À fond de cale/53

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Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (p. 301-304).


CHAPITRE LIII

Changement de direction


Mes affaires avaient totalement changé d’aspect ; j’avais des vivres pour une dizaine de jours ; et que ne peut-on pas faire en dix jours bien employés ? Il ne m’en faudrait pas davantage pour arriver sur le pont. Cette entreprise, que je regardais comme impraticable, lorsque j’en étais à ma dernière bouchée, devenait possible depuis que mon garde-manger était plein.

Un rat par jour, me disais-je, aura non-seulement pour effet de me nourrir, mais de me rendre des forces ; et en y mettant du zèle, mes dix journées de travail suffiront bien pour me faire traverser la cargaison ; il faudrait même qu’il y eût dix rangées de caisses à franchir pour que ces dix journées fussent nécessaires, et je suis persuadé qu’il n’y en a pas plus de sept ou huit.

J’avais retrouvé l’espérance et le courage ; il n’est rien de tel qu’un estomac satisfait pour mettre l’esprit dans une heureuse disposition ; vous envisagez les choses tout autrement que vous ne les considériez à jour.

Un seul point m’inquiétait : pourrais-je triompher des effluves qui deux fois m’avaient fait perdre connaissance ? finirais-je par m’y habituer de manière à m’ouvrir la futaille ? L’avenir me l’apprendrait. Bien que je n’en fusse pas à compter les minutes, comme une heure auparavant, je n’avais pas de temps à perdre ; et, précipitant mon dîner par une libation d’eau claire, je me dirigeai vers l’ancienne pipe d’eau-de-vie, avec l’intention d’en élargir la bonde.

Mais elle était pleine comme un œuf, j’y avais serré l’étoffe qui encombrait ma cabine : circonstance que j’avais complétement oubliée.

Après tout, rien n’était plus facile que de vider la barrique ; et posant mon couteau, je me mis à la débarrasser.

Tandis que je tirais mon étoffe, une idée me vint tout à coup, et je me fis les questions suivantes :

« Pourquoi sortir ces pièces de drap ? À quoi bon me donner tant de peine ? Pourquoi m’obstiner à passer par cette futaille ? »

En effet, il n’y avait aucun motif pour que je prisse cette direction plutôt qu’une autre ; c’était bien quand je cherchais seulement à me procurer des vivres ; mais, depuis que mon intention était de sortir de la cale, je n’avais pas d’intérêt à franchir ce tonneau ; c’était même un tort que d’y penser, puisqu’il n’était pas dans la direction de l’écoutille, et que je devais suivre la voie qui me conduirait à celle-ci. Je me rappelais qu’en entrant dans la cale, c’était près de la futaille d’eau douce qu’il m’avait fallu passer ; j’avais ensuite pris à droite, puis tourné la barrique, et je m’étais trouvé dans le vide qui formait ma cellule. Tous ces détails, que j’avais présents à la mémoire, prouvaient que j’étais presque au-dessous de la grande écoutille, dont s’éloignait la pipe d’eau-de-vie ; sans compter que le chêne, dont celle-ci était faite, ne se tranchait pas comme le sapin d’une caisse ordinaire ; et que cette difficulté se compliquait singulièrement de l’émanation enivrante que renfermait la barrique.

Pourquoi ne pas me retourner vers les caisses ? Le drap ne me gênait plus, et une partie de la route m’était déjà ouverte du côté qu’il fallait prendre.

La question fut bien vite résolue ; je replaçai dans la barrique le drap que j’en avais ôté, j’en fourrai de nouveau, que je pliai avec soin pour en faire tenir davantage ; et, ramassant les neuf rats qui me restaient, je les remis dans mon sac, dont je serrai les cordons. Je n’avais pas pris tous les rats du navire, il s’en fallait de beaucoup ; et je craignais que les camarades de mes défunts ne vinssent m’aider à les manger. D’après ce que j’avais entendu dire, la ratophagie est dans les habitudes de cette hideuse engeance, ce qui au fond est très-heureux pour nous, et je me mis en garde contre la voracité de mes voisins.

Après avoir terminé tous ces arrangements, j’avalai une nouvelle ration d’eau claire, et me glissai de nouveau dans l’ancienne caisse au drap.