À fond de cale/30

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Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (p. 185-191).


CHAPITRE XXX

Ma règle métrique


C’est en examinant la futaille avec la ferme résolution de la mesurer que je fis précisément la découverte que je cherchais. Ce qu’il me fallait, c’était une broche, une baguette de longueur suffisante pour traverser la barrique dans sa partie la plus épaisse. Il était évident que si j’introduisais cette broche dans le tonneau, et que je le fisse toucher les douelles de la paroi opposée, je connaîtrais la mesure exacte du diamètre, puisque la broche serait le diamètre même. Je n’aurais plus qu’à multiplier celui-ci par trois pour avoir la circonférence, qui, du reste, ne m’était pas nécessaire, l’un ou l’autre de ces deux termes ayant absolument les mêmes propriétés arithmétiques : divisez l’un, ou multipliez l’autre par trois, et vous aurez toujours le même chiffre. Rappelons-nous cependant que ce résultat n’est pas d’une exactitude mathématique ; mais il suffit pour toutes les opérations usuelles.

Il arrivait justement que l’une des ouvertures que j’avais faites à mon tonneau se trouvait dans la partie la plus convexe de la douelle. En y introduisant un bâton, j’aurais donc mon diamètre, comme je le disais tout à l’heure.

« Vous pouviez, direz-vous, arriver au même résultat en plantant votre baguette à côté de la futaille, et en lui faisant une marque au niveau du point culminant de cette dernière. » J’en conviens ; mais il fallait pour cela que mon tonneau reposât sur une surface unie, que rien ne dérangeât ma baguette de sa position verticale, et qu’il y eût assez de lumière pour que je pusse voir l’endroit où elle atteignait le niveau qu’il s’agissait d’y marquer. Mais il n’y fallait pas songer : le bas de la futaille s’enfonçait entre les planches de la cale, et ma règle ne m’aurait plus donné qu’une section du diamètre.

Je fus donc obligé de m’en tenir au moyen que je vous indiquais d’abord, et j’en revins à l’introduction de ma baguette par l’ouverture centrale que j’avais pratiquée à la futaille.

« Mais où trouver cette baguette ? » La chose était facile. Le couvercle de la caisse où étaient mes biscuits m’en fournissait la matière, et je me mis à l’œuvre aussitôt que j’y eus pensé.

La planche en question n’avait guère, il est vrai, qu’une longueur de soixante centimètres, et la futaille paraissait bien avoir le double d’épaisseur ; mais avec un peu de ressources dans l’esprit, on pouvait y remédier : il ne fallait pour cela que faire trois baguettes, les amincir par le bout et les réunir ensuite, pour former un bâton d’une longueur suffisante.

C’est à quoi je m’appliquai. Il était facile de couper la planche en suivant les fibres du sapin ; et avec de l’attention, grâce au peu de dureté du bois blanc, je parvins à entailler mes baguettes sans diminuer plus que de raison l’épaisseur que je devais laisser à la portion amincie.

Une fois mes trois bâtons bien arrondis, bien lisses, et la pointe en biseau, je n’avais qu’à me procurer de la corde pour les attacher. C’était pour moi ce qu’il y avait de plus facile : j’avais des brodequins lacés avec deux petites courroies en veau, ayant un mètre chacune ; c’était précisément l’affaire. Je pris mes lacets, je complétai mon ajustage, et me trouvai possesseur d’une jauge d’un mètre et demi, dimension plus que suffisante pour traverser mon tonneau dans sa plus grande largeur.

« Enfin, m’écriai-je, en me levant pour procéder à mon opération, je vais savoir à quoi m’en tenir ! » Je m’approchai de la futaille, et je renonce à dépeindre mon désappointement, lorsque tout d’abord je fus arrêté par un obstacle imprévu. Impossible d’introduire ma baguette dans la barrique ; non pas que l’ouverture que j’avais pratiquée fût trop étroite, mais l’espace me manquait pour manœuvrer ma jauge. Si ma cabine avait deux mètres de longueur, elle avait tout au plus soixante centimètres de large, et c’était dans le sens de son petit diamètre que je devais fourrer mon bâton dans la futaille. Il n’y avait pas moyen d’y songer. Courber cette baguette inflexible, c’eût été la rompre immédiatement.

J’étais vexé de ne pas m’en être aperçu ; j’aurais dû le voir avant de rien entreprendre ; mais j’avais encore plus de chagrin que de dépit, en songeant qu’il fallait renoncer à mon entreprise. Toutefois un nouveau plan se dessina bientôt dans ma tête, et vint m’apprendre qu’il ne faut jamais s’arrêter à des conclusions irréfléchies. Je venais de découvrir le moyen de faire entrer ma jauge sans la courber le moins du monde, et sans la raccourcir.

Je n’avais qu’à en démonter les trois morceaux, à passer d’abord le premier dans l’ouverture de la barrique, à y attacher la seconde pièce, que je pousserais ensuite, et à procéder de la même façon pour compléter la jauge, en y ajoutant la dernière partie.

Quand j’eus posé ma dernière courroie, je dirigeai ma baguette de manière à toucher la douelle opposée, bien en face de l’ouverture où je l’avais introduite, et, l’assujettissant d’une main ferme, je lui fis une entaille au niveau de la douelle ; je défalquai ensuite l’épaisseur que celle-ci pouvait avoir, et j’eus la mesure exacte dont j’avais besoin pour établir mon calcul.

J’avais retiré ma broche pièce à pièce, comme je l’avais introduite, en ayant soin de marquer l’endroit où se trouvaient les jointures, afin de pouvoir lui rendre absolument la même dimension qu’elle avait dans le tonneau ; car une erreur d’un centimètre aurait produit dans mon total une différence considérable, et il était important d’avoir une donnée avant de rien commencer.

Je possédais le diamètre de la base de mon cône, il me fallait maintenant celui du bout de la futaille, qui en faisait le sommet tronqué. Rien n’était plus facile. Je n’aurais pas pu mettre le bras entre le tonneau et les caisses dont il était environné, mais je pouvais y passer ma jauge, l’appuyer contre le rebord du côté opposé, y marquer le petit diamètre, ainsi que j’avais fait précédemment ; et ce fut l’affaire d’une minute.

Restait à m’assurer de la longueur de la futaille, et cette opération, très-simple en apparence, ne m’en donna pas moins beaucoup de peine. « Cela se bornait, direz-vous, à placer la baguette parallèlement à la tonne, et à y faire aux deux bouts une entaille qui en indiquât la longueur. » Rien n’est plus vrai ; mais il aurait fallu, comme je l’ai dit plus haut, que ma cabine fût assez éclairée pour me permettre de voir à quel endroit de ma baguette correspondait l’extrémité de la barrique, dont je ne distinguais pas même l’ensemble. Dans la nuit profonde où je me trouvais alors, il ne m’était possible de découvrir les objets qu’au moyen de l’attouchement ; c’était avec les doigts que je pouvais dire où commençait la futaille, et il n’y avait pas moyen d’en sentir l’extrémité en même temps que celle de la baguette, puisqu’il y avait entre les deux un espace beaucoup plus grand que ma main. Autre difficulté, la jauge pivotait sur le ventre du tonneau, et pouvait, en décrivant une diagonale, me causer une erreur qui annulerait tous mes calculs. Impossible d’opérer sur une base aussi incertaine, et je fus pendant quelques instants fort embarrassé pour résoudre mon problème.

J’étais d’autant plus contrarié de ce nouvel empêchement, que je ne l’avais pas soupçonné. J’avais regardé comme beaucoup plus difficile d’obtenir la base et le sommet que la hauteur de mon cône, et je m’irritais de cet obstacle inattendu.

Mais la réflexion vint encore à mon aide, et je finis par trouver le moyen de vaincre la difficulté. Je n’avais qu’à me fabriquer une autre baguette, en coupant deux longueurs à ma planche de sapin, et en les réunissant comme j’avais déjà fait.

Cette besogne terminée, j’appliquai ma première jauge à l’extrémité de la futaille, de la même manière que si j’avais voulu de nouveau en prendre le diamètre. Elle en dépassa le dernier cercle de trente ou quarante centimètres. Je pris alors ma seconde règle, en appuyai le bout contre la partie saillante de la première, de façon à former un angle droit dont le grand côté se prolongeât parallèlement à la longueur du tonneau ; je fis une marque à l’endroit le plus renflé de celui-ci, par conséquent au milieu, et, déduction faite de l’épaisseur du rebord et de celle du fond, j’eus la demi-longueur de la capacité de la futaille, ce qui me suffisait parfaitement, puisque deux demies font un entier.

Je possédais enfin les éléments du problème et n’avais plus qu’à en chercher la solution.