York. Elle fut longue, mais sans ennui. Enfin nos calculs nous apprirent que nous ne devions pas être loin de la terre. Le major et Émilie montèrent sur la dunette pour jouir du premier coup d’œil, et peu d’instants après le cri désiré se fit entendre. Un point brumeux commençait à apparaître sous le vent. Il se condensa de plus en plus, et présenta bientôt les contours et les échancrures d’une montagne. La pointe du Hook, les terres qui s’élèvent derrière en amphithéâtre, se montrèrent successivement. Nous passâmes rapidement devant le phare, et, doublant le Spit, nous entrâmes dans la baie supérieure juste une heure avant le coucher du soleil. C’était la fin d’une des plus belles journées du mois de juin 1802.


CHAPITRE XXI.


Boire ! boire ! à qui boirons-nous ? à un ami ou à une maîtresse ? — Voyons, pensons un peu — aux absents, ou à ceux qui sont ici ? — aux morts que nous aimions ou aux vivants qui nous sont encore chers ? — Hélas ! j’ai beau chercher, je ne trouve plus de ces derniers. Le présent n’est qu’une solitude ; buvons au passé !Paulding.


Quoique Manhattanais jusqu’à la moelle des os, en tant que marin, je n’emboucherai pas la trompette pour célébrer les beautés de la baie intérieure ou extérieure de notre île. Il faudrait être aveuglé par un patriotisme bien étroit pour songer à comparer le havre de New-York à la baie de Naples ; et je ne connais pas deux endroits, avec les mêmes éléments de terre et d’eau, qui se ressemblent moins. Le havre de New-York est joli, rien de plus ; tandis que la baie de Naples est presque ce que ses habitants l’appellent si amoureusement : un morceau du ciel tombé sur la terre. D’un autre côté, Naples, comme port, ne peut entrer en parallèle avec le grand marché américain qui, sous ce rapport, n’a point de rival à moi connu, Constantinople excepté. Je voudrais que les Manhattanais fussent convaincus de ce fait, afin que, lorsqu’ils vantent leur île, ils fissent valoir le côté fort, et non pas les côtés faibles, comme il n’arrive que trop souvent.

Le major, Émilie et moi, debout sur la dunette, nous regardions ce coup d’œil pendant que le bâtiment glissait sur l’eau, devant une bonne brise sud-est. J’épiais avec intérêt l’expression de leurs figures ; car j’éprouvais toute l’anxiété d’un novice et d’un provincial pour savoir quel effet produirait mon pays sur des étrangers. Le major ne me parut pas émerveillé ; et, quelle que soit mon opinion aujourd’hui, j’en fus surpris alors. Je fus plus content d’Émilie. Soit qu’elle fût vraiment frappée du contraste entre l’étendue sans bornes de l’Océan et la scène animée qui se déroulait sous ses yeux, soit désir d’être agréable à son hôte, elle manifesta hautement son ravissement. Je lui témoignai combien elle me faisait plaisir, et notre voyage se termina dans les plus doux rapports de sentiments et de pensées.

Notre bâtiment était à la hauteur de Bedlow, et le pilote avait commencé à diminuer de voiles, quand un schooner vint à nous croiser. Trop occupé du mouvement général de la baie pour remarquer une petite embarcation, ce fut à peine si je tournai les yeux de ce côté. En cet instant, j’entendis de grands cris poussés au-dessus de moi. C’était Neb qui était à ferler un des cacatois, et qui faisait entendre un de ces miaulements aigus, particuliers à sa race, qui lui échappaient souvent malgré lui.

— Que signifie ce tapage sur le mât d’artimon ? m’écriai-je avec colère ; car je tenais sévèrement la main à ce que le plus grand ordre régnât sur mon bord. — Taisez-vous, ou je saurai bien vous apprendre votre métier.

— Regardez donc, maître, dit le nègre en me montrant vivement le schooner ; vous ne pas voir la Polly !

C’était bien elle en effet, et je la hélai sur-le-champ.

— Eh ! de la Polly ! où allez-vous, et depuis quand le schooner est-il de retour de la Mer Pacifique ?

— Nous allons à la Martinique. Voilà six mois que la Polly est revenue des mers du sud. C’est le troisième voyage qu’elle fait depuis lors aux Indes occidentales.

J’avais donc la certitude que la cargaison et mes lettres étaient arrivées à bon port. Je devais être attendu, et les armateurs ne tarderaient pas à apprendre mon arrivée. J’en eus bientôt la preuve, car au moment où la Crisis entrait dans l’Hudson, un canot vint à nous, amenant deux des principaux associés de notre maison de commerce. Mon rapport et les explications verbales de l’officier qui avait ramené le schooner les avaient mis au courant de tout ce qui était arrivé. Nelson, après sa victoire du Nil, fût venu annoncer lui-même son succès au roi d’Angleterre, que sa réception n’aurait pu être plus flatteuse que celle qui me fut faite. On me prodiguait à chaque phrase le nom de capitaine, et les éloges étaient entremêlés de tant de questions sur la valeur de la cargaison, que je ne savais à laquelle répondre en premier. Les deux associés m’invitèrent à la fois à dîner pour le lendemain ; et comme je faisais quelques objections à cause de mes occupations à bord, ils remirent de jour en jour, jusqu’à ce qu’ils en eussent indiqué un qui parût me convenir. Celui qui nous apporte de l’or est toujours le bienvenu !

Avant le coucher du soleil, nous avions pris notre station le long du quai, et tout était en ordre à bord. Les matelots eurent alors la permission d’aller passer la nuit à terre. Pas un d’entre eux ne demanda un dollar ; mais ils n’eurent pas plutôt mis le pied sur le sol, qu’ils se virent entourés d’un cercle d’hôtes empressés, se disputant l’honneur de pourvoir à tous leurs besoins. Le matelot qui a trois années de solde en arrière est une sorte de Rothschild à la Bourse de Jack. Toutes les harpies qui s’attachaient après eux savaient que les avances qu’ils pourraient faire étaient couvertes par une excellente hypothèque sur la Crisis et sur sa cargaison.

Je me hâtai de faire un bout de toilette, et je dis à Neb d’en faire autant. Un des armateurs s’était offert pour conduire le major Merton et Émilie a un logement convenable, avec un empressement qui me surprit. Mais l’influence des Anglais et de l’Angleterre, dans toute l’étendue des États-Unis, était très-grande il y a quarante ans. C’était encore plus sensible à New-York que partout ailleurs ; et un major anglais à la demi-paie était une sorte de seigneur aux yeux des Manhattanais de l’époque. Combien n’ai-je pas vu de ces quasi-lords, dont les titres de noblesse n’étaient rien de plus que des brevets de capitaines ou de lieutenants, signés de Sa Majesté anglaise ! À cette époque — il y aurait de la folie à le nier — l’homme qui avait servi contre notre pays, pourvu qu’il fût « officier anglais, » était préféré à celui qui l’avait défendu. Je parle ici de l’opinion de la société car pour le peuple, il professait des sentiments tout différents.

Ce résultat, en ce qui concerne New-York, n’est pas aussi étonnant qu’on pourrait le croire au premier coup d’œil. Envisagée comme classe, ce que j’appellerai la noblesse de New-York faisait cause commune avec la couronne. Il est vrai que la portion de cette classe que je pourrais presque appeler baroniale, était divisée en deux partis ; mais la grande majorité de l’élite de la société était, je le répète, pour la couronne. La paix de 83 trouva une grande partie des membres de cette classe en possession de leurs anciennes positions sociales ; les confiscations n’ayant guère atteint que les plus riches des coupables. Je puis citer un exemple, qui est à ma connaissance personnelle, de la sorte de justice qui présidait à ces confiscations. Le chef d’une des familles les plus importantes de la colonie était un homme du caractère le plus indolent, et incapable de la moindre activité. Il était immensément riche ; ses biens furent confisqués et vendus. Ce traître si dangereux avait un frère cadet qui servait dans l’armée anglaise en Amérique, et dont le régiment avait pris part aux batailles de Bunker-Hill, de Brandywine, de Montmouth, etc. Mais le major était un fils cadet ; ce fut un mérite au point de vue républicain ; il échappa aux conséquences de son adhésion à la couronne ; et, après la révolution, revenu dans son pays natal, il y prit possession de propriétés assez considérables, tandis que son aîné passait ses jours dans l’exil, expiant cruellement le malheur d’être riche, crime irrémissible en temps de révolution.

Ces considérations expliquent le haut prix que la société de Manhattan mettait à cultiver des relations avec les Anglais. On avait pour eux cette admiration provinciale qui va jusqu’à l’engouement ; admiration qui avait son principe dans ce mélange de sentiments de loyauté, de petitesse, d’égoïsme et de bonne foi, qui fut aussi le fondement de l’hostilité politique aux mouvements de la révolution française.

Il n’est donc pas étonnant que le major Merton et sa fille reçussent, à peine arrivés, l’accueil le plus empressé. Une sorte d’intérêt de roman s’attachait en même temps à leurs aventures, et je n’avais pas d’inquiétude à concevoir à leur égard : ils seraient bientôt traités moins en étrangers que moi-même, qui revenais dans mon pays natal.

Neb vint m’annoncer qu’il était à mes ordres, et je lui dis de me suivre. Mon intention était de passer dans les bureaux des armateurs, d’y prendre quelques lettres qui m’attendaient, d’y répondre, et d’envoyer ensuite le nègre à Clawbonny pour annoncer mon retour. En 1802, la Batterie était le point de réunion de la belle société, et la promenade à la mode. Je ne suis jamais revenu d’un voyage, surtout d’un voyage en Europe, sans être frappé de deux choses à New-York : l’aspect provincial de la ville en général, et la beauté des jeunes personnes j’entends de celles qui font partie réelle, intégrante, naturelle, de la population, et non de ces essaims nombreux que nous envoient l’Irlande et l’Allemagne, et qui encombrent aujourd’hui nos rues ; mais un Américain reconnaît un compatriote, homme ou femme, au premier coup d’œil. Comme il y avait beaucoup d’enfants qui faisaient leur promenade du soir, et que la plupart des servantes étaient alors des négresses, Neb eut sa part de délices, et toutes les fois qu’il passait devant une de ces Vénus cuivrées, il faisait claquer ses doigts avec un ravissement qui était partagé par l’objet de son admiration, comme il était facile de le voir à la manière dont elle se rengorgeait aussitôt en passant devant lui.

Pendant que de mon côté je passais en revue une foule de figures charmantes, j’oubliai les affaires qui m’appelaient. Neb ni moi nous n’étions pressés ; nous nous promenions tranquillement, regardant à droite et à gauche, quand une société qui passa près de nous sous les arbres, absorba toute mon attention. En avant marchaient un jeune homme et une demoiselle, mis simplement, mais avec goût. Le jeune homme n’avait rien de remarquable qu’une vivacité pétulante qui se manifestait par les gestes dont il accompagnait sa conversation avec sa compagne, qui semblait y prendre goût. Celle-ci avait un charme dans toute sa personne qui me frappa vivement ; c’était une démarche si naturelle, et en même temps si pleine de légèreté et de grâce, un air si complet de bonheur et de santé, une tournure si distinguée, que je brûlais de voir de plus près une créature si charmante. Je ne pouvais entendre ce que son cavalier lui disait, mais je construisis sur-le-champ mon roman, et je me dis que ce devaient être deux fiancés pour qui tous les rapports de fortune et de convenances se trouvaient réunis. Neb avait cessé de s’occuper de ses beautés moricaudes et il n’avait des yeux que pour la belle inconnue.

Je me sentais en quelque sorte fasciné par cette gracieuse apparition, et je cherchais à surprendre l’expression de son regard qui s’était dirigé vers moi, lorsque j’entendis ce seul mot prononcé d’une voix et d’un ton qui me fit tressaillir de tous mes membres :

— Miles !

Il n’y avait plus à s’y méprendre : c’était bien Lucie Hardinge qui était devant moi, tremblante, incertaine, la figure tantôt pâle comme la mort, tantôt d’un rouge pourpre, les mains serrées l’une contre l’autre, prête à s’élancer dans mes bras, et retenue par un sentiment de pudeur ; enfin, le modèle le plus parfait de grâce, de sensibilité et de modestie naturelle.

— Lucie Hardinge, est-ce bien vous ! vous que je trouvais déjà si belle, sans vous reconnaître !

Je m’y serais étudié pendant une semaine, que je n’aurais pu imaginer de compliment plus flatteur que celui qui m’était échappé de manière à mettre sur-le-champ toute réserve à l’écart. Il fallait maintenant soutenir un si brillant début ; et, quoique dans un lieu public, malgré les six à huit personnes qui s’étaient retournées en souriant pour nous observer ; malgré l’air grave du jeune cavalier qui était si sémillant l’instant d’auparavant, je serrai la chère enfant contre mon cœur, et je lui donnai un baiser, comme je réponds bien qu’elle n’en avait jamais reçu. Les marins ne font jamais les choses à demi ; et dans ce moment je remplis mon rôle en conscience. Une pareille accolade de la part d’un jeune gaillard qui avait près de six pieds, une paire de moustaches imposantes, et un air de santé robuste qu’on n’acquiert pas en se pavanant dans les rues et dans les promenades, eut pour effet de couvrir la pauvre Lucie de confusion et de rougeur.

— Allons, assez, Miles, dit-elle en se dégageant ; ne voyez-vous pas Grace, et mon père et Rupert ?

Toute la famille, en effet, était réunie : on était sorti pour faire un tour de promenade avec un certain M. André Drewett, camarade de droit de Rupert, et qui, à ce que j’appris ensuite, était l’amant assez déclaré de sa sœur. Il y eut une différence marquée dans la manière dont je fus reçu par Grace et par Lucie. Dès que Grace me reconnut, sans s’inquiéter des passants ni du qu’en dira-t-on, elle se jeta à mon cou, m’embrassa sept à huit fois sans s’arrêter, puis se mit à sangloter sur mon épaule, comme si son cœur se brisait. Les spectateurs, qui ne virent dans ces démonstrations que l’affection franche et naturelle d’une sœur, eurent la discrétion de continuer leur promenade pour ne pas gêner nos effusions de famille. J’avais à peine eu le temps de presser Grace contre mon cœur, que la voix de M. Hardinge se fit entendre pour réclamer son tour. Le bon ministre oublia que j’avais trois pouces de plus que lui ; que j’aurais pu sans peine le soulever de terre et le porter dans mes bras, que j’avais été bronzé par le soleil, et que j’avais des moustaches de l’Océan Pacifique ; il me caressa comme si j’avais été un petit enfant, m’embrassa tout autant de fois que Grace, me bénit tout haut, et puis donna aussi un libre cours à ses larmes. Sans le bon ministre et ses cheveux gris, la scène eût peut-être frisé le ridicule ; mais son émotion nous sauva. Les ministres étaient beaucoup plus respectés aux États-Unis il y a quarante ans qu’ils ne le sont aujourd’hui, quoiqu’ils le soient encore plus parmi nous que dans la plupart des autres pays. J’eus besoin pour me remettre d’aller échanger une poignée de main amicale, mais moins sentimentale, avec Rupert. Quant à M. Drewett, il attendit assez longtemps pour demander à Lucie qui j’étais, et j’entendis le petit dialogue qui s’établit entre eux à cette occasion.

— C’est un ami intime, sinon un proche parent, miss Hardinge ?

— C’est tous les deux, répondit la jeune fille, moitié riant, moitié pleurant, avec son expansion ordinaire.

— Oserais-je demander son nom ?

— Son nom, monsieur Drewett ! mais c’est Miles, notre cher Miles ! Vous nous avez entendus parler de Miles ? — Mais j’oubliais que vous n’avez jamais été à Clawbonny. — N’est-ce pas une charmante surprise, ma bonne Grace ?

M. André Drewett attendit avec une patience qui me parut vraiment stoïque que Grace eût serré la main de Lucie, et lui eût exprimé son bonheur, pour reprendre la parole, et ce fut en ces termes qu’il se hasarda à le faire :

— Vous alliez dire quelque chose, miss Hardinge ?

— Moi ? mais en vérité, je ne me rappelle pas. — La surprise, la joie, — pardon, monsieur Drewett. — Ah ! je me souviens à présent. J’allais dire que c’est M. Miles Wallingford de Clawbonny, le pupille de mon père, — vous savez bien, le frère de Grace ?

— Puis-je demander à quel degré il est parent de M. Hardinge ? demanda le persévérant questionneur.

— Oh ! à un très-proche degré. — Attendez ; mais où ai-je donc la tête ce soir ? Il ne l’est pas du tout.

M. Drewett eut assez de tact pour comprendre qu’il était temps de se retirer, et il nous fit un salut si étudié, si plein de politesse, que vraiment je regrettai de n’avoir pas le loisir de l’admirer. Son départ ne parut pas faire beaucoup de sensation dans notre petit cercle, et nous allâmes nous asseoir tous les cinq sur un banc dans une allée plus solitaire. Tout entiers au bonheur de nous retrouver les uns avec les autres, nous étions aussi étrangers à ce qui se passait autour de nous que si nous avions été assis sur le banc rustique au pied du vieil ormeau, sur la pelouse de Clawbonny. J’étais assis entre M. Hardinge et Grace, Lucie auprès de son père, et Rupert auprès de ma sœur. Mon ami pouvait me voir sans peine à cause de sa taille, mais Lucie, le coude appuyé sur les genoux de son père, se penchait pour écouter en nous regardant.

— Nous vous attendions ; nous n’avons pas été pris tout à fait à l’improviste ! s’écria le bon M. Hardinge, en me frappant sur l’épaule comme pour dire qu’il commençait à présent à me traiter en homme. J’ai consenti à venir à New-York parce que le dernier bâtiment arrivé de Canton avait annoncé que la Crisis devait mettre à la voile dix jours après lui.

— Et jugez de notre suprise, ajouta Rupert, en lisant dans les journaux : la Crisis, capitaine Wallingford !

— Mes lettres avaient dû vous y préparer un peu.

— Vous y parliez de M. Marbre, et je croyais que, quand il vous aurait rejoints, il reprendrait le commandement du bâtiment.

— Peut-être a-t-il pensé, répondis-je avec un peu d’orgueil, oubliant pour un instant la situation probable du pauvre Marbre, dans un accès de vanité ; peut-être a-t-il pensé qu’il n’était pas en trop mauvaises mains.

— Mais c’est ce qui paraît en effet ! dit M. Hardinge avec bonté ; comment donc, mais j’entends dire de tous côtés que vous avez fait merveille ; la reprise du bâtiment sur les Français est un exploit digne de Truxton lui-même.

À cette époque, Truxton, c’était tout dire ; c’était l’idole navale des États-Unis, et il avait autant de réputation aux États-Unis que Nelson lui-même en Angleterre ; c’était tirer à bout portant sur ma modestie : je soutins le feu de mon mieux.

— J’ai cherché à faire mon devoir, Monsieur, répondis-je en évitant de regarder Lucie et en baissant les yeux ; il aurait été trop dur de revenir dire ici : les Français nous ont pris notre bâtiment pendant que nous dormions.

— Mais vous en avez pris un aux Français de cette manière, et de plus vous l’avez gardé ! dit une voix douce dont chaque intonation était une musique délicieuse pour mes oreilles.

Je tournai la tête, et je vis poindre les yeux expressifs de Lucie au-dessus de l’habit gris de son père, derrière lequel elle se retira instinctivement dès qu’elle surprit mon regard.

— Oui, repris-je, nous avons été un peu plus heureux que nos ennemis ; mais il est juste de dire que nous avons eu de grandes obligations au capitaine Le Compte, qui poussa la complaisance jusqu’à nous laisser un schooner pour courir après lui.

— J’ai toujours trouvé cette partie de votre histoire assez étrange, Miles, dit M. Hardinge ; pour expliquer la générosité de ce Français, il faut supposer qu’il ne pouvait guère faire autrement.

— Vous ne rendez pas justice au pauvre Le Compte ; c’était un brave marin, aux idées chevaleresques. Il est possible que, sans ses passagers, il eût pris le temps de la réflexion ; mais j’ai toujours soupçonné que le désir de jouir de la société de miss Merton à lui tout seul l’avait porté à se débarrasser de nous le plus tôt possible. Il l’aimait évidemment, et il eût été jaloux de son ombre.

— Miss Merton ! s’écria Grace.

— Miss Merton ! répéta Rupert en se penchant en avant d’un air de curiosité.

— Miss Merton ! se débarrasser de nous ! dit M. Hardinge en souriant. Qu’est-ce donc que miss Merton, et quels sont ces nous dont on voulait se débarrasser ?

Lucie seule ne dit rien.

— Comment, Monsieur ? Mais, dans mes lettres, j’ai dû vous parler des Merton ; comment nous nous étions rencontrés à Londres ; puis, comment je les avais trouvés prisonniers auprès de M. Le Compte ; enfin, que je devais les conduire à Canton, à bord de la Crisis ?

— Vous nous avez parlé d’un major Merton ; mais, quant à moi, voilà la première fois que j’entends parler d’une miss Merton. Voyons, jeunes filles, avez-vous été plus heureuses ?

— Miles ne m’a jamais écrit une ligne où il fût question d’une jeune personne, dit Grace en riant, — c’est peut-être à Lucie.

— Il n’aurait pas été me dire ce qu’il jugeait à propos de cacher à sa sœur, répondit Lucie à voix basse.

— Il est assez bizarre que j’aie oublié d’en parler, m’écriai-je en cherchant à tourner la chose en plaisanterie ; les jeunes gens ont ordinairement plus de mémoire quand il s’agit de jeunes demoiselles.

— Cette miss Merton est donc jeune, mon frère ?

— À peu près de votre âge, Grace.

— Et jolie ?

— Comme vous, ma chère.

— Et vous ne nous en disiez rien ! s’écria en riant mon tuteur, qui ne pensait pas plus à me marier à sa fille qu’à une princesse allemande de cent quarante-cinq quartiers, s’il en existe. Ah ! ça, il faudra nous faire un jour son portrait ?

— Vous pouvez m’en éviter la peine en la regardant demain, Monsieur, car elle est ici avec son père.

— Ici ! s’écria-t-on de toutes parts, et cette fois Lucie encore plus haut que les autres dans l’excès de sa surprise.

— Oui, certainement, le père, la fille et les domestiques. N’ai-je pas aussi oublié de vous parler des domestiques dans mes lettres ? Mais que voulez-vous ? Un pauvre diable qui a beaucoup à faire ne peut penser à tout dans la même minute. Le major Merton a un commencement de maladie de foie, et il ne pouvait rester dans un climat chaud ; n’ayant trouvé aucune autre occasion, il se rend en Angleterre par les États-Unis.

— Et combien y a-t-il qu’ils sont sur votre bord, Miles ? demanda Grace un peu gravement.

— Sur mon bord ? neuf mois environ, à ce que je crois ; mais en comptant le séjour à Londres, à Canton et à la Terre de Marbre, notre connaissance remonte à un peu plus d’un an.

— Alors la mémoire vous a manqué longtemps, mon frère.

Après cette épigramme, il y eut un moment de silence ; M. Hardinge le rompit en faisant quelques questions sur le voyage de Canton. Comme il commençait à faire froid, nous nous levâmes pour nous diriger vers le logement de mistress Bradfort ; cette dame, comme je ne tardai pas à m’en apercevoir, était très-attachée à Lucie, et elle avait insisté pour l’avoir quelque temps chez elle pour la produire dans la société. Elle fréquentait un monde très-supérieur à celui où Grace et moi nous pouvions prétendre à être admis par notre position sociale ; mais Grace avait été reçue partout, en sa qualité d’amie de Lucie. Ce n’est pas faire injure à Clawbonny que d’avouer que les deux jeunes filles gagnèrent à ce frottement avec le monde, à tel point que je ne tardai pas à penser que miss Merton, loin d’avoir encore sur elles quelque avantage, ne pouvait que profiter, même sous ce rapport, dans leur société.

À la maison, j’eus à raconter toute mon histoire et à répondre à une foule de questions ; il ne fut plus dit un mot de miss Merton, et Lucie elle-même prit part à la conversation avec son enjouement d’autrefois. Quand les lumières eurent été apportées, et que mes deux compagnes d’enfance eurent ôté leurs schalls et leurs chapeaux, je les fis mettre debout devant moi, pour vérifier à quel point le temps les avait changées. Grace avait alors dix-neuf ans, et Lucie seulement six mois de moins. C’était Lucie surtout qui était à peine reconnaissable : ses charmes avaient acquis ce développement qui en faisait une jeune femme accomplie. Sous ce rapport, elle avait l’avantage sur Grace, qui était encore frêle et délicate, tandis que Lucie, malgré sa légère disposition à l’embonpoint, n’avait rien d’épais ni de lourd dans sa tournure ; son regard avait pris une expression tendre et douce à la fois qui allait droit au cœur ; en un mot, il y avait de quoi être fier d’inspirer quelque intérêt à deux jeunes personnes aussi charmantes.

Pendant ce temps, Neb avait été oublié. Il nous avait suivis à la maison de mistress Bradfort, et il était déjà installé à la cuisine où il renouvelait connaissance avec une certaine miss Chloe Clawbonny, son arrière-cousine, qui avait accompagné sa jeune maîtresse à New York. Dès qu’on sut qu’il était en bas, Lucie, qui était comme chez elle dans la maison, demanda qu’il fût introduit au salon. Je vis, au sourire bienveillant de mistress Bradfort, qu’elle n’excédait pas son privilège, et Neb fut appelé. Jamais le pauvre nègre ne s’était senti si heureux de sa vie. Il entra en reportant lentement le poids de sa personne d’une jambe sur l’autre, et en tortillant son chapeau entre ses doigts, avec l’embarras de quelqu’un qui va paraître devant des personnes qui valent mieux que lui ; car alors un nègre était assez disposé à convenir que cela pouvait se rencontrer. Aujourd’hui je sais bien que le mot est proscrit. Tout homme en vaut un autre. Il y en a bien qui sont condamnés aux travaux forcés, tandis que les autres se promènent en liberté. Mais l’exception ne détruit pas la règle, et il reste bien démontré néanmoins que tout homme en vaut un autre.

On soupait encore en 1802, et je fus invité à prendre part à ce repas de famille, qui fut des plus gais. C’était l’usage de porter des toasts, usage bizarre, mais très-général alors ; les messieurs portaient la santé de dames, et les dames celle de messieurs. Vers la fin du souper, mistress Bradfort, qui était très-grande observatrice des formes, invita gaiement M. Hardinge à donner l’exemple.

— Ma chère mistress Bradfort, dit le ministre avec enjouement, si ce n’était pas contre toutes les règles de nommer une personne présente, c’est sans contredit votre santé que je porterais. Voyons donc, qui choisirai-je ? me permettra-t-on de proposer notre nouvel évêque, le docteur Moore ?

Le cri de « pas d’évêque ! » était plus unanime encore qu’il ne l’est aujourd’hui, parmi ceux qui, ayant toute leur vie vécu en dissidence avec l’autorité épiscopale, pensent que leur influence augmente parce qu’ils élèvent plus haut la voix ; et cela sur un sujet que pas un sur cent ne s’est donné la peine même d’effleurer. Notre opposition partait d’une toute autre cause, de notre désir de savoir quelle dame M. Hardinge pourrait choisir. Nous jouissions avec une certaine malice de l’embarras de l’excellent homme, qui rougissait comme un enfant à la seule idée de prononcer un nom de femme à l’occasion d’un toast. Il eût voulu trouver quelque moyen de s’en défendre ; mais nous tenions bon, et après de mûres réflexions, après avoir cherché des inspirations au plafond, avec un air aussi grave que s’il allait prononcer un sermon, il leva son verre, et dit :

— À Peggy Perott !

Peggy Perrott était une vieille fille qui allait soigner les malades pour de l’argent dans les environs de Clawbonny, et qui était laide à faire peur. Aussi ce fut un éclat de rire général.

— Vous voulez que je propose un toast, et vous vous mettez à rire quand je cherche à vous contenter ! dit M. Hardinge d’un ton moitié sérieux, moitié plaisant ; Peggy est une excellente femme, et une des plus utiles que je connaisse.

— Je m’étonne, mon cher monsieur, que vous n’ayez point développé votre toast ! m’écriai-je étourdiment.

— Et si je l’avais fait, elle n’aurait eu qu’à s’en féliciter, la pauvre fille ! mais je me suis exécuté, et c’est à votre tour, cousine.

Mistress Bradfort était veuve depuis longtemps, et elle n’en était pas à son coup d’essai en ce genre. Aussi elle porta son toast avec un calme parfait, et avec l’aplomb d’une personne qui avait la conscience d’avoir résisté à une foule de sollicitations pour changer d’état.

— À mon vieil ami, dit-elle en se soulevant comme pour être mieux vue et braver la médisance, au bon docteur Wilson !

Toute personne veuve ou non mariée devait en désigner une dans la même position, et la veuve n’avait pas dérogé à l’usage ; mais « le bon docteur Wilson » était un ministre émérite que personne ne pouvait soupçonner d’inspirer d’autre sentiment que l’amitié.

— Bon ! s’écria M. Hardinge en se frappant le front ; moi qui n’y ai pas pensé ! mistress Bradfort, vous me l’avez volé ! avec un moment de réflexion, j’aurais choisi le docteur ; car j’ai étudié avec lui, et je l’honore infiniment.

La simplicité du bon ministre excita de nouveaux rires ; nous étions tous si disposés à la gaieté ce soir-là ! Puis vint le tour de Rupert.

— À la santé de la charmante miss Winthrop, dit-il sans la moindre hésitation, et en agitant son verre d’un air qui semblait dire : qu’en pensez-vous ?

Les Winthrop étaient une famille très-respectable, du petit nombre de celles qui restaient de l’ancienne aristocratie coloniale.

— Connaissez-vous cette miss Winthrop ? demandai-je tout bas à Grace.

— Nullement ; je vais peu dans cette société. Rupert et Lucie voient beaucoup de personnes que je connais à peine.

C’était la première fois que je comprenais la différence de position entre ma sœur et son amie. Si elle eût été à notre avantage, j’aurais sans doute trouvé la chose toute naturelle ; mais comme elle était contre nous, je m’en indignai dans le premier moment. Rupert dit à Grace que c’était à présent son tour, une dame succédant ordinairement à un monsieur. Ma sœur ne parut pas déconcertée le moins du monde ; mais, après un moment d’hésitation, elle dit :

— À M. Édouard Marston.

C’était un nom nouveau pour nous ; mais j’appris que c’était celui d’un jeune homme recommandable qui venait souvent chez mistress Bradfort, et dont cette dame faisait grand cas. Je regardai Rupert pour voir quelle mine il faisait ; mais il était aussi calme que Grace l’avait été quand il avait proposé la santé de miss Winthrop.

— Je crois qu’il ne me reste que vous à appeler, Miles, dit Grace en souriant.

— Moi ! mais vous savez tous que je ne connais pas une âme ici. Nos filles de l’Ulster sont presque toutes sorties de ma mémoire. Et puis, personne ne les connaîtrait.

— Comment donc ? est-ce que nous ne sommes pas aussi de l’Ulster ? Voyons, cherchez bien si vous ne trouvez pas quelque jeune personne…

— Allons, soit ! aussi bien on ne peut être resté plus de neuf mois sur le même bord qu’Émilie, sans penser à elle dans un cas extrême. Ainsi donc, à la santé de miss Émilie Merton !

M. Hardinge me parut pensif, comme un homme qui a des devoirs de tuteur à remplir, et Grace elle-même devint sérieuse. Je n’osai pas regarder Lucie, quoique j’eusse pu porter sa santé toute la nuit, si l’usage eût permis de proposer une personne présente. Les causeries recommencèrent de plus belle, et j’avais à répondre à six questions à la fois, quand mistress Bradfort, beaucoup trop minutieuse pour oublier personne, rappela que miss Lucie Hardinge ne nous avait pas encore honorés d’un toast. Lucie avait eu tout le temps de la réflexion ; elle inclina la tête, s’arrêta un moment comme pour rassembler son courage, puis elle dit :

— À M. André Drewett !

C’était le jeune homme avec qui elle était en conversation si animée, la première fois que je l’avais rencontrée ! Si j’avais été plus familier avec le monde, j’aurais su qu’une jeune personne sensée et délicate n’irait pas ainsi divulguer un secret qui lui serait cher. Mais j’étais jeune ; j’aurais porté devant tout l’univers la santé de celle que je préférais, et le toast de Lucie me mit mal à l’aise pour tout le reste de la soirée. Aussi ne fus-je point fâché quand Rupert me rappela qu’il était onze heures, et qu’il était temps de nous retirer.

La matinée du lendemain fut employée à terminer l’affaire du bâtiment. Je fus très-fêté par les négociants et les patrons de navires ; et un de mes armateurs me conduisit à la Bourse pour me faire voir. Il y a des hommes si forts sur les principes, et si esprits-forts en même temps, que l’approbation de leur conscience leur suffit, et qu’ils se moquent, comme ils disent, du qu’en dira-t-on. Je les admire, mais j’avouerai ma faiblesse : je fais grand cas de l’opinion. Je sais bien que ce n’est pas le moyen de devenir un très-grand homme ? car celui qui ne sait ni juger, ni agir, ni sentir par lui-même, sera toujours exposé au danger de faire de trop grands sacrifices aux désirs des autres ; mais on ne peut se refaire. J’étais fier d’être un héros en miniature, ne fût-ce même que dans les colonnes des journaux. Pour tout ce qui est national, leur zèle n’est jamais en défaut. Pour eux, le pays n’a jamais tort, jamais il n’essuie de défaite ni ne peut en essuyer ; mais, en revanche, personne n’a jamais raison ; et la réputation est une propriété publique sur laquelle chaque Américain a des droits, et les journalistes plus que personne. Mais j’étais jeune en 1802, et un article de journal à ma louange avait un certain charme pour moi, je dois l’avouer. Et puis je m’étais bien montré, après tout, et mes ennemis eux-mêmes avaient été forcés d’en convenir.


CHAPITRE XXII.


Les vaisseaux ne sont que des planches ; les marins ne sont que des hommes ; il y a des rats de terre — et des rats d’eau, des voleurs de mer aussi bien que de terre, — je veux dire, les pirates ; — puis il y a danger de l’eau, danger des vents, danger des récifs. — Cet homme, néanmoins, offre une garantie suffisante. — Trois mille ducats, — oui, je crois que je puis prendre son billet.
Shakespeare.


Je voyais Grace, le bon M. Hardinge et ses enfants tous les jours, mais ce ne fut qu’à la fin de la semaine que je pus trouver le temps d’aller rendre visite aux Mertons. Ils parurent bien aises de me voir, mais leurs intérêts n’avaient eu nullement à souffrir de mon absence. Le major avait exposé ses droits au consul anglais, qui, natif lui-même de Manhattan, avait des relations étendues, ce qui lui assurait une influence que ses fonctions seules n’auraient pu lui donner. Le colonel Barclay — c’était son nom — avait pris les Mertons sous son patronage, et son exemple ayant été suivi par d’autres, ils étaient déjà reçus dans la meilleure société. Émilie me cita les noms de plusieurs des personnes avec lesquelles elle avait déjà échangé des visites, et je reconnus aussitôt, tant par la conversation de Lucie et de Grace que par ma connaissance générale des traditions de la colonie et de l’état, qu’au point de vue, sinon politique, du moins social, c’étaient les premières familles du pays ; classe évidemment au-dessus de celles avec lesquelles je m’étais trouvé en relations. En même temps je savais très-bien que le capitaine d’un bâtiment de commerce avait beau être au mieux avec ses armateurs ou avec ses camarades, il n’en avait pas moins très-peu de chances d’être admis dans cette société ; de sorte que j’avais devant moi la douce perspective de voir ma propre sœur et les deux jeunes personnes que j’aimais le plus au monde, — après elle, cela va sans dire, — fréquenter des maisons dont les portes m’étaient fermées. C’est désagréable dans toutes les positions ; dans la mienne ce le fut encore davantage, et voici comment :

Quand je dis à Émilie que Grace et Lucie étaient à New-York, et qu’elles se proposaient de venir la voir le matin même, il me parut qu’elle manifestait moins d’empressement qu’elle n’en aurait montré un mois auparavant.

— Miss Hardinge est-elle parente de M. Rupert Hardinge auprès de qui je me suis trouvée hier dans un dîner ? demanda-t-elle après avoir exprimé le plaisir qu’elle aurait à les recevoir.

Je savais que Rupert avait dîné en ville ce jour-là, et, ne connaissant aucune autre personne du même nom, je répondis affirmativement.

— Il est le fils d’un ministre respectable, et très-bien posé dans le monde, m’a-t-on dit ?

— Les Hardinges sont en grand renom parmi nous. Le père et le grand-père de Rupert ont été ministres, et son bisaïeul était marin : Ce ne sera pas, je l’espère, une défaveur à vos yeux.

— Marin ! mais il me semblait avoir entendu dire… — Pardon, je me trompe sans doute.

— Peut-être vous a-t-on dit que son bisaïeul était un officier anglais ?

Émilie rougit, puis elle sourit faiblement, et convint que j’avais deviné juste.

— Eh bien ! tout cela est vrai, ajoutai-je, quoiqu’il fût marin. Le vieux capitaine Hardinge, ou le commodore Hardinge, comme on avait coutume de l’appeler, — car il avait commandé une fois une escadre, — était dans la marine militaire anglaise.

— Oh ! des marins de ce genre, à la bonne heure ! dit vivement Émilie ; je ne croyais pas qu’il fût d’usage d’appeler ainsi les gentlemen de la marine militaire.

— Ils feraient une triste figure, s’ils ne l’étaient pas, miss Merton ; autant vaudrait dire qu’un juge n’est pas un homme de loi.

C’en était assez toutefois pour me convaincre que miss Merton ne regardait plus le capitaine de la Crisis comme le premier homme du monde.

La cloche annonça l’arrivée des deux jeunes personnes, et Émilie leur fit un accueil gracieux. Elle mit de l’abandon et même une certaine chaleur dans l’expression de sa reconnaissance pour tout ce que j’avais fait pour elle et pour son père. Elle remonta même jusqu’à notre rencontre au parc, et poussa l’amabilité jusqu’à dire que dans cette circonstance, elle et ses parents avaient dû la vie à mon dévouement. De pareils propos faisaient grand plaisir aux deux amies ; car je crois qu’elles ne se seraient jamais lassées ni l’une ni l’autre d’entendre faire mon éloge. Après ces premiers compliments, la conversation tourna sur New-York, ses plaisirs et les différentes personnes qu’on connaissait mutuellement. Je m’aperçus que ma sœur et mon amie étaient presque ébahies de voir dans quelle société était lancée miss Merton. Cette société était d’une nuance au-dessus même de celle de mistress Bradfort, quoique l’une et l’autre eussent, par leurs extrêmes, quelques points de contact. Comme les personnes dont on parlait m’étaient toutes inconnues, je n’avais rien à dire, et j’écoutais en silence. C’était une excellente occasion pour moi de comparer entre elles les trois jeunes filles.

C’était par la délicatesse des formes que Grace et Lucie étaient surtout remarquables. Elles avaient la main et le pied plus petit, la taille plus svelte, la tournure plus élégante que la jeune Anglaise ; mais celle-ci avait des épaules et un buste irréprochables, et en même temps une fraîcheur de coloris que rien ne pouvait surpasser. Pour résumer en un mot le caractère de leurs physionomies, Émilie avait plus d’éclat, Lucie plus de finesse et d’expression. Je ne parle point de Grace, qui faisait classe à part par l’expression toute intellectuelle de sa figure. En les voyant toutes les trois assises en cercle et causant entre elles avec une douce et joyeuse liberté, Lucie me parut la plus jolie, dans sa toilette simple, mais soignée, du matin, tandis qu’il me semblait qu’Émilie aurait enlevé plus de suffrages dans un salon à la clarté des bougies. Je signale cette distinction parce que je la crois nationale.

La visite se prolongea, car j’avais exprimé le désir qu’on prît le temps de faire connaissance, et je n’eus pas besoin de le répéter. Pendant que les trois amies babillaient entre elles, j’écoutais le son de leurs voix, et il me parut que pour les inflexions et pour l’accent, Émilie avait un léger avantage, quoique ce fût aux dépens du naturel ; l’art se faisait un peu sentir, ce qui diminuait le charme. Si la supériorité n’était pas plus marquée, c’est qu’en 1802, les femmes à New-York se donnaient encore la peine de prononcer les mots ; aujourd’hui, cette partie si importante de l’éducation est négligée d’une manière déplorable, et il est presque aussi rare de trouver une jeune Américaine qui parle sa langue avec grâce, que d’en voir une qui ne soit pas charmante.

Quand les nouvelles amies se quittèrent, ce fut en se promettant de se revoir bientôt. Je secouai la main d’Émilie à la manière anglaise, et je pris congé d’elle en même temps.

— En vérité, Miles, dit Grace dès que nous fûmes dans la rue, la jeune personne qui vous a de si grandes obligations est vraiment charmante. — Elle me plaît extrêmement.

— Et vous, Lucie êtes-vous du même avis ?

— Oui, dit Lucie d’un ton beaucoup plus réservé, quoique les paroles fussent à peu près les mêmes ; c’est une des plus jolies personnes que j’aie jamais vues, et je ne m’étonne pas…

— De quoi ne vous étonnez-vous pas, ma chère ? demanda Grace, voyant que son amie hésitait à continuer.

— Oh ! j’allais dire quelque sottise, et il vaut mieux que je m’arrête. Mais quelles manières distinguées a miss Merton ! Ne trouvez vous pas, Grace ?

— À vous parler franchement, si je lui reproche quelque chose, c’est justement d’avoir un peu trop de manières. N’avez-vous pas remarqué que c’était, plus ou moins, le défaut de toutes les Européennes que nous avons vues l’hiver dernier ? Tout ce qui sent l’étude ne saurait me plaire, à moi.

— À nous, c’est possible ; mais pour ceux qui ont été habitués à cette perfection de manières, il doit leur être pénible de ne plus la rencontrer.

En faisant cette remarque, je crus observer que Lucie jetait un regard furtif de mon côté. J’eus la sottise de croire que c’était pour moi qu’elle parlait, et j’en fus un peu piqué. Il me semblait qu’elle voulait dire : ah ! monsieur Miles, maintenant que vous avez été à Londres et dans une île déserte des mers du Sud, les deux extrêmes de la civilisation, vous faites le difficile, et il faut être maniérée pour vous plaire ! — Je sentis que je perdais contenance, et, prétextant les exigences du service, je m’éloignai précipitamment pour retourner à bord. Je rencontrai sur le quai M. Hardinge qui me cherchait.

— Venez, Miles, me dit l’excellent vieillard, j’ai besoin de causer sérieusement avec vous.

Comme dans ce moment Lucie occupait la première place dans mes pensées, je me dis tout bas : de quoi donc le cher ministre veut-il me parler ?

— De tous les côtés j’entends dire de vous monts et merveilles, dit M. Hardinge, et j’apprends que vous êtes déjà un excellent marin. C’est un grand honneur pour vous d’avoir à votre âge commandé pendant un an un bâtiment allant aux Indes. J’ai causé de vous avec un de mes vieux amis, John Murray, de la maison Murray et fils, un des premiers négociants des États-Unis, et il m’a dit : « Si le garçon a de l’étoffe, poussez-le en avant. Donnez-lui un bâtiment à lui, et vogue la galère. Il n’y a rien de tel que d’avoir à soigner ses intérêts propres pour devenir vite un homme. » J’y ai bien réfléchi, j’ai certain bâtiment en vue depuis un mois ; et si ce plan vous sourit, je vais vous l’acheter.

— Mais ai-je assez d’argent pour cela, mon cher Monsieur ? Après avoir monté le John, le Tigris, la Crisis, je ne me soucierais pas de quelque navire subalterne, coté peut-être un tiers.

— Vous avez oublié la Polly dans votre énumération, dit le ministre en souriant. Mais soyez sans inquiétude. Le navire que j’ai en vue est de première classe ; il n’a encore fait qu’un seul voyage, et il est vendu par suite de la mort de l’armateur. Quant à l’argent, j’ai placé l’excédant de vos revenus sur les fonds publics, et ce qui a coûté dix mille dollars en vaut aujourd’hui treize mille ; car depuis la conclusion de la paix, tout est en hausse, et l’argent abonde. Vous avez dû de votre côté faire quelques économies ?

— J’ai près de trois mille dollars en réserve, et je n’aurai de longtemps à vous adresser aucune demande pour mes besoins personnels. Puis j’ai ma part de prise à toucher. Neb lui-même, avec sa paie et sa part de prise, me rapporte neuf cents dollars. Avec votre permission, Monsieur, j’aimerais à lui donner la liberté.

— Attendez votre majorité, Miles, et alors vous ferez ce que vous jugerez convenable. En réunissant toutes nos ressources, j’ai à votre disposition plus de vingt mille dollars que je puis réaliser à l’instant même, et le prix du navire, tel qu’il est, presque prêt à mettre en mer, n’est que de quinze mille. Allez le voir ; s’il vous plaît, c’est un marché conclu.

— Mais, mon cher monsieur Hardinge, vous croyez-vous bien en état de juger de la valeur d’un bâtiment ?

— Allons, allons, ne me faites pas plus vain que je ne le suis. Croyez-vous que j’aie été m’en rapporter à mes propres lumières ? J’ai consulté les autorités les plus compétentes de la ville ; d’abord, John Murray, comme je vous le disais tout à l’heure, puis Archibald Gracie, et William Bayard, tous excellents juges en cette matière. Trois autres de mes amis ont été visiter le bâtiment ; tous l’approuvent ; il n’y a pas eu une seule voix d’opposition.

— Puis-je vous demander les noms de ces connaisseurs ?

— Certainement. Pour commencer, connaissez-vous le docteur Benjamin Moore, Miles ?

— C’est la première fois que j’entends prononcer son nom. Mais il me semble qu’un médecin n’est pas un très-bon juge d’un bâtiment.

— Il n’est pas plus médecin que vous, mon garçon. — Le docteur Benjamin Moore est la personne que nous avons élue évêque pendant votre absence.

— Ah ! celui dont vous vouliez porter la santé, au lieu de miss Peggy Perrott ? m’écriai-je en souriant. Voyons, que pense l’évêque de mon embarcation ? S’il l’approuve, elle doit être orthodoxe.

— Il dit, Miles, que c’est le plus joli bâtiment qu’il ait jamais vu, et soyez certain que l’opinion d’un homme tel que le docteur Moore a une grande valeur, même lorsqu’il s’agit d’un bâtiment.

Je ne pus m’empêcher de rire de la bonhomie du cher ministre ; et pourtant pourquoi un évêque ne se connaîtrait-il pas en navire tout aussi bien que tant d’ignorants qui n’ont jamais lu un seul livre de théologie de leur vie, pas même peut-être la Bible, et qui prétendent se connaître en matières religieuses ? Le fait n’était pas plus absurde que la plupart de ceux qui se passent à chaque instant sous nos yeux, et que l’habitude seule nous fait paraître tout naturels.

— Eh ! bien, Monsieur, répondis-je dès que je pus reprendre mon sérieux, j’irai voir le bâtiment et je vous en dirai mon avis. L’idée me sourit infiniment, car il est agréable d’être son maître.

À cette époque on pouvait avoir un excellent navire pour quinze mille dollars. Celui que je visitai était doublé et chevillé en cuivre, et il était du port de cinq cents tonneaux. Il avait une grande réputation comme fin voilier, et, ce qui était une grande recommandation en 1802, il avait été construit à Philadelphie. Il avait fait un voyage en Chine, et il avait le meilleur âge possible pour un bâtiment, un peu plus d’un an. Son nom était l’Aurore, et une figure de la déesse servait d’ornement à sa proue.

Le résultat de mon examen et des renseignements que je pris fut favorable, et à la fin de la semaine l’Aurore était achetée. Les armateurs de la Crisis voulurent bien me témoigner leurs regrets de ne pas me voir en conserver le commandement ; mais personne ne pouvait trouver mauvais que je songeasse à naviguer pour mon propre compte. Je fis cette acquisition importante à l’époque peut-être la plus favorable pour la navigation américaine. La preuve, c’est que le jour même où je fus mis en possession du bâtiment, on vint m’offrir de très-bons chargements pour quatre points du monde différents. J’eus à choisir entre la Hollande, la France, l’Angleterre et la Chine. Après avoir consulté mon tuteur, je me décidai pour la France. Il y avait plus d’argent à gagner, et je verrais un nouveau pays. Le voyage de Bordeaux, aller et retour, ne me prendrait que cinq mois. Alors, je serais majeur, et par conséquent mon maître. Comme j’avais l’intention de donner de grandes fêtes à Clawbonny à cette occasion, il ne fallait pas trop m’éloigner. J’engageai donc pour lieutenants Talcott et le Philadelphien qui s’appelait Walton, et nous commençâmes notre chargement.

Dans l’intervalle, je résolus d’aller rendre une visite au toit paternel. C’était la saison où l’on quittait la ville en masse pour aller habiter les villas qui s’élèvent sur les bords de l’Hudson. M. Hardinge était impatient aussi de rejoindre son troupeau. Lucie et Grace commençaient à se fatiguer du séjour de la capitale, qui devenait assez monotone ; et tout le monde, Rupert excepté, soupirait après la campagne. J’avais invité M. Merton à passer une partie de l’été à la ferme, et il était plus que temps de renouveler mes instances ; car le médecin du major trouvait que son malade avait besoin de quitter les rues enfermées de New-York pour aller respirer le grand air. Émilie semblait si bien dans son élément au milieu de la société dans laquelle elle était lancée depuis son arrivée, société supérieure en général à celle qu’elle fréquentait en Angleterre, que je fus surpris de l’empressement avec lequel elle me seconda auprès de son père.

— M. Hardinge dit que Clawbonny est vraiment un joli endroit, et que l’air y est excellent. Il nous faut encore plusieurs mois pour recevoir des nouvelles d’Angleterre, et nous avons déjà tant d’obligations au capitaine Wallingford, et il nous invite de si bonne grâce, que nous n’avons presque plus à craindre d’être indiscrets en acceptant.

Le major parut aussi surpris que moi de ce langage d’Émilie, mais il fit peu de résistance. Il dépérissait visiblement, et je commençais à douter sérieusement qu’il vécût assez même pour retourner en Europe. Il avait quelques parents à Boston et il entretenait une correspondance avec eux. J’avais été plus d’une fois tenté de leur écrire pour leur parler de son état ; mais pour le moment, le plus pressé était de le conduire à la campagne.

Lorsque tous les arrangements furent pris, je demandai à Rupert d’être des nôtres ; car je pensais que, sans lui, Grace et Lucie ne trouveraient pas la partie complète.

— Miles, mon cher ami, dit le jeune légiste en bâillant, — Clawbonny est assurément un endroit merveilleux, mais vous conviendrez qu’il doit paraître légèrement insipide après New-York. Mon excellente parente, mistress Bradfort, s’est tellement prise de passion pour nous tous, qu’elle est pour moi aux petits soins. Croiriez-vous bien, mon garçon, que voilà deux ans qu’elle me donne six cents dollars, et qu’en outre elle fait à Lucie des présents dignes d’une reine ? C’est une femme qui vraiment n’a pas sa pareille que notre cousine, savez-vous bien ?

Cette révélation m’étonna. En faisant mon compte avec nos armateurs, j’avais vu que Rupert avait épuisé jusqu’à sa dernière limite le crédit que je lui avais ouvert chez eux.

Toutefois, comme mistress Bradfort était très à son aise, qu’elle n’avait point de plus proche parent que M. Hardinge, et qu’elle était très-attachée à la famille, je ne doutai point que Rupert ne dît vrai, et je regrettai seulement qu’il ne se respectât pas davantage.

— Je suis fâché que vous ne veniez pas avec nous, répondis-je ; car je comptais sur vous pour nous aider à amuser les Mertons.

— Les Mertons ! à coup sûr, ils ne vont pas aller passer l’été à Clawbonny ?

— Ils partent demain avec nous. Qu’y a-t-il donc là qui vous étonne ?

— Mais, Miles, vous savez bien comment est fait le monde, et les Anglais en particulier. Ils sont à cheval sur l’étiquette, sur les contenances de rang et de fortune, vous savez bien, — oh ! je les comprends à merveille à présent ; car je passe la plupart de mon temps dans le cercle des Anglais, vous savez bien.

Je l’aurais ignoré que le langage de Rupert, et ces vous savez bien, dont il assaisonnait maintenant chaque phrase à l’imitation de ses nouveaux amis, qui n’étaient pas ce qu’il y avait de plus distingué en Angleterre, me l’auraient prouvé suffisamment. Sans doute il y avait dans le cercle dont il parlait des Anglais respectables, et ils en formaient même la base ; mais il suffisait d’être Anglais, de porter un habit convenable, et d’avoir un certain jargon, pour s’y faufiler, et c’était surtout parmi ces intrus que Rupert, dont la position n’était pas encore bien établie, se trouvait admis. On parlait haut, on buvait beaucoup, on manifestait un grand dédain pour le pays où l’on recevait l’hospitalité, quoiqu’on s’y trouvât en beaucoup meilleure compagnie qu’on ne l’aurait été chez soi. Comme la plupart des novices, Rupert croyait ne pouvoir mieux faire que d’imiter ces gentlemen de bas étage ; et comme ils ne disaient pas deux phrases sans parler de Lord A… ou de sir John B…, dont ils avaient retenu les noms, il avait la bonhomie de croire qu’ils étaient au mieux avec tous les dignitaires de l’empire britannique. Comme Rupert avait naturellement des manières assez distingués, il était vraiment déplorable de le voir travailler à se réformer, ou plutôt à se déformer, d’après des modèles si suspects.

— Clawbonny n’est pas une résidence princière, je suis prêt à en convenir, répondis-je après un moment d’hésitation ; mais on peut y demeurer cependant. Il y a une ferme, un moulin, et une bonne vieille maison en pierres de taille, aussi solide que commode, et qui a bien son mérite.

— C’est vrai, mon très-cher, et j’adore tout cela comme la prunelle de mes yeux ; mais en fait de ferme, vous savez bien, les jeunes personnes aiment les bonnes choses qui en viennent, beaucoup plus que l’habitation elle-même. Je parle surtout des jeunes Anglaises. Or, voyez-vous, le major Merton est un officier supérieur, ce qui le pose bien dans le monde ; car le roi met ses fils dans les armées de terre ou de mer, ce qui relève singulièrement, la profession, savez-vous bien ?

— Je n’en sais rien, et n’en veux rien savoir. Que m’importe que le roi d’Angleterre fasse telle ou telle chose de ses fils ?

— Tenez, mon cher, nous avons été trop longtemps enfants, voilà le mot. Nous sommes aujourd’hui arriérés.

— Le mal est au contraire qu’aujourd’hui les enfants se croient trop vite des hommes.

— Allons, vous ne voulez pas me comprendre. Je veux dire que nous nous sommes trop pressés de choisir un état. J’ai eu le bon esprit de me retirer à temps, moi ; mais vous persévérez, et vous avez tort.

— Je conviens que vous avez eu raison d’y renoncer, car vous seriez resté cent ans à bord que vous n’auriez jamais fait qu’un pitoyable marin.

Je croyais le piquer au vif ; mais Rupert tomba complètement de mon avis.

— Eh bien ! Miles, vous parlez d’or. Ce n’était pas ma vocation. La nature m’avait fait pour quelque chose de mieux, et j’ai trouvé ma place. Si, au lieu d’aller sur mer, vous vous étiez mis comme moi à étudier le droit, vous auriez aujourd’hui une position dans le monde.

— Je suis ravi de n’en avoir rien fait. Quel avantage aurais-je retiré d’une pareille étude ?

— Quel avantage, mon très-cher ? mais tous les avantages du monde. Ce n’est pas ici, comme en Europe, où les héritiers des grandes maisons mangent leurs revenus sans rien faire. Ici il faut faire quelque chose, et il y a très-peu de professions qui nous conviennent à nous autres. L’armée et la marine militaire ne sont rien, vous savez bien : deux ou trois régiments disséminés dans les bois, et une demi-douzaine de bâtiments. Après cela, restent les trois carrières de la théologie, du droit et de la médecine. Quant à la médecine, « jetez la médecine aux chiens, » comme dit miss Merton.

— Comment, miss Merton ? mais c’est de Shakespeare !

— Oui, et de miss Merton aussi. À propos, Miles, vos voyages sur mer ont eu cela de bon qu’ils nous ont fait connaître une créature charmante. Ses idées sur ce sujet sont aussi justes qu’un cadran solaire.

— Est-ce que miss Merton a jamais causé avec vous de ma profession, Rupert ?

— Mais oui, et à plusieurs reprises, toujours d’un ton de regret. Vous savez aussi bien que moi, Miles, qu’être marin, à moins que ce ne soit dans la marine militaire, ce n’est pas une profession distinguée.

J’éclatai de rire à cette remarque, tant elle me parut bizarre et ridicule. Je connaissais très-bien quel rang j’occupais dans la société ; je ne donnais pas dans ces vaines théories du mérite personnel, qui sont devenues si en vogue parmi nous, et je comprenais à merveille la nécessité des classifications qui existent dans toutes les réunions d’hommes, et qui, si elles entraînent quelques inconvénients dans quelques cas particuliers, ont des avantages incontestables en général. Je n’étais donc nullement disposé à exagérer mes prétentions ou à me poser en victime de l’opinion. Mais cette allégation que ma noble, ma brave profession, n’était pas une profession distinguée, me paraissait si ridicule, que je ne pus garder mon sang-froid. Toutefois, je ne tardai pas à reprendre mon sérieux.

— Écoutez-moi, Rupert, lui dis-je ; j’espère que miss Merton ne croit pas que j’aie voulu la tromper sur ma position véritable, en me faisant passer à ses yeux pour un plus grand personnage que je n’étais réellement ?

— Je n’en répondrais pas. La première fois qu’elle m’en parla, elle avait sur Clawbonny et sur votre domaine, des idées tout à fait anglaises, vous savez bien. Or, en Angleterre, un domaine donne une grande considération à celui qui le possède, tandis que la terre est si abondante chez nous que nous ne faisons pas attention à l’homme qui se trouve en posséder un peu. Les effets publics, pouvant se réaliser plus facilement, valent chez nous mieux que la terre, vous savez bien.

— Rien n’était plus vrai il y a dix ans ; le propriétaire de plusieurs milliers d’acres de terre était, sous le régime du papier-monnaie, un personnage moins important que le propriétaire d’une poignée de chiffons de papier, dont la valeur a été s’amincissant de plus en plus ; c’était vraiment une époque où la valeur représentative de la propriété avait plus d’importance que la propriété même ; et cela parce que le pays tout entier était dévoré d’une fièvre qui mettait tout en mouvement. Je crains bien que ce temps ne revienne.

— Mais qu’est-ce que miss Merton a de commun avec tout cela ?

— Miss Merton est anglaise, mon cher, et, entendant parler de vos terres, elle s’était fait des idées exagérées ; mais j’ai tout expliqué ; ainsi, soyez tranquille.

— Ah ! vous avez tout expliqué ? Je voudrais bien savoir comment ?

Rupert retira le cigare qu’il avait à la bouche, laissa s’évaporer la fumée par petites bouffées, leva le nez en l’air comme pour observer les astres, et daigna enfin me répondre. Ces fumeurs ont parfois des manières si dédaigneuses et si ultra philosophiques !

— Comment ? le voici, mon très-cher. Je lui ai dit que Clawbonny était une ferme et non un domaine ; c’était assez clair pour commencer, n’est-ce pas ? Ensuite je lui ai appris le degré de considération dont jouissaient les fermiers chez nous. Émilie est une fille d’esprit, et elle comprend à demi-mot.

— Et miss Merton a-t-elle rien dit qui pût faire croire que ces explications me faisaient perdre dans son esprit ?

— En aucune façon. Elle vous estime étonnamment ; elle vous adore pour un marin ; elle vous regarde comme le Nelson, le Blake ou le Truxton de la marine marchande ; mais, après cela, toutes les jeunes personnes regardent de très-près à la profession, vous savez bien.

— Et Lucie, Rupert ? croyez-vous, par exemple, qu’elle voudrait me voir avocat ?

— Sans aucun doute ; avez-vous donc oublié combien de larmes elle versa, ainsi que votre sœur, à notre départ ? c’était de chagrin de vous voir embrasser une profession si peu distinguée.

Je n’en crus rien ; car je savais très-bien que si ces chères enfants avaient pleuré alors, c’était de regret de nous voir partir ; mais depuis mon départ à bord de la Crisis, Lucie était devenue une grande demoiselle, et il pouvait s’être opéré de grands changements dans sa manière de voir. Quoi qu’il en fût, je n’avais pas le temps de pousser plus loin cette discussion, et j’y coupai court.

— Enfin, Rupert, dis-je d’un ton bref, viendrez-vous à Clawbonny, oui ou non ?

— Mais puisque vous dites que les Merton sont de la partie, il faudra bien que j’y aille ; autrement ce serait mal remplir les devoirs de l’hospitalité. Il faudrait tâcher, Miles, d’établir des relations avec quelques-unes des familles qui demeurent sur l’autre rive de l’Hudson ; il y en a de très-respectables à quelques heures de distance de Clawbonny…

— Mon père, mon grand-père et mon bisaïeul ont su, pendant cent ans, se contenter des connaissances qu’ils trouvaient sur la rive occidentale, et quoique nous ne soyons pas tout à fait aussi distingués que l’autre rive, nous pouvons bien faire comme eux. — Mais je vous préviens que le Wallingford met demain à la voile de grand matin pour profiter de la marée. J’espère que Votre Seigneurie ne se fera pas attendre ; car, autrement, je pourrais bien être assez manant pour partir sans elle.

Je quittai Rupert avec une impression de dégoût et de colère. Je l’ai déjà dit, j’admettais très-bien toutes les distinctions sociales ; je les trouvais justes et raisonnables en principe, quoique dans l’application le hasard et le caprice y aient parfois une trop large part. Je ne me faisais pas illusion sur ma position ; j’appartenais à la classe des petits propriétaires, telle qu’elle existait dans le dernier siècle, comblant l’intervalle entre les fermiers et la haute société. Je concevais très-bien qu’Émilie Merton, avec ses idées anglaises, établît les distinctions dont Rupert avait parlé, et je ne m’en préoccupais pas outre mesure. Si j’étais un personnage moins important sur la terre ferme qu’à bord de la Crisis, au milieu de la mer Pacifique, miss Merton ne primait pas non plus autant au milieu de toutes les beautés de New-York que dans la solitude de la Terre de Marbre. Mais ce qui m’était sensible, c’était la défection supposée de Lucie ; j’en étais humilié, confus, attéré. Je savais bien que Lucie était mieux apparentée que moi ; c’était un avantage que je lui avais toujours reconnu hautement ainsi qu’à Rupert, comme pour faire oublier notre différence de fortune ; mais jamais l’idée ne m’était venue que le frère ou la sœur pussent en avoir moins de considération pour moi. Partout, — et les États-Unis plus que tout autre pays, à cause des vicissitudes sociales qui y sont si fréquentes, — le monde présente des tableaux des luttes qui s’élèvent entre la grandeur déchue et la fortune croissante. Je craignais que Lucie, par suite de l’influence de mistress Bradfort et de la société nouvelle dans laquelle elle avait été transportée, n’eût appris à ne voir en moi qu’un capitaine de bâtiment de commerce, dont le père n’avait été rien de plus ; cette idée était poignante, et je résolus de l’observer avec un soin tout particulier pendant le peu de jours que je devais passer à Clawbonny.

Le lendemain matin tout le monde fut exact, et nous partîmes à l’heure indiquée. Les Merton parurent contents des rives du fleuve, et, comme nous avions le vent et la marée pour nous, nous débarquions au moulin dans l’après-midi même. On n’est jamais plus en train ni mieux disposé que lorsqu’on vient de fendre rapidement l’eau ; aussi Émilie était-elle d’une humeur charmante pendant que nous gravissions la colline qui s’élevait derrière le moulin. Je lui avais offert mon bras, comme le voulait l’hospitalité, tandis que les autres montaient chacun de leur côté. Je remarquai que Rupert n’offrit le bras à personne ; quant à Lucie, j’étais trop mécontent d’elle pour être poli. Nous fûmes bientôt arrivés à un point d’où l’on découvrait la maison, les prairies et le verger.

— Quoi, c’est là Clawbonny ! s’écria Émilie dès que je les lui montrai. En vérité, c’est une très-jolie ferme, capitaine Wallingford ; c’est bien plus joli que vous ne me l’aviez représenté, monsieur Rupert.

— Oh ! moi, je rends toujours justice à tout ce qui appartient à Wallingford, vous savez bien ; nous avons été si unis dès l’enfance, qu’il n’est pas étonnant que nous le soyons encore.

Rupert disait plus vrai qu’il ne pensait, car mon attachement pour lui n’avait plus guère d’autre base que l’habitude. Je commençais à espérer qu’il n’épouserait point Grace, quoique cette union eût été longtemps à mes yeux une chose décidée. — Qu’il obtienne miss Merton, s’il le peut, dis-je en moi-même, ni l’un ni l’autre ne fera là une grande acquisition.

Il en fut bien différemment de M. Hardinge et, je dois ajouter, de Lucie. Dès que le bon ministre aperçut la chère vieille maison, il se tourna vers moi tout attendri pour me la montrer ; puis, m’entraînant par le bras, sans s’inquiéter de miss Merton, il se mit à me parler vivement de mes affaires et de sa tutelle. Lucie lui donnait le bras de l’autre côté ; et nous prîmes les devants tous les trois, pendant que Rupert venait ensuite entre Grace et Émilie, qui s’était retirée en arrière par discrétion. Le major Merton suivait appuyé sur son domestique.

— C’est vraiment un endroit charmant, Miles, dit M. Hardinge, et j’espère bien que vous ne songerez jamais à détruire une habitation si commode, si respectable, si antique, pour en construire une nouvelle ?

— Dieu m’en préserve, mon cher monsieur ! Cette maison, avec les additions qui y ont été faites, toutes dans le même style, nous sert depuis un siècle, et peut nous servir encore autant. Pourquoi en désirerais-je une autre ?

— Pourquoi ? c’est ce que je me demande. Mais à présent que vous êtes en quelque sorte commerçant, vous pouvez devenir riche, et désirer d’avoir une résidence.

— Cette folie a pu me passer par l’esprit, quand j’étais enfant, mais aujourd’hui je suis plus raisonnable. Et Lucie, qu’en pense-t-elle ? Trouve-t-elle la maison suffisante ?

— Ce sera à mistress Wallingford à en décider un jour, répondit la chère enfant en éludant la question.

J’aurais voulu surprendre le regard de Lucie pendant qu’elle disait ces mots ; je me penchai un peu en avant ; mais elle avait détourné la tête de manière à ne pouvoir être vue. M. Hardinge prit la balle au bond.

— En effet, Miles, dit-il avec toute la chaleur d’une affection désintéressée, il faudra bientôt songer à vous marier. Mais jamais n’épousez une femme qui voudrait vous faire quitter Clawbonny ; cette femme-là aurait un mauvais cœur ! Songez donc qu’ici tout vous parle de vos parents, de leurs plaisirs et de leurs peines, de leurs joies comme de leurs douleurs !

Ici se plaça naturellement le récit de tout ce qui s’était passé dans ces lieux depuis quarante ans, et le ministre le termina en répétant solennellement : — Miles, n’épousez jamais une femme qui voudrait vous faire quitter Clawbonny !


CHAPITRE XXIII.


Si c’est d’après ton estime qu’on t’apprécie, tu mérites assez ; mais cet assez peut ne pas s’étendre jusqu’à la dame.
Le Marchand de Venise.


Le lendemain j’étais sur pied de bonne heure ; et accompagné de Grace, qui n’était pas moins sensible que moi aux charmes de notre paisible demeure, je descendis au jardin, où je fus étonné de trouver déjà Lucie. Notre réunion fortuite nous reportait aux anciens jours ; il ne manquait que Rupert pour compléter le tableau, et je craignais bien qu’il ne prît plus le même plaisir à nos causeries de famille. Toutefois je fus charmé de voir Lucie, et surtout de la trouver là, et mes yeux le lui exprimèrent vivement. Il y avait bien longtemps que je n’avais vu à la chère enfant un air aussi heureux, et je sentis se dissiper un peu ma crainte qu’elle n’eût rencontré quelque jeune homme aimable d’une profession plus distinguée qu’un capitaine de bâtiment marchand.

— Je ne m’attendais guère à vous trouver ici mangeant des groseilles à moitié mûres, miss Lucie, dit Grace. Il n’y a pas vingt minutes que vous étiez encore dans votre chambre, sans avoir commencé votre toilette.

— Les fruits verts de Clawbonny valent bien mieux que les fruits mûrs de ces horribles marchés de New-York ! s’écria Lucie avec un enthousiasme si naturel qu’il excluait toute idée d’affectation.

Grace sourit, et elle ajouta : — Quel dommage que Miles ne pense pas comme nous, et qu’il veuille courir les mers, au lieu de passer le reste de ses jours dans la demeure où ses pères ont vécu si longtemps ! N’est-ce pas, Lucie ?

— Les hommes ne sont pas comme nous autres femmes, qui quand nous aimons une chose, l’aimons de tout notre cœur. Non, non, les hommes préfèrent errer à l’aventure, faire naufrage, être abandonnés dans des îles désertes, plutôt que de rester tranquillement chez eux.

— Je ne suis pas surprise que mon frère aime tant les îles désertes, lorsqu’on y trouve des compagnes comme miss Merton.

— Faites attention, chère sœur, d’abord que la Terre de Marbre n’est pas une île déserte, et ensuite que c’est à Londres, dans Hyde-Park, et presque au milieu du canal, que je l’ai rencontrée pour la première fois.

— Il est assez étrange, Lucie, que Miles dans le temps ne nous ait jamais rien dit de tout cela. Quand on a le bonheur de retirer de l’eau une jeune personne, c’est bien le moins qu’on l’écrive à ses amis.

Grace parlait étourdiment et sans arrière-pensée ; et cependant ce peu de mots jeta du froid sur le reste de notre promenade. Lucie ne dit plus rien, je devins pensif et maussade ; la conversation languit, et nous ne tardâmes pas à rentrer.

Je fus occupé toute la matinée à parcourir la ferme avec M. Hardinge, et à entendre ses comptes de tutelle. J’en connaissais déjà les résultats généraux, et l’Aurore était là pour me les rappeler ; mais il me fallut écouter les plus minutieux détails. M. Hardinge était l’homme le plus simple et le plus confiant du monde ; et si mes affaires avaient si bien tourné, il fallait l’attribuer à l’état prospère du pays à cette époque, au système de culture que mon père avait adopté de son vivant, et aux choix excellents qu’il avait faits des personnes qui devaient le seconder. Si la chose eût dépendu des connaissances et de la direction du bon ministre, tout aurait été bientôt de travers.

— Je ne crois pas aux miracles, mon cher Miles, dit mon tuteur en s’admirant dans son ouvrage avec une bonhomie charmante ; mais je crois vraiment qu’il s’est opéré en moi un changement pour me trouver en état de faire face à toutes les difficultés d’une position où les intérêts de deux orphelins m’étaient si subitement confiés. Grâce à Dieu, tout prospère, et je ne m’en suis pas tiré trop mal. Moi qui n’avais jamais acheté un boisseau de blé de ma vie, je suis parvenu à faire toutes mes emplettes de grain sans trop de peine. Pour un homme de ma profession et de mon caractère, ce n’est pas mal, n’est-ce pas ?

— J’espère, mon cher monsieur, que le meunier a fait tous ses efforts pour vous seconder de son mieux ?

— Morgan ? oui, sans doute ; il est toujours prêt, et je ne manque jamais de l’envoyer au marché, soit pour vendre, soit pour acheter. En vérité ses conseils sont toujours si excellents que je dirais qu’il a le don de prophétie, si ce n’était un blasphème ; car il faut éviter l’exagération, même dans l’expression de notre reconnaissance, mon garçon.

— Il est vrai, monsieur. Et comment vous y êtes-vous pris pour vendre si avantageusement les récoltes sur pied ?

— Toujours grâce au même conseiller, Miles. Et puis, il faut dire que nous avons eu des récoltes superbes. Tout cela a été si bien conduit, si bien dirigé !

— Le vieil Hiram — c’était l’oncle de Neb — n’a pas dû non plus vous être inutile ? Hiram a beaucoup de bon sens à sa manière.

— Sans doute, Hiram et moi, nous avons tout fait, avec l’aide de la bonne Providence. En vérité, mon garçon, vous devez être satisfait de votre lot sur la terre, car tout semble prospérer autour de vous. Maintenant il faudra songer un de ces jours à nous marier, pour transmettre Clawbonny à notre fils, comme nous l’avons reçu de nos pères.

— Je garde cette espérance en perspective, mon cher tuteur ; — ou, comme nous disons noms autres marins, pour ancre de miséricorde.

— Votre espoir de salut est votre ancre de miséricorde, n’est-ce pas, mon enfant ? Mais il ne faut pas être trop sévère avec les jeunes gens, et il faut bien leur donner un peu carrière dans leurs imaginations. Oui, oui, j’espère que vous ferez un jour infidélité à votre Aurore. Ce sera un beau jour pour moi que celui où je verrai une nouvelle mistress Miles Wallingford à Clawbonny. Ce sera la troisième ; car je me rappelle parfaitement votre grand’mère.

— Et avez-vous quelque personne à me proposer pour ce poste important ? dis-je en affectant de sourire, mais très-curieux d’entendre la réponse.

— Que pensez-vous de miss Merton, mon garçon ? Elle est jolie, et cela plaît aux jeunes gens ; elle a de l’esprit, et cela plaît aux vieillards ; elle est bien élevée, et cela dure quand la beauté est partie ; enfin, autant que j’en puis juger, elle est aimable, et c’est une qualité aussi nécessaire dans une femme que la fidélité. Aimable, Miles, entendez-vous ? cherchez cela avant tout.

— Et qu’est-ce qu’une femme aimable, Monsieur ? Voyons, aidez-moi à la reconnaître.

— Très-judicieuse question, mon ami, et qui demande une sérieuse réponse. C’est celle qui ne connaît point l’égoïsme, qui vit moins pour elle que pour les autres, ou du moins qui trouve son bonheur dans le bonheur de ceux qu’elle aime. Un bon cœur, des principes solides, voilà ce qui constitue la femme aimable, quoique l’humeur et le caractère y entrent aussi pour beaucoup.

— Et en connaîtriez-vous par hasard, je vous prie ?

— Mais votre sœur, par exemple, qui n’a jamais, que je sache, fait la moindre peine à âme qui vive, la chère enfant !

— Vous conviendrez, mon excellent tuteur, que je ne puis guère épouser Grace ?

— Et c’est tant pis, vraiment, car vous ne pourriez faire un meilleur choix, et je me verrais déchargé de toute responsabilité.

— Enfin, puisque la chose n’est pas possible, voyons, n’avez-vous pas quelque autre choix à m’indiquer ?

— Je vous parlais tout à l’heure de miss Merton, quoique je ne la connaisse pas assez bien pour vous dire de la prendre les yeux fermés. Tenez, pas plus tard qu’hier, je disais à Lucie, pendant que nous remontions le fleuve, et que vous faisiez admirer à miss Merton les beautés du paysage, que je pensais que vous feriez un des plus jolis couples de l’État, et en outre… Mais, voyez donc comme ce blé pousse, comme les épis sont pleins ! La récolte sera magnifique. En vérité, il y a une Providence en toutes choses ; car, d’abord, je voulais mettre le blé sur la colline qui est là-bas, et les pommes de terre ici ; mais le vieil Hiram, cédant à quelque inspiration miraculeuse, a voulu absolument mettre le blé dans la plaine et les pommes de terre sur la colline. Voyez aujourd’hui comme tout cela vient ! Dire que c’est un nègre qui a eu cette idée !

M. Hardinge, lui aussi, était presque étonné qu’un nègre eût des idées.

— Mais, Monsieur, vous alliez m’apprendre ce que vous avez encore dit à Lucie ?

— C’est vrai, c’est vrai ; il est tout naturel que vous aimiez mieux m’entendre parler de miss Merton que de pommes de terre. C’est ce que je dirai aussi à Lucie, n’en doutez pas.

— J’espère, Monsieur, que vous n’en ferez rien, m’écriai-je tout alarmé.

— Et pourquoi donc, s’il vous plaît ? quel crime y a-t-il dans un amour vertueux ? Je ne manquerai pas de le lui dire, au contraire ; car, voyez-vous, Miles, Lucie vous aime autant que moi. Ah ! mon beau jeune homme, vous rougissez comme une jeune fille ! Il n’y a pas de quoi cependant.

— De grâce, laissez là ma rougeur, et apprenez-moi ce que vous disiez encore à Lucie ?

— Je lui disais… je lui disais… — ma foi, je lui disais qu’après avoir été si longtemps seul avec miss Merton dans une île déserte, et ensuite à bord du même bâtiment, il serait bien étrange que vous n’eussiez pas pris de l’affection l’un pour l’autre. Il y a bien la différence de pays…

— Et de position, Monsieur.

— Comment de position ? je n’en vois vraiment pas, qui puisse être un obstacle à votre union.

— Elle est fille d’un officier de l’armée anglaise, et je ne suis qu’un simple patron de navire. C’est une différence, n’est-il pas vrai ?

— Eh bien ! dans tous les cas, Clawbonny est là, avec l’Aurore et tout l’argent comptant, pour rétablir l’équilibre dans la balance.

— Je crains que non, Monsieur. Si j’avais voulu tenir un rang dans le monde, il m’eût fallu étudier le droit.

— Il y a un tas d’imbéciles dans le droit, comme partout, Miles, dit le bon vieillard avec une certaine chaleur ; et si, quand vous étiez tout jeunes, Rupert et vous, je voulais vous faire étudier le droit, ce n’était point par cette considération.

— Rupert n’avait nul besoin de se créer une position qui lui était assurée d’avance, comme fils d’un ministre respectable. Pour moi, c’était bien différent.

— Miles, voilà une étrange idée ! Si quelqu’un devait porter envie à l’autre, ce serait plutôt Rupert ; et j’ai craint quelquefois qu’il n’en fût ainsi.

— Je suis sûr qu’au fond du cœur, Rupert et Lucie savent parfaitement à quoi s’en tenir à ce sujet.

— Allons, mon bon ami, ne chicanons pas sur les mots ; Rupert n’est pas toujours tout ce que je voudrais, et il n’est pas impossible, après tout, qu’il s’en fasse un peu accroire ; mais, quant à Lucie, je puis vous assurer qu’elle vous regarde comme un second frère, et qu’elle vous aime exactement comme elle aime Rupert.

M. Hardinge était d’une bonhomme à toute épreuve ; toutes les insinuations possibles eussent donc été perdues pour lui, et il fallait renoncer à en tirer autre chose. Je changeai donc de sujet, ce qui ne fut pas difficile ; il me suffit de ramener la conversation sur les pommes de terre ; mais j’avais l’esprit troublé, car je n’étais pas sans inquiétude que le bon ministre, avec les meilleures intentions du monde, ne jetât quelques germes de mésintelligence entre sa fille et moi.

Ce jour-là, au dîner, je m’aperçus que Grace avait mis à profit son séjour à New-York pour introduire des améliorations sensibles dans toutes les branches de l’économie domestique. Du temps même de mon père et de ma mère, notre table était servie avec plus de soin que celles de la plupart des autres familles de l’Ulster, mais c’était dans les petits détails du service qu’il restait encore beaucoup à désirer. J’aurais voulu pour les Mertons que rien ne clochât sous ce rapport ; aussi j’éprouvai une agréable surprise en voyant comme tout avait été bien ordonné, et avec quelle aisance parfaite Grace faisait les honneurs de la table.

Émilie se montra satisfaite des prévenances dont elle était l’objet, et Lucie avait repris sa bonne humeur. Après que la nappe eut été enlevée, le major et M. Hardinge restèrent à causer entre eux tout en faisant honneur à la bouteille de madère qui leur avait été servie, et les jeunes gens passèrent au jardin pour respirer le frais. On s’assit sous le portique ; Rupert eut la permission de fumer un cigare, à la condition qu’il ne s’approcherait pas de quinze pas. Dès que le petit groupe fut installé, je disparus un instant, mais je ne tardai pas à revenir.

— Grace, dis-je aussitôt, je ne vous ai pas encore parlé d’un collier de perles que votre très-humble serviteur a rapporté. Je ne voulais rien dire que…

— Oh ! Lucie et moi, nous savons tout, répondit Grace avec un calme désespérant ; si nous n’avons pas demandé à le voir, c’est pour ne pas nous faire accuser de curiosité. Nous attendions le bon plaisir de Monsieur.

— Comment ! vous saviez tout ?

— Sans doute. Est-ce donc aller sur les brisées de M. Miles Clawbonny, — les deux amies m’appelaient souvent ainsi, quand elles affectaient de croire que je voulais me donner des airs, — que de savoir quelque chose !

— Mais qui a pu vous dire…

— Ah ! c’est une autre question. Peut-être pourrons-nous y répondre quand nous aurons vu le collier.

— C’est miss Merton qui nous l’a dit, Miles, dit Lucie en me regardant avec douceur ; car elle voyait que je désirais vraiment une réponse, et la chère enfant était en peine de voir qu’on prolongeait mon anxiété.

— Miss Merton ! Alors j’ai été trahi, et adieu ma surprise ! Quoique j’eusse l’air de prendre la chose en plaisanterie, j’étais piqué, et je le laissais voir malgré moi. Émilie se mordit les lèvres, mais ne dit rien. Grace se chargea de la défendre.

— C’est bien fait, Monsieur, dit-elle vivement ; vous aviez bien besoin de nous faire des surprises, et des surprises préparées de quinze mille milles encore ! Vous nous en avez déjà fait une assez grande, relativement à miss Merton !

— Comment donc ?

— Mais sans doute. Vous ne nous en dites pas un mot dans vos lettres, et nous voyons arriver tout à coup une jeune personne charmante. N’est-ce pas une surprise ? Pour celle-là, je conviens que vous ne pouviez nous en faire de plus agréable ; mais, pour des perles, fi donc !

Émilie crut enfin devoir intervenir.

— Le capitaine Wallingford — que ce mot de capitaine me parut déplaisant ! — connaît peu les jeunes personnes, dit-elle avec froideur, s’il suppose que quand on a vu d’aussi belles perles que celles qu’il possède, on n’en parlera pas.

— Voyons les perles, Miles, et ce sera votre meilleure excuse.

— Les voici donc ! convenez que vous n’en avez jamais vu de pareilles.

Dès que j’ouvris mon écrin, ce furent des transports d’admiration incroyables. Rupert lui-même, qui se piquait d’être connaisseur pour tout ce qui tenait à la toilette, jeta son cigare et se rapprocha de nous pour mieux voir. Il fut déclaré unanimement que New-York ne possédait rien de comparable. Je fis alors la remarque que je les avais pêchées moi-même dans la mer.

— Combien cette circonstance ajoute à leur valeur ! dit Lucie à voix basse, mais avec sa manière franche et naturelle.

— C’était les avoir à bon marché, n’est-ce pas, miss Wallingford ? ajouta Émilie avec une expression de malice qui ne me plut guère.

— Sans doute ; mais, comme disait Lucie, pour nous elles n’en sont que plus précieuses.

— Si miss Merton veut bien oublier mon accusation de haute trahison, et consentir à mettre le collier à son cou, vous en jugerez encore bien mieux, Mesdames. Si un joli collier embellit une jolie femme, l’effet produit est réciproque. Je l’ai déjà vu à cette place, et je vous assure que ni l’un ni l’autre n’y perdaient.

Grace joignit ses instances aux miennes, et Émilie consentit à mettre le collier. La blancheur éblouissante de sa peau donnait aux perles un lustre qu’elles n’avaient certainement pas auparavant. On ne savait ce qu’on devait le plus admirer, du bijou ou de la monture.

— Oh ! qu’elles sont belles à présent ! s’écria Lucie dans sa naïve admiration. Oh ! miss Merton, vous devriez toujours porter des perles.

Ces perles, voulez-vous dire, observa Rupert, qui était toujours très-généreux avec la bourse des autres. Le collier ne devrait jamais quitter la place où il est à présent.

— Miss Merton connaît sa destination, dis-je avec enjouement, et les conditions du propriétaire.

Émilie détacha lentement le collier, le mit devant ses yeux, et le regarda longtemps et en silence.

— Et quelle est cette destination, Miles ? demanda ma sœur ; quelles sont les conditions à remplir ?

— Pouvez-vous le demander ? c’est à vous qu’il le destine, ma chère ? quel emploi plus convenable pourrait-il en trouver ?

— Vous vous trompez, miss Hardinge. Grace excusera pour cette fois mon égoïsme. Ce n’est pas à miss Wallingford que ce collier est destiné, mais à mistress Wallingford, s’il existe jamais une personne de ce nom.

— D’honneur, la tentation est double, mon cher, et je ne concevrais pas qu’on eut le courage d’y résister, s’écria Rupert en lançant un coup d’œil malin à Émilie, qui y répondit par un léger sourire.

— Miss Merton est trop bonne pour ne pas excuser une plaisanterie faite sans intention, répondis-je avec quelque raideur. Au surplus elle date de loin, puisque c’est sur la mer Pacifique que j’ai déclaré que les perles auraient cette destination. Mais heureusement, j’ai encore quelques perles en réserve, qui, sans être tout à fait aussi belles que celles du collier, ne sont pourtant pas indignes de votre attention, et je serais heureux, Mesdames, de vous les voir partager. Il doit y en avoir assez pour faire une bague et une broche pour chacune de vous.

Je mis entre les mains de Grace une boîte qui contenait le reste de mon petit trésor. Au milieu de beaucoup de semence, il y avait quelques perles d’une belle grosseur.

— Allons, il ne faut pas être fière, dit Grace en souriant. Merci, Monsieur, de votre générosité. Nous allons faire trois lots, et nous les tirerons au sort. Il y en a vraiment de superbes !

— Elles auront du moins une valeur à vos yeux, Grace, et peut-être aussi à ceux de Lucie ; c’est que je les ai pêchées de mes propres mains. Elles pourront en avoir une autre pour miss Merton ?

— Et laquelle ?

— C’est de lui rappeler les dangers qu’elle a courus, le séjour qu’elle a fait à la Terre de Marbre, toutes scènes qui, dans quelques années, lui sembleront des rêves.

— Je ne prendrai qu’une seule perle à cette intention particulière, dit Émilie avec plus de sensibilité que je ne lui en avais vu montrer depuis qu’elle était rentrée dans le monde, si miss Wallingford veut bien la choisir pour moi.

— Allons, allons, reprit Grace avec son ton le plus insinuant : vous en prendrez une pour Miles et cinq pour moi. Il faut avoir au moins de quoi faire une bague.

— Je le veux bien ; mais croyez que je n’ai besoin d’aucun souvenir pour me rappeler tout ce que mon père et moi nous devons au capitaine Wallingford.

— Rupert, ajouta ma sœur, vous avez du goût, aidez-nous à choisir.

Rupert ne se fit pas prier. Il aimait à se mêler de semblables détails.

— Voyons un peu, dit-il ; d’abord il faut porter le nombre des perles à sept ; cette belle au centre, et trois de chaque côté, diminuant graduellement de grosseur. Ce sera comme le Président, le Chef de justice, au milieu des six juges puînés, comme nous les appelons à la cour.

— Pourquoi n’appelez-vous pas vos juges « mylords, » comme nous le faisons en Angleterre ? demanda Émilie avec enjouement.

— Pourquoi en effet ? on aurait du moins un noble but à atteindre.

— Rupert ! s’écria Lucie avec feu, vous savez bien que c’est parce que notre gouvernement est républicain, et que nous n’avons point de nobles parmi nous. Vous ne dites pas non plus exactement ce que vous pensez ; car vous ne voudriez pas être un lord, quand même vous le pourriez.

— Allons, je vois qu’il faut renoncer pour toujours à m’entendre appeler mylord, ou même Votre Honneur. Mais, regardez, miss Merton, si le choix que j’ai fait pour vous n’est pas charmant ? Heureux ceux que cette bague rappellera à votre souvenir !

— Vous serez du nombre, monsieur Hardinge ; car vous vous êtes donné trop de peine, et vous avez montré trop de goût pour que je puisse l’oublier.

Lucie resta interdite. Il y avait si longtemps qu’elle s’était habituée a penser que Grace deviendrait sa sœur, que la révélation soudaine qui lui était faite des sentiments de Rupert pour Émilie lui fut sensible ; mais il n’y avait pas moyen d’en douter : ils se manifestaient trop clairement dans chacun de ses regards. Pour moi, j’étais loin de voir ce changement avec peine ; Rupert n’était pas le mari que je désirais pour ma sœur. Mais Grace penserait-elle comme moi ? Et son cœur si aimant ne serait-il pas cruellement déchiré ? — Je ne m’arrêtai pas pour le moment à cette pensée ; et si j’avais pu être aussi tranquille au sujet de M. André Drewett et de ma position dans la société, je me serais très-peu inquiété de Rupert et de ses caprices.

Quand Rupert eut terminé son choix, ce fut moi qui me chargeai de partager le reste. Je pris la boîte, je m’assis, et j’entrai en fonctions.

— Je vais faire le partage le plus impartial, dis-je en mettant successivement une perle d’un côté et une perle de l’autre ; car je n’ai point de préférence entre vous. Grace est pour moi comme Lucie, et Lucie comme Grace.

— Voilà qui vous met à l’aise, miss Hardinge, dit Émilie en adressant un sourire significatif à Lucie ; tant qu’on ne nous traite que comme des sœurs, il n’y a rien à dire ; nos marins ont encore beaucoup à apprendre, en fait de galanterie, quand ils mettent le pied sur la terre-ferme.

Je ne compris pas bien, mais Rupert se mit à rire aux éclats. — Vous voyez, Miles, voilà ce que c’est que de n’être pas entré au barreau ! les dames n’apprécient pas bien le mérite du goudron.

— Je m’en aperçois, répondis-je un peu sèchement ; miss Merton a peut-être vu notre métier de trop près.

Émilie ne répondit rien ; toute son attention semblait concentrée sur les perles, et elle restait étrangère à tout ce qui se disait autour d’elle. J’achevai mon partage.

— Que ferons-nous maintenant ? ajoutai-je ; tirerez-vous au sort, ou vous en rapporterez-vous à mon impartialité ?

— Décidez pour nous, dit Grace ; vous avez fait les parts d’une manière si équitable que nous n’aurons jamais à nous plaindre.

— Eh ! bien donc, voici votre lot, Lucie, et voilà le vôtre, Grace. Grace se leva, jeta ses bras autour de mon cou et m’embrassa de tout son cœur, comme elle l’avait toujours fait quand je lui avais offert quelque petit présent ; le profond attachement qui brillait dans tous ses traits me payait alors au centuple. Dans ce moment, peu s’en fallut que je ne lui donnasse le collier par-dessus le marché ; mais l’image de cette future mistress Wallingford, qui flottait confusément devant mes yeux, m’en empêcha. Quant à Lucie, à ma grande surprise, elle reçut les perles, murmura quelques paroles à peine articulées, mais elle ne se leva pas même de sa chaise. Émilie parut fatiguée de toute cette scène, dit que la soirée était superbe et proposa une promenade. Rupert et Grace acceptèrent avec empressement, pendant que Lucie attendait un chapeau qu’on était allé lui chercher ; pour moi, je m’étais excusé sur quelques lettres que j’avais à écrire dans ma chambre.

— Miles ! dit Lucie au moment où j’allais rentrer dans la maison, en me présentant la petite boîte de papier dans lequel j’avais mis ses perles.

— Voulez-vous que je vous les garde, Lucie ?

— Non, Miles, pas pour moi, mais pour vous, pour Grace, pour mistress Miles Wallingford, si vous le préférez.

En disant ces mots, Lucie ne semblait céder à aucun mouvement d’humeur ; c’était une simple prière qu’elle semblait m’adresser.

— Vous aurais-je blessée sans le vouloir, Lucie ? dis-je, consterné.

— Songez, Miles, répondit la jeune fille, que nous ne sommes plus des enfants, et qu’à notre âge nous devons être plus circonspects ; ces perles sont d’un grand prix, et je suis certaine que mon père, en y réfléchissant, n’aimerait pas à me les voir accepter.

— Et c’est vous qui me parlez ainsi, Lucie ?

— Oui, mon cher Miles, dit la pauvre enfant, les larmes aux yeux, quoiqu’elle s’efforçât de sourire. Allons, reprenez ces perles, et nous serons aussi bons amis que jamais.

— Si je vous fais une question, Lucie, y répondrez-vous avec votre franchise, avec votre loyauté ordinaire ?

Lucie devint pâle, et elle réfléchit un instant. — Pour que j’y réponde, il faut la faire, dit-elle enfin.

— Puisque vous faites si peu de cas de mes présents, sans doute vous n’avez plus le petit médaillon que je vous donnai avant de partir pour mon grand voyage ?

— Pardonnez-moi, Miles, je l’ai gardé, et je le garderai tant que je vivrai ; c’est un souvenir des jours heureux de notre enfance, et, à ce titre, il me sera toujours cher.

— Si ce n’était pas vous qui parliez, Lucie Hardinge, vous qui êtes la vérité même, je douterais de vos paroles, tant il me semble qu’on a d’étranges idées à terre en fait d’attachement !

— Ne doutez jamais de ce que je vous dis, Miles ; pour rien au monde je ne voudrais vous tromper.

— Je croirais plutôt que vous voulez me détromper, Lucie. — Voyons, pourriez-vous me montrer ce médaillon ?

Lucie fit un geste rapide comme pour le prendre ; puis elle s’arrêta tout à coup, pendant que ses joues se couvraient de rougeur.

— Je vois ce que c’est, Lucie, vous ne l’avez plus, et il vous en coûte de l’avouer.

Le médaillon était en ce moment aussi près que possible du cœur de la chère enfant, et c’était la cause de sa confusion ; mais je n’en savais rien. Si j’avais fait quelques instances, elle se serait trahie, mais l’orgueil m’en empêcha, et je pris la boîte qu’on me présentait toujours, avec un geste, j’ose dire assez dramatique. Lucie me regarda fixement : elle était vivement émue.

— Vous ne m’en voulez pas, Miles ? dit-elle.

— Comment ne serais-je pas douloureusement affecté ? Vous l’avez vu, Émilie Merton elle-même n’a pas refusé mon cadeau.

— Elle s’en est longtemps défendue ; et si elle a cédé, Miles, c’est qu’elle a été si longtemps avec vous, et dans des circonstances si pénibles, qu’il n’est pas étonnant qu’elle en veuille garder un léger souvenir jusqu’à ce que… Elle hésita, mais elle n’acheva pas la phrase.

— Lucie, dis-je, quand je suis parti pour la première fois avec Rupert, vous m’avez donné votre petit trésor, tout ce que vous possédiez sur la terre ?

— Oui, Miles, et de grand cœur ; car nous étions bien jeunes alors, et vous aviez toujours été si bon pour moi, que j’aurais été bien ingrate d’agir autrement ; mais maintenant, ajouta-t-elle avec un si doux sourire, que j’eus toutes les peines du monde à ne pas la presser contre mon cœur, nous sommes dans une position à n’avoir plus besoin de nous venir ainsi en aide.

— C’est possible ; mais jamais je n’oublierai ces chères pièces d’or.

— Ni moi mon médaillon ; mais ne trouvez pas mauvais que je reste fidèle aux recommandations de la bonne mistress Bradfort ; elle ne veut pas que Rupert et moi nous acceptions rien d’autres personnes que d’elle ; elle nous a adoptés en quelque sorte ; elle a mille bontés pour nous ; à cela près, Miles, nous sommes aussi pauvres que par le passé.

Combien j’aurais voulu que Rupert eût un peu de la noble susceptibilité de sa sœur, lui qui ne s’était point fait scrupule, malgré les défenses de ses parents, de puiser dans deux bourses à la fois ! La question d’argent n’était rien pour moi, mais c’était la question de délicatesse qui m’était sensible.

Lucie s’était enfuie dès qu’elle avait vu les perles entre mes mains ; et je n’eus d’autre alternative que de les réunir à celles de Grace, et de les déposer toutes ensemble dans la chambre de ma sœur, ainsi que celle-ci, en partant pour la promenade, m’avait recommandé de le faire pour les siennes.

Je résolus d’avoir le soir même avec Grace un entretien confidentiel, afin de savoir à quoi m’en tenir sur tout ce qui m’intéressait le plus au monde, et notamment sur les prétentions de M. André Drewett. L’avouerai-je ? Je regrettais que mistress Bradfort eût rendu Lucie Hardinge si indépendante ; il me semblait que l’abîme ouvert autre nous s’en augmentait encore.


CHAPITRE XXIV.


Votre nom cité brusquement, quelques éloges donnés par votre oncle à votre conduite, l’annonce de votre retour, appelèrent des couleurs sur ses joues amaigries, et rendirent pour un moment tout leur éclat à ses yeux.
Hillhouse.


Il ne me fut pas difficile de mettre mon projet à exécution. Il y avait à Clawbonny une salle qui, de temps immémorial, avait été consacrée à l’usage exclusif des chefs de la maison. Aussi l’appelait-on « la salle de famille. » Du temps de mon père, jamais je ne me serais permis d’y entrer sans être appelé spécialement ; et même alors j’éprouvais à la porte la même sensation que si j’eusse été sur le seuil d’une église. Ce qui lui donnait encore plus un caractère sacré à nos yeux, c’est que c’était là que les Wallingford étaient déposés dans leurs cercueils à leur mort, avant d’être conduits à leur dernière demeure. C’était une petite pièce triangulaire, avec une cheminée dans un coin, et une seule fenêtre qui donnait sur un buisson de roses, de lilas et de seringas. Autour de ce buisson régnait une petite haie circulaire, comme pour tenir à distance les indiscrets. Le mobilier remontait à l’époque même où la maison avait été bâtie. C’étaient toujours les chaises, les tables, l’ameublement, en un mot, qui avait été rapporté d’Angleterre par Miles Ier, comme nous avions coutume d’appeler l’émigrant ; car s’il était le premier de la dynastie de Clawbonny, il n’était guère que Miles XII dans le pays. Ma mère y avait seulement ajouté une petite causeuse, meuble tout à fait à sa place dans un pareil lieu.

Pour préparer l’entrevue, j’avais glissé dans la main de Grace un petit billet où étaient écrits ces mots : « À six heures précises, dans la salle de famille. » C’était en dire assez : à l’heure indiquée, je me dirigeai vers la pièce en question. La maison était très-grande pour une habitation américaine, chaque propriétaire successif ayant fait des agrandissements, sans jamais toucher aux constructions primitives. Mon tour n’était pas encore venu, mais le lecteur se souviendra peut-être que j’avais eu aussi des projets grandioses. Pour lier entre elles tant de parties diverses, il avait fallu établir beaucoup de passages, de corridors et d’escaliers ; aussi les communications étaient-elles très-faciles, et aucune chambre ne se commandait.

Je commençai à réfléchir sérieusement à ce que j’avais à dire, et à la manière dont je m’y prendrais, pendant que je traversais le long passage qui conduisait à la salle de famille, ou au triangle, comme l’appelait mon père. Grace et moi, nous n’avions jamais eu de conversation que je pourrais appeler sérieuse. J’étais trop jeune pour y penser avant mon départ, et l’occasion ne s’en était pas présentée depuis mon retour. Je n’étais pas encore bien âgé, et j’avais une défiance de moi-même incroyable pour un marin. J’éprouvais beaucoup plus d’embarras à commencer un entretien d’une nature délicate, que je n’en aurais eu à manœuvrer un bâtiment pendant une tempête. Sans cette mauvaise honte, je crois que j’aurais eu une explication franche avec Lucie, au lieu de me séparer d’elle, sous le portique, tout aussi peu avancé qu’auparavant. En outre, il y avait dans mon affection pour Grace quelque chose qui tenait du respect : sa candeur, sa pureté angélique, m’imposaient malgré moi, et j’étais toujours plus disposé à recevoir d’elle des conseils qu’à lui en donner. Ce fut dans la disposition d’esprit qui doit faire supposer l’existence de ces sentiments divers que je mis la main sur le loquet de bronze à forme antique qui fermait la porte du « triangle. »

En entrant, je vis ma sœur assise sur la causeuse, le dos tourné à la fenêtre ouverte, tandis qu’une légère expression de curiosité se peignait dans ses yeux. La dernière fois que j’étais entré dans cette salle, c’était pour jeter un dernier regard sur les traits pâles de ma pauvre mère, avant que le cercueil se refermât sur elle. Tous les souvenirs de cette scène déchirante se représentèrent en même temps à notre mémoire ; je m’assis à côté de Grace, je passai un bras autour de sa taille, je l’attirai à moi ; et, laissant tomber sa tête sur ma poitrine, elle se mit à pleurer comme un enfant. Je ne fus pas plus maître de mon émotion, et plusieurs minutes se passèrent dans un profond silence. Aucune explication n’était nécessaire ; je savais quelles étaient les pensées qui occupaient ma sœur, comme elle devinait les sensations qui m’agitaient. Enfin nous reprîmes un peu d’empire sur nous-mêmes, et Grace releva la tête.

— Vous n’êtes pas entré depuis dans cette salle, mon frère ? me dit-elle.

— Non, ma sœur. — Il y a de cela bien des années, surtout pour nous qui sommes encore si jeunes.

— Miles, vous n’abandonnerez pas Clawbonny, n’est-ce pas ? Vous ne détruirez jamais cette pièce consacrée ?

— Soyez tranquille, Grace. Mes idées se sont bien modifiées depuis quelque temps ; Clawbonny m’est plus cher que jamais, et les souvenirs qui s’y rattachent me deviennent plus chers à mesure que d’autres liens semblent se détacher et que de douces illusions s’évanouissent.

Grace se retira de mes bras, et me regarda attentivement, et, à ce qu’il me sembla, avec une vive anxiété. Alors, pressant affectueusement une de mes mains entre les siennes :

— Mon cher frère, vous êtes bien jeune pour parler ainsi, dit-elle avec une expression de mélancolie que je ne lui avais jamais vue, — beaucoup trop jeune pour un homme, quoique je craigne bien que nous autres femmes nous ne soyons nées que pour connaître la douleur !

Je n’eus pas la force de répondre, car je m’imaginais que Grace allait me faire quelque confidence au sujet de Rupert. Malgré la tendre affection qui existait entre ma sœur et moi, jamais nous ne nous étions dit un mot qui eût trait à nos relations respectives avec Rupert et Lucie Hardinge. Je soupçonnais depuis longtemps que Rupert, à qui les protestations ne coûtaient rien, avait ouvert son cœur à Grace il y avait plusieurs années, et je ne doutais pas qu’ils ne se fussent donné mutuellement leur foi, quoique sans doute sous quelques conditions, telles que l’approbation de M. Hardinge et la mienne ; approbations qu’ils devaient regarder comme certaines. Cependant Grace ne s’en était jamais ouverte avec moi, et mes conjectures étaient basées sur des observations personnelles. D’un autre côté, je n’avais jamais parlé à Grace de mon attachement pour Lucie. Un mois auparavant, lorsque la jalousie et la défiance n’étaient pas encore venues aiguiser mon amour, moi-même je savais à peine à quel point elle m’était chère ; car mon affection pour elle avait toujours été un sentiment si naturel, et qui paraissait participer si intimement de l’amitié d’un frère, que je n’avais jamais songé à l’analyser. C’était donc la partie la plus intime et la plus sacrée de nos cœurs qu’il s’agissait pour nous de mettre à nu dans ce moment solennel, et nous reculions l’un et l’autre devant cette révélation.

— Oh ! vous savez ce que c’est que la vie, Grace, dis-je avec une indifférence affectée, après un moment de silence ; aujourd’hui tout soleil, demain tout nuage. — Je ne me marierai probablement jamais, ma chère sœur, et vous ou vos enfants vous hériterez de Clawbonny. Alors vous ferez ce que vous voudrez de la maison. En attendant, et pour laisser au moins une trace de mon passage, je vais donner des ordres pour qu’on rassemble les matériaux nécessaires pendant mon absence, et, l’année prochaine, je ferai bâtir l’aile du sud dont nous avons tant parlé, avec trois ou quatre pièces dont nous n’aurons pas à rougir de faire les honneurs à nos amis.

— J’espère, Miles, que vous ne rougissez de rien de ce qui compose aujourd’hui Clawbonny. Pour ce qui est de vous marier, c’est une question qui reste à examiner, mon cher frère. C’est un sujet sur lequel souvent on n’a pas encore des idées bien arrêtées à votre âge.

Cela était dit d’un ton qui voulait être plaisant, mais où perçait néanmoins un sentiment de tristesse qui me faisait mal. Grace s’aperçut sans doute de l’émotion que j’éprouvais, car elle ajouta aussitôt :

— Nous ferons mieux de changer de sujet. Voyons, Miles, dites-moi pourquoi vous avez désiré particulièrement de me voir ici ?

— Pourquoi ? Vous savez que je dois partir la semaine prochaine ; et nous sommes maintenant d’un âge à nous communiquer nos pensées. Je supposais — c’est-à-dire — il faut qu’il y ait un commencement à toute chose, et autant vaut commencer aujourd’hui que plus tard. Quand je ne vous vois qu’au milieu d’étrangers, comme les Merton et les Hardinge, je ne puis parler librement à ma sœur.

— D’étrangers, Miles ! les Hardinge ! depuis quand les regardez vous ainsi ?

— Tout ce que je veux dire, Grace, c’est qu’ils ne sont pas de notre famille.

— Et ne comptez-vous pour rien l’affection qui nous unit dès l’enfance ? Je ne puis me rappeler un temps où je n’aie pas aimé Lucie Hardinge.

— Je partage vos sentiments ; Lucie est une excellente fille. Mais comme la position des Hardinge se trouve changée, depuis que mistress Bradfort s’est prise tout à coup de belle passion pour eux !

— Tout à coup, Miles ? vous oubliez que vous avez été absent pendant des années, et que pendant cet intervalle on a eu tout le temps de se connaître et de s’aimer. Et puis M. Hardinge et mistress Bradfort sont les enfants de deux sœurs. La fortune de mistress Bradfort, qui s’élève à plus de six mille dollars de revenu en belles et bonnes maisons, vient de leur aïeul commun, qui ne laissa à mistress Hardinge qu’un legs insignifiant, pour la punir d’avoir épousé un ministre. M. Hardinge est l’héritier légal de mistress Bradfort, et il est assez naturel que cette dame songe à laisser ses biens à ceux qui, dans un sens du moins, y ont autant de droits qu’elle-même.

— Et suppose-t-on que Rupert sera son héritier ?

— Je le crois, et je crains bien que Rupert lui-même ne s’en croie sûr. Mais Lucie ne sera pas oubliée. L’affection que lui porte mistress Bradfort est très vive, si vive même que l’hiver dernier elle a offert positivement de l’adopter et de la garder auprès d’elle. Vous savez combien Lucie est bonne et affectueuse, et combien il est facile de l’aimer !

— Et pourquoi l’offre n’a-t-elle pas été acceptée ?

— Ni M. Hardinge ni Lucie ne voulurent y consentir. J’étais présente à l’entrevue dans laquelle la discussion eut lieu ; et notre excellent tuteur remercia sa cousine de ses intentions bienveillantes ; mais il déclara avec sa simplicité ordinaire que, tant qu’il vivrait, il conserverait sa fille auprès de lui, à moins que ce ne fût pour la confier aux soins d’un époux.

— Et Lucie ?

— Elle est très-attachée à mistress Bradfort, qui est au fond une excellente femme, quoique donnant un peu dans les travers du monde ; mais elle protesta de son côté, en se jetant dans les bras de sa cousine, qu’elle ne quitterait jamais son père. Je n’ai pas entendu, ajouta Grace en souriant, qu’elle ait fait comme lui une restriction en cas de mariage.

— Et comment mistress Bradfort a-t-elle reçu cet acte de résistance à ses volontés ?

— À merveille. On a fini par une transaction. M. Hardinge a consenti à ce que Lucie allât passer chaque hiver à New-York. Rupert, comme vous savez, y finit son droit, et il doit s’y établir dès qu’il sera reçu avocat.

— Et sans doute, depuis qu’on sait que Lucie doit hériter d’une partie du vieux domaine de Bleecker, ses chances de trouver un mari se sont encore accrues ?

— Lucie a trop de principes pour faire parade de ses conquêtes, même auprès de sa meilleure amie ; je ne suis donc pas dans sa confidence ; mais je me crois moralement sûre qu’elle a refusé un parti il y a deux ans, et trois l’hiver dernier.

— M. André Drewett était-il du nombre ? demandai-je avec une précipitation que je me reprochai immédiatement.

Ma vivacité étonna Grace ; elle sourit, quoiqu’il y eût quelque chose de triste dans son sourire.

— Assurément non, répondit-elle ; autrement il ne serait plus sur les rangs. Lucie est trop franche pour laisser qui que ce soit dans l’incertitude ; aussi ceux qui, j’en ai la conviction, se sont déclarés ne paraissent-ils conserver aucune espérance. Quant à M. Drewett, ses assiduités sont trop récentes pour qu’il ait pu encore être refusé. Vous savez sans doute que M. Hardinge l’a invité à venir ici ?

— Ici ? André Drewett ? et pourquoi ?

— Je l’ai entendu qui en demandait la permission à M. Hardinge : vous connaissez notre cher tuteur — la bonté, la douceur même, et d’une simplicité telle qu’il ne suppose jamais plus qu’on n’en dit ; aussi m’a-t-il été impossible de refuser. En même temps il aime M. Drewett, qui, à part quelques excentricités fashionables, est vraiment un jeune homme d’honneur et de talent. Une des sœurs de M. Drewett est entrée en se mariant dans une des meilleures familles qui demeurent sur l’autre rive de l’Hudson ; il vient la voir tous les étés, et sans doute il profitera du voisinage pour venir à Clawbonny.

J’éprouvai un premier mouvement d’indignation ; mais la raison reprit bientôt le dessus. Certes M. Hardinge était bien libre d’inviter qui il voulait pendant ma minorité ; ma mère, en lui déléguant tous ses pouvoirs, lui en avait formellement donné le droit ; mais c’était insulter si ouvertement à ma passion, que de faire venir dans ma propre maison un amant déclaré de Lucie, que je fus bien près de dire quelque sottise. Heureusement je me contins, et Grace ne sut jamais ce qu’il m’en avait coûté. Enfin Lucie avait refusé plusieurs partis ; c’était déjà quelque chose ; et je mourais de savoir quels étaient ces partis. Je crus du moins pouvoir risquer de le demander.

— Connaissiez-vous les personnes que vous supposez que Lucie a refusées ? dis-je de l’air le plus indifférent qu’il me fut possible de prendre, affectant de détruire une toile d’araignée avec ma canne, et poussant la comédie jusqu’à siffler entre mes lèvres.

— Sans doute, et comment saurais-je quelque chose autrement, puisque Lucie ne m’en a jamais dit un mot ? Mistress Bradfort en a bien plaisanté un peu avec moi, mais elle n’était pas plus que moi dans sa confidence.

— Ah ! vous en avez plaisanté ! à merveille. C’est une excellente plaisanterie en effet que de voir un pauvre diable perdre ainsi la tête, et de s’amuser de ses tourments !

— Votre remarque est vraie, Miles, et vos reproches sont fondés, dit Grace en changeant de ton. Nous autres femmes, nous ne traitons pas ce sujet assez sérieusement. Et pourtant je ne crois pas possible qu’on repousse une personne qui vous est sincèrement attachée, sans la plaindre du fond du cœur. Mais, tenez, votre sexe sent moins vivement que le nôtre, et il y a peu d’hommes qui meurent d’amour. Songez aussi que jamais Lucie n’a donné et ne donnera d’espérance à un homme qu’elle n’aimerait pas ; il n’a donc jamais pu exister de ces relations intimes, sans lesquelles le cœur ne saurait se prendre beaucoup. Une passion qui n’est point produite par un échange de sentiments et de pensées n’est guère qu’une affaire de caprice ou d’imagination.

— Ainsi donc je suppose que nos quatre prétendants sont radicalement guéris, à l’heure qu’il est ? dis-je en me remettant à siffler.

— Je ne saurais en répondre ; Lucie n’est pas une fille qu’on puisse oublier vite. Ce qui est certain, c’est qu’ils ne viennent plus en visites, et que, s’ils la rencontrent par hasard dans le monde, ils se conduisent à son égard comme doit le faire, à ce qu’il me semble, tout amant rejeté, qui continue à respecter l’objet de sa flamme. Sur les quatre dont je parlais, deux pouvaient être guidés par des considérations particulières, dans lesquelles la fortune et la position de mistress Bradfort entraient pour beaucoup ; mais les deux autres cédaient, je crois, à des sentiments plus désintéressés.

— Mistress Bradfort est tout à fait lancée dans le grand monde, Grace, et c’est une société à laquelle nous étions loin d’être accoutumés.

Ma sœur rougit un peu. Cependant elle se respectait trop, elle avait trop de caractère pour se sentir déplacée nulle part ; et ces mille tracasseries que l’esprit étroit de ceux qui se croient supérieurs infligent souvent à tout ce qui paraît être sous leur dépendance, parce que presque toujours ils n’ont pas d’autre moyen de faire sentir leur supériorité, n’avaient jamais eu de prise sur elle.

— Il est vrai, Miles. Jamais je ne m’étais vue au milieu de tant de personnes bien élevées, et il y aurait eu de quoi décontenancer une pauvre recluse qui n’était jamais sortie de Clawbonny, si M. Hardinge, qui, tout simple qu’il est, a l’instinct de tout ce qui est bien et distingué, ne nous avait pas averties d’avance ; et puis je crois vraiment que plus les personnes sont véritablement haut placées dans le monde, moins elles sont exigeantes pour tout ce qui n’est que de forme et de convenance.

— Et les prétendants de Lucie ? et Lucie elle-même ?

— Comment, Lucie elle-même ?

— Oui, quel accueil lui faisait-on ? était-elle bien fêtée, bien courtisée ? traitée d’égal à égal ! Et vous-même ?

— Lucie a toujours été reçue comme l’eût été la propre fille de mistress Bradfort ; et quant à moi, je n’ai jamais supposé qu’on ne sût pas positivement qui j’étais.

— Fille et sœur de capitaines de bâtiments marchands ! dis-je avec un peu d’amertume.

— Oui, et fière de l’être, répondit Grace avec une affection marquée.

— Je suis bien tenté de vous faire une question, Grace, et je crois même que c’est mon devoir.

— S’il en est ainsi vous pouvez compter sur une réponse immédiate.

— Y a-t-il quelqu’un de ces beaux messieurs, de ces doucereux damerets, qui ait jamais songé à vous faire des propositions ?

Grace se mit à rire, et rougit si vivement, — oh ! qu’elle était belle ainsi avec ce teint de rose vraiment céleste ! — que je restai convaincu qu’elle aussi avait refusé des partis. Cette certitude calma en partie mon dépit, et j’éprouvai une sorte de plaisir presque sauvage à penser qu’elle avait appris à ce beau monde qu’il ne suffisait pas de demander une fille de Clawbonny pour l’obtenir. L’embarras qu’elle éprouvait fut sa seule réponse.

— Allons, je ne vous presserai pas sur ce chapitre, puisque je vois que cela vous contrarie, et que je crois savoir maintenant à quoi m’en tenir. Mais, voyons, dites-moi un peu : quelle est la fortune et la position de ce M. Drewett ?

— Mais très-convenables l’une et l’autre, à ce que j’ai toujours entendu dire. Il passe même pour riche.

— Dieu merci ! celui-là du moins ne recherche pas Lucie par intérêt.

— Pas le moins du monde. Il est si naturel d’aimer Lucie pour elle-même, que même un coureur de dots pourrait bien être pris dans ses propres filets. Mais M. Drewett est au-dessus de pareilles manœuvres.

Ici, pour l’instruction de la génération actuelle, j’ajouterai que les coureurs de dots n’étaient pas aussi fréquents en 1802 qu’ils le sont en 1844, et que ce n’était pas encore un métier régulièrement organisé, ayant ses commis voyageurs de l’un et de l’autre sexe. Cependant la chose existait déjà ; la lice était ouverte, et quiconque était riche était le point de mire d’une nuée d’épouseurs.

— Vous ne m’avez pas dit, Grace, repris-je, si vous pensez que Lucie voie ou non avec plaisir les attentions de ce monsieur.

Ma sœur me regarda un moment attentivement, comme pour reconnaître jusqu’à quel point je pouvais être intéressé personnellement à la question. On se rappellera que jamais nous n’avions eu d’explications entre nous sur la nature de nos sentiments à l’égard de nos compagnons d’enfance, et qu’à ce sujet nous en étions réduits aux conjectures. Toujours j’étais resté avec Lucie dans les limites de la plus cordiale et de la plus honnête amitié ; et si je m’imaginais quelquefois qu’en mille occasions elle avait manifesté autrefois pour moi un vif attachement, c’était le langage du cœur que j’interprétais : la bouche n’avait jamais parlé.

— Et que voulez-vous que je vous dise, Miles ? me dit-elle enfin ; si Lucie m’avait confié son secret, je ne devrais point la trahir ; mais je vous répète que jamais elle ne m’a fait la plus légère confidence qui eût trait à l’amour.

— Jamais ! m’écriai-je, lisant mon arrêt dans ce mot inexorable ; car je croyais impossible, si elle m’avait réellement aimé, qu’elle n’en eût jamais laissé rien entrevoir dans ses épanchements intimes avec ma sœur. — Comment, vivant toujours ensemble depuis l’enfance, vous ne vous êtes jamais confié l’une à l’autre vos petites préférences mutuelles ?

— Jamais ! répéta Grace d’un ton ferme, quoique son visage fût en feu. Contentes de notre affection réciproque, jamais nous n’avons eu de secrets que nous ayons cru convenable de nous confier.

Il y eut alors un long intervalle de silence, également pénible pour tous deux.

— Grace, dis-je enfin, je ne suis point jaloux de cet accroissement de fortune qui arrive aux Hardinge ; mais je crois que nous serions restés bien plus unis et bien plus heureux s’il n’avait pas eu lieu.

Ma sœur trembla de tous ses membres et devint pâle comme la mort.

— Vous pouvez avoir raison à quelques égards, Miles, dit-elle après une pause, et cependant il y a peu de générosité à le supposer. Pourquoi désirerions-nous de voir nos plus anciens amis, ceux qui nous sont si chers, les enfants de notre excellent tuteur, moins bien traités que nous par la fortune ? Voudrions-nous qu’il n’y eût que Clawbonny dans l’univers, et d’autres n’ont-ils pas aussi leurs droits et leurs intérêts ? Il ne manque aux Hardinge que de l’argent pour tenir le premier rang dans notre pays, sous tous les rapports ; pourquoi serions-nous assez égoïstes pour leur envier cet avantage ? Dans quelque position que Lucie soit placée, elle sera toujours Lucie ; et quant à Rupert, un jeune homme si brillamment doué n’a besoin que d’une occasion pour sortir de la foule !

Grace était de si bonne foi, il y avait tant de candeur, tant d’abnégation dans son accent que je n’eus pas le courage de pousser plus loin l’épreuve. Elle commençait à se méfier de Rupert, cela était évident, mais elle n’en était encore qu’aux soupçons. Il répugnait à une nature si pure, à une âme si vraie, de croire à la fausseté de celui qu’elle aimait depuis si longtemps. Pour ce qui concernait Lucie, elle n’avait que de simples conjectures, qu’elle n’aimait pas à me confier par discrétion pour son amie ; et quant à ce qui lui était personnel, elle reculait devant l’idée de me révéler son grand secret. J’oubliais que je ne lui avais pas donné l’exemple, et que je n’avais pas mis à nu devant elle l’état de mon cœur ; et cependant, moi, aucun motif de délicatesse ne m’engageait au silence ! J’attendis un moment pour donner à ma sœur le temps de se remettre de son agitation, et je mis la conversation sur le chapitre de nos intérêts matériels.

— Grace, dis-je dans le cours de mes explications, avant que vous me revoyiez, j’aurai atteint ma majorité. Nous autres marins nous sommes exposés à plus de chances et à plus de hasards que les autres hommes ; et il est bon de vous dire que, si quelque malheur m’arrive, on trouvera dans mon secrétaire mon testament, signé et cacheté, le jour même où je serai majeur. J’ai eu soin de le faire dresser par un jurisconsulte éminent, et je l’emporterai avec moi sur mer, dans cette intention.

— C’est me faire entendre que je ne dois pas porter mes vues sur Clawbonny, dit Grace avec un sourire qui indiquait combien la chose lui était indifférente. Vous en disposerez en faveur de notre cousin, Jacques Wallingford, votre plus proche héritier mâle, et vous ne pouvez mieux choisir.

— Non, chère sœur, c’est à vous que je le donne. Il est vrai que j’aurais pu laisser agir la loi ; mais je veux qu’il soit bien connu que c’était ma volonté expresse. C’était, je le sais, l’intention de mon père, si je venais à mourir sans enfants avant ma majorité. Tout m’appartiendra à cette époque ; et ce que j’aurai sera à toi, Grace, quand je ne serai plus.

— Voilà une conversation bien triste, Miles, et Dieu merci, je l’espère, bien inutile. En tout cas, Clawbonny vient tout autant des ancêtres de Jacques Wallingford que des nôtres ; et le mieux est que la ferme suive le nom. Je ne vous réponds pas de ce que je ferais, si j’étais libre à mon tour.

Ce Jacques Wallingford, dont je n’ai pas encore eu occasion de parler, était un homme de quarante-cinq ans, et célibataire. Il était cousin germain de mon père. Ses parents s’étaient fixés dans ce qu’on appelait alors les nouveaux pays, quelques milles à l’ouest de Cayuga Bridge, ce qui le mettait dans la partie occidentale de l’état de New-York. Je ne l’avais vu qu’une fois, un jour qu’il nous avait rendu visite en revenant de vendre quelques produits de ses terres. On disait qu’il avait de la fortune, et qu’il n’attendait pas après la vieille propriété paternelle.

Après avoir échangé encore quelques phrases au sujet de mon testament, Grace et moi nous nous séparâmes, plus étroitement unis que jamais l’un à l’autre, à ce qu’il me semblait, depuis cette espèce de conseil dans la salle de famille. Jamais ma sœur ne m’avait paru plus digne de toute ma tendresse ; et elle pouvait être sûre que Clawbonny ne lui échapperait pas.

Le reste de la semaine se passa comme se passent la plupart des semaines à la campagne, pendant l’été. Me trouvant mal à l’aise auprès de Lucie, j’étais presque toujours dans les champs, prétextant la nécessité de commencer à m’occuper de mes affaires. M. Hardinge se chargea du major ; les deux vieillards ne tardèrent pas à se plaire beaucoup ensemble. Ils avaient tant d’idées en commun sur une foule de points, que ce résultat n’avait rien d’étonnant. D’abord tous deux aimaient l’église, — pardon, la sainte église épiscopale protestante. Il est si difficile dans ses vieux ans de s’accoutumer aux nouveaux mots appliqués à d’anciennes pensées ! — Tous deux ils n’aimaient pas Bonaparte ; — le major le détestait, mais mon tuteur ne détestait personne. Tous deux vénéraient Pitt, et tous deux croyaient que la Révolution française n’était que l’accomplissement de prophéties, par l’intervention du diable. Comme nous touchons à des temps qui peuvent amener des résultats importants, on pardonnera à un vieillard de chercher à éclairer la génération qui commence à entrer dans la vie active. En 1802, l’admiration pour M. Pitt, la haine contre Bonaparte, n’étaient pas des sentiments assez nouveaux aux États-Unis pour exciter l’étonnement. Quant à moi, comme la plupart des Américains qui allèrent sur le continent à cette époque d’agitation, j’étais prêt à dire avec le Mercutio de Shakespeare : — Maudites soient les deux maisons ! — car au fond, nous n’avions guère plus à nous louer de l’un que de l’autre. Toutefois l’esprit de parti, le plus inexorable, le plus effronté de tous les tyrans, ce fléau de la liberté américaine, quoi qu’on en dise, en décida autrement ; et pendant que la moitié de la république poussait des acclamations frénétiques en l’honneur du grand Corse, l’autre moitié était prête à saluer dans Pitt le ministre envoyé du ciel. C’était mon opinion individuelle que, pour la France comme pour l’Angleterre, il eût beaucoup mieux valu qu’aucun des deux héros n’eût jamais existé.

La conformité d’opinions entre le ministre et le major ne pouvait que cimenter de plus en plus leur amitié. Je vis qu’ils étaient au mieux ensemble, et que pour ce qui les concernait, le mieux était de laisser les choses suivre leur cours. À peine aurais-je songé à Émilie, si son souvenir ne s’était trouvé rattaché à celui de Rupert, et, par suite, au bonheur de ma sœur. Quant à Rupert, je ne pouvais oublier entièrement qu’il avait été l’ami, le compagnon de mon enfance ; et puis il avait le très-grand mérite d’être le frère de Lucie et le fils de M. Hardinge.

— Vous voyez, Neb, dis-je, vers la fin de la semaine, un jour que je revenais du moulin avec le nègre ; on dirait que M. Rupert n’a jamais manié un cordage : il a les mains aussi blanches qu’une demoiselle.

— Vous pas faire attention, maître. M. Rupert n’avoir jamais eu le plaisir de faire naufrage, ou d’être prisonnier des Anglais. Lui être à plaindre, et voilà tout.

— Vous avez un singulier goût, Neb, et j’en conclus que vous comptez vous embarquer avec moi ce soir sur le Wallingford, puis, une fois à New-York, me suivre à bord de l’Aurore ?

— Certainement, maître. Vous pas pouvoir penser aller en mer, et laisser nègre à la maison.

Neb, en disant ces mots, poussa un éclat de rire qu’on aurait pu entendre à un mille de distance, comme si l’idée qu’il exprimait était le comble du ridicule.

— Eh bien ! Neb, j’y consens ; mais ce sera le dernier voyage pour lequel vous aurez besoin de me consulter ; car, dès que je serai majeur, je signerai l’acte de votre liberté.

— Quel acte ?

— L’acte qui vous constituera votre maître, qui vous rendra libre. On dirait que vous ne savez pas ce que je veux dire. N’avez-vous jamais entendu parler de nègres libres ?

— Oui, pauvres diables, eux. Si vous jamais prendre Neb à être un nègre libre, vous avoir la bonté de le lui dire, maître !

Ce fut alors un nouvel éclat de rire tout aussi bruyant que le premier.

— Voilà qui est assez extraordinaire, mon garçon. Je croyais, Neb, que tous les esclaves soupiraient après la liberté ?

— Peut-être oui, peut-être non. Quel bien en revenir, maître, quand cœur et corps être contents comme ils sont ? Combien y avoir depuis qu’une famille Wallingford habiter ici ?

Neb retombait encore plus dans son baragouin, quand il se trouvait près des dieux domestiques, que quand il était en pleine mer.

— Combien ? Cent ans à peu près ; pour être exact, juste cent sept ans.

— Et une famille Clawbonny, combien y avoir de temps ?

— Ah ! voilà qui est plus difficile ; votre généalogie est un peu confuse, et je ne puis vous répondre avec le même degré de certitude. Quatre-vingts ans, pour le moins, peut-être bien cent. Voyons un peu. — Vous appeliez le vieux Pompée votre grand-père ; n’est-ce pas, Neb ?

— Oh ! oui, et bon grand-père, maître. Excellent noir, le vieux Pompée !

— Laissons la qualité de côté ; je suis sûr qu’il en valait un autre. Eh bien ! il me semble avoir entendu dire que le vieux Pompée avait été importé de Guinée, et qu’il avait été acheté par mon bisaïeul vers l’an 1700.

— Cela être vrai comme l’évangile, pauvre nègre ne pas valoir la peine que personne mentir pour lui. Eh bien ! dans tout ce temps, est-ce que vous avoir jamais entendu parler d’un Clawbonny qui vouloir être libre ? Vous dire à moi, et moi répondre à vous ?

— Vous m’en demandez plus que je n’en sais, mon garçon ; car je ne connais pas vos désirs secrets, et encore moins ceux de vos ancêtres.

Neb ôta son chapeau, se gratta la tête, roula ses yeux noirs de mon côté comme pour jouir de mon embarras ; après quoi il se mit à cabrioler sur la route, tournant comme une roue sur ses pieds et sur ses mains, montrant ses dents comme des rangs de perles, et terminant ses prouesses par un nouvel éclat de voix tellement retentissant, que pour cette fois toutes les collines en furent ébranlées. C’était un de ces tours de force que Neb m’avait appris il y avait quelque dix ans.

— Supposer moi libre, qui faire cela pour vous, maître ? cria Neb, comme quelqu’un qui a trouvé un argument irrésistible. Non, non, maître Miles, moi appartenir à vous, vous appartenir à moi, et nous appartenir l’un à l’autre.

La question se trouva ainsi décidée pour le moment, et je n’en dis pas davantage. Neb reçut l’ordre de se tenir prêt pour le lendemain, et à l’heure marquée je vins prendre congé de mes amis. C’était la troisième fois que je m’éloignais du toit de mes pères. Il avait été convenu que le major et Émilie resteraient à la ferme jusqu’au mois de juillet, et qu’alors ils iraient aux Sources pour prendre les eaux. J’avais passé une heure seul avec mon tuteur, et il n’eut autre chose à me dire qu’à me souhaiter toutes sortes de prospérités, et à me donner sa bénédiction. Je ne m’approchai pas pour embrasser Lucie ; c’était la première fois que nous nous séparions sans nous donner cette preuve d’affection. Elle me présenta pourtant la main avec sa franchise ordinaire, et je la serrai vivement en lui disant adieu. Quant à Grace, elle sanglota dans mes bras, comme elle le faisait toujours ; et le major et Émilie me secouèrent cordialement la main, en me disant que je les trouverais à New-Nork à mon retour. Rupert m’accompagna jusqu’au sloop.

— Écrivez-nous, dès que vous trouverez une occasion, Miles, me dit mon ancien ami. J’ai une vive curiosité d’apprendre quelque chose de la France et des Français ; et il ne serait pas impossible que d’ici à peu de temps je pusse la satisfaite par moi-même.

— Par vous-même !… Si vous avez l’intention de visiter la France, que ne venez-vous avec moi ? Est-ce pour affaires que vous iriez ?

— Non, par pur plaisir. Notre excellente cousine pense que quand on tient un certain rang dans le monde, on doit voyager ; et je crois qu’elle a l’idée de me faire attacher à la légation sous un titre ou sous un autre.

Rupert Hardinge, qui naguère n’avait pas un sou vaillant, parlait maintenant de faire son tour d’Europe et de devenir secrétaire de légation ! Il me semblait que j’avais le vertige. Rupert ne resta pas longtemps à bord, et dès qu’il fut parti, je mis à la voile. En longeant les bords escarpés de la crique, tout couverts de broussailles, je cherchai si je ne verrais pas au moins Grace ; mon espoir ne fut pas trompé. Elle était venue avec Lucie par un sentier de traverse, à la pointe que nous devions doubler pour entrer dans l’Hudson. Au moment où le sloop passa devant elles, elles agitèrent leurs mouchoirs, comme pour me témoigner leur intérêt, et j’y répondis en leur envoyant baisers sur baisers ; rien ne rend hardi comme la distance. En ce moment une embarcation à voiles passa devant nos bossoirs, et je vis un monsieur debout, qui s’évertuait de son côté à agiter son mouchoir, comme moi à baiser ma main. Un coup d’œil m’apprit que c’était André Drewett, qui dirigeait son canot vers la pointe ; et l’instant d’après je le vis mettre pied à terre et saluer Grace et Lucie. Le canot remonta la crique, sans doute avec le bagage de son maître, tandis qu’au moment où je le perdis de vue, Drewett venait de prendre avec les deux amies le chemin de Clawbonny.


CHAPITRE XXV.


À mesure que la tempête augmente, ton cœur s’arme d’un triple airain, et tu cours à la côte pour voir le noble vaisseau de guerre s’élancer de vague en vague sur l’Océan, comme le chamois saute de colline en colline, jusqu’à ce qu’il disparaisse dans la vallée.
Allston.


Roger Talcot ne s’était pas endormi pendant mon absence. Clawbonny m’était si cher, que j’y étais resté plus longtemps que je ne me l’étais proposé d’abord ; et, en arrivant, je trouvai les écoutilles de l’Aurore fermées, l’équipage réuni ; il ne restait, en un mot, qu’à appareiller, c’est ce que je fis le jour même.

Plusieurs des matelots de la Crisis s’étaient embarqués de nouveau avec nous ; les pauvres diables avaient trouvé moyen de manger leur paie et leurs parts de prise en moins d’un mois ! Pour qui connaît l’imprévoyance ordinaire des marins, il n’y avait rien là de surprenant. Les États-Unis étant alors en paix avec toutes les puissances, Tripoli excepté, il n’était plus nécessaire que les bâtiments fussent armés. La fermentation soudaine causée par la brouille avec les Français s’était déjà calmée, et la marine militaire avait été réduite à un petit nombre de vaisseaux, construits régulièrement pour le service, tandis que le cadre des officiers avait été diminué des deux tiers. Ce n’était plus la guerre, c’était le commerce, qui allait être le but de tous nos efforts. J’avais à bord une seule pièce de six, quelques mousquets, une paire ou deux de pistolets, avec juste ce qu’il fallait de munitions pour apaiser une révolte, faire quelques signaux ou tuer quelques oiseaux de mer.

Nous mîmes à la voile le 3 juillet. Si, comme je l’ai dit, le port de New-York ne peut être comparé à la baie de Naples, pas plus qu’un canal de la Hollande à une rivière serpentant à travers de grands pâturages dans toute l’indépendance et toute la grâce de la nature, il y a pourtant des moments où il offre des traits dignes du pinceau. C’est dans un de ces instants heureux que l’Aurore leva l’ancre et se mit en route pour Bordeaux. La brise du sud était juste ce qu’il fallait pour nous permettre de gouverner le bâtiment, et nous profitâmes du reflux pour descendre le fleuve au milieu d’une flotte d’une quarantaine de voiles. C’étaient en grande partie des caboteurs ; il y avait pourtant une douzaine de brigs, partant pour des destinations différentes. Le peu d’air qu’il faisait semblait effleurer à peine la surface de l’eau, et la vaste étendue de la baie était aussi calme qu’un lac dans l’intérieur des terres par une belle matinée du printemps. Jamais je n’avais vu notre fleuve si animé : les mouvements variés des embarcations détruisaient la monotonie du paysage ; et elles étaient assez éloignées de la terre pour que la disproportion entre les mâts élevés et les rives si basses du fleuve fût moins choquante. Comme nous approchions de l’endroit où la baie se rétrécit, le vent augmenta, et les quarante voiles s’élançant à travers la passe, serrées les unes contre les autres, produisirent un effet semblable à celui du final d’une ouverture. La beauté de la matinée, le calme du paysage, les circonstances favorables dans lesquelles commençait mon voyage, au point de vue commercial, tout contribua à me faire oublier pour le moment mes chagrins personnels, pour jouir du spectacle que j’avais sous les yeux.

J’aurais voulu n’avoir point de passagers. Il me semblait que c’était porter atteinte à la dignité de ma profession, et me réduire au niveau des aubergistes et des logeurs de profession. Je voulais commander un bâtiment, et non prendre des hôtes qu’on est obligé de traiter avec de certains égards, et qui, dans un sens, sont vos supérieurs. Cependant il y aurait eu de la dureté et une sorte d’inhospitalier à refuser un homme respectable qui pouvait ne pas trouver une autre occasion avant un mois, et qui avait un besoin pressant de partir. Ce fut ce qui m’arriva. Mes anciens armateurs m’amenèrent un M. Brigham, Wallace Mortimer Brigham pour lui donner tous ses noms, qui voulait aller en France avec sa femme et sa belle-sœur, pour passer de là en Italie, à cause de la santé de sa femme, qu’il croyait sensiblement altérée. C’était une famille de l’est, tout imbue de la vieille erreur des Américains, que le midi de la France et de l’Italie était un séjour beaucoup plus favorable à la santé que notre propre pays. C’était une de ces idées provinciales de l’époque qui nous étaient implantées par suite de notre état de dépendance comme colonie. Sans doute, c’est un état d’existence par lequel un peuple doit passer tout aussi nécessairement qu’un homme par l’enfance et par l’adolescence ; mais, comme disait lady Marie Wortley Montagu à son amie lady Rich : « Je vous accorde très-volontiers, ma chère, que c’est une belle chose d’avoir toujours quinze ans ; tout le monde en conviendra, c’est à merveille ; mais en vérité, en vérité, où est la nécessité d’avoir cinq ans ? »

Enfin, il me fallut prendre ces passagers, et nous n’étions pas sortis de la baie que j’avais déjà eu un échantillon de leurs caractères. C’était un commérage continuel et du plus bas aloi. Ils n’étaient jamais plus heureux qu’en parlant des affaires secrètes de leur prochain ; et comme il arrive toujours en pareil cas, les neuf dixièmes de leurs allégations ne reposaient que sur des conjectures plus ou moins hasardées, des bruits dont ils ne connaissaient pas même la source, et qu’ils ne s’étaient même pas donné la peine de vérifier. Leurs propos avaient aussi cela de particulier, qu’ils ne roulaient que sur des personnes de considération, avec lesquelles ils semblaient ainsi être intimes ; ne faisant pas attention que s’occuper des affaires des autres et les commenter continuellement, c’est avouer son infériorité ; car nous ne nous mêlons pas avec cet intérêt opiniâtre de ce qui se passe au-dessous de nous sur l’échelle sociale. Au train dont va le monde, il faut compter, pour la suppression de ce travers, beaucoup moins sur les principes que sur les bonnes manières. J’ai remarqué que les personnes de bon ton, qui se respectent, en sont généralement exemptes, tandis que j’ai connu quelques ardents professeurs de morale qu’on pourrait citer comme le beau idéal de la médisance.

Mes passagers, comme je le disais, ne tardèrent pas à se faire connaître. Les dames se nommaient Sarah et Jane ; et grâce à elles et à Wallace Mortimer, que d’intérieurs de familles me furent révélés, avec plus ou moins d’exactitude ! Je me rappelle encore la première scène de l’acte premier de cette comédie, qui se prolongea pendant toute la traversée sans autre interruption qu’un tout petit entracte de quelques jours, que nous dûmes au mal de mer.

— Wallace, dit Sarah, ne nous avez-vous pas dit que John Viner avait refusé de prêter vingt mille dollars à son gendre pour le tirer d’embarras, et que celui-ci avait dû faire faillite par suite de ce refus ?

— Sans doute. On ne parlait que de cela hier dans Wall Street, et tout le monde le croit. — Cette nouvelle était tout aussi vraie que les mille bruits qui ont tué si souvent le général Jackson depuis vingt ans. — Oui, personne n’en doute ; mais tous les Viner sont ainsi faits. Dieu merci, dans notre partie du monde, chacun sait ce qu’il faut penser des Viner.

— Cela ne m’étonne pas, reprit Jane. J’ai entendu dire que le père de ce John Viner avait couru une fois à toutes jambes d’un bout de Boston à l’autre, pour échapper à un créancier de ce même fils, qui est aussi des malheurs dans sa jeunesse.

— L’histoire doit être vraie en partie, riposta Wallace, quoique sur un point elle ne soit pas tout à fait exacte ; en ce que ce John n’avait qu’une jambe, et que par conséquent il ne pouvait être question pour lui de courir.

— Alors, c’était sans doute son cheval qui courait pour lui, ajouta Jane sans se déconcerter. Il faut bien que quelque chose ait couru ; autrement où aurait-on été chercher cette histoire ?

Je me trouvais connaître les Viner, et j’étais certain qu’il n’y avait pas un mot de vrai dans l’histoire des vingt mille dollars ; car j’avais appris toutes les circonstances de la faillite de la bouche d’un de mes anciens armateurs, qui était lui-même créancier pour une somme considérable.

— Êtes-vous bien sûr, dis-je pour rétablir les faits, que la faillite de John Viner et Cie tienne à la circonstance dont vous parlez, monsieur Brigham ?

— Si j’en suis sûr ? mais assez ; je suis à portée de connaître leurs affaires, et je ne crois pas m’avancer trop en le disant.

Être à portée de connaître leurs affaires voulait dire qu’il demeurait dans un rayon de vingt ou trente milles de ceux qui connaissaient les affaires de la maison en question, et qu’il pouvait par conséquent recueillir quelques bribes des propos échappés à des créanciers mécontents. Que ce travers est fréquent chez nous ! on vit assez près l’un de l’autre pour sentir l’influence de tout ce que peuvent engendrer l’envie, la malignité, le désir de nuire, et on croit connaître ainsi des personnes à qui on n’a jamais parlé. La moitié des bruits qui circulent dans le pays ne proviennent pas d’une source plus respectable. Quand donc les hommes apprendront-ils à se tenir en garde contre de pareils propos, assurés d’avance que le bruit qui circule contre telle ou telle personne est presque toujours faux, et n’est jamais complètement vrai ! Mais revenons à mes passagers.

Ils continuèrent à passer en revue toutes les personnes et toutes les familles dont le nom se présenta à leur souvenir, quoiqu’ils parussent ne rien s’apprendre mutuellement, et j’avais pris ce parti de ne plus les écouter, quand le nom de mistress Bradfort frappa mon oreille.

— Le docteur Hosack pense qu’elle ne peut vivre longtemps, à ce que j’ai entendu dire, s’écria Jane, tout enchantée de pouvoir tuer quelqu’un, pourvu qu’elle y trouvât matière à médisance ; sa maladie est un cancer ; c’est une chose décidée, et elle a fait son testament mardi dernier.

— Seulement mardi dernier ! s’écria Sarah, toute surprise. J’avais entendu dire qu’il y avait un an qu’elle l’avait fait, et qu’elle laissait tous ses biens au jeune Rupert Hardinge, dans l’espoir, pensaient quelques personnes, qu’il l’épouserait.

— Comment cela pouvait-il être, ma chère ? demanda le mari ; et quel avantage pouvait-elle avoir à donner ses biens à son époux ?

— Mais est-ce qu’il n’y en aurait pas eu légalement ? je ne sais pas exactement comment cela aurait pu se faire ; car je ne me connais guère en ces sortes de choses ; mais une femme doit avoir intérêt à nommer son héritier la personne qu’elle va épouser. N’a-t-elle pas le tiers de tous les biens de son mari ?

— Mais, mistress Brigham, dis-je en souriant, est-il bien certain d’abord que mistress Bradfort désire épouser Rupert Hardinge ?

— Je ne connais pas assez intimement les parties intéressées pour pouvoir prononcer avec une entière assurance, capitaine ; cependant…

— Allons, ma chère Sarah, dit Jane en intervenant, vous vous faites par trop ignorante. Vous savez combien nous sommes intimes avec les Green, et ils sont au mieux avec les Winter, qui sont voisins de porte de mistress Bradfort. Je ne vois pas comment on pourrait être plus à portée de bien connaître les faits.

Le hasard voulait que j’eusse appris par Grace qu’une vieille personne assez maussade, du nom de Green, demeurait porte à porte avec mistres Bradfort ; mais que ces dames ne se voyaient pas, parce qu’elles fréquentaient des sociétés toutes différentes. Mais les Brighams qui étaient de Salem, petite ville du Massachusets, ne comprenaient pas qu’on pût demeurer porte à porte dans une grande ville, pendant des mois, et même pendant des années, sans même savoir le nom les uns des autres. Il ne serait pas facile d’inculquer cette vérité, pourtant si banale, à l’habitant d’une de nos villes de province, qui est habitué à regarder la vie privée de son voisin comme son bien à lui, sa propriété personnelle, et à s’immiscer par conséquent dans toutes ses affaires.

— Sans doute que personne n’est plus à portée que nous de savoir ce qui se passe à New-York, dit la femme ; cependant, après tout, on peut se tromper. J’ai entendu dire qu’il y a un vieux M. Hardinge, qui est ministre, et qui serait un beaucoup meilleur parti pour la dame que son fils. Au surplus, tout cela importe peu maintenant, puisque mistress Bradfort n’a plus longtemps à vivre. Je le tiens de mistress John Foote, qui le tenait du docteur Hosack, qui lui avait donné tous les détails de la maladie.

— Je n’aurais jamais cru qu’un médecin aussi distingué que le docteur Hosack pût trahir ainsi les secrets de ses malades, dis-je avec un peu d’aigreur.

— Aussi n’en a-t-il rien fait, reprit vivement Sarah ; il est malin comme un renard, mais il avait affaire à fine mouche, et mistress Foote a su lui tirer les vers du nez sans qu’il s’en doutât, en procédant par négations.

— Comment, par négations ? je ne comprends pas.

— Sans doute, ajouta la matrone avec ce sourire de complaisance qui dénote le sentiment d’une certaine supériorité intellectuelle. Avec un peu d’habitude, on peut s’assurer d’un fait par négation aussi bien que par affirmation. Le tout est de savoir s’y prendre.

— Ainsi, c’est par négation seulement qu’on a constaté la maladie de mistress Bradfort.

— Assurément ; mais que faut-il de plus ? dit le mari. Quant à son testament, je suis aussi sûr qu’elle l’a fait la semaine dernière que de mon existence. Je le tiens d’un ami intime.

Ainsi donc, voilà des étrangers qui n’avaient passé qu’une nuit à New-York, pour chercher un bâtiment, et qui en savaient plus sur une famille que les membres mêmes qui la composaient ! Mais nous n’étions pas au bout.

— Je suppose que miss Lucie Hardinge gagnera quelque chose à la mort de mistress Bradfort, reprit miss Jane, et qu’elle et M. André Drewett se marieront aussitôt que les convenances le permettront.

Il y avait là de quoi donner sérieusement à penser, dans la disposition d’esprit où je me trouvais. Les noms étaient exacts ; quelques uns des incidents, sinon vrais, du moins probables ; et cependant comment des étrangers pouvaient-ils être si bien instruits ? Le commérage, avec toutes ses inventions, tous ses artifices, tous ses mensonges, toutes ses cruautés, a-t-il donc tant d’avantages sur les relations les plus intimes des honnêtes gens entre eux, qu’il finit par découvrir des faits qui échappent à des témoins oculaires, même lorsque ceux-ci ont le plus grand intérêt à ne pas se laisser tromper ? Il m’avait suffi d’entendre prononcer le nom de mistress Greene, pour être convaincu que ce n’était pas la meilleure société de New-York que mes passagers avaient pu voir ; et que, par conséquent, leurs renseignements n’étaient pas puisés à la meilleure source ; et cependant comment avaient-ils pu être informés de l’attachement de Drewett pour Lucie ?

Je me sentis plus malheureux que jamais. Je méprisais ces gens-là. Rien n’était plus facile ; mais il n’était pas aussi aisé d’oublier tout ce qu’ils disaient. Ce qui fait que les personnes qui parlent à tort et à travers sont un si grand fléau ; c’est qu’on ne sait jamais ce qu’on doit croire, ou ne pas croire. Malgré tout mon dégoût, et ma ferme détermination de ne point leur fournir de nouveaux sujets de commérage, j’eus beaucoup de peine à me soustraire à leurs questions sans fin. Je suis sûr qu’ils ne tirèrent rien de moi par voie d’affirmation ; mais je crains bien qu’ils n’aient été plus heureux par celle de la négation. Ces sortes de gens sont si infatigables, qu’à la longue ils vous prennent toujours en défaut. Ainsi ils finirent par découvrir que M. Hardinge était mon tuteur, que Rupert et moi cous avions passé notre enfance ensemble, et que Lucie demeurait chez moi au moment de mon départ. Ces premiers renseignements ne firent qu’allumer leur désir d’en savoir davantage, et je fus circonvenu de toutes les manières ; mais je me retranchai si bien dans le système négatif, que mes inquisiteurs finirent par me laisser tranquille. Je reconnus bientôt qu’ils n’avaient fait que changer de batterie, et qu’ils avaient entrepris Neb, pour se mettre au courant de mes affaires. Après cela, je présume que mes lecteurs seront peu curieux d’en apprendre davantage relativement à ces personnages, qui n’eurent de rapport avec ma vie que par les inquiétudes qu’ils firent revivre dans mon esprit sur l’état des affections de Lucie ; ils réussirent à cet égard, et je fus obligé de me soumettre à leur puissance : — nous sommes tous, plus ou moins, les dupes des sots et des fripons.

J’ai anticipé un peu sur les événements, pour en finir avec les Brigham ; enfin, comme je l’ai déjà dit, favorisée par la brise, l’Aurore franchit la barre vers deux heures, et, avant le coucher du soleil, j’étais de nouveau en pleine mer.

C’était l’époque où le commerce des États-Unis était dans toute sa prospérité. L’énergie montrée par la jeune république dans ses démêlés avec la France, lui avait assuré quelque respect, quoique les tendances supposées de la nouvelle administration fussent de nature à lui faire perdre le bon vouloir de l’Angleterre. Toutefois, cette puissante nation avait fait, au mois de mars précédent, un simulacre de paix avec la France, et la grande route des nations était ouverte pour le moment à tous les pavillons indistinctement. Je n’avais donc rien à appréhender, au-delà des dangers ordinaires de l’Océan ; pour ceux-là, j’y étais préparé par une expérience de plusieurs années passées presque constamment à bord, et pendant lesquelles j’avais fait le tour de la terre.

J’étais charmé de mon bâtiment, qui était encore meilleur voilier que je ne l’avais espéré. Les dix premiers jours de notre traversée furent des plus heureux, et alors nous étions déjà au milieu de l’Océan. Je n’eus, pendant ce temps, d’autre sujet d’ennui que les éternels cancans de mes passagers. Bon gré, mal gré, il m’avait fallu apprendre les noms de la plupart des personnages marquants de Salem, et bon nombre de particularités sur leur histoire, et j’aurais vécu un an au milieu d’eux, que je ne les aurais pas mieux connus. Je commençai à me demander pourquoi cette démangeaison furibonde de la parole existait à un plus haut degré dans cette partie du monde que partout ailleurs. Il n’y avait rien de neuf dans cette disposition des habitants des petites villes au commérage, et on en retrouvait parfois des traces, même dans de grandes cités, surtout lorsqu’elles n’avaient point le ton d’une capitale. Lady Marie Wortley Montagu et Horace Walpole ont écrit aussi de ces commérages, mais avec esprit, comme il en circule parfois dans quelque cercle de Londres et de Paris ; mais ici ce que j’étais condamné à écouter n’était autre chose qu’un bavardage vulgaire, sot, impertinent, de gens qui voulaient s’immiscer à tort et à travers dans les affaires de personnes haut placées qu’ils voulaient affecter de connaître Sans doute, à Clawbonny, nous avions aussi nos petits commérages, mais sans trop nous écarter de la vérité, et surtout sans chercher à percer ces secrets intimes que nous n’avons pas le droit de violer. Mes passagers, au contraire, ne connaissaient ni règles, ni limites. Comme certain éditeur d’un journal de ma connaissance, qui semble croire que toutes les choses de la terre et du ciel n’ont été créées que pour lui fournir matière à paragraphes, ils paraissaient penser que toutes les personnes de leur connaissance n’existaient que pour leur fournir matière à conversation. Il faut cependant qu’il y ait quelque motif particulier pour un pareil espionnage, et voici l’explication que j’en ai trouvée à la fin. J’avais entendu dire que, parmi les Puritains, le gouvernement de l’église descendait dans tous les détails de la vie ; que c’était une partie de leurs devoirs religieux de s’observer les uns les autres, et de servir Dieu en démasquant le vice. C’est une terrible tentation offerte à ceux qui aiment naturellement à se meubler la tête des faits et gestes du voisinage ; et à quoi bon prendre une cargaison de marchandises, comme nous disons à bord, si ce n’est pour la débiter ensuite ? Puis viennent les institutions, ces élections qui ne finissent jamais, et ce prétendu droit des électeurs de faire des questions sur toute chose ; et enfin, pour couronner l’œuvre, les journaux, qui s’arrogent le pouvoir de pénétrer dans l’intérieur de la maison, que dis-je ? dans le cœur même de l’individu, pour en dévoiler tous les secrets. Faudrait-il s’étonner, après cela, si nous devenions un jour une nation de cancaniers ? Quant à mes passagers, Neb, lui-même, ne tarda pas à en avoir assez.

Fut-ce en punition d’avoir à bord une pareille engeance, ou par quelque autre cause ? ce qui est certain, c’est que, lorsque nous venions d’épuiser Salem, et que nous commencions à mordre à belles dents dans la bonne ville de Boston, le temps changea. Le vent commença à souffler par bouffées, tantôt d’un point de l’horizon, tantôt de l’autre, et il nous fallut diminuer beaucoup de voiles, pour ne pas être pris au dépourvu ; enfin, ces fantaisies capricieuses des éléments se terminèrent par un coup de vent terrible, tel que j’en ai rarement vu. C’est une grande erreur de supposer que les plus gros temps arrivent dans les mois d’automne, de printemps ou d’hiver ; les plus forts coup de vent que j’aie essuyés ont presque toujours eu lieu en plein été. C’est la saison des ouragans ; et, hors des tropiques, je crois que c’est aussi celle des coups de vent. Il est vrai que ces coups de vent ne reviennent pas annuellement ; mais, quand ils sévissent sur les mers, c’est toujours dans les mois de juillet, d’août ou de septembre.

Le vent commença à souffler du sud-ouest pendant plusieurs heures, nous faisant fuir devant lui à raison de onze nœuds. Comme la mer s’éleva, et que notre voilure fut encore réduite, notre marche se ralentit peut-être un peu ; mais nous n’avions pas fait moins de cent milles dans les dix premières heures ; le temps était clair, doux, sans nuage, et il n’y avait rien de désagréable à sentir les rapides courants d’air qui passaient sur nos têtes en tourbillonnant. Au coucher du soleil, l’aspect de l’horizon ne me plut pas, et nous ne laissâmes que les trois huniers avec un ris pris, la misaine et le petit foc. C’était une faible voilure, pour un bâtiment qui avait le vent presque au-dessous de ses lisses de couronnement. À neuf heures, on prit les seconds ris, et à dix, on serra le perroquet de fougue. Je descendis alors dans la chambre, regardant le navire comme en sûreté, et recommandant aux lieutenants de diminuer encore de voiles, si le bâtiment leur paraissait tourmenté par les lames ou la mâture en danger, et de m’appeler à la moindre alerte. On me laissa tranquille toute la nuit, mais le matin Talcott vint me mettre la main sur l’épaule en me disant : Vous ferez bien de monter, commandant, nous avons un grain, et je voudrais avoir votre avis.

C’était un grain, en effet, et des plus violents. Quand j’arrivai sur le pont, l’Aurore n’avait que la misaine, et le petit hunier avec tous ses ris pris, voilure qu’on peut porter longtemps, quand on court devant le temps, mais qui était beaucoup trop pour nous dans la circonstance. Je donnai sur-le-champ l’ordre de serrer le hunier. Malgré le peu de surface qui était exposé, la prise offerte par ce peu de toile, dès que les cargues-points furent mollis assez pour lui donner du jeu, ébranlèrent jusqu’à la quille du navire. Ce fut un miracle que le mât résista, et que nous pûmes rouler la toile ; je crus un moment que nous ne pourrions la détacher de la vergue qu’en la coupant. Heureusement le temps était clair et serein, comme le jour précédent.

Les matelots qui étaient dans les mâts firent plusieurs tentatives pour héler le pont, mais le vent soufflait avec trop de force pour qu’ils pussent se faire entendre. Talcott était monté lui-même sur la vergue, et je le voyais gesticuler, comme pour montrer qu’il voyait quelque chose à l’avant. Les vagues s’élevaient si haut qu’elles nous masquaient l’horizon ; mais en montant dans les agrès de l’artimon, j’entrevis les mâts d’un bâtiment à l’est du nôtre, et tout à fait dans notre direction. Il était à sec de voiles, courant devant nous le plus droit qu’il lui était possible, mais faisant d’affreuses embardées ; tantôt venant en travers sur bâbord, en courant risque d’être jeté sur le côté ; tantôt s’élançant à bâbord, de telle sorte que sa mâture semblait s’abaisser sur nous. Je n’aperçus sa coque qu’une seule fois, dans un instant où il s’éleva sur une vergue en même temps que l’Aurore, et je crus qu’il allait être lancé dans les airs, quoique ce fût un navire au moins aussi grand que le nôtre. Il était évident que nous nous en approchions rapidement, bien que les navires fissent même route.

L’Aurore gouvernait merveilleusement, ce qui est une très-grande qualité pour un bâtiment dans la position où nous étions. Nous n’avions qu’un seul homme au gouvernail, et il suffisait pour le diriger. Je pouvais voir qu’il n’en était pas de même du navire qui était devant nous, et je m’imaginai qu’il s’était mépris en carguant toutes les voiles. Talcott et les matelots qui étaient dans les mâts n’étaient pas encore descendus, que nous reçûmes un avertissement que nous ferions bien d’imiter la prudence du bâtiment inconnu. Quoique l’Aurore gouvernât si bien, aucun navire ne peut suivre constamment une ligne droite en courant devant le vent par une grosse mer ; tantôt les voiles s’élancent précipitamment devant vous, tantôt elles semblent s’arrêter, comme pour vous permettre de les rejoindre. Quand un bâtiment est soulevé à l’arrière par un de ces torrents impétueux, la barre perd un peu de sa puissance, et l’on dirait que la partie de la vaste machine qui, la première, reçoit la secousse, va changer de place entre les bossiers ; le bâtiment était entraîné par la lame, de manière à mettre le commandant dans un grand embarras. C’est ce qui arrive au navire le plus sensible au gouvernail, et c’est toujours une source de danger par les très-gros temps, pour ceux qui courent devant le vent. Le mérite de l’Aurore était de rentrer promptement sous l’obéissance, et de ne résister presque jamais à la barre, comme le font trop souvent les navires volages. Il y a maintenant, dans la marine militaire, une corvette, qu’il est difficile de diriger à travers une passe étroite par un grand vent, par rapport à ses fortes embardées, parce qu’elle a un penchant à tourner la tête, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, comme un cheval en gaieté qui secoue sa bride.

L’Aurore portait encore son petit foc, morceau de toile triangulaire, très-utile, en ce que, partant de l’extrémité du beaupré, vers la tête du petit mât de hune, elle l’empêchait d’être engagée, ou de de serrer le vent de si près qu’on a à craindre alors que la lame contrariée ne se redresse et n’inonde le pont ; il ne faut pas être marin pour comprendre que c’est un des plus grands dangers que l’on puisse courir en mer dans un très-gros temps. Quand un navire vient en travers à la mer, ou qu’il se lève de manière à présenter le travers au vent, comme s’il était à la cape, c’est toujours ce péril qui est à craindre. Un autre danger, qui pour être plus prévu exige que l’on connaisse toute la puissance de l’Océan une fois excité, provient de l’impétueuse rapidité des vagues, qui s’élancent encore plus vite que le navire qui fuit devant la tempête, le rejoignent, l’abordent par l’arrière, et vomissent sur le pont leur déluge écumant. Si le bateau à vapeur le Président s’est perdu, j’ai toujours pensé que c’était à la première de ces deux causes qu’il fallait l’attribuer ; elle prouverait ma petite théorie en peu de mots.

Il est certain que, sauf le risque du feu, les bateaux à vapeur bien construits, courent moins de danger que les navires ordinaires, excepté par les très-gros temps. Ils peuvent lutter avec succès contre une simple bourrasque ; mais c’est une malheureuse conséquence de leur construction, qu’à mesure que le danger augmente, leur force de résistance diminue dans la même proportion. Quand la lame est très-grosse, on peut se hasarder à forcer la vapeur, puisqu’une roue peut se trouver presque entièrement hors de l’eau, pendant que l’autre est submergée, et que la machine pourrait se trouver compromise. D’un autre côté, l’extrême longueur de ces bâtiments rend difficile de les présenter debout au vent ou à la lame, la plus sûre de toutes les positions pour un navire dans les mauvais temps, quoiqu’elle l’expose en outre au danger de voir la lame l’aborder par le travers, pendant qu’il court devant elle. En un mot, je crois qu’il est très-difficile, par un très-gros temps, de maintenir un bateau à vapeur hors du creux des lames ; et, plus il est long, moins il y peut rester, sans courir les plus grands dangers ; toutefois cela est vrai des bateaux à vapeur dont la roue est placée suivant l’ancien système ; la vis d’Erricson et les roues submergées de Hunter ont fait des bateaux à vapeur, dans mon humble opinion, les bâtiments les plus sûrs du monde.

Plus d’une fois les vagues se précipitèrent sur le pont de l’Aurore, et alors, comme tout autre embarcation, elle s’élançait d’un bord sur l’autre, ou plutôt son arrière se précipitait en avant comme pour devancer les bossoirs. Dans ces occasions, le bruit fait par le petit foc, qui se tendait tout à coup, ressemblait aux détonations d’un petit canon. Il en était de même de la voile d’artimon, qui, abritée un moment, quand le bâtiment entrait dans le creux de la lame, s’enflaient avec un bruit semblable à celui que feraient mille couvertures lançant en l’air, au même instant, autant de Sancho Pança. Jusqu’alors la toile et son gréement avaient soutenu ces rudes assauts admirablement bien ; mais, au moment où Talcott redescendait avec ses hommes, l’Aurore fit une de ses brusques embardées ; le foc se gonfla avec un bruit terrible, et il s’envola sous le vent, arraché de la ralingue, comme s’il eût été coupé avec des ciseaux. Devenu le jouet de la tempête, la voile, au grand amusement de Talcott, fut poussée en avant pendant un quart de mille, jusqu’à ce que, tournant sur elle-même, comme un cerf-volant qui a perdu sa queue, elle vînt tomber dans l’eau ; Talcott cessa de rire alors. Je n’aimais pas non plus les gonflements terribles de la voile d’artimon qui ne se détendait un moment que pour s’enfler de plus belle, et qui menaçait à chaque instant de briser toutes les ralingues.

— Il faut serrer cette voile, monsieur Talcott, lui dis-je, ou nous perdrons quelque chose. Je vois que le navire qui est devant nous est à sec de voiles, et il est grand temps d’en faire autant. S’il ne m’en coûtait pas de perdre un pareil vent, il serait plus prudent de mettre en panne. Mettez sur-le-champ du monde aux cargues-fonds et aux cargues-points, et attendez un moment favorable.

Nous avions conservé longtemps notre voilure ; c’est un défaut de jeune home. Toutefois, comme j’étais déterminé à diminuer de voiles, nous nous y préparâmes tout de bon, et avec toutes les précautions exigées par les circonstances. Tous les hommes qu’on pût épargner furent placés aux cargues-fonds et aux cargues-points, avec ordre de faire de leur mieux au signal donné. Le premier lieutenant se mit à l’amure et le second à l’écoute ; je devais serrer moi-même la voile. J’attendis que nous fussions dans le creux de la lame, et alors, au moment où l’Aurore était ensevelie entre deux montagnes d’eau, quand il était impossible de voir à cent verges autour de soi dans aucune direction, et que la voile fouettait le mât, je donnai le signal d’usage ; chacun se mit à haler, comme s’il y allait de sa vie, et nous avions réussi à guinder assez bien les cargues-points, quand le navire sortit de l’abîme pour se présenter à la tempête, et la reçut avec toute sa furie dans la voile qui s’était tendue tout à coup. Tout s’envola en un instant comme une toile d’araignée, il ne restait que des lambeaux. Cet accident me mortifia, en même temps qu’il m’inquiétait, car l’autre bâtiment avait pu voir tout ce qui était arrivé.

Mais il fallait mettre tout orgueil de côté, et songer à pourvoir à la sûreté du navire. Le vent avait toujours augmenté de violence ; les morceaux de voile qui restaient attachés à la vergue, ainsi que les poulies, étaient secoués de côté et d’autre, de manière à menacer la vie de ceux qui en approchaient. C’était seulement dans les intervalles où l’Aurore s’abîmait dans le creux des lames ; car, lorsqu’elle était soumise à toute l’influence de la bourrasque, jamais flamme ne flotta plus régulièrement sur un mât que ces pesants lambeaux sur la vergue de misaine. Il était urgent de s’en débarrasser, et Talcott venait de s’offrir pour monter sur la vergue, à cet effet, quand Neb s’élança, sans ordre, sur les agrès, et fut bientôt hors de la portée de la voix. Le Nègre intrépide courut plus d’un danger, et il faillit recevoir sur la tête les poulies d’écoutes ; mais il réussit à tout détacher, et à ne laisser sur le mât que la ralingue de la tilière ; il est vrai qu’il ne fallait pas de grands efforts, les fils de la toile semblant se présenter d’eux-mêmes au couteau.

Dès que l’Aurore fut à sec, quoiqu’il lui en eût coûté deux de ses voiles, j’eus le loisir de regarder l’autre bâtiment ; il était à plus d’un demi-mille en avant, faisant de terribles embardées, et plongeant jusqu’à fleur d’eau l’extrémité de ses basses vergues. Quand je fus plus près, et que je le vis mieux, je reconnus que c’était un bâtiment anglais, frété pour les Indes-Occidentales. Il me parut pesamment chargé, autant que j’en pouvais juger, car tantôt sa quille semblait ensevelie dans les ondes, et tantôt le cuivre dont il était recouvert brillait au soleil, comme le vase étincelant que frotte avec soin lai bonne ménagère.

Maintenant que l’Aurore n’avait plus de voiles, elle ne courait pas aussi vite qu’auparavant ; elle gagnait cependant l’autre navire, mais il lui fallait une heure pour n’en être plus qu’à une encâblure. Nous vîmes alors de près de quelle manière les éléments peuvent se jouer d’une masse de bois et de fer, telle qu’un navire, quand ils entrent en fureur. Il y avait des instants où je voyais presque la moitié de la quille du bâtiment, quand il montait couvert d’écume sur la crête d’une vague, comme pour s’élancer vers les cieux, puis tout à coup il s’enfonçait à une telle profondeur, que c’était à peine si on voyait ses hunes. Quand les deux navires s’abîmaient en même temps, nous n’apercevions plus notre voisin, quoiqu’il fût si près. En reparaissant à la surface, après un de ces plongeons effrayants, nous le vîmes tout à coup à notre grande frayeur, embardant directement sur nous, et à environ cinquante brasses de distance. C’était à peu près à cette distance que je comptais passer, bien loin de m’attendre à trouver l’autre bâtiment si complètement sur ma route. Deux voitures, lancées en sens contraire, au galop furieux de coursiers emportés, n’auraient pas présenté, à beaucoup près, un spectacle aussi effrayant que celui que nous avions alors devant les yeux.

L’Aurore plongeait en avant avec une violence à tout briser, si elle eût rencontré le moindre obstacle, et elle s’écartait assez pour rendre le passage périlleux ; mais l’autre navire empira encore la situation. Quand je le vis à une si dangereuse proximité, il offrait presque son travers à la lame, et il sautait sur le sommet d’une montagne d’écume, en passant sous notre avant. L’instant d’après, il fit une nouvelle embardée vent arrière, et je pouvais distinguer ses hunes droit devant nous. Il s’était lancé à bâbord ; j’avais eu l’intention de le passer de ce côté ; mais, voyant qu’il gouvernait si mal, je crus plus sage de prendre la direction opposée. Aussi vite que les mots pouvaient être prononcés, je criai de mettre la barre à bâbord. Le commandement fut exécuté ; mais, au moment où l’Aurore obéissait à cette nouvelle influence, l’autre bâtiment en fit autant, et nous gouvernâmes tous deux à tribord précisément au même instant. Je n’eus que le temps de crier de mettre la barre toute à tribord ; une minute de plus, et nous tombions tête baissée sur le navire anglais. Même alors nous ne pouvions voir sa quille que par intervalles ; mais la proximité effrayante de ses mâts dénotait toute l’étendue du danger. Par bonheur, le hasard nous fit prendre des directions contraires ; autrement, notre perte commune était certaine. Mais autre chose était, par une mer aussi furieuse, de choisir une route, autre chose de la suivre. Au moment où nous nous élevions sur la dernière lame, qui nous séparait l’un de l’autre, l’Anglais était presque devant nous ; je vis que ce serait à peine si nous plongerions sa hanche de bâbord. Notre barre étant déjà toute à tribord, il n’y avait plus rien à faire ; s’il faisait un nouvel écart à bâbord, nous le coupions infailliblement en deux. Comme je l’ai dit, il avait mis sa barre à bâbord, mais lentement, et avec une espèce de répugnance. Il s’écarta un peu ; alors nous avançâmes, et, si le roulis ne nous eût pas fait incliner chacun d’un côté opposé, nos agrès se seraient mêlés. Au moment où les deux bâtiments étaient entraînés en sens contraire, lorsqu’ils n’étaient pas à cent pieds de distance, un cri de Talcott me fit courir au couronnement ; et qui vis-je debout sur la poupe de l’autre navire, agitant son chapeau ? notre ami Moïse Marbre !


CHAPITRE XXVI.


À la grande convocation générale, quand le signal du jugement se sera fait entendre, que les îles, les continents et les mers rendront leurs morts ; que le nord viendra avec le midi ; que le pécheur sera terrifié, et le juste tremblant, Dieu te soit en aide, pauvre Tom !
Brainard.


Les équipages des deux navires étaient si pressés de s’éloigner l’un de l’autre, qu’on courait alors dans le creux des lames. La même idée parut se présenter en même temps à mon esprit et à celui de l’autre capitaine. Au lieu de continuer à laisser porter, l’un mit la barre toute à bâbord, l’autre toute à tribord, et nous vînmes tous deux au vent, quoique avec des amures différentes. L’Anglais établit son foc d’artimon, et, quoiqu’il fût secoué d’importance, il courait évidemment moins de danger qu’en fuyant vent arrière. Les lames déferlaient continuellement sur son pont, mais sans causer de dommage matériel. Quant à l’Aurore, elle se tenait à la cape, à sec de voiles, et allait comme un renard sur l’eau. J’avais une voile d’étai de rechange, que j’établis au mât d’artimon. Quelquefois, il est vrai, nos bossoirs rencontraient une lame plus forte, et alors nous recevions une bonne ondée sur l’avant, mais la lame s’éloignait sous le vent aussi vite qu’elle était venue au vent. Vers le soir, cependant, la tempête diminua de violence, le temps se modéra sensiblement, et la mer ainsi que le vent commencèrent à tomber.

Si nous avions été seuls, je n’aurais pas hésité à venir au plus près, à faire de la voile, et à reprendre ma première route ; mais le désir de parler au bâtiment étranger, et d’avoir des nouvelles de Marbre, était si vif que je ne pus m’y décider. Nous étions dix à bord qui l’avions connu, et nous étions unanimes pour attester son identité. Je résolus donc de m’attacher à suivre le navire anglais, pour échanger au moins quelques mots avec mon ancien ami ; je l’aimais de tout mon cœur, tout rude et tout bizarre qu’il était parfois. M. Hardinge excepté, il n’y avait personne au monde à qui j’eusse de plus grandes obligations ; car il avait fait de moi un marin, et je lui devais une grande partie de mes connaissances en navigation ; et puis nous avions tant vu ensemble, que nos existences se confondaient en quelque sorte, et qu’il se trouvait mêlé plus ou moins à tous les incidents de ma carrière maritime.

Je craignis un moment que l’Anglais n’eût l’intention de rester toute la nuit comme il était ; mais une heure avant le coucher du soleil, j’eus la satisfaction de lui voir établir sa voile d’artimon et pousser au large. J’avais viré vent arrière deux heures auparavant pour être aux mêmes amures, et je le suivis à sec de voiles. Comme il déploya bientôt son grand hunier avec tous les ris pris, puis son petit hunier, je pus faire aussi un peu de voiles pour ne pas rester en arrière. Nous naviguâmes ainsi toute la nuit ; et, le lendemain matin, les deux navires étaient sous toutes voiles par une brise modérée du nord et une mer assez calme. Le bâtiment anglais nous restait à environ une lieue sous le vent et un peu de l’avant ; dans cette position, il était facile de l’accoster ; aussi, au moment où les équipages allaient descendre pour déjeuner, l’Aurore alla se ranger sous la hanche sous le vent de l’Anglais. Je le hélai suivant l’usage.

— Quel est ce navire ?

Le Dundee, capitaine Robert Ferguson. Quel est ce navire ?

L’Aurore, capitaine Miles Wallingford. D’où venez-vous ?

— De Rio de Janeiro, à destination de Londres. Et vous ?

— De New-York allant à Bordeaux. Nous venons d’avoir un fameux grain.

— Vous pouvez le dire ; j’ai ai rarement vu de pareil. Vous avez un bâtiment qui tient joliment la mer.

— Je n’ai pas lieu d’en être mécontent, et il vient de faire ses preuves. Dites-moi, n’avez-vous pas à bord un Américain nommé Marbre ? Nous pensons avoir vu hier sur votre poupe la figure d’un de nos anciens camarades, et nous vous avons suivis pour avoir de ses nouvelles.

— Oui, oui, répondit le capitaine en nous saluant de la main, il ira vous voir dans un instant ; il est en bas à faire son paquet, et je pense qu’il vous demandera de le prendre à bord pour le conduire aux États-Unis.

Ces mots n’étaient pas plutôt prononcés que Marbre parut sur le pont et agita son chapeau en signe de reconnaissance. C’en était assez ; maintenant que nous nous entendions, les deux bâtiments se donnèrent de l’espace et mirent en panne ; notre canot fut mis à la mer, et Talcott se rendit à bord du Dundee pour y chercher notre vieil ami ; on fit un échange de nouvelles et de journaux, et vingt minutes après j’avais la satisfaction de serrer la main de Marbre.

Dans le premier moment il était trop ému pour parler ; il donnait des poignées de main à tout le monde, et il semblait aussi surpris que charmé de nous trouver réunis en si grand nombre. Je fis porter son coffre dans la chambre, puis je vins m’asseoir à côté de lui sur les cages à poules, pour entendre son histoire, dès qu’il serait en état de la raconter ; mais il n’était pas facile de me débarrasser de nos passagers. Pendant la tempête ils n’avaient pas dit un mot ; et j’avais eu quelque répit ; mais dès que le vent se tut, ce fut à leur tour de parler, et ils recommencèrent de plus belle à tomber sur Boston. Marbre était venu sur notre bord d’une manière si étrange, et il était si évident qu’il y avait là quelques secrets à surprendre, que tous les trois vinrent se poster près du dôme de l’échelle, de manière à ne point perdre un seul mot de notre conversation. Vouloir chercher une autre place sur le pont, c’eût été folie, nous aurions été suivis, et ils en auraient toujours entendu assez pour inventer le reste ; ces sortes de gens ne se piquent pas d’être fort scrupuleux. Je pris mon parti, je dis à Marbre et à Talcott de me suivre, et incontinent je montai dans la grande hune ; nous nous y assîmes tous les trois, aussi à notre aise que trois commères qui viennent de finir leur dernière tasse de thé, qui attisent le feu, et qui rapprochent leurs têtes pour commencer un nouveau feu de file. Grâce à Dieu, ni Sarah ni Jane ne pouvaient nous suivre là !

— Qu’ils aillent au diable ! dis-je un peu crûment, car il y avait vraiment de quoi faire perdre patience à un saint ; nous voici à une distance convenable, et je ne crois pas qu’ils soient tentés de venir rôder par ici pour nous entendre. Wallace Mortimer lui-même trouverait la montée un peu rude.

— S’ils arrivent, dit Talcott en riant, nous pouvons encore battre en retraite sur les barres de perroquet, et puis enfin sur la vergue de cacatois.

— Je comprends, dit Marbre en clignant l’œil d’un air malin ; chacune de ces personnes a des oreilles pour quatre, n’est-ce pas, Miles ?

— Oui, et ajoutez des langues pour quarante, le signalement sera complet.

— Eh bien, on peut dire qu’ils sont joliment lestés ; maintenant ils seront habiles s’ils répètent ce que nous dirons.

— Ils feront ce qu’ils font neuf fois sur dix, reprit Talcott, ils inventeront. Quand on veut parler sans cesse de ce qu’on ne sait pas, il faut bien puiser le plus souvent dans son propre fonds.

— Ma foi, qu’ils aillent à… Bordeaux, m’écriai-je, puisque c’est leur destination. Et maintenant que nous sommes ici, mon cher Marbre, vous sentez que nous brûlons de savoir tout ce qui vous est arrivé. Talcott et moi, nous sommes vos amis dévoués, et nous n’avons rien l’un et l’autre qui ne soit à vous.

— Merci, mes braves garçons, merci du fond du cœur, répondit l’excellent homme en s’essuyant les yeux avec le revers de sa main ; je vous connais, je sais que vous le feriez comme vous le dites. Vous avez bien fait, Miles, de monter dans cette hune infernale, car je ne voudrais pas que ces harpies de terre vissent un homme de mon âge, qui n’a point quitté la mer depuis quarante ans, ruisseler comme une baleine qu’on harponne. Eh bien donc c’est le livre de loch qu’il faut vous mettre sous les yeux, n’est-ce pas ?

— Oui, et nous ne vous ferons pas grâce d’une page. Entrez dans les mêmes détails que si vous aviez à régler un sinistré avec quelque compagnie d’assurance.

— Voilà encore des satanés coquins, ces assureurs ; et l’on a diantrement de peine à retirer son argent de leurs griffes ; mais il faut être juste, Il y a pourtant parmi eux quelques braves gens, et à peine un pauvre diable a-t-il fait naufrage, que ceux-là ouvrent leurs écoutilles, et lui comptent son affaire avant qu’il ait eu le temps d’ouvrir la bouche.

— Très-bien. Mais voyons vos aventures, mon vieil ami ; vous oubliez que nous mourons de curiosité.

— Ah ! oui, la curiosité ; voilà une commère qu’il n’est pas facile de faire tenir tranquille, une fois qu’elle est éveillée, surtout chez les femmes ! Allons, il faut vous satisfaire, et je ne tournerai plus autour du pot, quoiqu’il en coûte d’en venir à parler de son obstination et de sa folie. Ainsi, donc, vous m’avez cherché, n’est-ce pas, le jour où le bâtiment quitta l’île ?

— Sans doute, et nous supposâmes que vous étiez fatigué de l’épreuve, avant même de l’avoir commencée, et que vous étiez parti avant nous.

— Vous aviez raison d’un côté et tort de l’autre ; voici comment. Quand vous m’eûtes laissé, je commençai à généraliser sur ma position. — « Moïse, mon vieux, dis-je à part moi, ces gens-là ne consentiront jamais à partir et à te laisser là, dans l’île, comme un infernal ermite. Si tu veux tenir bon et faire le Robinson Crusoé, il faut te tenir à l’écart jusqu’à ce que la Crisis ait mis à la voile. » — Tiens ! à propos, mes amis, qu’est donc devenu le vieux navire ? on ne m’en a pas encore parlé ?

— Elle prenait un chargement pour Londres quand nous sommes partis, les armateurs se proposant de lui faire recommencer le même tour.

— Et ils ne vous en ont pas donné le commandement à cause de votre jeunesse, malgré tout ce que vous aviez fait pour eux ?

— Ils me l’ont offert, et avec instance ; mais j’ai préféré un bâtiment qui m’appartînt : l’Aurore est ma propriété.

— Grâce à Dieu, il y aura enfin un honnête homme parmi les armateurs ! Et la Crisis s’est-elle bien conduite ? Les pirates vous ont-ils tourmenté ?

Voyant qu’il serait inutile de chercher à savoir un mot de son histoire avant qu’il fût au courant des exploits de la Crisis, je fis à Marbre le récit complet de notre traversée depuis le moment de notre séparation jusqu’à notre arrivée à New-York.

— Et ce polisson de schooner que le Français nous donna par charité ?

La Polly ? Elle est rentrée au port saine et sauve, a été vendue, et est employée aujourd’hui au commerce des Grandes-Indes. Mais savez-vous qu’il y a une jolie somme qui vous attend à New-York ? quatorze cents dollars tout au moins, pour vos parts de prise et votre paie.

Marbre ouvrit de grands yeux. Il n’est pas dans la nature de l’homme d’être insensible à l’argent. Je vis que cette somme, pour lui si considérable, était un nouveau lien qui l’attachait à la vie, et qu’il se croyait beaucoup plus heureux depuis qu’il la possédait. Il me regarda fixement pendant une minute, puis il me dit avec l’expression d’un regret sincère :

— Miles, si j’avais une mère, cet argent pourrait assurer le bonheur de ses vieux jours ! pourquoi donc l’argent vient-il à ceux qui n’ont pas de mère !

J’attendis un moment que son émotion fût calmée, puis je le pressai de reprendre son histoire.

— Je vous disais donc, n’est-ce pas, que je me mis à généraliser sur ma situation, dès que je me trouvai seul dans la hutte. J’en vins à la conclusion qu’on m’enlèverait de force, si je restais jusqu’au lendemain. Je montai donc dans la chaloupe, je la sortis du bassin, je doublai le récif, et je poussai au large. Au point du jour, l’île n’était plus en vue, seulement j’aperçus le haut des cacatois au moment où vous veniez d’appareiller. Tant que je les distinguai, je me tins coi ; et enfin, quand vous fûtes bien loin, je revins prendre possession de mes domaines, où il n’y avait plus personne pour contredire mes volontés ou pour combattre mes caprices.

— Ah ! je suis bien aise de vous entendre parler ainsi. C’était un caprice en effet, ce n’était point de la raison. Vous n’avez pas tardé à découvrir votre erreur, mon vieux camarade, et vous avez commencé à penser au pays ?

— Il est bien vrai, Miles, que je n’avais ni père ni mère, ni frère ni sœur, mais j’avais une patrie et des amis, quoi que j’eusse pu dire. La tablette de marbre sur laquelle j’avais été trouvé dans l’atelier me devint tout aussi chère qu’un berceau d’or peut l’être au fils d’un roi. Et puis, je pensais à vous et aux autres. Je soupirais après vous comme une mère soupire après ses enfants.

— Pauvre ami ! vous étiez bien isolé en effet !

— Dans les premiers moments, j’eus bien à m’occuper de la basse-cour ; mais au bout d’une semaine, je découvris que des poules et des cochons ne sont pas la compagnie qu’il faut à l’homme. Et puis, je m’étais figuré que je serais seul dans l’île ; mais j’éprouvai, à mes dépens, que le diable s’était mis à mes trousses. Voyez-vous, Miles, on a beau faire, il faut toujours regarder devant ou derrière soi. Devant ? je n’avais rien à voir ; derrière ? quelle consolation pouvais-je trouver à repasser mes vieux péchés ?

— Je commence à comprendre votre embarras, mon bon ami ; mais comment en êtes-vous sorti ?

— En m’en allant. Vous aviez mis la chaloupe française en parfait état ; je n’eus qu’à remplir les barils d’eau fraîche, à tuer un cochon et à le saler, à mettre à bord une provision de biscuits, et vogue la galère ! Pour les légumes, vous savez qu’il n’en manquait pas, et je n’eus qu’à choisir. Je suis sûr qu’à l’heure qu’il est, il reste encore vingt caisses de sucre en parfait état au fond de la cale du bâtiment naufragé et sur la côte. J’en ai nourri mes poules tout le temps de mon séjour.

— Ainsi donc, vous avez abandonné la propriété de la Terre de Marbre à la basse-cour ?

— Oui, Miles, et j’espère que les pauvres bêtes y vivront tranquilles. Je leur ai transmis bien et dûment tous mes droits, et je suis parti deux mois après vous.

— La traversée n’a pas dû être beaucoup plus amusante pour vous que le séjour à terre ? vous n’en étiez pas moins seul ?

— Que dites-vous ? fi ! est-ce qu’un marin est jamais seul sur mer ? est-ce qu’il n’a pas son bâtiment à surveiller ? Sur terre, c’est différent ; ne faire que généraliser nuit et jour, sans voir d’issue d’aucun côté, cela finit par porter à la tête, et on ne serait plus bon qu’à aller finir ses jours à Bedlam. Mais, sur mer, il y a toujours à faire.

— Vous étiez à douze ou quinze cents milles de toute île habitée, et c’est une grande distance à parcourir, quand on est seul ?

— Oh ! voilà que vous philosophez ! on voit bien que vous êtes maintenant propriétaire et capitaine tout à la fois. Qu’est-ce qu’une course de douze à quinze cents milles, quand on est dans une bonne chaloupe, et qu’on a du biscuit et de l’eau à discrétion ? Une misère, et voilà tout. Seulement, il y avait les sauvages qu’il fallait éviter. Je courais tout le jour, et aussi une bonne partie de la nuit ; jusqu’à ce que le sommeil me gagnât ; et alors je mettais en panne sous ma grande voile à laquelle j’avais pris des ris, et je dormais comme un mylord. Je n’eus pas un mauvais moment à passer après être sorti du récif ; et une des heures les plus délicieuses de ma vie ce fut celle où le sommet des arbres de l’île disparut dans l’Océan.

— Et votre navigation dura-t-elle longtemps ?

— Sept semaines. Je passai bien devant une demi-douzaine d’îles, mais toutes de la nature de celle que je venais de quitter. Bien obligé ! on ne m’y reprendra plus. Je lançai au large ma bonne chaloupe, et nous nous promîmes bien de ne plus nous quitter.

— Enfin où êtes-vous débarqué ?

— Nulle part, pour le moment. Je rencontrai un bâtiment de Manille qui allait à Valparaiso. Le capitaine me prit à bord et m’y conduisit. N’y trouvant pas de bâtiment prêt à appareiller, je m’embarquai sur un navire du pays qui allait passer Les Andes pour venir de ce côté-ci, sur la côte de l’est. Ne vous rappelez-vous pas, Miles, ces monstres, de montagnes qui s’élèvent un peu dans l’intérieur des terres, et qui sont toutes couvertes de neige, tout le long de la côte occidentale de l’Amérique du Sud ?

— Assurément. Ce sont des objets trop frappants pour qu’on puisse les oublier, une fois qu’on les a vus.

— Eh bien, ce sont les Andes, et je vous réponds qu’il ne fait pas bon d’en approcher, mes enfants. Vous savez qu’un marin n’aime guère à marcher sur la terre la plus unie et sur la route la mieux frayée, parce qu’il y a toujours de ces hauts et de ces bas qui vous font lever le pied à chaque instant. Jugez donc de ce que c’était, quand je vous dirai que, si toutes les lames que nous avons vues s’élancer jusqu’au ciel pendant la dernière bourrasque, étaient empilées les unes sur les autres, ce ne serait qu’une brioche auprès de ces Andes. La nature a voulu se surpasser en les faisant, et je vous demande un peu à quoi elles servent ? Si au moins elles déparaient la France et l’Angleterre, encore passe ! mais vous laissez d’un côté les infernaux Espagnols ; et qu’est-ce que vous retrouvez de l’autre ? des Portugais et des Espagnols infernaux. Enfin nous les franchîmes néanmoins, et j’arrivai à un endroit qu’on appelle Buenos-Ayres d’où ton caboteur me conduisit à Rio. Là j’étais sur mon terrain ; j’y avais relâché tant de fois, en allant et en revenant !

— Et de là vous vous êtes embarqué sur le Dundee pour Londres, jusqu’à ce qu’il se présentât une occasion pour les États-Unis ?

— Un devin ne dirait pas mieux. Je restai plusieurs mois à Rio, travaillant dans ma partie pour l’un et pour l’autre, espérant toujours voir arriver quelque Yankee. Perdant enfin patience, je m’embarquai à bord d’un bâtiment écossais. Je n’ai pas à me plaindre de Sawney ; il m’a traité avec assez d’égards, ne voyant en moi qu’un pauvre naufragé ; car je n’avais pas jugé à propos de mettre en avant ma qualité d’ermite : piètre recommandation parmi nous autres protestants ; auprès des catholiques, c’est une autre affaire. J’en peux juger : car un jour que j’avais laissé entendre à une maîtresse d’auberge de Valparaiso que j’étais une sorte d’ermite en voyage, peu s’en fallut que la pauvre femme ne se mit à deux genoux pour m’adorer.

Ainsi se termina l’histoire de Moïse Marbre, et celle de sa colonie, à la basse-cour près. Ce fut alors mon tour à être sur la sellette. J’eus à répondre à une foule de questions, dont quelques-unes étaient assez embarrassantes. Quand Marbre apprit que le major — et miss Merton demeuraient pour le moment à Clawbonny, — il fit un signe d’intelligence à Talcott, qui sourit de son côté. Puis Rupert travaillait-il toujours le droit ? et la ferme, et les moulins ? Lorsque ce fut le tour de Neb, il fut appelé à la hune pour qu’il eût à répondre lui-même, et que Marbre pût échanger encore une poignée de main avec lui. Notre ancien lieutenant ne se sentait pas de joie de se retrouver au milieu de nous tous.

— Savez-vous, Miles, savez-vous, Roger, s’écria-t-il, que je suis ici comme chez moi, et que je ne veux plus entendre parler de vos infernaux ermitages ! Du diable si maintenant j’oserais passer seul à travers un bois. J’ai besoin d’avoir toujours une figure humaine sous les yeux. C’est que je n’entends plus être abandonné. Il faut me prendre pour maître d’hôtel, Miles ; vous me fourrerez où vous voudrez.

— Si jamais nous nous séparons encore, ce sera votre faute, mon vieil ami. Que de fois j’ai pensé à vous ! Je parlais encore de vous à Talcott dans la dernière tempête, et nous nous demandions quelles voiles vous auriez été d’avis de faire porter au bâtiment ?

— Les vieilles leçons ont fructifié, mes amis ; je m’en suis bien aperçu. L’Aurore a un vrai loup de mer pour capitaine, et le vent n’a pas beau jeu avec lui !

Il fut convenu que Marbre commanderait un quart, et qu’il ferait à bord tel service qu’il jugerait convenable. Quand Talcott serait capitaine, ce qui ne pouvait tarder longtemps, disait-il, alors il serait mon premier lieutenant à la vie et à la mort. Je pris la chose en plaisanterie, tout en lui disant qu’il était mille fois le bienvenu, et je lui donnai le sobriquet de Commodore, ajoutant que ce serait en cette qualité qu’il serait sur mon bord. Quant à la question pécuniaire, il y avait un sac de dollars dans la chambre, et il pouvait y puiser à volonté. La clef de la cassette serait toujours à sa disposition. Personne ne fut plus content de cet arrangement que Neb, qui s’était pris de passion pour Marbre depuis le jour où celui-ci l’avait amené par l’oreille du fond de la cale du John.

— Ah ça, Miles, quels animaux infernaux avez-vous donc pour passagers ? demanda Marbre en regardant avec curiosité du haut de la hune le trio qui se promenait sur le pont. C’est la première fois de ma vie que je vois un capitaine obligé de grimper au mât pour pouvoir parler en liberté.

— C’est que vous n’avez jamais voyagé avec la famille Brigham, mon ami. Dans vingt-quatre heures, ils sauront toute votre histoire ; où vous êtes né, quand vous m’avez rencontré pour la première fois, quels voyages vous avez faits ; enfin toutes vos aventures, passées, présentes et futures.

— La chose ne sera pas si facile que vous voulez bien le croire. Voyez-vous ; j’ai navigué six semaines avec une vieille fille du Connecticut, et je défierais le plus adroit questionneur à présent.

La conversation se prolongea encore quelque temps, puis nous descendîmes tous, et je présentai Marbre à mes passagers ; après quoi, les choses reprirent leur cours ordinaire. Toutefois, dans le courant de la journée, j’entendis ce court dialogue entre Brigham et Marbre, les dames étant beaucoup trop délicates pour questionner un marin si grossier.

— Vous êtes venu à bord assez inopinément, à ce qu’il me semble, capitaine Marbre ? dit le monsieur en commençant.

— Mais pas du tout. Il y a plus d’un mois que je m’attends à rencontrer l’Aurore, juste à cet endroit.

— Voilà qui est singulier ! Je ne conçois pas comment une pareille chose peut se prévoir.

— Connaissez-vous la trigonométrie sphérique, Monsieur ?

— J’avoue que je ne suis pas fort dans les sciences ; je sais un peu de mathématiques, mais voilà tout.

— Alors il serait inutile de chercher à vous expliquer la chose. Si vous aviez su la trigonométrie, je vous l’aurais démontré aussi clairement que deux et deux font quatre.

— Il paraît qu’il y a longtemps que vous connaissez le capitaine Wallingford ?

— Un peu, répondit sèchement Marbre.

— Avez-vous jamais été à cet endroit qu’il appelle Clawbonny ? c’est un drôle de nom, n’est-ce pas, capitaine ?

— Drôle ! mais pas du tout. Je connais une ferme qu’on appelle Scratch, et c’est un endroit charmant.

— Chez nous, ce n’est pas l’usage de donner des noms à des fermes.

— Chez vous, c’est possible ; mais chez nous, c’est l’usage. Et voilà !

M. Brigham n’était pas un sot. Il comprit la leçon, et ne fit plus de questions à Marbre. Il se rejeta sur Neb ; mais celui-ci avait reçu ses instructions, et il s’y conforma si scrupuleusement que je crois en vérité qu’au moment de notre séparation, quinze jours après, nos passagers n’avaient fait aucune nouvelle découverte. Je fus charmé d’en être délivré. Quelque courtes qu’eussent été nos relations, elles eurent une influence fâcheuse sur mon bonheur. Tel est le déplorable effet de la médisance. On accueille trop facilement des propos tenus sans réflexion, sinon avec malice, et le mal produit est ensuite irréparable !

Arrivé à Bordeaux, après avoir déchargé ma cargaison j’en cherchai une nouvelle. J’avais d’abord eu l’intention de retourner à New-York pour célébrer l’époque où j’atteindrais ma majorité ; mais j’avoue que les caquetages de ces Brighams avaient considérablement diminué mon désir de me retrouver si vite à Clawbonny. On vint alors m’offrir de transporter à Cronstadt en Russie une cargaison de vins et d’eaux-de-vie, et j’acceptai. Les négociants les mieux informés comptaient peu sur la continuation de la paix, et une maison de commerce crut plus prudent de transporter son entrepôt dans la capitale du czar. On choisit de préférence un navire américain, comme étant meilleur voilier, et comme devant être très-probablement neutre, si des troubles venaient à éclater à un moment imprévu.

Je partis pour la mer Baltique à la fin du mois d’août. La traversée fut longue, mais paisible, et j’arrivai à bon port. Pendant que j’étais à Cronstadt, le consul des États-Unis et les consignataires d’un bâtiment américain dont le capitaine et le second étaient morts des suites de la petite vérole, vinrent me demander Marbre pour reconduire le navire à New-York. J’eus beau le presser d’accepter : il refusa obstinément. Je proposai alors Talcott, qui après quelques négociations prit le commandement de l’Hyperion. Il m’en coûtait de me séparer de lui : mais il y avait un tel avantage pour mon jeune ami, que je ne pouvais hésiter. L’Hyperion partit aussitôt, et j’ai le regret d’ajouter que jamais je n’en entendis plus parler. L’équinoxe fut terrible à cette époque ; un grand nombre de bâtiments se perdirent, et l’Hyperion partagea sans doute leur sort.

Marbre voulut prendre la place de Talcott, et il devint mon premier lieutenant, comme j’avais été le sien. Après un peu d’attente, je pris du fret pour le compte du gouvernement russe, et j’appareillai pour Odessa. On pensait que la sublime Porte laisserait passer un bâtiment américain ; mais, arrivé aux Dardanelles, je reçus l’ordre de rebrousser chemin, et je dus laisser ma cargaison à Malte, qui devait être alors rendue à ses anciens chevaliers, aux termes du dernier traité. De Malte je me dirigeai sur Livourne, pour y chercher fortune. Tous ces voyages m’avaient pris du temps, et quand j’arrivai à Livourne, on était déjà à la fin de mars. J’écrivais à Grace et à M. Hardinge toutes les fois qu’il se présentait une occasion favorable ; mais, moi, je ne pouvais recevoir de leurs nouvelles, car ils n’auraient su où m’adresser leurs lettres. Ainsi, tandis que mes amis savaient assez exactement ce que je faisais, j’étais dans une ignorance complète sur ce qui les concernait. J’en éprouvais un grand tourment, je ne chercherai pas à le cacher. Pendant que je courais les mers, M. André Drewett avait le champ libre ; mais cette dernière considération me touchait moins, ou plutôt j’en éprouvais une sorte de satisfaction désespérée. Quant à mes affaires d’intérêt, comme j’étais majeur depuis le mois d’octobre, j’envoyai une procuration à M. Hardinge, convaincu qu’il continuerait à s’en occuper avec la sollicitude qu’il n’avait jamais cessé de montrer depuis le jour de la mort de ma pauvre mère.

On ne trouvait pas facilement du fret à Livourne, au moment où l’Aurore y arriva. Après quinze jours d’attente, on m’offrit cependant un chargement pour les États-Unis ; mais l’arrimage se faisait lentement ; je laissai Marbre pour le surveiller, et j’entrepris une petite excursion en Toscane ou dans l’Étrurie, comme on l’appelait alors. Je visitai Pise, Lucques, Florence, et quelques autres villes intermédiaires. À Florence je restai une semaine, m’amusant à regarder toutes les curiosités. La galerie et les églises absorbèrent une grande partie de mon temps, et, un jour que je visitais la cathédrale, qu’on juge de ma surprise en entendant mon nom prononcé par une voix de femme, sur un diapason assez élevé : je me retourne ! J’étais en présence des Brighams ! Ce fut en une minute un déluge de questions. Où avais-je été ? où était Talcott ? où était le bâtiment ? quand devais-je partir, et pour où aller ? Ensuite vinrent les confidences. On venait de Paris ; on avait vu le consul de France ; on avait dîné avec M. Livingston, qui négociait alors le traité de la Louisiane ; on avait vu le Louvre, puis Genève, puis le lac ; on avait été à Milan et à Rome ; on avait vu le pape ; Naples ; le Vésuve ; on avait été à Pœstum ; on était revenu à Florence, — et nous voici !

Je me croyais sauvé ; mais je n’en étais pas quitte. Ce fut ensuite le tour des États-Unis : on avait reçu des lettres si délicieuses ! À l’instant même, la poste en apportait une de mistress Jonathan Little, dame de Salem, qui résidait alors à New-York. La lettre avait quatre pages, et était remplie de nouvelles. Alors vinrent les détails, et les noms propres s’accumulaient si pressés sur les lèvres de Sarah, rattachés à une foule d’anecdotes plus ou moins scandaleuses, que je m’étonnais en vérité d’une si imperturbable mémoire.

— À propos, capitaine Wallingford, intercala Jane, dans un moment où Sarah avait eu le malheur de respirer, ce qui me rappela involontairement ce trait du babillard : s’il crache, il est perdu ! — Vous connaissiez la pauvre mistress Bradfort, n’est-ce pas ?

J’inclinai la tête en signe d’assentiment.

— Je vous l’avais bien dit ! s’écria Sarah prenant sa revanche, la pauvre femme est morte, sans nul doute de ce cancer ! Quelle affreuse maladie, et comme nos informations étaient exactes !

— Ce qu’il y a de plus extraordinaire, c’est son testament, ajouta M. Brigham, qui, comme homme, tenait surtout au positif ; vous en avez sans doute entendu parler, capitaine ?

Je me bornai à rappeler que je ne savais pas même que cette dame fût morte.

— Eh bien ! elle a tout laissé au fils de son cousin, le jeune M. Hardinge, reprit Jane ; et la sœur, qui est une si charmante personne, n’a pas un dollar. Voyez un peu comme c’est cruel !

— Ce n’est pas tout, ajouta Sarah, on dit que miss Merton, cette jeune Anglaise qui a fait tant de bruit à New-York — de quel comte disait-on donc qu’elle était la petite-fille, monsieur Brigham ?

La question n’était pas plutôt faite que Sarah s’en repentit : elle allait perdre la parole. Le mari saisit la balle au bond.

— De lord Cumberland, je crois, ou quelque nom semblable ; mais peu importe. Ce qui est certain, c’est qu’à présent que le testament de mistress Bradfort est connu, le général Merton, son père, consent à son mariage avec le jeune M. Hardinge, lequel déclare qu’il ne donnera pas un dollar à sa sœur.

— L’horreur ! s’écria Jane avec énergie ; lui qui aura seize mille dollars de revenu !

— Six mille, ma chère, six mille ; c’était exactement le chiffre du revenu de mistress Bradfort. Je le tiens d’un de mes vieux camarades, d’Uphon lui-même, qui sait toutes les fortunes, à un dollar près ; il en fait son état, et ne se trompe pas une fois sur vingt.

— Est-il bien certain que M. Rupert Hardinge hérite de toute la fortune de mistress Bradfort ? demandai-je en faisant un violent effort pour paraître calme.

— Il n’y a pas le moindre doute ; tout le monde en parle, et une erreur n’est pas possible ; quand il s’agit d’héritage, chacun aime à savoir à quoi s’en tenir. Voilà un jeune homme qu’on va se disputer de tous les côtés. Je parie une paire de gants avec Sarah que nous apprenons son mariage avant trois mois.

Les Brighams me parlèrent encore une heure, et me firent promettre d’aller les voir à leur hôtel ; mais le soir même je partis pour Livourne, et j’écrivis un billet d’excuse, pour ne pas être grossier. Je ne croyais pas la moitié de ce qu’ils m’avaient dit ; mais pourtant il devait y avoir du vrai dans leurs nouvelles. Il était hors de doute que mistress Bradfort était morte. Avait-elle été assez aveugle pour donner toute sa fortune à Rupert, au détriment de sa sœur ? La chose était possible ; mais que le frère eût déclaré qu’il ne lui donnerait rien, c’est ce dont, malgré tous ses travers, je le croyais incapable. La chère enfant n’aurait pas réclamé, en tout cas ; je la connaissais trop bien pour cela. Il me tardait d’éclaircir tous ces mystères ; car si elle n’avait plus rien, aussitôt je me mettais sur les rangs.

Quel changement ! Les Hardinge, que j’avais connus si pauvres, presque dans la dépendance de ma famille, soudainement enrichis ! On n’exagérait pas la fortune de mistress Bradfort ; elle avait au moins six mille dollars de revenu, sans parler de sa maison, située au milieu de Wall-Street, ce foyer de toutes les opérations de banque et de finance, et qui à elle seule était une fortune. Si Lucie était toujours pauvre, Rupert était riche à présent.

Les relations de famille, cette influence toute magique, avaient déjà établi une ligne de démarcation assez profonde entre nous ; la fortune du frère n’allait-elle pas l’élargir encore ? Et puis, si cet André Drewett allait être désintéressé, s’il persistait à épouser Lucie ! J’avais eu la sottise de ne point me déclarer ; malgré toute l’ardeur de mon attachement, jamais je n’avais dit un seul mot d’amour ; pouvais-je supposer que la chère enfant réserverait son cœur à un pauvre mariage qui était toujours par voies et parchemins ? J’en vins jusqu’à regretter le bonheur de Rupert. Il se croirait obligé de faire quelque chose pour sa sœur ; et chaque dollar qu’il lui donnerait élèverait une nouvelle barrière entre nous.

À dater de ce moment, je brûlai de retourner aux États-Unis. Sans les engagements que j’avais pris, je serais parti sur mon lest ; mais je pressai tellement l’arrimage que nous pûmes mettre en mer le 15 mai, avec un chargement complet, dont une partie était pour mon propre compte, achetée avec l’argent que j’avais gagné depuis dix mois. Près du détroit de Gibraltar, l’Aurore fut accostée par une frégate anglaise, qui lui apprit la déclaration de guerre entre la France et l’Angleterre ; lutte à laquelle devait ensuite prendre part tout le reste de la chrétienté. Néanmoins la frégate nous laissa passer sans difficulté : les abus qui eurent lieu devaient venir plus tard.

Dès que je fus dans l’Atlantique, j’eus soin d’éviter tout ce que je rencontrais, et j’arrivai heureusement à la pointe de Navesink. Une corvette anglaise, qui se tenait dans l’angle formé par Long-Island et la côte de Jersey, nous donna la chasse ; mais je réussis à lui échapper, et nous franchîmes la barre, lorsqu’elle n’était plus qu’à un mille de nous. Je pris un pilote, suivant l’usage, et je vins mouiller près de Coenties, l’ancrage favori de Marbre. Il y avait un an jour pour jour que j’étais revenu au même port à bord de la Crisis.


CHAPITRE XXVII.


Avec un regard où se peint la douceur et la patience de Job ; avec des mouvements aussi gracieux que ceux de l’oiseau dans l’air, tu es, au fond, le plus affreux démon qui ait jamais entrelacé ses griffes dans les cheveux d’une captive.
Halleck.


Je sortais des bureaux de la maison de commerce à laquelle était adressé mon chargement, et je me dirigeais vers l’hôtel de la Cité, alors, comme aujourd’hui, l’un des meilleurs de New-York, quand au détour de Wall-Street je tombai inopinément sur Rupert Hardinge. Il descendait la rue en grande hâte, et il parut très-surpris et même assez embarrassé de me voir. Néanmoins il n’était pas homme à se déconcerter aisément, et il me fit un accueil empressé. Il était en deuil, mais il était mis néanmoins à la dernière mode.

— Wallingford ! s’écria-t-il — c’était la première fois qu’il ne m’appelait pas Miles ; — Wallingford, mon très-cher, de quelles nues nous tombez-vous donc ? Il courait tant de bruits divers sur votre compte que votre apparition ici fera autant d’effet qu’en ferait celle de Bonaparte lui-même. Votre bâtiment est arrivé ?

— Vous savez que nous nous quittons peu, répondis-je en prenant la main qu’il m’offrait ; il n’y a guère que la mort ou un naufrage qui pourrait nous séparer.

— C’est ce que j’ai toujours dit à ces dames : « Vous verrez que Wallingford n’épousera jamais que son Aurore. » — Mais vous avez une mine excellente ; savez-vous que la mer vous va joliment ?

— Je n’ai pas à me plaindre de ma santé ; mais parlez-moi de celle de notre famille, de nos amis ? votre père… ?

— Il est à Clawbonny pour le moment. Vous savez comment il est. Aucun changement de fortune ne l’empêchera jamais de regarder sa petite bicoque d’église comme une cathédrale, et sa paroisse comme un diocèse. Aujourd’hui qu’il n’a plus besoin de tout cela, je voudrais bien — vous sentez que je ne m’aviserais pas de le lui dire à lui-même — qu’il cessât ses prédications.

— Soit ; mais parlez-moi de vous tous maintenant. Je suis d’une impatience !…

— Oui, la patience n’a jamais été votre fort. Eh bien ! vous savez sans doute que j’ai été reçu au barreau ?

— Je n’en doutais pas ; votre noviciat maritime a dû vous être d’un grand secours aux examens.

— Allons, ne parlons plus de mes péchés de jeunesse. J’ai du moins le mérite de n’y avoir pas persisté longtemps. Mais de quel côté allez-vous ? dit-il en me prenant le bras. Si vous remontez la rue, je ferai quelques pas avec vous. Il y a à peine une âme en ville à cette époque de l’année ; mais néanmoins vous verrez prodigieusement de jolies filles dans Broadway à cette heure ; ce n’est pas positivement la première volée ; car pour rester ici dans cette saison, il faut n’avoir pas la plus petite maison de campagne. — Eh bien ! qu’est-ce que je disais donc ? Ah ! qu’on change terriblement en quelques années. Savez-vous bien que tous les goûts, toutes les inclinations de ma première enfance se sont envolés dans les airs ? Rien ne reste des premières années. Notre corps, nos traits, toute notre personne subit les plus grands changements ; comment nos sentiments, nos désirs, nos vues nos affections, nos espérances, resteraient-ils les mêmes ?

— Savez-vous bien, Rupert, que ce que vous dites là n’est pas flatteur pour quelqu’un dont les relations avec vous remontent justement à ces premières années ?

— Oh ! ce n’est pas là ce que je veux dire, vous le savez bien. L’habitude a aussi son influence ; et certes je vous serai toujours aussi attaché que je l’étais dans l’enfance… Mais enfin nous suivons des lignes divergentes, et nous ne saurions rester toujours enfants.

— Et n’avez-vous plus à me parler de personne ? demandai-je avec quelque hésitation ; car je tremblais d’apprendre que Lucie était mariée. — Comment va Grace ?

— Oh ! Grace, moi qui l’oubliais ! j’en suis vraiment honteux, car naturellement c’est par elle que j’aurais dû commencer. Hélas ! mon cher capitaine, pour ne vous rien cacher, votre sœur n’est pas aussi bien qu’à votre départ, je le crains du moins ; car il y a un siècle que je ne l’ai vue. Elle a passé l’automne avec nous ; puis elle a voulu s’en aller pour les fêtes de Noël, parce que, disait-elle, sa famille les avait toujours passées à Clawbonny. Depuis lors elle n’est pas revenue ; mais je crains qu’elle ne soit pas bien. Vous savez comme Grace a toujours été une frêle créature ; elle est si Américaine ! Ah ! Wallingford, nos femmes n’ont pas de santé ; belles comme des anges, sveltes comme des fées, elles ne peuvent être comparées aux Anglaises pour la santé.

Le feu me monta à la figure, et j’eus toutes les peines du monde à ne point précipiter dans le fossé le misérable qui s’appuyait sur mon bras. Cependant un moment de réflexion me fit sentir la nécessité de la prudence. Après tout, il était le frère de Lucie ; et je n’avais point de preuves qu’il eût jamais donné à Grace lieu de croire qu’il l’aimait. Il était si facile de se tromper sur ce point, quand on avait été élevé ensemble comme nous l’avions été tous les quatre ; l’amitié, l’habitude, comme disait Rupert, pouvait si bien être prise pour un sentiment plus tendre, que je ne pouvais agir avec trop de circonspection. Et puis je devais avant tout éviter de compromettre Grace ; je devais ménager sa sensibilité, en même temps que sa réputation, et je parvins à dissimuler ma colère, quoique j’étouffasse.

— Voilà une nouvelle qui me désole, répondis-je après une longue pause, la vive douleur que j’éprouvais expliquant assez naturellement mon trouble ; Grace est une personne qui a besoin des plus tendres soins et des plus grands ménagements ; et moi qui m’amuse à courir de mers en mers pour gagner quelque argent, quand ma place devrait être à Clawbonny auprès de ma sœur ! Je ne me le pardonnerai jamais !

— L’argent est une très-bonne chose, capitaine, répondit Rupert avec un sourire qui me parut en dire plus que sa bouche n’exprimait ; c’est une excellente chose que l’argent ! mais il ne faut pas vous exagérer l’indisposition de Grace, qui sera passagère. J’espère que vos nombreux voyages n’ont pas été infructueux ?

— Et Lucie ? repris-je sans daigner lui répondre ; où est-elle à présent ?

— Miss Hardinge est en ville, dans sa c’est-à-dire dans notre maison de Wall-Street ; mais elle va tous les matins à la campagne ; car il est impossible de rester enfermé au milieu de ces briques brûlantes. Mais j’oubliais : vous ne savez pas le malheur qui nous est arrivé ?

— J’ai appris en Italie la mort de mistress Bradfort, et en vous voyant en deuil, j’ai vu que la nouvelle n’était que trop vraie.

— Mon Dieu oui ! c’est une excellente femme que nous avons perdue. Elle aurait été ma mère qu’elle n’aurait pas été meilleure pour moi. Sa mort, mon cher Wallingford, a été des plus édifiantes qu’on ait vues à New-York depuis bien des années.

— Et mistress Bradfort vous a nommé son héritier ? Il est temps à présent de vous féliciter de votre bonne fortune. Mais Lucie ? j’espère qu’elle n’a pas été complètement oubliée ?

Rupert balbutia, et je vis clairement qu’il était sur des charbons ardents. Comme je le découvris ensuite, il voulait cacher au monde ce qui en était, et cependant il prévoyait bien que je serais mis au courant par son père. Dans tous les cas, il crut qu’il valait mieux me faire son confident. Nous nous promenions alors dans les allées qui séparent les églises de la Trinité et de Saint-Paul ; et, avant de s’ouvrir à moi, mon compagnon me fit prendre plusieurs rues de traverse, comme s’il craignait de mettre des rues trop fashionables dans sa confidence. Enfin, arrivé dans un quartier désert, il commença le récit de ses griefs avec plus d’abandon qu’il n’en avait montré dans le commencement de notre entrevue.

— Vous saurez, Miles, dit-il en commençant, que mistress Bradfort était une personne assez originale, — oui, très-originale en vérité. Excellente personne au fond, j’en conviens, et qui a fait une fin très édifiante ; mais dont les singularités égalaient sa fortune. Vous savez que les femmes ont souvent les idées les plus bizarres, et les Américaines plus que toutes les autres. Une république n’est nullement favorable au maintien des biens dans la même ligne. Miss Merton, qui est une personne pleine de sens, comme vous avez pu en juger, Miles, dit qu’aujourd’hui en Angleterre, j’aurais hérité de toutes les propriétés de mistress Bradfort, sans la moindre difficulté.

— Comment ? vous êtes avocat, et il faut qu’une jeune Anglaise vous apprenne ce que la loi décide dans tel ou tel cas ?

— Oh ! dans ce pays-là ils ont comme nous un dédale de statuts, dans lesquels il est impossible de se reconnaître. Au milieu de tout cela le droit commun est devenu la chose la plus rare du monde. Mais, pour abréger, vous saurez que mistress Bradfort a fait un testament.

— Par lequel, je présume, elle partage également ses biens entre vous et Lucie, au grand mécontentement de miss Merton ?

— Pas tout à fait, Miles, pas tout à fait — c’était une personne si singulière, si capricieuse, que mistress Bradfort !

J’ai remarqué souvent que, quand une personne a réussi à jeter de la poudre aux yeux, et qu’elle se voit découverte, elle est très portée à accuser celui qui a été longtemps sa dupe, d’être capricieux, tandis qu’il a été tout simplement détrompé. Cependant je ne dis pas un mot, laissant Rupert patauger dans son bourbier tant qu’il le voudrait.

— Mais sa fin a été admirable, reprit-il après une pause, et édifiante au dernier degré. Elle a donc fait un testament, et dans ce testament elle laisse tout ce qu’elle possède, jusqu’aux maisons de ville et de campagne, à ma sœur.

Je fus stupéfait ! Toutes mes espérances étaient encore envolées.

— Et qui a-t-elle nommé pour exécuteur testamentaire ? demandai-je après un intervalle de silence, prévoyant ce qui arriverait infailliblement si ces fonctions étaient dévolues à Rupert.

— Mon père. Les affaires ne lui manquent pas, savez-vous bien ? Après les vôtres, viennent celles de mistress Bradfort. Par bonheur, celles-là sont toutes simples. Les maisons sont en bon état, bien situées, louées facilement ; l’argent est placé sur bonnes hypothèques ou en actions. Tout cela constitue un revenu liquide de sept mille bons dollars, toutes dépenses d’entretien ou de réparations payées.

— Et tout cela est à Lucie ! m’écriai-je avec angoisse, comme si je sentais qu’elle était plus que jamais perdue pour moi.

— Pour le moment, sans doute, quoique, voyez-vous, je ne regarde Lucie que comme dépositaire de la moitié. Vous connaissez les femmes : elles regardent tous les jeunes gens comme des prodigues, et voici le raisonnement qu’elles auront fait entre elles : Rupert est au fond un bon garçon ; mais Rupert est jeune, et il laissera couler l’argent entre ses doigts. — Eh bien, Lucie, je vais tout vous donner dans mon testament ; mais, naturellement, vous aurez soin de votre frère, et vous lui donnerez la moitié, ou même les deux tiers, comme il est l’aîné, dès que vous serez majeure, et que vous pourrez agir. — Vous savez que Lucie n’a que dix-neuf ans, et par conséquent il y a encore deux ans à attendre.

— Et Lucie connaît ces intentions de sa bienfaitrice ? vous en avez des preuves ?

— Des preuves ! j’en prêterais serment en justice. N’est-ce pas raisonnable ? n’est-ce pas ce que je suis en droit d’attendre ? Et puis, écoutez bien. Entre nous, j’avais deux mille dollars de dettes ; et pourtant la bonne dame ne me laisse pas un dollar pour payer même mes créanciers légitimes. Une femme si pieuse, qui a fait une fin si édifiante, n’aurait jamais agi ainsi, si elle n’avait pas eu des vues ultérieures. Du moment qu’elle regardait Lucie comme dépositaire, tout s’explique.

— Mais Lucie, qu’en dit-elle ?

— Vous connaissez Lucie ; elle n’aime pas les phrases ; elle aime à surprendre les gens, surtout lorsqu’elle songe à leur rendre service. Elle n’a donc pas ouvert la bouche ; mais tout indique ses intentions. D’abord, elle a chargé son père de payer mes dettes. Elle eût mieux fait de me donner l’argent pour satisfaire les créanciers ; car j’aurais commencé par les plus pressés. Mais enfin c’est quelque chose d’avoir toutes les quittances dans ma poche et de pouvoir recommencer sur nouveaux frais. Voilà où j’en suis pour le moment. Ah ! j’oubliais encore : elle m’alloue une pension annuelle de quinze cents dollars provisoirement. — Vous voyez, Miles, que je n’ai rien de caché pour vous ; je n’ai pas attendu que mon père vous donnât tous ces détails, ce qu’il n’eût pas manqué de faire quand vous serez à Clawbonny ; mais vous sentez bien que je ne vais pas crier cela sur le toit des maisons. La belle mine que je ferais vraiment, si on savait qu’un des jeunes gens les plus à la mode de New-York est dans la dépendance de sa sœur, et d’une sœur qui a trois ans de moins que lui ! Ce serait à me faire montrer au doigt. Aussi n’ai-je confié le fait qu’à quelques intimes. On croit généralement que c’est moi qui hérite, et que Lucie n’a rien. Excellent moyen au surplus pour écarter les coureurs de dot, comme vous le verrez du premier coup d’œil.

— Et qu’en dit un certain M. André Drewett ? demandai-je en affectant un sang-froid que j’étais loin d’éprouver. Il était toute attention quand je suis parti, et je m’attendais presque à ne plus retrouver ici une miss Lucie Hardinge.

— À vous parler franchement, Miles, il me semblait que la chose prenait cette tournure quand est survenue la mort de mistress Bradfort. Le deuil vint très à propos suspendre toute démarche, si on avait l’intention d’en faire. Vous sentez qu’il ne serait pas commode d’avoir un beau-frère, avant que toutes les affaires fussent réglées. Au surplus, je suis content d’André, et il sait que je suis son ami. Il a bon ton, est très-bien posé dans le monde, a une jolie petite fortune, qui jointe au tiers de celle de notre défunte cousine, assurerait à ma sœur le même revenu qu’aujourd’hui, et j’ai soin de faire entendre de temps en temps à Lucie qu’elle ne saurait faire un meilleur choix.

— Et comment votre sœur reçoit-elle ces insinuations ?

— Oh ! fameusement, comme toutes les jeunes filles, vous savez bien. Elle rougit, et quelquefois paraît mécontente ; puis elle se met à rire, fait la moue et dit : — Quelle extravagance ! Taisez-vous donc, Rupert ; vous êtes fou ! — Enfin toutes ces exclamations de convention qui ne trompent personne, pas même son benêt de frère. Mais, mon cher, il faut que je vous quitte, je dois accompagner quelques personnes au spectacle, et j’allais les rejoindre quand je vous ai rencontré. Cooper joue ce soir, et vous savez qu’il fait fureur. On ne voudrait pas perdre une seule syllabe de son Othello.

— Rupert, encore un mot. Ne disiez-vous pas que les Merton sont encore ici ?

— Les Merton ? mais sans doute ; ils sont fixés aux États-Unis et sont lancés dans le plus grand monde. Le colonel se trouve très-bien du climat, et il est parvenu à trouver quelque emploi qui le retient parmi nous. De plus il a des parents à Boston, et je crois qu’il a quelques droits à faire valoir par là sur je ne sais quel héritage. Les Merton ! et, grands dieux, que ferait New-York sans les Merton !

— Ainsi donc mon vieil ami a obtenu aussi de l’avancement ; car je crois vous avoir entendu l’appeler colonel ?

— Croyez-vous ? il me semble qu’on l’appelle général, plus souvent que toute autre chose. Vous avez dû vous tromper, en croyant qu’il n’était que major, Miles ; ici tout le monde l’appelle général ou colonel.

— Je ne demande pas mieux. Adieu, Rupert ; je ne vous trahirai pas, et…

— Et quoi ?

— Rappelez-moi au souvenir de Lucie ; vous savez que nous nous connaissons depuis l’enfance. Dites-lui que je lui souhaite tout le bonheur possible dans sa nouvelle position, et que je tâcherai de la voir, avant de remettre à la voile.

— Est-ce que vous ne viendrez pas ce soir au spectacle ? Cooper mérite bien une visite ; Othello est son plus beau rôle.

— Je ne crois pas. Ne m’oubliez pas auprès de votre sœur, — adieu.

Nous nous séparâmes ; Rupert se dirigea à grands pas vers Broadway, et moi j’errai quelque temps à l’aventure. J’avais envoyé Neb s’informer si, par hasard, le Wallingford serait à New-York, et j’appris qu’il devait remettre à la voile le lendemain pour Clawbonny. Je me décidai à profiter de l’occasion ; car, sans ajouter une entière confiance aux allégations de Rupert, j’étais inquiet de la santé de ma sœur. Sans que je m’en aperçusse, mes pas m’avaient conduit sur le quai ; j’allai rendre une petite visite à l’Aurore, j’échangeai quelques mots avec Marbre, puis je revins à terre au bout d’une demi-heure. Par une sorte d’attraction secrète, je pris le chemin du parc, et bientôt je me trouvai à la porte du théâtre. Je me dis que Lucie n’était plus qu’en demi-deuil, qu’il n’était pas impossible qu’elle fût de la partie dont Rupert avait parlé. Je pris donc un billet, dans l’espoir de la voir, et je montai à l’amphithéâtre des secondes : si j’avais mieux connu les localités, c’est au parterre que je me serais placé, pour l’objet particulier que j’avais en vue.

Quoique la saison fût si avancée, la salle était pleine à comble ; Cooper faisait alors fureur. Le soin avec lequel il composait ses rôles, le naturel qu’il déployait, l’avaient fait triompher de tous ses rivaux, et il avait opéré une révolution sur la scène. Je n’avais pu trouver place sur le premier rang, de sorte que je ne voyais au-dessous de moi que les loges de côté, et encore imparfaitement. Je jetai un coup d’œil rapide, et j’entrevis bientôt les cheveux bouclés de Rupert ; il était assis près d’Émilie Merton ; puis venait le major, — s’il était colonel ou général, ce ne pouvait être que par une de ces promotions soudaines dont les salons de New-York sont si prodigues ; — et auprès du major était une dame, que je supposai être Lucie. Un tremblement convulsif me saisit, dès que je l’aperçus. Je ne voyais que le haut de sa figure, mais un mouvement qu’elle fit en se tournant vers le major me laissa entrevoir ce sourire ouvert, auquel je ne pouvais me tromper : c’était bien elle.

Il restait encore deux places sur le devant de la loge, la première banquette pouvant contenir six personnes. On ouvrit la loge, tout le monde se leva, et je vis entrer André Drewett, donnant le bras à une dame âgée que je sus ensuite être sa mère. Les places avaient été gardées pour eux, et la dame devait sans doute servir de chaperon, quoique les deux jeunes personnes étant l’une avec son père, l’autre avec son frère, il eût été convenu qu’on ne se rejoindrait qu’au théâtre. La vieille dame serra la main de Lucie avec empressement, mais du moins je n’eus pas le supplice de voir son fils accomplir la même cérémonie. Il se contenta de saluer, quoique avec une intention marquée, et il sut s’arranger pour se placer à côté d’elle, pendant que le major s’occupait de la mère. Ces arrangements étaient naturels ; je devais m’y attendre, et pourtant ils me firent un mal que je ne saurais exprimer.

Je n’écoutais pas la pièce ; j’étais à méditer sur ma position, à l’égard de Lucie. Je me rappelais les jours de notre enfance, les diverses circonstances du départ et du retour, l’incident du médaillon, toutes les émotions si douces que j’avais éprouvées, et que j’avais crues partagées. Avais-je pu me tromper à ce point, et l’intérêt que la chère enfant m’avait témoigné n’était-il que la conséquence naturelle de son bon cœur, de l’habitude, comme l’insinuait si délicatement Rupert, pour ce qui le concernait ? Ensuite je ne pouvais me dissimuler que, maintenant, Lucie pouvait porter ses prétentions beaucoup plus haut. Tant qu’elle avait été pauvre, et moi riche, en comparaison, la différence de fortune compensait celle de position ; mais maintenant c’était une héritière, à la tête d’une grande fortune, tandis que je n’étais que dans l’aisance ; et puis enfin, toutes choses égales du reste, comment un pauvre marin, obligé de s’absenter si souvent, et ayant dû contracter un peu de la rudesse de son état, pourrait-il lutter contre une foule de prétendants de la ville, les uns, avocats de nom, paraissant un moment à leur cabinet, au sortir de leur déjeuner, puis se pavanant dans Broadway le reste du temps ; les autres, entièrement libres, comme André Drewett, n’ayant d’autres occupations que de toucher leurs rentes et leurs dividendes ? Plus je réfléchissais, plus mes chances me semblaient diminuer, et je me levai pour quitter le théâtre.

Et cependant, comment partir sans avoir vu au moins la figure de Lucie ? l’abnégation ne pouvait aller jusque-là. Je résolus donc de descendre au parterre, d’attacher un long regard sur la chère enfant, et de me retirer ensuite avec un souvenir durable de celle que j’avais tant aimée, et que je sentais que j’aimerais toujours.

Je trouvai une place où, sans être trop en vue moi-même, je pouvais distinguer aisément les six personnes qui occupaient le devant de la loge. Je m’arrêtai peu au major et à mistress Drewett ; cette dame avait l’air respectable, et était mise avec assez de recherche. Son apparition dans le monde remontait à l’époque de la révolution, et on s’en apercevait à quelque chose de légèrement martial dans le port de la tête, et de guindé dans ses manières. Quant au major, il semblait beaucoup mieux portant, et l’atmosphère de prévenances et de petits soins dans laquelle il vivait à New-York avait évidemment agi sur lui ; c’était aujourd’hui un personnage tout autrement important que lorsque je l’avais vu pour la première fois à Londres. Entre les actes, je remarquai que c’était à qui échangerait un sourire avec « l’officier anglais, » preuve qu’il était au pinacle de la faveur dans le grand monde, et qu’il était parvenu à ce point où, « paraître ne point le connaître, c’était avouer qu’on était soi-même inconnu[10]. »

Émilie rayonnait de santé et de bonheur ; je pouvais voir qu’elle était charmée des propos galants que Rupert lui débitait sans doute, et je ne m’en tourmentais en aucune manière. Miss Merton, en ce moment, avait presque oublié qu’il existât un Miles Wallingford au monde, ou, si elle se le rappelait quelquefois, ce devait être à l’occasion du superbe collier de perles qui devait orner le cou de sa femme, si jamais il en trouvait une.

Mais Lucie, dont je ne parle pas, l’honnête, la confiante, la bien-aimée Lucie ! Qu’elle me semblait plus belle encore que je ne l’avais jamais vue ! Quelle douceur dans son sourire, quelle expression dans son regard, que de grâces dans tous ses mouvements, et comme le demi-deuil lui allait bien ! Et penser qu’elle était perdue pour moi, que nous allions devenir de plus en plus étrangers l’un à l’autre ! À cette idée, je sentais s’évanouir tout mon courage ; le marin, si rude, si endurci par la fatigue, n’avait pas plus de force qu’un enfant ; de grosses larmes roulaient dans mes yeux, et j’eus beaucoup de peine à cacher ma faiblesse à ceux qui m’entouraient. Enfin, la tragédie finit, la toile tomba, et le parterre se dégarnit sensiblement ; moi seul j’étais cloué à ma place, et il m’était impossible de m’en détacher.

Il était facile de voir le changement qui s’était opéré dans la position de Lucie, aux attentions dont elle était l’objet. Toutes les dames des principales loges échangeaient des sourires ou des signes de tête avec elle, et la moitié des jeunes élégants de la salle se pressaient autour de sa loge, ou entraient familièrement pour lui présenter leurs hommages. Il me parut que M. André Drewett avait un petit air satisfait qui semblait dire : c’est à moi que vous faites la cour indirectement en la faisant à cette jeune personne. Quant à Lucie, mon œil jaloux ne put surprendre le moindre changement dans ses manières, toujours simples, toujours naturelles. Perdu dans ma contemplation muette, j’oubliais l’univers entier, quand j’entendis une exclamation mal étouffée qui me fit tressaillir. J’étais trop près pour pouvoir me tromper : c’était la voix de Lucie. Je la regardai aussitôt ; ses yeux étaient fixés sur les miens, et elle étendait la main de mon côté avec un empressement charmant. J’avais été reconnu, et la surprise avait produit cette manifestation de l’ancienne amitié qui nous avait unis, avec tout l’abandon et toute la simplicité de nos premières années.

— Miles Wallingford ! me dit-elle dès que je me fus levé pour répondre à ses avances et que je fus assez près pour qu’elle pût me parler sans trop attirer l’attention, vous êtes arrivé, et nous n’en savions rien !

Il était clair que Rupert n’avait point parlé de mon retour et de notre rencontre dans la rue. Il en parut un peu honteux, et s’avança pour dire :

— Comment donc ai-je pu oublier de vous apprendre, Lucie, que j’avais rencontré le capitaine Wallingford, comme j’allais prendre le colonel et miss Merton. Oh ! nous avons causé longtemps ensemble, et je pourrai lui épargner la peine de répéter son histoire.

— Je puis dire néanmoins, ajoutai-je, combien je suis heureux de voir miss Hardinge si bien portante, et de pouvoir présenter mes hommages à mes anciens passagers.

Je serrai la main du major et celle d’Émilie, je saluai Drewett, je fus présenté à sa mère, et invité à venir prendre place dans la loge, attendu qu’il n’était pas très-convenable que la conversation se prolongeât de la loge au parterre. J’oubliai mes prudentes résolutions, et trois minutes après j’étais derrière Lucie… André Drewett eut la civilité de m’offrir sa place, bien que ce fût d’un air qui disait assez clairement : qu’ai-je à craindre ? c’est un patron de navire ; laissons-le un moment s’amuser ; le pauvre diable sera obligé de repartir au premier jour, et il me laissera la place libre. Du moins je crus lire ce langage dans l’expression de tous ses traits.

— Merci, monsieur Drewett, dit Lucie du ton le plus doux. Monsieur Wallingford et moi, nous sommes de vieux amis. Vous savez qu’il est le frère de Grace — Drewett inclina la tête d’une manière assez convenable — et j’ai mille choses à lui dire. Ainsi donc, Miles, venez vous mettre là, et racontez-moi tout votre voyage.

Comme la moitié des spectateurs étaient partis après la tragédie, le second rang de la loge était vide, et nos messieurs y passèrent pour étendre librement leurs jambes, de sorte que j’eus la place libre pour m’asseoir à côté de Lucie. Comme elle insista pour entendre, avant tout, mon histoire, je fus obligé de la satisfaire.

— À propos, major Merton, lui dis-je, dès que j’eus terminé mon récit, une de vos vieilles connaissances, Moïse Marbre pour le nommer, est revenu à la vie, et il est en ce moment à New-York.

Je racontai alors la manière dont j’avais rencontré mon vieux lieutenant. J’avais eu là une bien malheureuse idée ; car le major profita de cette occasion pour se mêler à la conversation, et comme l’orchestre commençait l’ouverture de la seconde pièce, il m’emmena dans le corridor pour avoir plus de détails. J’étais au supplice ; et Lucie paraissait contrariée de son côté ; mais il n’y avait pas moyen de s’en défendre, et la seule consolation, c’est que nous n’aurions pu continuer à causer, une fois le rideau levé.

— Vous vous souciez peu sans doute de la petite pièce par laquelle on termine, dit le major après que j’eus raconté les aventures de Marbre ; voulez-vous rester ici jusqu’à ce qu’on sorte ? Nous causerons un peu.

Il fallait bien y consentir, et nous nous promenâmes dans le corridor jusqu’à la fin de l’acte. Le major fut très-aimable ; il semblait n’avoir pas oublié les nombreuses obligations qu’il m’avait. Il se mit à me communiquer quelques détails qui avaient trait à sa position actuelle, et il me fit entendre qu’il était probable qu’il passerait quelques années aux États-Unis. Tout en marchant, je jetais un regard vers la loge toutes les fois que nous passions devant.

— Eh bien ! me dit tout à coup mon compagnon, vos anciens amis les Hardinge ont eu une bonne aubaine, et j’ose dire qu’ils s’y attendaient peu il y a quelques années.

— Sans doute, répondis-je ; quoique la fortune soit tombée en excellentes mains, je suis néanmoins surpris que mistress Bradfort n’ait pas laissé les biens au vieux ministre, puisqu’ils avaient appartenu à leur grand-père commun, et qu’il était le plus proche héritier.

— Elle s’est dit sans doute que l’excellent homme ne saurait qu’en faire. Rupert Hardinge, au contraire, est actif, spirituel, en passe de briller dans le monde ; et la fortune sera mieux placée dans ses mains que dans celles du bon vieillard.

— Le bon vieillard a été pour moi l’intendant le plus zélé, et il eût été le même pour ses enfants. Mais est-ce que Rupert hérite de la totalité de la fortune ?

— Je crois que non ; il doit y avoir quelques dispositions particuculières, à ce que je lui ai entendu dire. Je ne sais si sa sœur n’a pas un petit legs, ou bien si la fortune n’est pas réversible sur sa tête, dans le cas où Rupert mourrait sans enfants. Croiriez-vous bien que le bruit avait couru que mistress Rradfort avait tout laissé à Lucie ? Comme on fait des histoires cependant ! moi qui sais de source certaine qu’il n’en est rien. — Cette source certaine, c’était Rupert qui, depuis son enfance, ne s’était jamais fait scrupule d’altérer la vérité dans son intérêt. — Enfin je sais qu’il y a un article qui la concerne, quoique de peu d’importance, et les dispositions faites en sa faveur sont sans doute soumises à la condition qu’elle se mariera avec le consentement de son frère. La vieille dame était pleine de bon sens, et elle a fait sans doute tout ce qui était nécessaire.

C’est étonnant à quel point on s’abuse sur les fortunes, et ceux qui s’en inquiètent le plus sont souvent les premiers trompés. Le major était évidemment la dupe de Rupert, quoique je ne visse pas ce que celui-ci pouvait espérer de tout ce manège. Il ne m’appartenait pas de le détromper ; mais je n’étais pas à mon aise, et je ne fus pas fâché d’entendre dans la salle un mouvement qui annonçait la fin de l’acte. Je courus à la porte de la loge, et, à mon grand regret, je vis sortir mistress Drewett ; ces dames trouvaient la petite pièce si insipide, qu’elles n’avaient pas la patience d’en entendre davantage. Rupert me jeta un coup d’œil inquiet, et il me prit même à l’écart pour me dire à l’oreille :

— Miles, ce que je vous ai dit ce soir est tout à fait confidentiel ; c’est un secret de famille.

— Je n’ai pas à me mêler de vos affaires particulières, Rupert ; permettez-moi seulement d’espérer que vous agirez loyalement, surtout lorsqu’il s’agit d’une sœur.

— Soyez tranquille ; tout s’arrangera à merveille. Vous savez ce que je vous ai dit.

Je vis Lucie qui regardait autour d’elle d’un air inquiet, pendant que Drewett était allé faire avancer les voitures, et je me berçai de l’espoir que c’était pour me chercher. En un moment j’étais à côté d’elle ; mais presque aussitôt M. Drewett vint lui offrir son bras, en disant que sa voiture barrait le passage. Nous sortîmes tous ensemble, et alors il se trouva que c’était la voiture de mistress Drewett qui était en tête ; celle de Lucie était derrière. — Oui, celle de Lucie ! la chère fille était entrée en possession de tout ce qui avait appartenu à sa parente, de l’équipage et des chevaux comme du reste. Les armes de la défunte étaient toujours sur la voiture, Rupert n’ayant jamais pu obtenir qu’elle y substituât celles des Hardinge. Mais il s’en vengeait en répétant partout combien c’était généreux à lui de donner une voiture à sa sœur.

Le major conduisit mistress Drewett à sa voiture, et son fils fut obligé de nous quitter pour monter à côté d’elle. Cette circonstance me procura une minute de bienheureux tête à tête avec Lucie. Elle me parla de Grace, me dit qu’il y avait des mois qu’elle ne l’avait vue, ce qui ne lui était jamais arrivé auparavant ; que toutes ses instances n’avaient jamais pu la décider à rester auprès d’elle, tandis qu’elle-même n’avait jamais pu trouver moyen d’aller à Clawbonny, Rupert prétendant que sa présence était indispensable pour terminer une foule d’affaires.

— Grace n’est pas aussi humble que je l’étais autrefois, dit la chère enfant en me regardant en face d’un air de reproche, et j’espère bien que vous n’imiterez pas son mauvais exemple. Elle veut me faire entendre qu’elle a un chez soi ; et moi, quand je n’en avais pas, que vous étiez riche, et que j’étais pauvre, est-ce que je rougissais de rester chez vous ?

— Merci, Lucie, merci ! lui dis-je tout bas, en lui serrant vivement la main ; mais ce ne peut être cela. Avez-vous entendu parler de la santé de Grace ?

— Oh ! elle se porte bien, je le sais. Rupert me l’a dit, et les lettres de cette bonne amie sont aussi tendres, aussi gaies que jamais, sans le plus petit mot de plainte. Mais il faut absolument que je la voie bientôt. Grace et Lucie ne sont pas nées pour vivre séparées. — Voici la voiture, — vous viendrez me voir demain matin, n’est-ce pas, Miles ? Nous déjeunons à huit heures précises.

— Je ne le puis. Je pars demain pour Clawbonny au commencement de la marée, qui est à quatre heures. Je vais coucher à bord du sloop.

Le major Merton mit Lucie en voiture ; les adieux furent échangés, et je restai debout sous le vestibule à la regarder partir pendant que Rupert s’éloignait rapidement.


CHAPITRE XXVIII.


Écoutez-moi un peu ; car si j’ai gardé si longtemps le silence, c’est pour bien observer la dame. J’ai vu son front se couvrir tout à coup de mille couleurs, plus vives les unes que les autres ; puis mille nuances successives de pâleur céleste vinrent les effacer, sous l’influence du plus charmant embarras.
Shakespeare.


J’arrivai à bord du Wallingford avant onze heures, et j’y trouvai Neb qui m’attendait avec mes bagages. Maintenant que j’étais sur mon propre bord, je donnai ordre de profiter d’un vent favorable, et d’appareiller sur-le-champ, sans attendre le flot. Malgré notre diligence, nous n’entrâmes dans la crique qu’à huit heures du matin le second jour.

Dès que le bâtiment fut près de la rive, je m’élançai à terre, et je gravis la colline. Du haut du chemin, j’aperçus mon tuteur qui accourait à ma rencontre, une lettre qu’il avait reçue directement de New-York lui ayant appris mon arrivée. Il me tendit les bras, m’embrassa avec la même effusion qu’au temps jadis, et j’entendis le bon vieillard murmurer quelques paroles de bénédiction et d’actions de grâces. M. Hardinge était toujours le même. Quoiqu’il eût à sa disposition tous les revenus de sa fille, il était aussi simple que jamais dans ses goûts et dans ses habitudes.

— Soyez le bienvenu, mon cher enfant, mille fois le bienvenu ! s’écria-t-il du plus loin qu’il m’aperçut. Dès qu’on est venu m’annoncer que le sloop était en vue : Il est à bord, me suis-je écrié ; car je jugeais votre cœur d’après le mien. Ah ! Miles, quand donc viendra le temps où Clawbonny suffira à votre ambition ? Vous avez déjà autant d’argent qu’il vous en faut. Une fortune plus grande contribue-t-elle au bonheur ?

— Quoi qu’il en soit, mon cher monsieur, répondis-je, tout en déplorant la perte de votre respectable parente, j’ai à vous féliciter de voir rentrer dans votre famille des biens qui avaient appartenu à vos ancêtres. C’est à ce titre surtout qu’ils doivent vous être chers.

— Sans doute, mon ami, et j’espère que ces richesses ne nous empêcheront pas de rester d’aussi fidèles serviteurs de Dieu qu’auparavant. Toutefois, les biens ne sont pas à moi, mais à Lucie. Avec vous je puis tout dire, quoique Rupert m’ait fait entendre qu’il serait prudent de ne pas faire connaître le véritable état des choses, pour éviter que tous les coureurs de fortune ne viennent tourner autour d’elle, et il est d’avis que nous laissions croire que la fortune doit être partagée entre nous. Vous entendez bien que je ne dirai jamais une chose pareille ; mais on peut se taire pendant quelque temps. En tout cas, ce n’est pas avec vous que je ferai jamais le moindre mystère, et j’aime mieux vous dire sur-le-champ tout ce qui en est. Je suis exécuteur testamentaire, et j’ai tant de calculs à faire, de comptes à arrêter, de signatures à donner, que ma pauvre tête a peine à s’occuper des devoirs de mon saint ministère. Savez-vous que je tremble de tomber dans l’égoïsme, mon bon Miles ? j’en tremble véritablement.

— Rassurez-vous, mon cher monsieur, je vous réponds de vous-même, — mais Grace, vous ne m’en parlez pas !

M. Hardinge changea tout à coup de figure. L’expression de joie qui l’animait fit place à un air d’abattement et de mélancolie. Quoiqu’il fût impossible d’être moins observateur que le bon ministre dans toutes les affaires ordinaires de la vie, il était évident que pour cette fois il avait pourtant remarqué quelque chose de nature à l’inquiéter.

— Ah ! Grace, répondit-il en hésitant, elle est ici, la chère enfant, toute seule, et elle n’a plus sa gaieté ni ses couleurs d’autrefois. C’est pour elle aussi que je suis charmé de votre retour. Je crains qu’elle ne soit pas bien ; il y a plus d’une semaine que je veux envoyer chercher un médecin ; mais elle s’y refuse obstinément en disant que cela n’est pas nécessaire. Lorsque je la regarde, sa beauté a un caractère qui m’effraie malgré moi, Miles. Vous connaissez Grace : elle a toujours paru appartenir au ciel plus qu’à la terre ; maintenant je crois toujours voir un séraphin qui pleure sur les péchés des hommes.

— Je crains bien que Rupert n’ait raison, et que Grace ne soit sérieusement malade.

— J’espère que non, mon enfant. Elle n’est pas à son ordinaire, il est vrai ; mais son esprit, ses pensées, toutes ses affections, si je puis dire, sont tournées vers le ciel. Il semble que la grâce ait opéré en elle d’une manière toute particulière. Elle ne lit plus que des livres de dévotion ; elle médite, et je suis sûr qu’elle est en prières, du matin au soir. Voilà pourquoi elle s’est retirée du monde, et elle refuse toutes les invitations de Lucie. Vous savez à quel point elles s’aiment ; en bien ! cependant toutes les instances sont inutiles : Grace ne veut pas aller à New-York, bien qu’elle sache que Lucie ne peut pas venir ici.

Je comprenais tout à présent. Un poids comme celui d’une montagne me tomba sur le cœur, et je marchai quelque temps en silence. Chaque parole de mon tuteur résonnait comme un glas funèbre à mes oreilles. J’aimais tant ma sœur !

— Et Grace, m’attendait-elle à présent ? m’aventurai-je à dire enfin, quoique ma voix tremblât à un tel point que M. Hardinge, si peu clairvoyant qu’il fût, s’en aperçut lui-même.

— Oui, sans doute, et cette nouvelle lui a fait le plus grand plaisir. La seule chose de ce monde à laquelle elle ait paru prendre intérêt depuis quelque temps, c’est à votre prompt retour. Vous êtes, Miles, ce que Grace aime le plus au monde, après Dieu !

Combien j’aurais voulu qu’il dît vrai ! mais, hélas ! je savais trop bien qu’il n’en était rien.

— Je vois que vous êtes tourmenté, mon cher enfant, reprit M. Hardinge. Il ne faut pas vous exagérer les choses par rapport à votre sœur. Elle n’est pas bien sans doute ; mais son mal n’est nullement physique. L’angélique créature sent combien notre pauvre nature est fragile, et elle en souffre profondément. Mais je l’ai raisonnée à ce sujet, et j’espère, avec l’aide de Dieu, que mes observations n’ont pas été sans fruit, et qu’elle est plus tranquille à présent. Elle m’assurait, il n’y a qu’une heure, que, si le sloop vous ramenait auprès de nous, elle serait heureuse.

Il se serait agi de ma vie que je n’aurais pu continuer la conversation sur ce sujet pénible ; je ne répondis rien. Comme nous avions encore beaucoup de chemin à faire, je cherchai à changer de sujet ; autrement je sentais que mes jambes allaient fléchir sous moi, et que je serais obligé de m’asseoir pour pleurer au milieu de la route.

— Lucie doit-elle venir à Clawbonny cet été ? demandai-je, quoiqu’il me parût étrange de supposer que la ferme ne fût pas la demeure ordinaire de Lucie.

— Je l’espère, quoique de nouveaux devoirs ne la laissent pas aussi maîtresse de ses actions que je le voudrais. Vous n’avez pas manqué de la voir ainsi que son frère, Miles, n’est-ce pas ?

— J’ai rencontré Rupert dans la rue, Monsieur, et j’ai eu une courte entrevue avec les Merton et avec Lucie au spectacle. Le jeune M. Drewett était de la partie avec sa mère.

Le bon ministre me regarda en face. — Que pensez-vous du jeune homme ? me demanda-t-il d’un air de confidence, et sans voir qu’il m’enfonçait un couteau dans le cœur. — Eh bien, approuvez-vous ?

— Je crois vous comprendre, Monsieur, vous voulez me faire entendre que M. Drewett se met sur les rangs pour obtenir la main de miss Hardinge ?

— Je ne m’en ouvrirais pas même avec vous, Miles, si Drewett ne le disait pas lui-même à qui veut l’entendre.

— Sans doute dans la vue d’écarter les autres prétendants, dis-je avec un sentiment d’amertume dont je ne fus pas maître.

M. Hardinge eut été le dernier homme du monde à soupçonner le mal. Il parut surpris, et même un peu fâché de ma remarque.

— Voilà qui n’est pas bien, mon garçon, dit-il d’un ton grave. Il faut toujours tâcher d’attribuer les meilleures intentions à nos semblables. — L’excellent homme, avec quelle fidélité il mettait ses leçons en pratique ! — La sagesse nous en fait un devoir, et aussi la prudence ; d’autant plus que notre faiblesse a besoin qu’on en agisse de même avec nous. N’est-il donc pas tout naturel que Drewett cherche à s’assurer la main de Lucie ? et tant qu’il n’emploie pas de moyens moins avouables que d’exprimer hautement son attachement, je ne vois pas trop comment nous pourrions nous en plaindre.

J’avais eu tort ; je méritais cette leçon, et je me hâtai d’ajouter, pour atténuer ma faute :

— Ma remarque était déplacée, Monsieur, je le sens, d’autant plus que les attentions de M. Drewett sont antérieures à la mort de mistress Bradfort, et que, par conséquent, on ne peut leur supposer aucun motif intéressé.

— Rien n’est plus vrai ; et votre observation est pleine de justesse. À vous qui avez connu Lucie depuis l’enfance, et qui avez pour elle l’amitié d’un frère, il peut paraître étrange que Lucie inspire par elle-même une passion vive et durable ; mais je puis vous assurer qu’elle est vraiment charmante, comme nous savons tous que c’est une excellente fille.

— À qui le dites-vous, Monsieur, et qui peut en être plus convaincu que moi ? Mais parlons de Grace, — car j’étouffais, — ce n’est pas d’attachements terrestres qu’elle m’a toujours paru susceptible, elle tient déjà trop au ciel !

— C’est ce que je vous disais, et il faut tâcher de l’humaniser un peu. Il n’y a rien de plus dangereux pour la santé d’une jeune fille qu’une pareille exaltation religieuse ; ce n’est plus de la charité, ce n’est plus de la foi, ni de l’humilité ; c’est un mal véritable ; c’est notre faible nature qui prend une fausse direction ; et notre devoir est de la remettre dans la bonne voie.

Comment aurais-je pu éclairer le bon vieillard sur la véritable cause de la maladie de ma sœur ? Que Grace fût la victime d’une exaltation religieuse, elle qui avait tant de jugement et de raison, c’est ce que je ne pouvais croire un seul moment ; mais je prévoyais que son cœur avait été froissé, ses affections méconnues, ses espérances trompées par la vanité mondaine et l’égoïsme de Rupert ; voilà ce que je m’apprêtais à apprendre, quoique je n’en voulusse rien dire au père du coupable. Je me mis à parler de la ferme, à entrer dans des détails qui semblaient de nature à m’inspirer un intérêt que j’étais bien loin de ressentir. M. Hardinge, de son côté, me fit quelques questions sur mon dernier voyage, et j’eus le temps de rassembler assez de forces pour pouvoir me trouver en présence de Grace avec quelque apparence du moins de fermeté.

Dès que M. Hardinge fut à peu de distance de la maison, il fit un signal convenu d’avance, qui devait apprendre mon arrivée. Aussi, quand j’approchai, tous les nègres étaient rangés sur la pelouse, devant la porte, et il me fallut serrer la main à chacun d’eux, au milieu de bruyants éclats de rire, qui étaient leur manière de manifester leur joie. Dieu sait combien de : — bonjour, maître ! soyez le bienvenu ! — il me fallut entendre. Et puis c’étaient des questions à n’en plus finir sur Neb, sur ce qu’il n’était pas là, etc. Puis de nouvelles exclamations de joie quand on apprit qu’il me suivait avec les bagages.

Mais Grace m’attendait, je fendis la foule, et j’entrai dans la maison. À la porte, je trouvai Chloé, jeune négresse à peu près de l’âge de ma sœur, sorte de demi-cousine de Neb, qui avait été promue depuis quelques années à des fonctions assez analogues à celles de femme de chambre. Je dis demi-cousine ; car, à dire vrai, il y avait alors peu de nègres dans l’état de New-York qui auraient pu hériter de leurs frères et sœurs, d’après le vieux principe du droit commun, qui portait qu’il fallait être germain pour hériter. Chloé m’accueillit avec son plus doux sourire, me fit sa plus belle révérence, et parut ravie, comme tous les autres esclaves, de revoir son jeune maître. Les métaphysiciens peuvent raisonner et déraisonner tant qu’ils voudront sur les races et sur les couleurs, et sur l’aptitude des nègres à apprendre ; moi, je ne connais qu’une chose, c’est leur aptitude extrême à aimer. Il fallait leur entendre parler à tous de « vieux maître, » et de « vieille maîtresse, » qui les avaient toujours si bien traités. Entre les esclaves et leurs maîtres, entre leurs enfants et ceux de la famille à laquelle ils appartiennent, j’ai souvent vu de ces affections qui rappellent l’attachement du chien pour l’homme ; j’ai vu les enfants du maître préférés à ceux de leur chair et de leur sang, et je l’ai vu mainte et mainte fois.

— J’espère vous porter bien, da, maître ? dit Chloé, qui mettait une certaine prétention dans son langage, depuis qu’elle avait été élevée en dignité.

— Très-bien, ma fille, et je suis charmé de te voir si bonne mine. Tu deviens vraiment jolie, Chloé.

— Oh ! maître toujours rire, — rester maintenant ici longtemps, da ?

— Je crains que non, Chloé ; mais qui sait après tout ? — Où est ma sœur ?

— Miss Grace m’avoir envoyée ici, maître, dire à vous elle être dans la salle de famille. Elle attendre depuis quelque temps, da.

— Merci, Chloé. Veillez à ce que personne ne nous interrompe. Il y a près d’un an que je n’ai vu ma sœur.

— Bien sûr da ! — Alors Chloé, dont la figure luisait comme une bouteille qu’on eût trempée dans l’eau, montra ses belles dents en se fendant la bouche d’une oreille à l’autre dans un accès de fou-rire ; puis elle parut toute sotte ; puis elle reprit son sérieux ; puis enfin son secret s’échappa de son cœur, avec cette voix mélodieuse d’une négresse qui ne sait si elle doit rire ou pleurer : — Et Neb, maître ? où lui être à présent, le gars ?

— Il vous embrassera dans dix minutes, Chloé ; ainsi, tenez-vous bien.

— Oh ! que nenni, — miss Grace m’apprendre mieux que ça.

Je ne restai pas pour en entendre davantage, et je me dirigeai vers la pièce triangulaire, d’un pas si précipité et en même temps si tremblant que, quand j’arrivai, mon agitation me permit à peine de trouver la serrure. Je m’arrêtai un moment pour me remettre, persuadé que, dès que j’ouvrirais la porte, ma sœur se précipiterait dans mes bras. J’ouvris, — un silence de mort régnait dans l’appartement, comme si un des corps qu’on y déposait autrefois attendait l’instant d’être transporté à sa dernière demeure. Ma sœur était sur la causeuse, incapable de se lever par suite de son état de faiblesse et d’agitation. Je n’essaierai pas de décrire ce que j’éprouvai à sa vue ; j’étais préparé à la trouver changée ; mais non pas à lui voir déjà, comme je le sentis à l’instant, un pied dans le tombeau !

Grace étendit les bras, je m’y précipitai, et je m’assis auprès d’elle, la prenant contre mon cœur avec la tendresse d’une mère qui embrasse son enfant. Nous restâmes ainsi pendant plus de cinq minutes sans nous parler, confondant ensemble nos larmes et nos sanglots.

— Que Dieu est bon, mon frère, dit-elle enfin ! vous m’êtes rendu à temps. Je tremblais que vous n’arrivassiez trop tard.

— Grace, que voulez-vous dire, ma chère, ma bien aimée sœur ? Pourquoi vous trouvai-je ainsi ?

— Faut-il vous le dire, Miles, et ne comprenez-vous pas ?

Je ne répondis qu’en lui serrant vivement la main. Je ne comprenais que trop cette déplorable histoire. Ce que j’avais peine à m’expliquer, c’est que Grace eût pu concevoir un attachement si profond pour un être que j’avais toujours connu si vain et si frivole. Je ne savais pas encore jusqu’où va la confiance aveugle de la femme qui aime véritablement, et combien elle se plaît à parer l’objet de son choix de toutes les perfections qu’elle lui voudrait. Dans l’angoisse de mon âme, je murmurai, assez haut pour être entendu : l’infâme !

Grace, qui jusqu’à ce moment était restée penchée sur mon épaule, releva aussitôt la tête. On eût dit alors un sage du ciel, plutôt qu’une habitante de ce monde pervers. Sa beauté avait quelque chose de sursaturel, et je tremblais de la perdre avant la fin même de notre triste entrevue ; tant le lien qui l’attachait encore à la vie semblait faible et fragile. La fièvre qui la minait sourdement donnait à sa physionomie si douce et si suave une sorte de rayonnement divin. Cependant son regard prit une expression de tristesse et de reproche.

— Ce n’est pas bien, mon frère, dit-elle solennellement ; ce n’est point là ce que Dieu commande ; ce n’est point ce que j’attendais de vous, ce que j’ai le droit d’attendre du seul homme qui m’aime sur la terre.

— Et comment voulez-vous que je pardonne jamais au misérable qui vous a si longtemps trompée, ma pauvre sœur, qui nous a trompés tous, et qui maintenant vous abandonne pour une autre, sous l’impulsion d’une sotte vanité ?

— Miles, mon bon, mon généreux frère, écoutez-moi, reprit Grace en serrant convulsivement une de mes mains dans les siennes, et ayant peine à se maîtriser dans l’excès de son inquiétude. Toutes pensées de colère, de ressentiment, de fierté même, doivent être mises de côté. C’est à moi que vous en devez le sacrifice, à moi dont la mémoire serait exposée autrement à des imputations odieuses. Si j’avais quelque reproche à me faire, j’accepterais toute espèce de châtiment ; mais à coup sûr ce n’est pas un crime si impardonnable de ne pouvoir commander à ses affections, pour que je mérite qu’après ma mort mon nom se trouve mêlé à des bruits injurieux provoqués par une semblable querelle. Et puis songez que vous avez vécu en frères ; songez à l’excellent M. Hardinge, votre tuteur ; songez à ma bonne, à ma fidèle Lucie…

— Oui, voire fidèle Lucie qui reste à New-York, quand elle devrait être ici à veiller sur vou

— Elle ne sait pas mon état, ni ce qui le cause. C’est un secret qui n’est connu que de Dieu et de vous, Miles ; car je savais bien qu’il serait impossible d’abuser votre amitié clairvoyante.

— Et pourquoi l’affection de Lucie n’est-elle pas clairvoyante aussi ? n’a-t-elle des yeux que pour ceux qu’elle a appris si récemment à admirer ?

— Vous ne lui rendez pas justice, mon frère. Lucie ne m’a point vue depuis que je suis changée au point de pouvoir à peine me reconnaître moi-même. Une autre fois, je vous raconterai tout. Sachez seulement à présent qu’après avoir eu certaines explications avec Rupert, je suis revenue sur-le-champ ici, et que j’ai toujours caché soigneusement à Lucie le dépérissement de ma santé. Je lui écris toutes les semaines, elle me répond ; tout se passe entre nous comme par le passé. Non, non, ne blâmez pas Lucie, elle qui quitterait tout au monde, j’en suis bien sûre, pour accourir auprès de moi, si elle savait la vérité. Au contraire, elle pense sans doute que je préfère être seule dans ce moment ; car, malgré tout, il y a des choses qu’elle doit soupçonner. — Mais pardon, mon frère, je sens que j’ai trop parlé. Laissez-moi appuyer un peu ma tête sur votre poitrine.

Je restai immobile, tenant ma sœur bien-aimée dans mes bras, sans dire un seul mot. Penché sur elle, je pouvais voir de grosses larmes couler le long de ses joues amaigries ; mais elle me serrait de temps en temps la main, comme pour me dire quel bien lui faisait ma présence. Après une douzaine de minutes, la pauvre enfant épuisée tomba dans un sommeil agité que je me gardai bien d’interrompre ; j’aurais mieux aimer passer ainsi toute la nuit. Ce ne fut qu’au bout d’une grande heure que Grace releva la tête.

— Vous voyez, Miles, me dit-elle avec un de ses sourires les plus angéliques ; je suis maintenant aussi faible qu’un enfant, et je donne autant de peine. Il faudra vous y faire ; car c’est vous qui me soignerez, n’est-ce pas ? Mais, mon bon frère, avant de quitter cette chambre, il faut me faire une promesse.

— Ai-je quelque chose à vous refuser ? Et pourtant, Grace, j’y mets d’avance une condition.

— Laquelle ? Je consens à tout, avant même de la connaître.

— Eh bien ! je vous promets de ne point demander compte à Rupert de sa conduite, — de ne point le questionner, — de ne pas même lui faire de reproches, répondis-je, ajoutant sans cesse à mes promesses, à mesure que je lisais dans les yeux suppliants de Grace qu’elle semblait exiger encore davantage.

Cette dernière promesse parut pourtant la satisfaire pleinement. Elle me baisa la main, et j’y sentis tomber une larme brûlante.

— Maintenant, mon bon frère, nommez votre condition, dit-elle après un peu de temps pris pour se remettre ; quelle qu’elle soit, je l’accepte volontiers.

— C’est de me laisser prendre la direction complète de votre santé, de me permettre d’appeler un médecin, et de faire venir ici qui bon me semblera.

— Non pas lui du moins, Miles, non pas lui ! vous n’y pouvez songer.

— Non, ma sœur ; sa présence me chasserait de la maison. À cela près, vous consentez ?

Grace fit un signe d’assentiment et retomba sur ma poitrine. Ses forces étaient épuisées. Je soutins encore longtemps la frêle enfant, sans lui parler, et même la forçant au silence. Ce second repos lui fit du bien, et elle finit par me dire qu’elle se sentait en état de regagner sa chambre, et qu’elle désirait se jeter sur son lit jusqu’à l’heure du dîner. J’appelai Chloé, et nous conduisîmes ensemble la chère malade. En traversant les longs corridors, ma sœur appuyée sur mon bras, la tête penchée sur mon épaule, faisait effort pour lever sur moi un regard reconnaissant, et plus d’une fois je sentis la douce pression de sa main, par laquelle elle semblait vouloir m’exprimer toute l’étendue de son affection.

Il me fallut longtemps pour me remettre, après cette entrevue. Je m’enfermai dans ma chambre, pleurant comme un enfant sur la sœur que j’avais laissée si fraîche et si belle, quoique même alors le doute eût commencé à ronger son cœur. J’avais encore des explications à recevoir ; mais je résolus de m’armer de sang-froid pour les écouter de manière à ne pas augmenter encore l’angoisse que Grace devrait éprouver à me les donner. Dès que je fus assez calme, je me mis à écrire des lettres. L’une était pour Marbre. Je lui disais de laisser le second lieutenant veiller au déchargement du bâtiment, et de venir me rejoindre par le retour du sloop. J’avais besoin de lui parler ; car je prévoyais que je ne pourrais point faire le prochain voyage, et mon intention était de lui confier les fonctions de capitaine. Nous avions à nous concerter ensemble à ce sujet. Je ne lui cachai pas le motif de cette détermination, mais sans lui faire connaître la cause de la maladie de ma sœur. J’envoyai à Marbre les noms de plusieurs médecins, en lui recommandant de m’amener le premier sur la liste qui serait libre. J’avais gagné dix mille dollars dans mes dernières courses, et je ne pouvais mieux les employer qu’à entourer ma sœur des avis et des soins les plus éclairés.

Je fus sur le point d’écrire à Lucie, mais j’hésitai. Je savais que je n’avais qu’à lui dire un mot pour qu’elle accourût à Clawbonny. Malgré tout, je ne pouvais douter de son tendre attachement pour notre famille. Quand même elle me préférerait André Drewett, ce n’était pas une raison pour qu’elle fût moins bonne, moins compatissante, moins dévouée à ma sœur. Mais, enfin, c’était la sœur de Rupert ; était-ce bien la personne, à ce titre, que Grace devait désirer voir à son chevet ? Je résolus de m’en assurer avant d’aller plus loin.

Neb fut appelé, et il reçut l’ordre d’aller dire qu’on tînt le Wallingford prêt à mettre à la voile au premier moment. Le sloop ne devait aller que sur son lest, et revenir immédiatement à Clawbonny. Il y avait un médecin célèbre, mais n’exerçant plus, nommé Bard, qui avait une maison de campagne sur l’autre rive de l’Hudson. Je le connaissais de réputation. Je lui écrivis en faisant appel à tous les bons sentiments de son cœur, et je fis partir Neb sur la Grace et Lucie pour lui porter mon message. À peine avais-je terminé ces arrangements, que Chloé vint me dire que ma sœur me demandait.

Je trouvai Grace toujours étendue sur son lit, mais plus forte et évidemment reposée. Pendant un moment, je commençai à croire que mes craintes avaient exagéré le danger, et que je ne perdrais pas ma sœur. Mais quelques minutes d’observation attentive me convainquirent que la première impression était la vraie. Il y avait six mois que ma pauvre sœur renfermait ses souffrances dans son sein, vivant à la campagne, presque toujours seule ; et c’est plus que les constitutions les plus robustes ne peuvent supporter. Cet état de concentration continuelle mine sourdement la santé, et la source de la vie se trouve bientôt tarie. Il eût été difficile de caractériser l’état de Grace ; ce n’était pas une maladie proprement dite, c’était ce que les Français expriment si bien par le mot de fatigue. Il semblait que c’était la force qui lui manquait, et que cette frêle constitution allait se dissoudre d’elle-même.

Grace, sans lever la tête, me demanda le récit de mon dernier voyage. Elle parut y prendre un intérêt réel. Le plus doux sourire anima sa figure lorsque je lui racontai mes prouesses, et les aventures de Marbre parurent aussi la distraire agréablement. J’en fus charmé, en ce que j’entrevoyais le moyen de faire quelque diversion à ses peines, en rappelant son attention sur les incidents ordinaires de la vie, et en l’entourant des quelques amis qu’elle aimait tendrement. Cette pensée me rappela Lucie, et le désir que j’avais de vérifier jusqu’à quel point ma sœur pouvait aimer à l’avoir auprès d’elle.

— Vous m’avez dit, Grace, que vous étiez en correspondance suivie avec Lucie, et que chaque semaine vous vous donniez réciproquement de vos nouvelles ?

— Oui, à chaque voyage du Wallingford. Si je n’ai pas reçu de lettre aujourd’hui, c’est sans doute parce que le sloop est parti quelques heures plus tôt. Le lord grand amiral était à bord ; et, comme le vent et la marée, il n’attend personne.

— Merci, ma chère sœur, merci. Voici un langage qui me soulage d’un poids affreux !

Grace parut satisfaite un moment ; mais, en attachant ses regards sur moi, elle prit une expression de tendre sollicitude ; elle semblait avoir pitié de mon illusion. Quelques larmes tombèrent une à une de ses yeux, lentement et comme malgré elle, protestation muette qu’elle ne se faisait pas illusion, elle. Je penchai ma tête sur l’oreiller, j’étouffai les sanglots qui m’oppressaient, et j’essuyai les larmes de ses joues à force de baisers. Pour mettre fin à ces scènes déchirantes, je résolus de me faire violence pour ne plus me laisser aller à de pareils excès de sensibilité, et à diriger sur d’autres cette attention qui n’était que trop exclusivement concentrée sur elle-même.

— Le lord grand amiral, repris-je, est un vrai Turc quand il est sur son bord, comme l’honnête Moïse Marbre pourra vous le dire, quand vous le verrez. Mais parlons de Lucie et de ses lettres. Je parierais qu’elles sont remplies de tendres confidences à l’égard de son essaim d’adorateurs, tels qu’André Drewett, par exemple ; et qu’il n’y en a pas une seule qui pourrait m’être montrée ?

Grace me regarda fixement, comme pour reconnaître si j’étais réellement aussi indifférent en faisant cette question que j’affectais de l’être. Alors elle parut réfléchir, tout en passant ses doigts dans les franges de la courtepointe qui recouvrait le lit.

— Je vois ce que c’est, repris-je avec un sourire forcé ; la question était indiscrète. Un grossier fils de Neptune n’est pas un confident convenable pour les secrets de miss Lucie Hardinge. Peut-être avez-vous raison ; ainsi, n’en parlons plus. »

— Vous vous trompez, Miles. Lucie ne m’a pas écrit une ligne que vous ne puissiez lire ; et pour couper court à vos insinuations, je vais vous remettre ses lettres ; vous pouvez les lire toutes, jusqu’à la dernière. Ce sera comme si vous lisiez la correspondance d’une autre sœur.

Il me sembla que Grace appuyait sur ce dernier mot avec une expression toute particulière, et mon cœur se serra douloureusement. J’avais remarqué que Lucie n’avait jamais employé en me parlant de termes semblables, et c’était une des raisons qui m’avaient conduit à supposer follement qu’elle éprouvait un sentiment plus tendre. Mais elle était si naïve et si sincère qu’elle ne donnait dans aucune de ces exagérations sentimentales auxquelles les jeunes filles ne sont que trop portées, et c’était l’explication toute naturelle de sa conduite envers moi.

Cependant Grace avait appelé Chloé ; elle lui donna les clefs de son secrétaire, et lui dit de lui apporter un paquet de papiers qu’elle lui désigna.

— Tenez, Miles, prenez, dit-elle en me les remettant. Vous pourrez en avoir parcouru une grande partie avant le dîner. Nous nous reverrons à table ; surtout n’effrayez pas le bon M. Hardinge. Il ne me croit pas sérieusement malade ; pourquoi lui faire inutilement de la peine ?

Je promis de me taire, et je courus me renfermer dans ma chambre avec mon précieux trésor. Avouerai-je ma faiblesse ? Dès que je fus seul, je couvris ces chères lettres de baisers. Je commençai par ordre de dates, et je me mis à lire avec avidité. Il était impossible à Lucie Hardinge d’écrire à une personne qu’elle aimait, sans montrer toute la candeur de son âme et toute sa sensibilité ; mais cette correspondance avait un autre charme. Si Lucie ignorait qu’elle écrivît à une malade, elle savait du moins qu’elle écrivait à une recluse. Son but était évidemment de distraire Grace, dont elle ne pouvait ignorer les souffrances morales. Lucie était fine observatrice, et ses lettres étaient remplies de commentaires amusants sur les folies et les travers de New-York. Le trait portait toujours, mais il était dirigé avec tant de délicatesse, la pointe en était si bien émoussée, qu’il ne blessait pas. Les originaux auraient pu entendre la lecture des portraits, sans avoir le droit de se fâcher. C’était l’esprit le plus fin, tempéré par le tact exquis de la femme. Ce talent naturel m’était révélé pour la première fois, Lucie n’ayant jamais eu occasion de le montrer auparavant. Il était évident, d’après quelques allusions contenues dans les lettres, que Grace n’en avait pas moins été frappée que moi, et qu’elle en avait exprimé sa surprise à son amie. Ce que je remarquai encore, c’est que le nom de Rupert n’était pas prononcé une seule fois dans toutes ces lettres. Elles embrassaient une période de vingt-sept semaines ; et pas la plus petite allusion n’était faite ni à son frère ni à aucun des Merton. Ce silence était significatif : Lucie savait donc bien pourquoi Grace s’était retirée à Clawbonny.

Et le nom de Miles Wallingford s’y trouvait-il ? pourra demander quelqu’une de mes belles lectrices. Je parcourus avec soin toutes les lettres, et je n’en vis que deux où il ne fût pas question de moi ; encore, en les examinant avec plus d’attention, découvris-je à chacune d’elles un post-scriptum. Le premier disait : — Je vois par les journaux que Miles est parti pour Malte et qu’il a enfin quitté ces vilains Turcs ; tant mieux : on n’aimerait pas à savoir l’excellent garçon enfermé dans les Sept-Tours, quelque honorable que cela puisse paraître. — L’autre était ainsi conçu : — Le cher Miles est allé à Livourne, me dit mon père, et il doit revenir cet été. Quel bonheur ce sera pour vous de le revoir, ma bonne Grace ! je n’ai pas besoin de vous dire que personne n’y prendra plus de part que mon père et moi.

On lisait donc avec soin les journaux apportés par les divers bâtiments qui arrivaient de toutes les parties du monde, pour se tenir ainsi au courant de tous mes mouvements ! C’était sans doute pour faire plaisir à Grace et pour lui transmettre fidèlement les renseignements qu’on obtenait de cette manière ; en y réfléchissant bien, il n’y avait rien là que de simple et de naturel, et ma vanité n’avait guère à s’en applaudir. Le nom d’André Drewett revenait aussi fréquemment, mais presque toujours accouplé à celui de sa mère, qui s’était évidemment constituée le chaperon régulier de Lucie, surtout pendant le temps du grand deuil. Je lus plusieurs de ces passages avec l’attention la plus scrupuleuse, pour tâcher de découvrir sous quelle impression ils avaient été écrits ; mais l’art le plus scrupuleux n’aurait pas mieux réussi à cacher un secret de ce genre que la simplicité naïve de Lucie. C’est ce qui arrive souvent : l’homme le plus droit et le plus franc est souvent le plus incompris dans ce siècle de perversité, de calcul et d’égoïsme ; l’honnête homme est un paradoxe continuel pour le fripon ; et voilà pourquoi on attribue si souvent les motifs les plus extravagants aux actions les plus simples et les plus naturelles.

Le résultat de toutes ces réflexions fut d’écrire à Lucie pour l’engager à venir à Clawbonny ; sans l’alarmer trop, j’en disais assez pour me croire sûr qu’elle partirait à la réception de ma lettre. Il m’en coûtait de paraître vouloir ainsi l’arracher à la société d’un rival ; mais comment pouvais-je donner ce nom à un homme qui s’était déclaré ouvertement, tandis que je n’avais jamais laissé échapper un mot qui pût faire soupçonner le véritable état de mon cœur ? D’ailleurs, il s’agissait de la santé de ma sœur ; il fallait étouffer tous les scrupules exagérés : la lettre fut faite.

Neb était parti de son côté sur la Grace-et-Lucie, et le Wallingford appareilla le soir même sur son lest. Je fus plus tranquille après avoir pris ces dispositions, et je me disposai à passer une nuit plus calme. Grace semblait revivre un peu depuis qu’elle avait son frère près d’elle. Quand M. Hardinge lut les prières du soir, elle vint auprès de moi, prit ma main dans les siennes, et se mit à genoux à mon côté. Je fus touché jusqu’aux larmes de cette marque d’affection : on eût dit que c’était comme l’esprit de cette chère enfant, qui, près de s’envoler au ciel, avait peine à s’éloigner de ceux qu’elle aimait sur la terre. Quand elle se releva, je la reconduisis jusqu’à la porte de sa chambre, et je regagnai la mienne après l’avoir tendrement serrée contre mon cœur. Les marins prient peu, moins qu’ils ne le devraient, au milieu des dangers sans cesse renaissants de leur rude profession ; mais je n’avais pas oublié les leçons de mon enfance, et quelquefois je les mettais en pratique. Dès que je fus rentré, je me jetai à genoux, priant Dieu d’épargner ma sœur, et j’appelai humblement ses bénédictions sur l’excellent ministre ; et, nommément, sur Lucie. Oui, je l’avoue hautement, et je plains celui qui aurait le courage de me railler.


CHAPITRE XXIX.


Partout où il y a peine, il faut qu’il y ait consolation ; si votre peine vient de mes chagrins d’amour, aimez-moi : votre peine et mes chagrins finiront en même temps.
Shakespeare.


Je ne vis Grace qu’un moment dans la matinée du lendemain. Depuis quelque temps elle déjeunait toujours dans sa chambre, et dans la courte visite que je lui rendis, je la trouvai si calme que j’en conçus quelque espoir pour l’avenir. M. Hardinge voulut absolument me rendre à l’instant même ses comptes de tutelle, et je ne voulus pas le contrarier, bien que, si j’eusse été libre, je lui eusse sur-le-champ signé une quittance définitive les yeux fermés. Il y avait une particularité singulière dans le bon ministre : personne n’avait jamais moins vécu pour le monde, personne n’était moins propre à exercer pour des intérêts temporels une surveillance étendue qui eût demandé des soins et de la vigilance, personne ne se fût plus mal tiré d’affaires embrouillées ou difficiles ; et cependant, pour de simples comptes, il était aussi exact, aussi méthodique que le banquier le plus scrupuleux. Rigidement honnête, strict observateur des droits des autres, n’ayant pour toute ressource, pendant la plus grande partie de sa vie, que le modique revenu de son presbytère, jamais il n’avait contracté la moindre dette ; ce qui était d’autant plus méritoire qu’il avait un fils prodigue ; mais jamais Rupert lui-même n’avait pu l’entraîner dans cette voie funeste des emprunts. Son revenu n’excédait pas trois cents dollars année commune, et cependant ses enfants étaient toujours bien mis, et je savais par expérience que sa table était toujours servie convenablement. Il recevait bien quelques présents de ses paroissiens, mais c’était peu de chose ; ce qui l’avait toujours mis au-dessus du besoin, c’était l’esprit d’ordre, et la ferme détermination de ne jamais anticiper sur ses revenus. Maintenant que la fortune de mistress Bradfort appartenait à ses enfants, et quoique tout l’argent de la succession passât par ses mains, il avait refusé d’en garder pour lui un dollar et remettait tout à sa fille. — Il se croyait riche puisqu’il ne désirait rien.

Il va sans dire que je trouvai tous les comptes d’une exactitude rigoureuse : les signatures nécessaires furent données, la procuration annulée, et j’entrai en pleine possession de tous mes biens. Une hausse inattendue dans les farines avait élevé mes recettes sur terre à la jolie somme de neuf mille dollars. En réunissant tout l’argent qui était disponible, je me trouvais en possession de trente mille dollars, déduction faite de la valeur de mon bâtiment : c’était un commencement de fortune. Avec quel empressement j’aurais tout donné pour voir Grace rendue à la santé et au bonheur !

Les comptes terminés, je montai à cheval avec M. Hardinge, et je parcourus les terres qui dépendaient de la ferme. Nous passâmes près du petit presbytère, et le bon ministre s’extasia sur les beautés de son ancienne demeure et sur le plaisir qu’il aurait à y retourner ; il aimait Clawbonny tout autant qu’autrefois, mais il aimait encore plus son presbytère.

— Je suis né dans cette humble et paisible maison, Miles, me dit-il ; j’y ai vécu bien des années heureux époux, heureux père, et j’espère pouvoir ajouter, gardien fidèle de mon petit troupeau. L’église de Saint-Michel de Clawbonny n’est pas la Trinité de New-York, à coup sûr ; mais on peut y faire son salut tout aussi bien. Que de fervents chrétiens n’ai-je pas vus s’agenouiller devant son modeste autel, et, entre autres, Miles, et parmi les plus fervents, votre mère et votre vénérable aïeule ! J’espère que le jour n’est pas éloigné où j’y verrai encore une autre mistress Miles Wallingford. Mariez-vous jeune, mon garçon, ce sont les mariages les plus heureux, pourvu qu’on ait de quoi vivre.

— Vous ne voudriez pourtant pas que je me mariasse avant d’avoir trouvé une femme que je puisse aimer véritablement, mon cher monsieur ?

— Dieu m’en préserve, mon enfant ! j’aimerais mieux vous voir garçon toute ma vie. Mais les États-Unis renferment assez de femmes qu’un jeune homme comme vous peut et doit même aimer. Je vous en citerais cinquante, moi qui vous parle.

— Certes, Monsieur, votre recommandation serait d’un grand poids pour moi. Voyons, je vous prie.

— Volontiers, mon garçon, je ne demande pas mieux. Eh bien donc il y a d’abord miss Hervey, — vous savez bien, miss Catherine Hervey, de New-York, fille qui a d’excellentes qualités et qui vous conviendrait à merveille.

— Oui, mais elle est bien laide ; de toutes les personnes qui allaient chez mistress Bradfort, je crois vraiment qu’elle avait la palme sous ce rapport.

— Qu’est-ce que la beauté, Miles ? Ce sont des qualités plus solides que le mari doit rechercher.

— Il me semble que c’est une autre théorie que vous avez mise en pratique ; j’ai toujours entendu dire et je me rappelle moi-même que mistress Hardinge était fort bien.

— Il est vrai, répondit le bon ministre avec simplicité ; aussi n’entends-je pas dire que la beauté soit une objection. Si Catherine Hervey ne vous sourit pas, que dites-vous de Jeanne Harwood ? Voilà une jolie fille pour vous.

— Très-jolie, Monsieur, mais pas pour moi. Mais en nommant tant de jeunes personnes, pourquoi ne mentionnez-vous pas votre fille ?

Je dis ces mots avec une sorte de résolution désespérée, tenté par l’occasion, et par le cours que la conversation avait pris. À peine étaient-ils prononcés que je me repentis de ma témérité, et j’attendis en tremblant la réponse.

— Lucie ! s’écria M. Hardinge en se tournant tout à coup vers moi et en me regardant fixement de manière à me prouver que la possibilité d’une pareille union se présentait pour la première fois à son esprit. En effet, pourquoi n’auriez-vous pas épousé Lucie ? il n’y a pas la plus légère ombre de parenté entre vous, après tout, quoique je vous aie regardés si longtemps comme frère et sœur. Que n’y avons-nous pensé plus tôt, Miles ! c’eût été une alliance excellente, bien que j’eusse insisté pour vous voir quitter la mer. Lucie a le cœur trop tendre pour être toujours dans l’angoisse pour son mari absent. Je m’étonne que l’idée ne m’en soit pas venue avant qu’il fût trop tard. Un homme habitué comme moi à observer tout ce qui se passe autour de lui, n’avoir pas vu cela !

Les mots « trop tard » résonnèrent à mes oreilles comme l’arrêt du destin ; et si mon vieil ami avait eu le quart du talent d’observation dont il se vantait, il n’eût pas manqué de remarquer mon agitation ; néanmoins je m’étais trop avancé pour ne pas savoir définitivement à quoi m’en tenir, quoi qu’il dût m’en coûter.

— Je suppose, Monsieur, que c’est précisément cette circonstance d’avoir été élevés ensemble qui nous a empêchés tous de regarder la chose comme possible. Mais pourquoi dites-vous qu’il est trop tard, mon excellent tuteur, si nous, qui sommes les parties intéressées, nous nous trouvions être d’un avis contraire ?

— Oh ! dans ce cas, rien de plus juste ; mais je crains, Miles, que ce ne soit trop tard pour Lucie.

— Pensez-vous que miss Hardinge ne soit plus libre et que son cœur soit engagé à M. Drewett ?

— Ce dont je suis certain, mon garçon, c’est que Lucie ne donnera jamais sa main qu’avec son cœur. Quant au fait en lui-même, je n’ai pas de preuve positive ; mais je crois qu’un attachement mutuel existe entre elle et André Drewett.

— Et sur quel fondement, Monsieur ? car Lucie n’est point coquette, et elle n’est point d’un caractère à donner le moindre encouragement à celui qu’elle ne serait point décidée à accepter.

— Je puis vous parler comme à un fils. Comme je vois que Drewett continue ses visites, qu’il est aussi attentif qu’on peut l’être auprès d’une jeune fille aussi scrupuleuse que Lucie sur les convenances, j’en conclus qu’ils sont d’accord. J’ai été plusieurs fois sur le point d’en parler à Lucie, mais comme je veux lui laisser une entière liberté, et qu’au surplus cette alliance n’a rien que de très-sortable, je laisse aller les choses. Une circonstance qui me paraît décisive, Miles, c’est que j’ai remarqué qu’elle évite toutes les occasions de se trouver seule avec André, soit dans nos excursions champêtres, soit même ici à la maison.

— Et vous y voyez une preuve d’attachement ?

— Une preuve décisive à mes yeux. Mais que vous importe, Miles ? Après tout, il ne manque pas de jeunes filles dans le monde.

— Oui, mais il n’y a qu’une Lucie Hardinge ! m’écriai-je avec une ardeur qui en disait bien plus que mes paroles.

Mon tuteur arrêta cette fois son cheval pour me regarder, et je vis l’expression d’un profond intérêt se peindre sur son front ordinairement calme et serein. Il commençait à lire dans mon cœur, et je crois qu’il en était effrayé.

— Qui s’y serait jamais attendu ? s’écria-t-il enfin. Est-ce que vous aimez réellement Lucie, mon cher Miles ?

— Plus que ma vie, Monsieur ; je baiserais la terre sur laquelle elle a passé ; je l’aime du fond du cœur, et je l’ai aimée, je crois, depuis le moment où j’ai pu sentir ce que c’était qu’aimer !

Une fois le premier aveu fait, tous les sentiments dont j’étais inondé avaient fait irruption, et il m’avait été impossible de les contenir ; mais je ne tardai pas à rougir de ma faiblesse, et je fis prendre les devants à mon cheval pendant que M. Hardinge me suivait en silence.

— Voilà qui me surprend étrangement, Miles, me dit-il enfin quand il m’eut rejoint ; que n’aurais-je pas donné pour avoir su cela il y a deux ans ! Mon cher enfant, je vous plains du fond du cœur, je puis comprendre ce que ce doit être que d’aimer une fille comme Lucie, sans espérance. Pourquoi ne me l’avoir pas dit plus tôt ? Et pourquoi avoir voulu absolument vous faire marin quand vous aviez de si fortes raisons de rester ici ?

— J’étais jeune alors, Monsieur, et je savais à peine moi-même ce qui se passait dans mon cœur. À mon retour à bord de la Crisis, je trouvai Lucie lancée dans un monde tellement supérieur à celui dans lequel j’étais né, que c’eût été lui donner une triste preuve de mon attachement que de lui demander de descendre à mon niveau.

— Je vous comprends, Miles, et j’apprécie toute la générosité de votre conduite, quoique je craigne bien que, même alors, il n’eût déjà été trop tard. Il y a un an de cela, et à cette époque André Drewett avait dû s’être déclaré. Ce que vous dites des mariages disproportionnés est juste en principe, mon cher ami ; mais je ne puis admettre l’application que vous en faites : je ne vois point qu’il y eût de ligne de démarcation si fortement marquée entre Lucie et vous ; vous aviez été élevés ensemble sur le pied d’une égalité parfaite, et après tout c’est le point essentiel.

Il y avait beaucoup de bon sens dans ce que disait M. Hardinge ; je sentais que j’avais écouté l’orgueil plutôt que l’humilité. Convaincu comme je l’étais qu’à présent, en effet, il était trop tard, je cherchai à donner le change sur mes sentiments en affectant une certaine indifférence :

— Après tout, Monsieur, dis-je de l’air le plus dégagé qu’il me fut possible de prendre, il faut se faire une raison, et je m’efforcerai dorénavant de jouir du bonheur du marin en aimant mon navire. Mais un dernier mot sur ce sujet pour n’y plus revenir : si M. Drewett et votre fille se sont donné leur foi, pourquoi ne se marient-ils pas ? peut-être attend-on la fin du deuil ?

— Je l’attribue à une autre cause. Rupert est dans la dépendance de sa sœur, et je suis sûr qu’elle désire lui donner la moitié de la fortune de sa cousine ; mais pour cela il faut qu’elle soit majeure, et elle ne le sera que dans deux ans.

Je ne répondis rien, car je sentis que rien n’était plus probable. Lucie n’était pas pour les démonstrations, et elle était d’un caractère à tenir renfermée dans son cœur une résolution de cette nature jusqu’au moment de la réaliser. Les choses en restèrent là entre M. Hardinge et moi sur ce pénible sujet ; mais il était facile de voir que mes aveux l’avaient attristé, et ce fut un motif pour le bon vieillard de me témoigner encore plus d’affection que par le passé. Une ou deux fois dans le cours de la journée, je l’entendis parler tout seul, ce qui était assez son habitude. — Quel dommage ! murmurait-il entre ses dents ; que de regrets ! Je l’aurais préféré pour gendre à tout autre homme ! — Ces exclamations involontaires ne pouvaient qu’augmenter mon attachement pour M. Hardinge.

Vers midi, la Grace et Lucie revint, et Neb m’annonça que le docteur Bard n’était pas chez lui ; il avait laissé ma lettre pour qu’on la lui remît dès que le docteur serait de retour. Il me dit aussi que le vent avait été favorable, et que le Wallingford arriverait certainement à New-York le jour même.

Aucun autre incident ne signala la journée. Je passai l’après-midi avec Grace dans la salle de famille, et nous parlâmes beaucoup du passé, de nos parents surtout, mais sans aucune allusion à l’état actuel des choses, si ce n’est pour l’informer de ce que j’avais cru devoir faire. Il me parut qu’elle n’était pas fâchée d’apprendre que Lucie allait venir, à présent que j’étais avec elle et qu’il n’était pas possible de cacher plus longtemps son mal. Quant aux médecins, quand j’en parlai, je crus lire dans ses yeux une expression de tendre compassion, comme si elle regrettait de me voir me bercer encore de l’illusion qu’elle pouvait être rendue à la santé. À cela près, je passai de doux moments auprès d’elle. Pendant, plus d’une heure, Grâce resta penchée sur mon épaule, me donnant quelquefois de petits coups sur la joue, comme l’enfant qui caresse sa mère ; c’était une ancienne habitude d’enfance, que j’étais heureux et triste à la fois de lui voir reprendre dans un pareil moment.

Le lendemain était un dimanche, et Grace voulut aller à l’église ; je l’y conduisis dans une voiture très-vieille, mais douce et commode, qui avait appartenu à ma mère. Le petit troupeau de M. Hardinge n’était pas nombreux ; il ne se composait guère que de la famille de Clawbonny et de ceux qui en dépendaient ; il était entouré de tous côtés de sectes ardentes comme d’un rempart qu’il n’était pas facile de renverser. Le bon ministre n’était pas animé de l’esprit de prosélytisme ; toute son ambition se bornait à diriger dans la bonne voie ceux que la Providence avait confiés à ses soins. Néanmoins, dans l’occasion actuelle, la petite église était remplie ; et c’eût été l’église de Saint-Pierre elle-même qu’on n’en pouvait demander davantage. Les prières furent récitées avec ferveur, et le sermon prononcé avec une pieuse onction.

Ma sœur ne parut pas fatiguée ; nous dînâmes au presbytère, qui était à une faible distance de l’église, et les deux offices n’étant pas rapprochés l’un de l’autre d’une manière peu convenable et peu édifiante, ainsi qu’il n’arrive que trop souvent, comme si on entassait coup sur coup le plus possible de prières et de sermons, pour s’en débarrasser plus vite, elle put assister même à celui du soir. M. Hardinge prêchait rarement plus d’une fois le dimanche ; il regardait les prières et les offices de l’église comme le point essentiel, et ne mettait les productions de sa propre sagesse qu’à un rang tout à fait secondaire ; mais un seul sermon lui coûtait autant de soins et de peines que deux à un autre ministre. Il avait aussi le grand mérite de s’adresser aux affections de ses paroissiens, plutôt qu’à leurs intérêts ; il nous rappelait constamment la bonté de Dieu, la beauté de la religion, tandis qu’il était bien rare qu’il fît allusion aux terreurs du jugement dernier. Il peut y avoir des caractères qui aient besoin d’être fortement remués par des allusions semblables ; quant à moi j’aime le prédicateur qui me parle de l’amour du Sauveur pour les hommes afin de me le faire aimer, au lieu de me présenter le choix entre le ciel et l’enfer, pour que l’intérêt prononce. Je ne puis mieux caractériser le genre de prédication de M. Hardinge qu’en disant que je ne crois pas être jamais sorti de son église avec un sentiment de crainte à l’égard du Créateur, tandis que j’ai souvent éprouvé des élans d’amour qu’il m’était presque impossible de contenir.

Rentré à la maison, j’eus encore un court entretien avec Grace ; je lui parlai de moi, de mes projets pour l’avenir, de tout ce qui me semblait de nature à l’intéresser. Si j’avais été avec elle depuis les premiers jours du printemps, lorsque la nature se réveille, et que tout ce qui nous entoure parle de joie, de calme et de bonheur, j’ai souvent pensé depuis que j’aurais pu réussir. Quoi qu’il en fût, elle m’écouta avec attention, et en apparence avec plaisir, car elle voyait que c’était un moyen de calmer mes inquiétudes. La conversation se prolongeait, lorsque Chloé vint faire observer à sa maîtresse qu’elle avait déjà dépassé l’heure ordinaire, et je me retirai. La négresse m’éclaira dans le corridor.

— Eh bien, Chloé, lui demandai-je, comment trouves-tu Neb ? Te semble-t-il que ses courses à travers l’Océan lui aient fait du bien ?

— Le gars !

— Oui, c’est un fameux gars, Chloé, je t’en réponds. Sais-tu qu’il n’est pas de meilleur matelot, et qu’à bord du bâtiment Neb est aussi utile que le grand mât.

À cet éloge de son amant, Chloé, hors d’elle-même, poussa son rire perçant si caractéristique, puis elle dit encore une fois : Le gars ! me tira sa révérence en disant : Bonne nuit, maître ! et me laissa. Hélas ! au milieu de tant d’améliorations nouvelles, nous avons perdu la race de ces nègres insouciants, bons, affectueux, fidèles, et pourtant heureux, qu’on trouvait en plus ou moins grand nombre dans toutes les familles respectables de l’État, il y a quarante ans !

Le lendemain était pour moi un jour de grande anxiété. Je me levai avec le jour, et je n’eus rien de plus pressé que d’examiner la direction du vent ; il était sud, comme il l’est presque toujours au milieu de l’été. J’envoyai Neb à la Pointe, pour qu’il vît s’il n’apercevrait point le Wallingford ; mais bientôt, ne pouvant modérer mon impatience, je montai moi-même à cheval, et je me dirigeai du même côté. Du plus loin qu’il m’aperçut, Neb accourut vers moi, et il me montra, à travers les feuilles qui ombrageaient la rive, le haut d’une mâture que je ne pouvais méconnaître.

Enfin le sloop approcha, et je distinguai sur le pont un homme de moyen âge, grand, mince, ayant l’air très-respectable. Je présumai que c’était un des médecins que j’attendais, et je ne me trompais pas ; c’était en effet le docteur Post, un des docteurs les plus habiles de New-York. Je m’empressai de le saluer ; mais, avant que j’eusse eu le temps de descendre de cheval pour le recevoir, Marbre s’élança à terre, et me secoua cordialement la main.

— Me voici, Miles, mon garçon, s’écria mon lieutenant, qui, en dehors du service, me traitait, comme je l’en avais prié avec son ancienne familiarité, — me voici et plus loin de l’eau salée que je ne me suis vu depuis vingt-cinq ans. Voici donc ce fameux Clawbonny ! Je ne dirai pas grand’chose du port, il ne contient qu’une seule embarcation, et c’est déjà plus qu’il ne lui en faut ; mais, au dehors, la rivière est gentille, pour une rivière. Savez-vous bien, mon ami, que, pendant toute la route, j’avais une peur infernale d’être jeté à la côte à droite ou à gauche ? C’est trop d’avoir la terre en même temps des deux côtés ; il ne faut pas prodiguer les bonnes choses. Ce voyage m’a rappelé notre passage à travers certain détroit, quoique cette fois le temps ait été meilleur, et l’horizon plus clair. — Qu’est-ce que je vois donc là-bas, contre la colline, avec cette grande manivelle qui tourne dans l’eau ?

— C’est un moulin, mon ami ; et cette roue est celle qui, comme je vous l’ai raconté, a causé la mort de mon pauvre père.

Marbre regarda tristement la roue, me serra la main, comme pour s’excuser de m’avoir rappelé un événement aussi pénible, et je l’entendis qui murmurait tout bas : Je n’ai jamais craint de perdre mon père, moi ! Il n’y a point de roue infernale qui pourrait me le ravir.

— Ce Monsieur qui est sur le gaillard d’arrière, lui demandai-je, est sans doute le médecin que j’ai envoyé chercher ?

— Oui, oui, quelque chose d’approchant, à ce que je crois, car j’ai tellement généralisé sur cette rivière en venant ici, et sur la manière de gouverner cette coquille de noix, que je n’ai guère eu le temps de lui parler. Je fais toujours plus volontiers ma cour au cuisinier qu’au chirurgien. Mais, à propos, Miles, nous avons une beauté dans la chambre de l’arrière, mon garçon.

— Ce doit être Lucie. — Et, sans m’occuper du docteur, d’un bond j’étais à la porte de la chambre.

C’était Lucie, en effet, accompagnée d’une négresse d’un certain âge, une des six esclaves qui lui appartenaient depuis la mort de mistress Bradfort. Nous nous prîmes la main sans rien dire, et je compris, aux regards inquiets de ma compagne, qu’elle n’osait m’interroger.

— Je crois vraiment qu’elle est mieux, lui dis-je, et, à coup sûr, depuis un jour ou deux elle a repris un peu d’enjouement. Hier elle a été deux fois à l’église, et ce matin, pour la première fois, elle a déjeuné avec moi.

— Dieu soit loué ! s’écria Lucie avec ferveur. Elle s’assit alors, et sa douleur se soulagea par des larmes abondantes. Je lui dis que je viendrais la chercher dans un instant, et j’allai saluer le docteur. Son air calme et réfléchi me donna une confiance que je n’avais pas éprouvée depuis plusieurs jours, et je commençai à espérer réellement qu’il pourrait être encore au pouvoir de son art de sauver ma pauvre sœur.

Nos dispositions pour quitter le sloop furent bientôt faites, et nous gravîmes la colline, Lucie s’appuyant sur mon bras. La voiture nous attendait sur la hauteur ; je décidai Marbre et le docteur à y monter, mais Lucie préféra marcher ; et nous partîmes, bras dessus, bras dessous, ayant plus d’un mille à faire en tête à tête. Combien, dans tout autre moment, une pareille circonstance m’aurait rendu heureux ; mais, dans la position où je me trouvais, je n’en éprouvai que plus d’embarras et de contrainte. Lucie, au contraire, toujours franche, et n’ayant rien à cacher, me parla bientôt avec son abandon ordinaire.

— Voici donc mon cher Clawbonny ! Que les plaines sont belles, que les bois sont frais, que les fleurs ont de parfum ! Oh ! Miles, un jour ici vaut toute une année à la ville !

— Pourquoi donc y restez-vous si longtemps, vous qui êtes maîtresse de vos actions, quand vous savez combien nous serions tous heureux de vous voir ici ?

— Pouvais-je en être sûre ? Si je l’avais cru, rien n’aurait pu me décider à laisser Grace toute seule depuis six mois.

— Et vous en doutiez ! Vous doutiez de moi, Lucie !

— Non pas de vous, — je ne pensais pas à vous, Miles, répondit Lucie avec le plus grand calme, mais à Grace.

— Et pourquoi Lucie Hardinge en est-elle venue à douter ainsi d’une amie d’enfance qui était presque une sœur ?

— Presque une sœur, Miles ? Que ne donnerais-je pas pour pouvoir vous parler à cœur ouvert, comme dans notre enfance !

— Et qui vous en empêche ? vous n’avez qu’à parler, je vous écoute, et je vous répondrai avec une entière sincérité.

— Il y a un obstacle, Miles, un grand obstacle ; et je n’ai pas besoin de vous le nommer.

Voudrait-elle faire allusion à André Drewett ? pensai-je en moi-même. Aurait-elle quelque regret de s’être trop avancée de ce côté ; aurait-elle fait quelque nouvelle découverte dans son cœur ? J’étais bien décidé à ne pas rester longtemps dans le doute.

— Quel est cet obstacle, Lucie ? dis-je solennellement. J’ose implorer de vous une entière franchise ; une parole de vous, dite avec votre ancienne sincérité, peut combler l’abîme qui semble s’être ouvert de plus en plus entre nous depuis deux ans.

— Cette séparation dont vous parlez m’a été tout aussi pénible qu’à vous-même, Miles, répondit la chère enfant avec sa simplicité ordinaire, et je me confierai, sans réserve, à votre générosité. Pour vous faire comprendre ce que je veux dire, ne suffit-il pas de vous avoir nommé Rupert ?

— Comment, Lucie ? expliquez-vous ; point de réticence entre nous.

La main de Lucie était sur mon bras, et elle avait ôté son gant à cause de la chaleur. Je sentis une douce pression, pendant qu’elle ajoutait : — Vous devez avoir, vous avez trop d’affection et de reconnaissance pour mon père, trop d’estime pour moi, pour oublier jamais que Rupert et vous, vous avez vécu en frères.

— Grace a déjà ma parole à ce sujet ; je ne me conduirai pas avec lui, dans cette affaire, suivant les principes du monde.

Lucie poussa un long soupir, comme si elle reprenait haleine, et je vis ses yeux fixés sur les miens avec une expression ineffable de gratitude.

— C’est tout ce que je demande, tout ce que je puis désirer, Miles ; et je vous remercie de m’avoir tranquillisée sur ce point. Maintenant, je suis prête à vous parler franchement ; néanmoins, si j’avais vu Grace…

— Ne craignez point de trahir son secret ; je sais tout. Oui, c’est cet amour déçu pour Rupert qui l’a réduite à l’état où elle est. Si nous avions été ici l’un ou l’autre, peut-être le mal n’aurait-il pas fait autant de progrès.

— Il y a longtemps que je redoutais ce malheur, reprit Lucie d’un ton lent et mesuré. Je crois que vous ne connaissez pas Grace aussi bien que moi. Toutes les impressions qu’elle reçoit, toutes les sensations qu’elle éprouve réagissent sur cette organisation si délicate ; notre présence n’y eût rien fait, je le crains bien. C’est une épreuve terrible, et il n’est pas impossible qu’à force de tendresse et de soins nous parvenions à l’en faire sortir heureusement. Maintenant que nous avons un médecin habile, il faut nous ouvrir à lui, et ne lui rien cacher.

— Je voulais vous consulter à ce sujet. Il est si pénible d’exposer au grand jour les pensées les plus intimes de Grace !

— Il n’est pas nécessaire d’aller jusque là peut-être ; mais ce qu’il faut que le docteur sache, c’est que le cœur est le siège de la maladie, et que c’est lui qu’il faut songer à guérir. — Mais, Miles, ne parlons plus de cela. J’ai besoin de me recueillir un peu avant de voir Grace. Maintenant que nous nous retrouvons à Clawbonny, notre ancienne intimité ne peut tarder à renaître.

Ces paroles furent dites avec tant de douceur que j’aurais baisé la trace de ses pas, et avec tant de simplicité en même temps qu’il était impossible d’y donner une fausse interprétation. La conversation changea, et nous nous mîmes à causer du passé. Lucie parla de la mort de sa cousine, racontant mille petits incidents pour montrer combien mistress Bradfort lui était attachée, et quelle excellente dame c’était ; mais pas un mot ne fut dit du testament. Je dus, à mon tour, achever le récit de mon dernier voyage, que je n’avais pu compléter au spectacle. Quand Lucie apprit que le rude marin qui se trouvait à bord du sloop était Marbre, elle regretta vivement de ne l’avoir pas su, et d’avoir manqué cette occasion de faire sa connaissance. Le nom de Rupert ne fut pas prononcé une seule fois entre nous ; et, lorsque nous arrivâmes à la maison, il me sembla qu’un sentiment assez semblable à l’intérêt que je lui avais inspiré autrefois s’était réveillé dans le cœur de Lucie.

Chloé l’attendait à la porte, pour lui dire que miss Grace désirait voir miss Lucie seule. Je redoutais cette entrevue, et j’aurais voulu y assister ; mais Lucie me dit de me fier à elle, et il fallut céder.

Pendant qu’elle se rendait chez ma sœur, je cherchai le docteur et j’eus avec lui une courte conférence. Je lui dis que Grace était restée beaucoup trop seule, que la douleur l’avait minée sourdement, et je lui donnai à entendre que des peines morales étaient la cause première de sa maladie. Post était un homme froid, réservé, qui ne disait rien avant d’avoir vu son malade, mais qui observait tout, faisait son profit de tout, et, tant que je parlai, son œil perçant resta fixé sur ma figure.

Il se passa plus d’une heure avant que Lucie reparût. Rien qu’à la voir, il était facile de reconnaître qu’elle avait éprouvé la plus vive émotion, et qu’elle ne s’était pas attendue encore à trouver Grace dans un pareil état. Ce n’était pas que la maladie, sous aucune de ses formes connues, fût très-apparente ; mais ma sœur, toujours si délicate, avait alors un teint si transparent, une expression si céleste dans les yeux, et quelque chose de si impalpable en quelque sorte dans toute sa personne, qu’on eût dit qu’elle appartenait déjà à un autre monde.

Le docteur retourna avec Lucie à la chambre de ma sœur, où il resta près d’une heure, aussi longtemps, me dit-il, qu’il crut pouvoir le faire sans fatiguer la malade. Il fut très-réservé dans ce qu’il nous dit. Il prescrivit certains toniques, nous recommanda de chercher à distraire doucement ma sœur des idées qui l’occupaient péniblement. Il était aussi d’avis qu’un changement de lieu pourrait être favorable, si on pouvait le faire sans trop de fatigue. Je proposai aussitôt le Wallingford ; c’était un sloop d’une petite dimension, il est vrai ; mais il avait deux chambres très-convenables, dont l’une avait été construite par mon père pour les voyages que ma mère faisait quelquefois à New-York. Dans cette saison de l’année, le sloop ne faisait guère que transporter de la farine au marché, et rapporter du blé. Dans l’automne, il portait du bois et les produits du voisinage. Il n’y avait aucun inconvénient à ce qu’il chômât pendant quelques jours. Le docteur Post approuva cette idée, disant qu’il ne pouvait y avoir d’objection que la dépense, mais que, si cette considération ne m’arrêtait pas, il était impossible d’adopter un meilleur plan.

Le soir le projet fut discuté en famille. M. Hardinge était venu du presbytère pour se joindre à nous. Il n’y eut qu’une voix pour dire qu’il fallait tenter ce moyen ; cela valait bien mieux que de laisser Grace dépérir dans la solitude de Clawbonny.

— J’ai aux Sources un malade qui demande à me voir, dit le docteur Post, et, à vous parler vrai, je ne serais pas fâché de prendre moi-même les eaux pendant une huitaine. Conduisez-moi à Albany, vous me mettrez à terre, et ensuite vous continuerez votre excursion tant que vous voudrez et que les forces de miss Wallingford le permettront.

Ce plan nous parut parfait à tous ; Grace elle-même sourit en l’entendant développer, et se remit entièrement entre nos mains. Il ne s’agissait donc plus que de le mettre à exécution.


CHAPITRE XXX.


Elle s’assied et me considère, en jetant sur moi un doux et profond regard, comme l’étoile tranquille qui, du haut du firmament, semble regarder la terre.
Longfellow.


Le lendemain matin, je m’occupai activement des préparatifs. Marbre fut invité à être de la partie, sa présence n’étant pas nécessaire de quelques jours à bord de l’Aurore. Le patron régulier eut sa liberté, et nous ne gardâmes de l’équipage que le pilote, qui était indispensable. Neb et trois des nègres de Clawbonny furent charmés d’être choisis pour cette excursion, et ils étaient tous plus ou moins au fait de la besogne qu’ils auraient à faire. Au surplus, Marbre, Neb et moi, nous suffisions amplement pour le service de l’embarcation. Mais nous n’entendions pas perdre nos forces, et il nous fallait une cuisinière. Clawbonny nous la fournit dans la personne de la vieille Didon.

Vers midi, tout était prêt pour le départ. Grace fut conduite en voiture jusqu’au lieu de l’embarquement, et alors elle monta à bord, soutenue par Lucie et par moi, plutôt par précaution que par nécessité. Le médecin avait recommandé avant tout d’éviter tout ce qui pouvait agiter la chère malade ; ainsi les nègres auraient bien voulu accompagner leur maîtresse jusqu’au bord de l’eau, mais ils furent consignés à la maison. Chloé, à sa grande satisfaction, eut la permission de venir avec nous. Combien de fois dans la journée, son exclamation favorite de : « le gars ! » s’échappa de ses lèvres, quand elle voyait les prouesses de Neb dans les manœuvres du bâtiment ! Je ne savais comment expliquer le surcroît d’activité vraiment inconcevable que déployait le nègre, et je l’attribuais dans le premier moment à la présence de Grace ; mais je reconnus ensuite que Chloé y était pour beaucoup.

Dès que tout le monde fut à bord, on leva l’ancre. Le foc fut mis en place, et, sous cette légère voilure, nous sortîmes lentement de la crique par une jolie brise du sud. Au moment où nous doublions la Pointe, nous vîmes toute la maison qui avait rompu la consigne, et qui était rangée en ligne, depuis le nègre de soixante-dix ans, aux cheveux gris, à la marche chancelante, jusqu’aux petits négrillons tout luisants de deux à trois ans. Malgré l’attachement respectueux qu’ils éprouvaient tous pour « miss Grace, » et les inquiétudes qu’ils ne pouvaient ignorer qu’on avait conçues sur sa santé, il n’était pas dans la nature qu’une pareille réunion de nègres manifestât de la tristesse dans un moment où tout ce qu’ils voyaient au contraire était de nature à exciter leurs transports. Le temps était superbe ; jamais plus beau soleil n’avait éclairé l’Italie ou les îles de la Grèce ; l’air était embaumé ; le sloop, peint à neuf un mois auparavant, avait un air de fête ; c’en était bien assez pour rendre ces bonnes et insouciantes créatures heureuses et contentes. Lorsque l’embarcation passa devant eux, tous ôtèrent leurs chapeaux et saluèrent, en montrant des rangées d’ivoire qui étincelaient au soleil. Je remarquai que Grace était touchée de ces marques d’attachement ; jamais une pareille démonstration n’avait eu lieu depuis le jour où ma mère avait été pour la première fois à New-York après la mort de mon père. Par bonheur, tout ce que Grace voyait autour d’elle était de nature à porter le calme dans ses esprits ; et tant qu’elle put rester assise sur le pont, tenant la main de Lucie, et jouissant du spectacle mouvant qui se déroulait à ses yeux, il n’était pas possible qu’elle n’éprouvât pas un instant de bonheur.

Après avoir doublé la pointe, le Wallingford mollit les écoutes, établit une bonnette et un hunier, et se mit à remonter l’Hudson, en se dirigeant vers les Sources.

En 1803, ce fleuve célèbre, tout en ayant sur ses bords les mêmes caractères de beauté et de grandeur qu’aujourd’hui, était loin d’offrir un spectacle aussi animé. Le paquebot à vapeur ne se montra sur sa surface que quatre ans plus tard ; et il fallait quelquefois une semaine pour en parcourir toute l’étendue. À cette époque les passagers ne se précipitaient pas à bord, dès qu’ils entendaient sonner la cloche, se renversant les uns les autres, et se frayant un passage à travers les porteurs, les voituriers, les marchandes d’orange et les vendeurs de journaux, pour gagner une minute : on envoyait souvent son bagage un jour d’avance ; on passait la matinée à se dire adieu ; on se rendait à bord tout à son aise, presque toujours plusieurs heures avant le moment du départ, et assez souvent pour entendre annoncer que le départ était remis au lendemain. Et puis, quelle différence pendant la traversée ! on n’était pas à se coudoyer l’un l’autre pour se disputer les places, à s’arracher les morceaux, à maudire le capitaine parce qu’on n’arriverait pas à temps pour prendre tel bateau, ou tel convoi. Au contraire, chaque voyage était une sorte de partie de plaisir, chaque repas un régal, qu’on savourait à loisir. Il y avait bien quelques traversées qui s’effectuaient en vingt-quatre heures ; mais c’étaient les exceptions. Généralement on mettait une semaine à jouir des beautés du fleuve : le bâtiment n’engravait au moins une fois en chemin, et l’on perdait ainsi délicieusement un jour ou deux à visiter les environs. Je l’avoue, je suis trop franchement marin pour aimer les bateaux à vapeur, et je me surprends parfois à désirer qu’ils n’eussent jamais été inventés ; mais je sais que ce désir est contraire à tous les principes de l’économie politique, et à ce qu’on appelle le progrès des lumières. Ce dont je suis certain néanmoins, c’est que ces inventions, jointes en pêle-mêle des tables d’hôte et de toutes ces existences devenues nomades, font, comme l’exprime un de nos écrivains, merveille pour les mœurs du peuple ; — oui, merveille en effet, et la merveille, c’est qu’elles lui en aient laissé encore quelque ombre.

Il pouvait y avoir trente voiles en vue quand le Wallingjord entra dans l’Hudson, les unes descendant le fleuve à la faveur du jusant et les autres le remontant comme nous. Une demi-douzaine de ces embarcations nous touchaient presque, et sur le pont de presque toutes celles qui se dirigeaient vers le nord se trouvaient des dames qui se rendaient évidemment aux Sources. Je dis à Marbre d’en passer aussi près que possible, afin de distraire ma pauvre sœur en appelant son attention sur les passagers que nous avions autour de nous. Le lecteur comprendra sans peine que le Wallingford, construit sous la direction d’un vieux marin, et pour son usage personnel, était un fin voilier. Il était alors sur son lest ; sa voilure était excellente pour le vent frais que nous avions, et il nous était facile de prendre l’avance sur tous les bâtiments. Aussi Marbre, pour se conformer à mes désirs, n’eut-il pas de peine à rejoindre un sloop dont les ponts étaient couverts de passagers qui semblaient appartenir à l’élite de la société, tandis que sur le gaillard d’avant il y avait un équipage et des chevaux.

Il y avait longtemps que je ne m’étais senti si heureux ; Grace me semblait mieux ; elle était évidemment plus calme et moins nerveuse, et c’était un grand point. Lucie, animée par le spectacle mobile qui se déroulait devant elle, avait des couleurs charmantes, et elle ne tournait jamais les yeux de mon côté qu’avec une expression de confiance et de bonté, où se peignait sinon de l’amour, du moins la plus sincère amitié, tandis que chaque regard, chaque geste, chaque syllabe adressée à Grace, disaient par quels liens étroits les cœurs des deux amies étaient toujours unis. Mon tuteur semblait aussi plus content qu’il ne l’avait été depuis que je lui avais révélé mes sentiments pour sa fille. Il avait mis pour condition au voyage que nous serions de retour à Clawbonny pour l’office du dimanche, et il était occupé à repasser un vieux sermon pour ce jour-là, quoique ses yeux quittassent à chaque instant le manuscrit pour admirer le paysage.

Marbre était enchanté de la marche du Wallingford. Au moment où nous élongions le sloop, qui s’appelait le Goëland, le patron, qui ne pouvait voir notre nom, nous héla.

— Quel est ce sloop ?

Le Wallingford de Clawbonny, qui vient de sortir du port, en partie de plaisir.

Clawbonny n’était pas et n’est pas encore aujourd’hui ce qu’on pourrait appeler une dénomination légale. Si j’avais dit que le sloop venait des environs de Coldenham, ou de Morrisania, les Coldens et les Morris étant des personnes de distinction, on aurait su ce que je voulais dire, et je n’aurais pas entendu de ces rires étouffés qui arrivèrent jusqu’à mes oreilles. Mais les Wallingford étaient tout aussi peu connus que Clawbonny, quand on s’éloignait de quinze ou vingt milles de l’endroit où ils demeuraient depuis si longtemps. Le pauvre Clawbonny se vit donc un peu bafoué, sans doute parce qu’on lui trouvait quelque chose de Hollandais dans le nom, la race anglo-saxonne étant singulièrement portée à dédaigner tout ce qui n’est pas elle ou qui ne vient pas d’elle. Je regardai Lucie pour voir comment elle avait pris ces sarcasmes indirects sur le lieu de ma naissance ; mais elle était si habituée à voir en beau tout ce qui s’y rattachait, que je crois vraiment qu’elle ne s’en aperçut même pas.

Si les passagers du Goëland étaient portés à la raillerie, il n’en était pas de même du patron, ni de son pilote hollandais, ni des deux nègres, le cuisinier et le maître d’hôtel, ni du reste de l’équipage qui se composait d’un matelot et d’un mousse. Il y avait eu des générations de sloops portant le nom de Wallingford, six pour le moins ; mais celui-ci, que mon père avait fait construire, était surtout célèbre, et tous les marins du fleuve le connaissaient. Aussi le patron du Goëland ôta-t-il son chapeau pour me saluer.

— Je suppose alors que je vois M. Wallingford lui-même. Vous voici enfin de retour parmi nous ; soyez le bien venu ! Je me rappelle le temps où monsieur votre père faisait faire à ce sloop tout ce qu’il voulait. Dieu ! comme il le gouvernait, le brave homme ! C’est la nouvelle couche de peinture, qui est différente de la dernière, qui m’a empêché de reconnaître le sloop. Si j’avais jeté un coup d’œil sur ses bossoirs, je ne m’y serais pas trompé.

Ces paroles me relevèrent un peu ainsi que mon bâtiment dans l’estime des passagers du Goëland. Il y eut quelques phrases échangées à demi-voix sur le gaillard d’arrière ; et un vieillard qui avait l’air le plus respectable s’approcha du bord et me salua.

— C’est sans doute, dit-il, au capitaine Wallingford que j’ai l’honneur de parler, celui avec qui mes amis les Merton sont revenus de Chine ? Ils ont souvent exprimé devant moi leur reconnaissance de tous les soins dont ils ont été l’objet, et ils voudraient toujours naviguer avec vous, s’ils étaient forcés de se remettre en mer.

Ce n’était pas envisager mes relations avec les Merton du point de vue que j’aurais voulu, ni même qui était juste ; et cependant la personne qui me parlait, homme de poids et de considération, croyait me dire la chose du monde la plus agréable. Il est si difficile de juger des sentiments des autres ! Je ne pus me soustraire à la conversation, et il me fallut endurer le supplice d’entendre répéter à plusieurs reprises les noms des Merton, lorsque Grace était tout près et que ce devait être pour elle une cruelle épreuve. Pendant que Lucie et son père échangeaient quelques mots avec des dames qui les avaient reconnus, je jetai un coup d’œil sur Lucie : elle était pâle comme la mort, et paraissait désirer de se retirer dans la chambre. Je m’empressai de l’y conduire, et combien je m’applaudis bientôt de l’avoir fait !

Quand je revins sur le pont, le Wallingford avait pris les devants, et laissé le Goëland à une certaine distance. Lucie alla prendre ma place auprès de Grace, mais elle ne tarda pas à revenir, en disant que ma sœur voulait essayer de reposer. Elle était si faible que ces courts intervalles de sommeil étaient devenus pour elle un besoin. Chloé ne tarda pas à venir nous dire que sa jeune maîtresse semblait assoupie, de sorte que nous restâmes tous sur le pont, de peur de l’éveiller. Une demi-heure se passa de cette manière, et nous étions alors tout près d’une autre embarcation qui suivait la même direction que nous. Dans ce moment, M. Hardinge était complètement absorbé dans son sermon, et je m’aperçus que Lucie jetait de temps en temps les yeux de son côté, comme si elle eût cherché à rencontrer son regard. Il me semblait que quelque chose la tourmentait, sans qu’il fût en mon pouvoir de découvrir ce que ce pouvait être.

— Ne comptez-vous pas vous approcher davantage de ce sloop ? demanda-t-elle enfin, en montrant l’embarcation qui était presque sur la même ligne que nous, et dont j’avais précisément recommandé à Neb de se tenir à une distance respectueuse.

— Je croyais que les commérages que nous avons eu déjà à subir pouvaient suffire ; mais si ces sortes d’entrevues vous amusent, très volontiers.

Lucie parut embarrassée. Elle rougit, réfléchit un moment, puis ajouta en affectant de rire, et il était si rare qu’il y eût en elle quelque chose d’affecté, que je ne pus m’empêcher d’en être frappé : — Oui, je désire en effet d’approcher de ce sloop, quoique ce ne soit pas pour le motif que vous supposez, dit-elle.

Je voyais qu’elle était en peine, quoique la cause m’en fût encore inconnue. Une prière de Lucie était un ordre pour moi, et je dis à Neb de laisser porter sur la hanche de ce second sloop comme nous avions fait pour le premier. Sa poupe nous apprit qu’il s’appelait l’Orphée de Sing-Sing[11], combinaison de noms qui prouvait que quelque bel-esprit en avait été le parrain. Le pont était également couvert de personnes des deux sexes, quoique cette fois il n’y eût ni chevaux ni voiture. Pendant tout ce temps, Lucie se tenait à mon côté, comme si elle éprouvait de la répugnance à s’avancer, et quand nous fûmes tout près du sloop, elle se serra encore plus contre moi, comme si elle cherchait un appui.

— À présent, Miles, dit-elle à demi-voix, c’est vous qui hélerez ce sloop, comme vous dites ; je ne puis engager une conversation de cette sorte en présence de tant d’étrangers.

— Volontiers, Lucie ; mais vous aurez la bonté de me dire ce que je dois demander.

— Certainement, dès que vous aurez commencé par la question d’usage.

— Il suffit. — Eh ! de l’Orphée ? dis-je en élevant la voix assez haut pour être entendu.

— Eh bien, qu’y a-t-il ? répondit le patron en ôtant une pipe de sa bouche, tandis qu’il était nonchalamment appuyé contre le gouvernail.

Je regardai Lucie comme pour lui dire : — Après ?

— Demandez-lui si mistress Drewelt est sur son bord — non pas monsieur, mais mistress Drewett, la mère, — ajouta Lucie en rougissant jusqu’au blanc des yeux.

J’étais si atterré que j’eus peine à retenir une exclamation. Je me contins néanmoins, et, observant que le patron attendait avec curiosité ma seconde question, je m’empressai de la lui adresser.

— Mistress Drewett est-elle au nombre de vos passagers ? demandai-je d’une voix distincte.

Le patron, avant de me répondre, se pencha vers quelques-uns de ses passagers qui étaient assis, et qui nous étaient cachés par la grande voile du Wallingford, dont le guy s’avançait en dehors du côté de l’Orphrée.

— Mistress Drewett est ici, et désire savoir quelle est la personne qui s’en informe, répondit le patron.

— Dites que miss Hardinge est chargée d’une commission auprès de mistress Drewett de la part de mistress Ogilvie, qui est dans cette autre embarcation, ajouta Lucie d’une voix basse et mal assurée.

Je suffoquais ; cependant j’eus la force de transmettre la phrase. Aussitôt j’entendis le bruit d’une personne qui s’élançait sur le gaillard d’arrière de l’Orphéé, et je vis paraître André Drewett, le chapeau à la main, la figure rayonnante, et une expression dans les yeux, une familiarité dans les gestes, qui indiquaient la plus grande intimité avec Lucie. Celle-ci prit mon bras involontairement, et je sentis qu’elle était toute tremblante. Les deux sloops étaient alors si près, et tout était si tranquille autour de nous, que Lucie, du gaillard d’arrière du Wallingford, et Drewett, du couronnement de l’Orphée, pouvaient causer ensemble sans élever la voix. Par suite du changement de position de Lucie, je ne pouvais plus voir sa figure ; mais j’épiais d’un œil jaloux ses moindres mouvements.

— Bonjour, dit Lucie d’un ton qui me parut annoncer une grande familiarité ; voulez-vous bien dire à votre mère que mistress Ogilvie la prie de l’attendre à Albany. L’autre embarcation n’arrivera pas plus d’une heure ou deux après vous, et mistress Ogilvie voudrait faire la partie d’aller ensemble à… Mais voici mistress Drewett, s’empressa d’ajouter Lucie en s’interrompant, et je vais m’acquitter directement de ma commission.

C’est en effet ce qu’elle fit aussitôt. Il paraît que mistress Ogilvie était une des dames qui s’étaient entretenues avec Lucie du Goëland, et qu’elle l’avait chargée de ce message, dans le cas où le Wallingford rejoindrait l’Orphée.

— Nous avons aussi quelque chose pour vous, ma chère, répondit mistress Drewett après m’avoir salué poliment. Vous êtes partie si précipitamment à la réception de cette vilaine lettre, — c’était celle où je suppliais Lucie de venir auprès de son amie malade, — que vous avez oublié votre boîte à ouvrage ; et comme je savais qu’elle contient beaucoup de billets, sans parler des billets de banque, je tenais à vous la remettre en mains propres. La voici ; comment vais-je m’y prendre pour vous la faire passer ?

Lucie tressaillit, et je vis qu’elle n’était pas sans inquiétude. Elle était en visite à la maison de campagne de mistress Drewett, au moment où elle avait reçu ma lettre, et, dans la précipitation de son départ, elle avait laissé une petite boîte à ouvrage toute ouverte. Certes, mistress Drewett était incapable de fouiller dans cette boîte, et de parcourir les lettres qu’elle contenait ; Lucie avait elle-même trop de délicatesse pour la soupçonner d’une pareille indiscrétion ; cependant on n’aime jamais à voir ses secrets ainsi livrés à la merci du premier venu. Il y a des servantes aussi bien que des maîtresses, et je vis qu’elle était impatiente de rentrer en possession de sa boîte ; dans ces circonstances je crus devoir intervenir.

— Monsieur Drewett, dis-je en lui faisant un salut qu’il me rendit froidement — c’était le premier signe de politesse que nous échangions — si vous voulez faire arrêter l’aire de votre sloop, j’en ferai autant, et j’enverrai un canot chercher la boîte.

Cette proposition fit tourner les yeux du côté du patron, qui était toujours appuyé contre le gouvernail, fumant à outrance ; mais celui-ci fut loin de l’accueillir favorablement ; mécontent d’être dérangé dans son occupation favorite, il ôta lentement la pipe de sa bouche, et grommela entre ses dents :

— S’arrêter, comme si on était sûr d’avoir toujours le vent à ses ordres ! belle idée, vraiment !

Et il se remit à fumer de plus belle. Je vis qu’il n’y avait pas d’espoir de lui faire entendre raison, et j’avisais à quelque autre moyen quand tout à coup, à ma grande surprise, et non sans quelque inquiétude, je vis André Drewett prendre la boîte des mains de sa mère, puis s’élancer sur l’extrémité de notre gui, qui touchait à son sloop, et s’y avancer avec l’intention évidente d’arriver ainsi jusqu’à notre pont, pour remettre lui-même à Lucie son petit coffre. Tout cela se passa si rapidement qu’il n’y avait pas eu le temps de lui adresser la moindre observation. Les jeunes gens ne doutent de rien, quand il s’agit de montrer leur dévouement à leurs maîtresses. Le gui se présentait de si bonne grâce que Drewett ne résista pas sans doute à la tentation, et il crut que ce serait un exploit éclatant de traverser un pont si mobile, pour porter une boîte à une dame. Si la vergue eût été placée contre terre, rien, sans doute, n’eût été plus facile que de marcher d’un bout à l’autre sans trébucher ; mais c’était une entreprise tout autrement hasardeuse quand il fallait l’accomplir le gui étant en place, suspendu au-dessus de l’eau avec la voile déployée, pendant que l’embarcation continuait à marcher. Drewett ne fut pas longtemps à s’en apercevoir, car il n’avait pas fait deux ou trois pas, qu’il dut saisir la balancine, qui, heureusement pour lui était roide, pour y chercher un point d’appui. Au même instant, Neb, obéissant à un ordre qui venait de lui être donné, avait mis la barre dessous, et l’extrémité du gui était déjà à vingt pieds du gaillard d’arrière de l’Orphée.

Il va sans dire que toutes les dames poussèrent des cris de détresse. La pauvre mistress Drewett se cachait la figure dans ses mains, et regardait déjà son fils comme perdu. Je n’osai pas regarder Lucie qui, après la première exclamation involontaire, était restée immobile à sa place. Comme Drewett perdait évidemment son sang-froid, je crus à propos de prendre quelque mesure, non-seulement dans son intérêt, mais même dans celui de la boîte de Lucie, qui courait encore plus de dangers que le jeune homme, dans le cas où celui-ci saurait nager. J’allais crier à Drewett de se tenir ferme, et que j’allais manœuvrer de manière à diriger l’extrémité du gui au-dessus du pont de l’Orphée, sur lequel il lui serait alors facile de descendre, lorsque Neb, ayant trouvé quelqu’un pour prendre sa place au gouvernail, vint tout à coup se placer auprès de moi.

— La boîte tomber à l’eau, certainement, maître, dit-il à demi-voix ; ses jambes trembler déjà, et bientôt lui lâcher tout !

— Comment faire, Neb ? savez-vous quelque moyen ?

— Si maître vouloir, nègre courir sur le gui, prendre la boîte et la rapporter à miss Lucie ; elle paraître y tenir beaucoup, la chère demoiselle.

— Eh bien, allez, mon garçon, et regardez bien où vous mettez le pied.

Neb ne se le fit pas dire deux fois ; il avait les pieds façonnés de telle sorte que, sans souliers, il pouvait presque serrer une vergue dans son étreinte. J’avais souvent vu Neb courir sur une vergue de hune, en saisissant la balancine, pendant que le bâtiment était violemment secoué par la lame, et ce n’était qu’un jeu, après cela, de marcher sur le gui du Wallingford, qui lui offrait bien plus de surface. Un cri de Chloé assez distinct m’apprit que le nègre avait commencé sa course. Je regardai dans cette direction, et je le vis en effet s’avancer d’un pas ferme le long du gui, malgré les protestations de Drewett qu’il n’avait pas besoin d’aide ; il arriva ainsi jusqu’au point où le jeune imprudent s’était cramponné à la balancine, tandis que ses jambes flageolaient d’une manière qui commençait à devenir inquiétante. Neb alors fit sa grimace la plus aimable, étendit la main et exposa l’objet de sa visite.

— Maître Miles penser valoir mieux me donner la boîte de miss Lucie, dit-il avec toute la politesse dont il était susceptible.

En dépit de son amour-propre blessé, André Drewett ne fut nullement fâché d’obtenir ce petit soulagement, aussi la boîte fut-elle remise sans la moindre objection ; Neb inclina la tête en la recevant, puis il se retourna aussi tranquillement que s’il avait été sur le pont, et marcha droit au mât du pas le plus ferme. Il s’arrêta un instant, précisément à l’endroit le plus étroit de la vergue, pour se retourner du côté de Drewett, qui disait quelques mots pour tranquilliser sa mère, et je remarquai que, pendant qu’il avait ses deux talons placés sur la même ligne, ses orteils se rejoignaient presque sous le gui, qu’ils étreignaient comme avec des serres. Un profond soupir fut poussé près de moi, au moment où Neb sauta légèrement sur le pont, et je sus d’où il provenait en entendant l’exclamation connue de : — Le gars !

Quant à Neb, il s’avança, son trophée à la main, qu’il offrit à Lucie avec un de ses saluts les plus gracieux, mais sans se donner des airs de conquérant comme s’il eût accompli un exploit héroïque. Lucie passa le coffre à Chloé, sans détourner les yeux de dessus Drewett, dont la situation semblait lui inspirer plus d’intérêt que je n’aurais voulu.

— Merci, monsieur Drewett, dit-elle en affectant de penser que son adresse avait tout fait, voici la boîte en sûreté, et il n’est plus nécessaire que vous veniez ici ; M. Wallingford va vous fournir les moyens de redescendre dans votre sloop.

Je venais en effet d’expliquer comment je comptais m’y prendre ; mais deux obstacles se présentèrent auxquels je n’avais pas songé : d’abord l’amour-propre de Drewett, qui ne voulait pas avoir l’air de reculer lorsque Neb venait de démontrer clairement que ce n’était pas une si grande affaire de marcher sur le gui ; et ensuite le dépit du patron d’Albany qui, piqué de voir que nous le devancions, et croyant qu’André passait sur notre bord, parce que nous allions plus vite, s’en vengea en s’éloignant à cent verges de nous. Je vis qu’il ne restait qu’un seul parti à prendre, et je l’adoptai sur-le-champ,

— Tenez-vous bien à la balancine, monsieur Drewett. Je vais faire rentrer le gui à bord, et alors il vous sera facile de descendre sur notre couronnement.

Mais Drewett me supplia de n’en rien faire. Il s’accoutumait à sa position, et dans une minute il prendrait son élan, à la manière de Neb. Tout ce qu’il demandait, c’était de n’être point pressé.

— Non, non, ne dérangez rien, capitaine Wallingford, dit-il vivement. Ce que ce nègre a fait, je saurai bien le faire.

— Mais ce nègre a des serres pour étreindre, et puis il est matelot et habitué à ces sortes d’exercices ; il a les pieds nus en outre, tandis que vous avez des bottes minces et glissantes.

— Oui, c’est bien ce qui me gêne. Quoi qu’il en soit, j’espère m’en tirer à mon honneur, et pouvoir aller saluer miss Hardinge sans avoir besoin d’être aidé.

M. Hardinge intervint, mais je vis que toutes les remontrances seraient inutiles. Drewett était piqué au jeu, et il était évident qu’il allait se mettre en marche. — Ne le laissez pas avancer, me dit Lucie d’une voix suppliante ; je lui ai entendu dire qu’il ne sait pas nager.

Il était trop tard. L’orgueil, la vanité, l’entêtement, l’amour, le rendirent sourd à toutes les instances, et il partit, abandonnant la balancine, son unique point d’appui. Il ne l’eut pas plutôt lâchée que je vis qu’il n’atteindrait jamais le mât, et je pris mes dispositions en conséquence. Je dis à Marbre de parer à lofer ; et ces paroles étaient à peine sorties de mes lèvres, que le plongeon était fait. À la manière désordonnée dont Drewett se démenait dans l’eau, je vis sur-le-champ que Lucie ne s’était pas trompée, et que le malheureux ne savait pas nager. J’étais en veste, en pantalon de toile, et en escarpins de marin ; posant donc un pied sur la lisse du plat-bord, je m’élançai à l’eau, au moment où il enfonçait. J’attendis qu’il reparût sur l’eau, ce qui ne pouvait tarder, et alors je le saisis par les cheveux pour tâcher de le retourner sur le dos, et de présenter sa figure à l’air. En ce moment, le Wallingford s’éloignait de nous, Marbre ayant mis aussitôt la barre dessous, afin de tourner autour du point où nous étions. J’appris ensuite que, dès que le patron de l’Orphée avait eu connaissance de l’accident arrivé, il s’était décidé à mettre en panne.

Il n’y avait pas de temps à perdre en réflexions. Une fois que je tins Drewett par les cheveux, j’élevai sa tête hors de l’eau pour qu’il pût reprendre haleine, et par suite de l’effort que j’avais dû faire je coulai moi-même au fond. Il fallut alors lâcher prise pour revenir sur l’eau. J’avais voulu lui donner un moment pour reprendre son sang-froid, dans l’espoir qu’il écouterait ensuite la raison ; et je lui dis de poser ses deux mains sur mes épaules, d’enfoncer son corps dans l’eau le plus possible, et de me laisser faire ensuite. Si la personne en danger suit exactement cette recommandation, un bon nageur peut, sans efforts extraordinaires, la conduire à la remorque pendant plus d’un mille. Mais Drewett, en reprenant haleine, n’avait pas repris sa raison ; seulement il avait recouvré assez de force pour pouvoir se débattre comme un forcené. Sur la terre, j’en serais facilement venu à bout ; mais dans l’eau le plus faible enfant devient redoutable. Que Dieu me pardonne si je lui fais injure ; mais je crus un moment que Drewett savait parfaitement qui j’étais, et qu’il était sous l’influence d’un égarement jaloux. Je puis me tromper, mais ce qui est certain, c’est que je l’entendis murmurer les mots de « Lucie, » de « Wallingford, » de « Clawbonny, » de « rival, » pendant qu’il luttait avec fureur. L’avantage que je lui avais donné en lui laissant mettre ses mains sur mes épaules faillit me coûter cher. Au lieu de se conformer à mes recommandations, il me serra le cou de ses deux bras, et il semblait vouloir monter sur ma tête en s’efforçant de sortir ses épaules hors de l’eau, surcroît de fardeau qui m’y faisait rentrer malgré moi. Ce fut pendant que nous étions dans cette position, lorsque sa bouche était à un doigt de mon oreille, que j’entendis les mots dont j’ai parlé. Il se peut néanmoins qu’il ne sût pas lui-même ce que la terreur et le désespoir lui arrachaient.

Je vis qu’il n’y avait pas de temps à perdre, et je fis des efforts inouïs. Je cherchai d’abord à nager avec ce poids énorme, mais il fallut y renoncer. L’étreinte de fer qui me serrait la gorge ne me laissait pas la liberté des mouvements. Il n’y avait pas à hésiter : il fallait ou m’en débarrasser, ou me noyer. Renonçant à nager, je saisis ses mains avec les miennes, et je m’efforçai de lui faire lâcher prise. Nous allâmes au fond l’un et l’autre ; car il m’était impossible de maintenir ma tête au-dessus de l’eau, à l’aide de mes pieds seuls, avec le poids que je traînais avec moi.

Je puis à peine décrire ce qui suivit. Je ne songeai plus, je l’avoue, à sauver la vie de Drewett ; je ne pensai qu’à moi. Nous nous livrâmes dans l’eau un combat acharné comme les plus mortels ennemis. Trois fois, par mes seuls efforts, je m’élevai à la surface de l’eau pour respirer, ramenant en même temps Drewett, qui se trouvait dans la position la plus favorable, et trois fois j’enfonçai de nouveau. Une lutte si terrible ne pouvait durer longtemps. Nous allâmes au fond pour la quatrième fois, et cette fois je sentais que c’était pour ne plus nous relever, quand il m’arriva un secours inattendu. Depuis l’enfance, mon père m’avait appris la leçon importante de tenir mes yeux ouverts sous l’eau. Par suite de cette habitude, j’avais sur Drewett le léger avantage de voir au moins de quel côté je devais diriger mes efforts. Pendant que j’enfonçais, à ce que je croyais, pour la dernière fois, je vis près de moi dans l’eau une masse indistincte que, dans mon trouble, je pris pour un requin, quoique les requins ne remontent jamais l’Hudson aussi haut, et arrivent même rarement jusqu’à New-York. Cet objet s’avançait de notre côté, et même il plongea tout à coup sous nous, comme s’il voulait s’assurer sa proie. Mais je me sentis soulever doucement à la surface, et au moment où j’apercevais la lumière, et où je commençais à respirer, Drewett fut arraché de mon cou par Marbre, dont la voix résonna délicieusement à mon oreille. Au même instant, mon requin sortit de l’eau, soufflant comme un marsouin, et j’entendis ces mots :

— Courage, maître ! Neb être là !

Je fus hissé à bord, je ne sais comment, et je restai étendu dans un épuisement complet, pendant que Drewett ne semblait plus donner aucun signe de vie. En ce moment, Neb, tout ruisselant, comme quelque dieu nègre du fleuve, s’assit au fond du canot, prit ma tête sur ses genoux, et se mit à presser mes cheveux pour en exprimer l’eau, et à m’essuyer la figure avec un mouchoir.

— Allons, enfants, force de rames pour regagner le sloop ! s’écria Marbre dès que nous fûmes retirés de l’eau. Ce monsieur semble avoir fermé les écoutilles pour la dernière fois. Quant à Miles, ce n’est pas lui qui se noiera jamais en eau douce.


fin de la première partie de à bord et à terre[12].
  1. L’auteur eut pour maître un gradué d’Oxford, qui lui apprit à scander en 1801. La classe où il entra dans l’institution d’Yale, en 1803, fut la première où l’on fit cet exercice, encore se borne-t-on à scander le vers hexamètre d’Homère et de Virgile. La quantité n’était nullement en honneur dans ce pays. (Note de l’auteur.)
  2. Il peut être à propos de faire observer à l’Européen qui pourrait lire cet ouvrage, qu’une prison d’état, en Amérique, n’est pas destinée aux prisonniers d’état, mais aux malfaiteurs ordinaires. La dénomination vient du nom porté par les gouvernements locaux.
  3. Bacon veut dire lard en anglais.
  4. Marché aux Mouches.
  5. Sobriquet pour désigner un matelot.
  6. Historique ; cet incident est arrivé dans la guerre de 1703.
  7. Ici ce n’est pins Miles Wallingford, c’est l’auteur qui parle, et il est Impossible de laisser sans réponse une assertion aussi erronée. Il suffit de feuilleter l’histoire pour reconnaître qu’aucune nation n’a produit de meilleurs marins que nos Normands, nos Bretons, nos Basques, et, dès l’origine de la monarchie, nos Provençaux ; qu’aucune nation n’a produit de plus grands hommes de mer que les Duquesne, les Duguay-Trouin, les Tourville, les Jean-Bart, etc. ; qu’après la longue inertie du gouvernement français sous le ministère Fleury, où la marine avais été complètement délaissée, il n’a fallu qu’un mot de Louis XVI pour en créer une nouvelle, comme d’un coup de baguette ; et cette marine improvisée lutta avec succès contre la marine anglaise, qui n’avait pas éprouvé le même abandon. Il suffit de se rappeler les Suffren, les d’Estaing, — un Américain devrait-il oublier ce nom ? — les La Motte-Piquet, pour reconnaître, tout au rebours de l’assertion de M. Cooper, une aptitude rare dans le Français comme homme de mer.

    Voudrait-on invoquer les désastres des guerres de la Révolution et de l’Empire ? mais comment notre marine se recrutait-elle alors ? on entassait sur nos vaisseaux des hommes chétifs, malingres, pris au hasard sur le littoral, et les bâtiments étaient envoyés à la mer sans avoir eu le temps de s’exercer. L’enthousiasme peut improviser une armée de terre, et nos annales en offrent de glorieux exemples ; mais le marin se forme lentement ; l’enthousiasme ne peut rien contre le mal de mer. Et pourtant même alors, que de brillants exploits ne pourrait-on pas citer !

    M. Cooper veut-il savoir la véritable cause de notre infériorité ? la voici :

    C’est que pour avoir une marine militaire, il faut avoir un commerce extérieur qui forme des matelots. C’est qu’ensuite, il faut instruire ces matelots dans l’art de la guerre, ce qui ne peut avoir lieu que par des armements faits de longue main ; c’est qu’il faut enfin faire pour son armés de mer ce qu’on fait pour son armée de terre : exercer en temps de paix pour la guerre.

    En d’autres termes, pour avoir une marine, il faut savoir faire les dépenses nécessaires. Quand le gouvernement et les chambres le voudront bien, la France n’aura pas plus de rivale sur mer qu’elle n’en a sur terre.

  8. Sobriquet donné aux Américains.
  9. Les mots en italique sont en français dans l’original.
  10. La génération actuelle ne comprendra jamais bien jusqu’où allait l’état de dépendance morale de notre pays à l’égard de l’Angleterre, il y a quarante ans. L’auteur a vu de ses propres yeux un prince italien, du plus grand mérite et de la plus haute distinction, passer inaperçu dans un salon où toutes les attentions étaient pour un « agent » des marchands de boutons de Birmingham ; et cela parce que l’un venait d’Italie, et l’autre d’Angleterre. Voici une petite anecdote toute personnelle. Il y a maintenant un quart de siècle que l’auteur publia son premier ouvrage. Deux ou trois mois après cette publication, il descendait Broadway avec un ami, quand un des hommes les plus haut placés de New-York vint à passer de l’autre côté de la rue. Dès que le personnage en question aperçut l’auteur, il le salua, et traversa la rue pour venir lui donner une poignée de main et s’informer de sa santé. — Vous êtes en grande faveur, dit l’ami de l’auteur, dès que l’autre fut parti ; quel honneur pour vous qu’une pareille démarche de la part de *** ! c’est l’effet de votre ouvrage. — C’était tout simplement l’effet d’une réclame dans une Revue anglaise, où l’auteur et son livre étaient portés aux nues — par l’éditeur anglais. La personne en question était un homme de mérite, mais il était né un demi-siècle trop tôt pour jouir d’une entière indépendance d’esprit dans un pays qui avait été si récemment une colonie.
  11. Sing vent dire chanter.
  12. Lucie Hardinge forme la seconde partie. (Note de l’auteur.)