À fond de cale/6

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Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (p. 41-46).


CHAPITRE VI

Les mouettes


L’entreprise, par elle-même, n’avait rien d’extraordinaire ; mais elle était audacieuse pour un enfant de mon âge. Il s’agissait de franchir un espace de trois milles, et de le faire en eau profonde, à une distance où le rivage était presque perdu de vue. Je n’avais jamais été si loin ; c’était à peine si j’avais fait un mille en dehors de la baie, à un endroit où les eaux étaient basses. J’étais bien allé avec Henry dans tous les environs, mais je ne dirigeais pas le bateau ; et confiant dans l’habileté du maître, je n’avais pas eu le moindre sujet d’inquiétude. À présent que je me trouvais seul, la chose était différente ; tout dépendait de moi-même, et en cas de péril je n’avais personne pour me donner des conseils et me prêter assistance.

À vrai dire, je n’étais pas à un mille de la grève que mon expédition m’apparut sous un jour moins favorable, et il aurait fallu bien peu de chose pour me faire virer de bord ; mais il me vint à l’esprit qu’on avait pu me voir du rivage, que certains de mes camarades, jaloux de mes prouesses nautiques, avaient dû remarquer que je me dirigeais vers l’îlot, qu’ils devineraient aisément pour quel motif j’étais revenu sans avoir atteint mon but, et qu’ils m’accuseraient de poltronnerie. Bref, sous l’influence de cette pensée, jointe au désir que j’avais de réaliser mon rêve, je repris courage et poursuivis ma route.

Lorsque je ne fus plus qu’à environ huit cents mètres de l’écueil, je me reposai sur mes rames et je jetai les yeux derrière moi, car c’était dans cette direction que se trouvait mon récif. La marée était basse et les rochers entièrement hors de l’eau ; toutefois la pierre avait complétement disparu sous la quantité de mouettes dont elle était couverte. On aurait dit qu’une troupe de cygnes ou d’oies s’était abattue sur l’écueil ; mais je ne pouvais pas m’y tromper : un grand nombre de ces oiseaux tournaient dans l’air au-dessus du récif, allaient se reposer pour reprendre bientôt leur vol, et malgré la distance, j’entendais distinctement leurs cris désagréables.

Je repris ma course, plus désireux que jamais d’atteindre l’île rocailleuse, et d’examiner ces oiseaux. La plupart était en mouvement, et je ne devinais pas le motif de leur agitation. Afin qu’ils me permissent de les approcher de plus près, j’eus soin de faire le moins de bruit possible et de plonger mes rames dans l’eau avec autant de précaution qu’un chat, guettant une souris, pose les pattes sur le plancher.

Après avoir fait de la sorte environ six cents mètres, je m’arrêtai une seconde fois et retournai de nouveau la tête. Les oiseaux ne paraissaient point alarmés. Je savais que les mouettes sont pourtant assez farouches ; mais elles connaissent parfaitement la portée d’une arme de chasse, et ne quittent l’endroit où elles sont posées qu’au moment où le plomb du chasseur peut arriver jusqu’à elles. Ensuite les miennes voyaient fort bien que je n’avais pas de fusil et qu’elles n’avaient rien à craindre. Ainsi que les pies et les corbeaux, elles distinguent à merveille un bâton d’une arme à feu, dont l’emploi meurtrier leur est parfaitement connu.

Je les regardai pendant longtemps, sans me lasser du spectacle qu’elles m’offraient ; et s’il m’avait fallu repartir immédiatement pour la côte, je me serais cru suffisamment récompensé de la peine que j’avais prise.

Comme je l’ai dit dans une des pages précédentes, il y avait parmi cette bande ailée des oiseaux de plusieurs genres. Tous ceux qui étaient groupés sur les pierres étaient bien des mouettes, mais de deux espèces différentes : les unes avaient la tête noire et les ailes grises, tandis que les autres étaient presque entièrement d’un blanc pur ; leur taille différait ainsi que leur couleur, mais rien ne surpassait la propreté de leur plumage, et leurs pattes, d’un beau rouge, avaient l’éclat du corail. Elles étaient occupées, bien que de diverses façons ; quelques-unes cherchaient évidemment leur nourriture composée du fretin des crabes, des crevettes, des homards et d’autres animaux curieux que la mer avait laissés à nu en se retirant. Beaucoup d’autres se contentaient de lisser leurs plumes blanches qui semblaient faire leur orgueil.

Cependant, malgré le bonheur dont ces oiseaux paraissaient jouir, ils n’étaient pas plus que les autres créatures exempts de mauvaises passions et de soucis. Plus d’une querelle terrible s’éleva parmi eux pendant que je les contemplais ; était-ce par jalousie ou pour se disputer un poisson ? c’est ce que je ne saurais dire.

Mais qu’il était amusant de regarder ceux qui péchaient, de les voir se lancer d’une hauteur de plus de cent mètres, disparaître presque sans bruit au milieu des flots et surgir un instant après, ayant dans le bec une proie brillante.

De tous les mouvements que font les oiseaux, je ne crois pas qu’il y eu ait de plus intéressants à voir que ceux de la mouette pêcheuse en train de chercher pâture. Le milan lui-même n’est pas plus gracieux dans son vol. Les brusques détours de l’oiseau marin, la pause momentanée qu’il fait dans l’air pour s’assurer de sa proie, l’écume des flots qui l’environne, cet éclair qui disparaît au sein des vagues, et le retour subit de l’oiseau blanc à la surface de l’eau transparente et bleue, sont d’une beauté incomparable. Jamais l’homme, dans ses heures d’invention les plus heureuses, ne produira de spectacle plus agréable à contempler.

Après avoir regardé les mouettes, et déjà très-satisfait du résultat de mon excursion, je repris mes rames afin d’atteindre mon but et de réaliser mon rêve en abordant au récif.

Lorsque je fus près de la rive, les oiseaux s’envolèrent ; mais sans paraître me redouter, car ils restèrent au-dessus de ma tête, où ils décrivirent leurs évolutions aériennes à une si faible distance que j’aurais presque pu les frapper avec mes rames.

L’un d’eux, qui me semblait être le plus gros de la bande, avait été, pendant tout le temps, au sommet de la perche qui surmontait le récif et qui servait de signal. Peut-être m’avait-il paru plus grand parce qu’il était plus en vue ; mais j’observai qu’avant le départ de ses camarades, il s’était envolé en jetant un cri perçant comme pour ordonner aux autres de suivre son exemple. Il servait apparemment de vigie ou de chef à toute la bande. J’avais déjà vu pratiquer cette tactique par les corneilles, lorsqu’elles sont en train de piller un champ de fèves ou de pommes de terre.

Le départ des oiseaux m’attrista et je me sentis découragé. Cet effet, du reste, n’avait rien que de naturel ; tout s’était assombri autour de moi : à la la place du troupeau blanc dont mes yeux étaient remplis je ne trouvais plus qu’un récif désolé, couvert de galets énormes, ou plutôt de quartiers de roche, aussi bruns que si on les avait enduits de goudron. Un nuage avait obscurci le soleil, la brise s’était levée tout à coup, et la mer, jusqu’alors si transparente et si calme, était devenue grisâtre par l’action pressée des flots.

Mais j’étais là pour explorer l’écueil ; et malgré son aspect effrayant, je ramai jusqu’à ce que la quille de mon batelet grinçât sur le rocher.

Une anse en miniature s’était offerte à mes yeux, j’y conduisis mon canot ; puis sautant sur le récif, je me dirigeai vers la perche qui attirait mes regards depuis tant d’années, et que j’avais un si vif désir de connaître plus intimement.