À fond de cale/38

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Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (p. 229-234).


CHAPITRE XXXVIII

Tout pour une ratière


Je ne tardai pas à me réveiller en pensant au rat, et sans pouvoir me rendormir. Il est vrai que la souffrance qui provenait de ma blessure était suffisante pour cela ; non-seulement le pouce, mais toute la main était enflée, et me causait une douleur aiguë. Je n’avais pas autre chose à faire que de la supporter patiemment ; et sachant que l’inflammation disparaîtrait peu à peu je fis un effort pour la subir avec courage. Parfois de grands maux s’endurent plus facilement qu’un ennui ; c’était là mon histoire : la peur que le rat ne me fît une nouvelle visite me tourmentait d’une bien autre manière que ma blessure ; et comme en absorbant mon attention, elle la détournait de celle-ci, j’avais presque oublié que mon pouce me faisait mal.

Dès mon réveil, je me remis à chercher le moyen de frapper mon persécuteur ; j’étais sûr qu’il reviendrait me tourmenter, car j’avais de nouveaux indices de sa présence. La mer était toujours calme, et j’entendais de temps en temps des sons caractéristiques : un bruit de pattes légères trottinant sur le couvercle d’une caisse, et parfois un cri bref, strident, pareil à ceux que les rats ont l’habitude de pousser. Je ne connais pas de voix plus désagréable que celle du rat ; dans la position où je me trouvais alors, cette voix me paraissait doublement déplaisante. Vous souriez de mes terreurs ; mais je ne pouvais pas m’en délivrer ; je pressentais que d’une manière ou d’une autre la présence de ce maudit rat mettait ma vie en danger ; et vous verrez que cette crainte n’était pas chimérique.

Ce que je redoutais alors, c’était que le monstre ne m’attaquât pendant que je dormirais ; tant que j’étais éveillé, je n’en avais pas grand’peur ; il pouvait me mordre, voilà tout ; je me défendrais, et il était impossible que dans la lutte je ne finisse pas par le tuer ; mais penser que dans mon sommeil l’horrible bête pouvait me sauter à la gorge, c’était pour moi une torture incessante. Je ne pouvais pas toujours être sur le qui-vive ; plus j’aurais veillé longtemps plus mon sommeil serait profond, et plus le danger serait grave. Pour m’endormir avec sécurité, il fallait avoir détruit mon rat ; et c’est à en trouver le moyen que j’occupais toutes mes pensées.

Mais j’avais beau réfléchir, je ne voyais d’autre expédient que de tomber sur l’ennemi, et de l’étouffer entre mes mains. Si j’avais été sûr de le saisir à la gorge, de façon qu’il ne pût pas me mordre, je me serais décidé à l’étrangler. Mais c’était là le difficile ; je ne pouvais, dans les ténèbres, que l’attaquer à l’aventure ; et il en profiterait pour me déchirer à belles dents. Et puis j’avais le pouce dans un tel état que j’étais loin d’avoir la certitude de prendre ma bête, encore moins de l’écraser.

Je pensai au moyen de me protéger les doigts avec une paire de gants solides ; je n’en avais pas : c’était inutile d’y songer.

Mais non ; j’en eus bientôt la preuve : l’idée de la paire de gants m’en suggéra une autre ; elle me rappela mes chaussures que j’avais oubliées. En me fourrant les mains dans mes bottines je serais à l’abri des dents tranchantes de mon rat, et quand je tiendrais ma bête sous la semelle, j’étais bien sûr de ne pas la lâcher qu’elle ne fût morte. Une fameuse idée que j’avais là, et je me disposai à la mettre à exécution.

Plaçant mes bottines à côté de moi, je me blottis auprès de l’issue par laquelle devait arriver l’animal ; vous vous rappelez que j’avais eu soin de boucher tous les autres passages ; au moment où le rat se présenterait dans ma cellule, je fermerais avec ma jaquette l’ouverture qu’il laisserait derrière lui ; et me hâtant d’enfiler mes bottines, je frapperais comme un sourd jusqu’à ce que la besogne fût terminée.

On aurait dit que le rat, voulant me braver, s’empressait d’accepter le défi. Était-ce hardiesse de sa part, ou la fatalité qui l’entraînait à sa perte ?

Toujours est-il que j’étais à peine en mesure de le recevoir, qu’un léger piétinement sur mon tapis, accompagné d’un petit éclat de voix bien reconnaissable, m’annonça que le rongeur avait quitté sa retraite, et qu’il était dans ma cellule. Je l’entendais courir ; deux fois il me passa sur les jambes. Mais avant de faire attention à lui, je commençai par calfeutrer la seule issue qui lui restât pour fuir ; et plantant mes bras dans les bottines, je me mis avec activité à la recherche de l’ennemi.

Comme je connaissais parfaitement la forme de ma cellule, et que les moindres anfractuosités m’en étaient familières, je ne tardai pas à rencontrer mon antagoniste. Je m’étais dit qu’une fois que je serais tombé sur une partie de son corps, j’aurais bientôt fait d’appliquer sur lui ma seconde semelle, et qu’il ne me resterait plus qu’à peser de toutes mes forces pour l’écraser. Tel était mon plan ; mais si bon qu’il pût être, il ne me donna pas le résultat que j’espérais.

Je réussis bien à poser l’une de mes bottines sur le rat ; mais l’étoffe moelleuse dont les plis nombreux tapissaient mon plancher céda sous la pression, et le monstre s’esquiva en poussant un cri que j’entends encore.

La première fois que je le sentis de nouveau il grimpait le long de ma jambe ; et, ce que vous ne croirez pas, en dedans de mon pantalon !

Un frisson d’horreur me courut dans les veines ; cependant, exaspéré de tant d’audace, je me débarrassai de mes bottines, qui ne pouvaient plus me servir, et je saisis le monstre à deux mains, juste au moment où il arrivait au genou. Je l’empêchai de monter plus haut, bien qu’il mît à se débattre une force qui m’étonna, et que ses cris perçants me causassent une impression des plus désagréables.

L’épaisseur de mon pantalon protégeait mes doigts contre de nouvelles morsures ; mais le rat tourna ses dents contre ma jambe et m’en laboura les chairs tant qu’il lui resta la faculté de se mouvoir. Ce n’est que lorsque je fus parvenu à lui saisir la gorge, et à l’étrangler tout à fait, que je sentis la mâchoire de l’animal se détacher peu à peu, et que je compris que mon adversaire était mort.

Je lâchai bien vite le cadavre, et secouai la jambe pour le faire sortir de ma culotte ; j’enlevai ma vareuse de l’ouverture où je l’avais mise, et je poussai le rat dans la direction qu’il avait prise pour venir.

Soulagé d’un poids énorme, depuis que j’avais la certitude de n’être plus troublé dans mon sommeil, je me disposai à dormir avec l’intention bien formelle de réparer la nuit précédente.