À fond de cale/13

La bibliothèque libre.
Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (p. 81-87).


CHAPITRE XIII

Suspension


Malgré cela, j’avais conservé toute ma présence d’esprit, et je cherchai un nouveau moyen de me maintenir au-dessus des vagues. Il m’était facile de déboutonner ma vareuse, de grimper au haut du mât, et de refermer mon habit comme je l’avais fait d’abord. Mais la grosseur du poteau n’était pas uniforme, elle était moindre vers son extrémité qu’à la base, et je serais bientôt redescendu au point où je me trouvais alors. Si j’avais eu un couteau pour y faire une entaille, ou seulement un clou pour y accrocher ma vareuse ! Hélas ! je n’avais ni l’un ni l’autre. Et cependant je me trompais, j’en eus bientôt la preuve : à l’endroit où la barrique posait sur le poteau, celui-ci formait brusquement une espèce de fiche qui traversait la futaille ; il en résultait une sorte de mortaise, laissant un vide assez léger, il est vrai, entre elle et son couronnement vide qui pouvait me permettre d’y suspendre ma veste, et me donner ainsi le moyen de ne pas glisser le long du poteau.

Que cela dût réussir ou non, il fallait essayer ; ce n’était pas l’heure de se montrer difficile en matière d’expédients, et je n’hésitai pas une seconde à tenter l’ascension.

Je parvins facilement à mon but, j’y trouvai l’échancrure dont j’avais gardé le souvenir ; mais impossible d’y engager ma vareuse ; et redescendu à l’endroit que je venais de quitter, j’eus de nouveau à subir la douche amère qui devait finir par me noyer.

Mon insuccès était facile à comprendre : je n’avais pas tiré assez haut le collet de ma veste, et ma tête avait empêché qu’il n’atteignît l’endroit où je voulais l’assujettir.

Me voilà regrimpant avec une nouvelle idée ; j’espérais, cette fois, pouvoir fixer quelque chose à l’entaille du poteau, et parvenir à m’y suspendre.

Qu’est-ce que cela pouvait être ? Le hasard voulait que j’eusse pour bretelles deux bonnes courroies de buffle, et non pas de la drogue que vendent pour cet usage les marchands d’aujourd’hui. Sans perdre de temps, soutenu par ma vareuse, je détachai lesdites bretelles, et prenant bien garde de les laisser tomber, je les nouai toutes deux ensemble, ayant grand soin d’y employer le moins possible de ma courroie, dont chaque centimètre était d’une valeur inappréciable.

Lorsque j’eus réuni mes deux lanières, je fis à l’une des extrémités de ma bande de cuir une boucle dont le poteau remplissait l’intérieur ; cette opération terminée, je poussai mon nœud coulant jusqu’à la mortaise, et je tirai sur la courroie. Il ne me restait plus qu’à introduire l’autre bout dans l’une des boutonnières de ma veste, et à l’y attacher solidement. J’y parvins après quelques minutes. Ce n’avait pas été sans peine ; mais peu importe, puisque j’avais réussi ; pesant alors sur ma lanière pour en essayer la force, elle m’inspira tant de confiance, que je lâchai le poteau complétement, et me trouvai suspendu sans que rien eût craqué, ni bretelles ni vareuse.

Je ne sais plus si dans l’état où je me trouvais alors, je fus frappé de ce que ma position avait de bizarre. Il est probable que je ne songeai pas à en rire, mais je me rappelle très-bien le sentiment de sécurité qui remplaça ma frayeur dès que le succès eut couronné ce dernier effort. Le vent pouvait souffler avec violence, la mer déferler avec rage, peu m’importait leur fureur, elle ne m’enlèverait pas de la place que j’avais enfin conquise.

Je trouvais certainement la position fort mauvaise ; mes jambes étaient si fatiguées que de temps en temps elles se détachaient du poteau, et je reprenais mon attitude de pendu, ce qui n’était pas moins dangereux que désagréable. Aussi, dès que je fus délivré de toute inquiétude cherchai-je le moyen de m’installer un peu plus commodément. Je n’en trouvai pas d’autre que de déchirer mon pantalon jusqu’aux genoux, de prendre les lanières qui résultaient de cette déchirure, et de les nouer fortement, après les avoir passées plusieurs fois autour du poteau ; j’eus alors une espèce de siége, et c’est de la sorte qu’à moitié assis, à moitié suspendu, je passai le reste de la nuit.

Enfin la marée se retira ; vous supposez sans doute qu’en voyant les galets à découvert, je m’empressai de descendre de mon perchoir ; vous vous trompez, je n’en fis rien ; les rochers ne m’inspiraient pas de confiance, et je craignais en abandonnant mon poste d’être obligé d’y revenir. D’ailleurs c’était le moyen d’être aperçu de la côte ; il était probable qu’en me voyant, à la place que j’occupais, on devinerait ma détresse, et qu’on m’enverrait du secours.

Il vint me trouver lui-même sans qu’on l’y envoyât. À peine l’aurore avait-elle rougi l’horizon que je vis poindre un bateau qui, du rivage, se dirigeait vers l’écueil, en nageant à toute vitesse. Quand il fut à portée de mes yeux, je reconnus le rameur qui le conduisait vers moi ; c’était mon ami Blou, ainsi que je l’avais deviné.

Je ne vous peindrai pas les transports de Henry quand, approchant de l’écueil, il me vit sain et sauf. Il riait et pleurait à la fois ; il levait ses rames, les agitait dans l’air, en poussant des cris joyeux, et en m’adressant de bonnes paroles. Je ne vous dirai pas avec quelle sollicitude il me détacha du poteau, avec quelle attention il me porta dans sa barque. Puis, quand je lui eus tout raconté, quand il sut la perte de son canot, au lieu d’être fâché contre moi, ainsi que je m’y attendais, il répondit en riant que c’était un petit malheur, qu’il était bien content qu’il n’en fut pas arrivé d’autre : et jamais un mot de reproche ne lui est venu aux lèvres à propos de son batelet.