À fond de cale/24

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Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (p. 150-156).


CHAPITRE XXIV

La barrique est mise en perce


Étendu sur les planches de ma cellule, la tête reposant sur mon bras, je sentis quelque chose me blesser à la cuisse ; était-ce un nœud du bois ou un caillou sur lequel j’étais couché ? dans tous les cas c’était un objet qui me faisait souffrir, et j’étendis la main pour l’éloigner. À ma grande surprise je ne trouvai rien par terre, le plancher était parfaitement uni, et l’objet qui me faisait mal se trouvait dans ma poche.

Qu’est-ce que cela pouvait être ? je ne me le rappelais nullement ; j’aurais pu croire que c’était un morceau de biscuit, si je n’avais été sûr d’avoir placé mes provisions dans la poche de ma veste. Je palpai celle de ma culotte, elle renfermait un objet allongé, aussi dur que le fer, et je ne me rappelais pas avoir emporté autre chose que du biscuit et du fromage.

Je me mis à mon séant pour fouiller dans ma poche, car il m’était impossible de deviner ce qui s’y trouvai ; et j’eus ainsi le mot de l’énigme : cet objet long et dur n’était ni plus ni moins que le couteau dont Waters m’avait fait présent. Je l’avais fourré dans ma culotte par un mouvement irréfléchi, et l’avais ensuite oublié.

Cette découverte me parut d’abord insignifiante, elle me rappela tout simplement la bonté du matelot, bonté qui contrastait avec la rudesse du lieutenant ; c’était la seule pensée que j’avais eue au moment où cette lame précieuse m’avait été donnée. Tout en faisant cette réflexion, j’ôtai le couteau de ma poche, et l’ayant jeté au loin pour qu’il ne me gênât plus, je me recouchai sur les planches.

Mais à peine venais-je de m’y étendre, qu’une idée subite me traversa l’esprit et me fit relever avec autant de promptitude que si je m’étais appuyé sur du fer rouge. Toutefois ce n’était pas la douleur qui m’inspirait ce mouvement rapide, au contraire, c’était une joyeuse espérance. Je me disais qu’avec cette lame j’avais le moyen de percer la futaille et de me procurer de l’eau.

Cela me paraissait tellement facile, que je ne doutai pas un instant de la possibilité du fait, et que mon désespoir s’évanouit pour faire place à la joie la plus vive.

Je cherchai mon couteau, je le retrouvai, et m’en emparai avec ardeur ; c’est tout au plus si je l’avais regardé quand je l’avais reçu des mains de Waters, maintenant je l’examinais avec soin, je le palpais dans tous les sens, j’en calculais la force autant qu’il m’était permis de le faire, et je me demandais quelle était la meilleure manière de m’en servir pour arriver au but que je me proposais.

C’était un bon couteau, avec un manche en bois de cerf, une lame aiguë, solide et bien trempée, un de ces couteaux qui, lorsqu’ils sont ouverts, n’ont pas moins de vingt-cinq centimètres de longueur, et qu’en général les matelots portent suspendus à une ficelle passée autour du cou. Je fus enchanté de mon examen, de l’épaisseur et du fil de l’acier ; car il me fallait un bon instrument pour forer cette douelle de chêne.

Si je vous décris avec autant de détails les mérites de mon couteau, c’est que je ne saurais trop vous en faire l’éloge, puisque sans lui je n’aurais pas survécu à mes misères, et ne vous raconterais pas les hauts faits qu’il m’a permis d’accomplir.

Ayant donc passé le doigt à plusieurs reprises sur ma bonne lame, afin de me familiariser avec elle ; l’ayant ouverte et fermée dix ou douze fois, pour en essayer le ressort, je m’approchai de la barrique, afin d’en attaquer le chêne.

Vous êtes surpris de me voir agir avec cette lenteur quand la soif me torturait ; vous ne comprenez pas que j’aie pris toutes ces précautions ; vous pensiez que j’allais me mettre aussitôt à faire un trou, n’importe comment, pourvu que je pusse me désaltérer. Toute ma patience fut soumise à une rude épreuve ; mais j’ai toujours été d’un caractère réfléchi, même quand j’étais enfant, et je sentais, à l’heure dont je vous parle, que tout le succès de mon entreprise pouvait dépendre du soin que j’y apporterais. J’avais en perspective la mort la plus affreuse ; une seule chose devait me sauver, c’était d’ouvrir la barrique, pour cela mon couteau m’était indispensable. Supposez qu’en agissant avec précipitation, je vinsse à en briser la lame, seulement à en casser la pointe, c’était fini, ma mort était certaine.

Ne soyez donc plus étonnés du soin que je prenais de ne rien compromettre. Il est vrai de dire que si j’avais réfléchi davantage, je ne me serais pas donné tant de peine. Quand j’aurais eu la certitude de me désaltérer, à quoi cela devait-il me servir ? J’aurais apaisé ma soif ; mais la faim ? comment la satisfaire ? On ne se nourrit pas avec de l’eau ; où trouver des aliments ?

C’est une chose bizarre, mais cette idée ne me vint pas. Je n’étais point encore affamé, et la crainte de mourir de soif était jusqu’alors ma seule préoccupation. Plus tard, je devais, hélas ! éprouver les mêmes terreurs au sujet du manque de nourriture ; mais n’anticipons pas.

Je choisis, sur le côté de la barrique, un endroit où la douelle paraissait être endommagée. Précisément cela se trouvait un peu au-dessous de la moitié de la futaille, et c’était une condition qui me semblait indispensable. La barrique pouvait n’être qu’à moitié pleine, et il fallait absolument la mettre en perce au-dessous du niveau de l’eau, sans quoi j’aurais travaillé en pure perte.

Me voilà donc à l’ouvrage ; malgré mon impatience, j’étais satisfait de la rapidité de ma besogne. Mon couteau se comportait à merveille, et si épais que fût le chêne de la futaille, il avait affaire à de l’acier plus dur que lui. Peu à peu les esquilles de bois se détachèrent, et ma bonne lame s’enfonça dans la douelle.

J’avais fini par si bien me familiariser avec les ténèbres, que je ne ressentais plus cette impuissance dont chacun est frappé en tombant dans une nuit profonde. Mes doigts avaient acquis une délicatesse de toucher singulière, ainsi qu’on le remarque chez les aveugles. Je travaillais avec autant de facilité que si j’avais été en plein jour, et je ne pensais même pas à la lumière qui me manquait.

Sans aucun doute, un charpentier, avec son ciseau à mortaise, ou un tonnelier, avec son vilebrequin, aurait été plus vite que moi ; mais j’avais la certitude que j’avançais dans mon œuvre, et je n’en demandais pas davantage.

La crainte de briser mon couteau, crainte que j’avais toujours présente à l’esprit, m’empêchait de me hâter ; je me souvenais du proverbe : « Plus on se presse, moins on arrive, » et je maniais mon outil avec un redoublement de prudence.

Il y avait une heure que je travaillais, quand j’approchai de la surface intérieure de la douelle ; je le voyais à la profondeur de l’excavation que j’avais faite.

Ma main trembla, mon cœur battit avec violence, ce fut un moment d’incroyable émotion, une inquiétude affreuse s’emparait de mon esprit : était-ce bien de l’eau que j’allais trouver ? Ce doute m’était déjà venu plusieurs fois, mais jamais avec cette vivacité.

Oh ! mon Dieu ! si, au lieu d’eau, cette futaille contenait de rhum ou de l’eau-de-vie, seulement du vin ! Je savais que pas un de ces liquides n’éteindrait ma soif ; peut-être la calmeraient-ils un instant, mais elle reviendrait ensuite plus dévorante que jamais ; et, perdant mon seul espoir, je mourrais, tué par l’ivresse, comme tant d’autres malheureux.

Le fluide perlait déjà entre la douelle et mon couteau ; j’hésitais à faire la dernière entaille, j’avais peur de ce qui allait en sortir !

Mais la soif triompha de mes inquiétudes ; je poussai mon outil, et les dernières fibres du chêne cédèrent. Au même instant, un jet rapide et froid s’échappa de la barrique, me mouilla les mains et se répandit sur ma manche.

Un dernier tour de lame agrandit l’ouverture. Je retirai mon couteau, le jet sortit avec force, et mes lèvres s’y appliquèrent avec délices. Ce n’était ni de la liqueur, ni du vin, mais une eau fraîche et pure comme celle qui jaillit du rocher.