À l’Éden (Verhaeren)

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J. Finck (p. 35-48).


À L’ÉDEN.


À mon ami Paul Héger.





Le rideau de la scène tomba sur le dénouement de la pantomime.

L’Éden se vidait.

À l’extérieur, ci et là, des groupes de cocottes, marchandant à souper ; des baisers promis ; des vols de caresses ; des montées par couples, en voiture ; des adieux jetés par les portières ; des galops brusques de bêtes mises en train sous des cinglements de lanières. Au bord du trottoir, faisant la haie, le bataillon des cascadeuses vieillies, le visage saupoudré de fard, du khol aux yeux, de la brique aux pommettes. Le tout, gommeux, filles, chevaux, fiacres, cochers, vertdegrisé dans un placage de lumière électrique.

Après quelques minutes, ce brouhaha de départ s’assoupit. On s’éloigna dans un départ fracassant de fiacres. Le gaz s’éteignit dans le vestibule, la rue s’emplit d’isolement nocturne, mouillé de bruine, jauni de vingt en vingt pas, d’une flamme échevelée de réverbère.

Alors, d’une loge d’avant-scène où il se tenait caché, le mystérieux docteur Vellini, l’évocateur des spectres impalpables, encore vêtu de l’habit noir et de la cravate blanche, descendit dans la salle complètement vide et vint prendre place aux fauteuils d’orchestre. Aussitôt d’une flambée, les lustres rallumés scintillèrent ; une clarté intense redora les murs, les colonnes, le plafond, les frises, les balcons, les promenoirs, les jardins : de partout sortirent des fantômes pâles, légers dans leur marche, grotesques dans leur pose.

Le docteur était magnétiseur de profession. Il croyait au monde surnaturel qu’il faisait vivre au moyen d’incantations et de trucs. Outre le petit marmiton, l’ange habillé d’azur, le squelette blanc, la jolie Napolitaine, annoncés au programme et évoqués, chaque soir, devant le public, il lui était arrivé, dans ses expériences en chambre, de voir naître des visions inattendues, spontanées. Appelait-il quelqu’un, elles disparaissaient. Mais pour lui, pour seul, elles se faisaient obéissantes. Son plus faible appel les créait.

Chaque nuit, le docteur venait à leurs rendez-vous. La salle était splendide ; des lames de lumière verte la traversaient. Dans les jardins s’opalisaient, à la clarté des foyers électriques, d’immenses toits de verre, où des étoffes rayées étaient tendues. Une flore exotique montait près des fontaines.

Des trapèzes pendaient au plafond des triangles, des parallèles. Les pommeaux en cuivre de leurs barres luisaient.

À moment précis, ce fut une ascension générale de tous les spectres, qui par des cables, qui par les balcons, qui par les fils de fer fixant aux quatre coins de la salle un reposoir rouge. Les moins hardis montaient aux échelles, les plus grands grimpaient les uns sur les autres jusqu’à ce que l’un d’eux, atteignant le faîte, hissât à lui ses compagnons.

Des envolées d’un cintre à l’autre se croisaient ; des échines se cambraient comme des rotins ; des carcasses se mêlaient dans des cumulets effrayants d’audace ; des ruptures d’équilibre folles, insoupçonnées, fixaient dans des poses inédites toutes ces clowneries macabres, toutes ces ossatures traversées de la lumière des lustres et comme rayées de feu. On galopait sur des cordes tendues, on sarabandait sur les bourrelets des loges. Une grappe de fantômes ballait largement au bout d’un câble.

Des jeux s’organisaient : on se poursuivait, on courait à larges enjambées, prenant les supports les plus frêles pour points d’appui ; on se laissait tomber de très haut dans le filet sous-tendu, pour rebondir jusqu’aux barres voisines. C’étaient des agiletés de singes gaminant parmi des lianes. Et de ces os s’entrechoquant, se détendant, grinçant des jointures comme des ferronneries rouillées, de ces vertèbres se déboîtant, de ces carcasses s’agrafant dans une rencontre, de ces tibias se froissant comme des baguettes de tambour, se détachaient mille bruits secs, fêlés, amortis, faisant songer à une tambourinade de doigts sur un panneau énorme.

Souvent, un coup plus fort tranchait sur les autres. On eût dit d’une latte de bois cassée net.


II



Des musiques assourdies d’abord, mais s’affirmant bientôt, vibrèrent et gonflèrent dans un crescendo large. L’attention des fantômes fut aimantée. Leurs jeux cessèrent. Le docteur Vellini se leva. Ces airs, il les avait entendus, le soir même, joués par l’orchestre : les gavottes sautillaient sur leur rythme ancien, mélancolique, mignard ; un refrain d’opérette chahutait à leur suite ; les cymbales plaquaient leurs entre-choquements sur une ritournelle foraine ; les raclements de violon éclataient en rires faux, grinçants, en rires de scie.

Aux premières mesures d’une marche étrange, très à la mode, il se fit un remuement dans la décoration de la rotonde. Cette marche avait en elle on ne savait quoi de mystérieux. Elle se jouait dans les pantomimes et les ballets, dès qu’il fallait évoquer des ombres, animer des morts, rendre mouvante l’immobilité des choses. C’était comme un appel au dégourdissement, à la résurrection. La Belle au Bois dormant l’avait sans doute entendue. Peu à peu, les trophées de plumes peints sur les panneaux supérieurs s’agitèrent, les dieux indiens, assis sur des trépieds d’or, décroisèrent leurs jambes, et lentement, d’après les balancements de la cadence, se mirent à danser dans le vide.

Le docteur fut effaré. Il ne pouvait admettre l’emmagasinement des sons dans les échos de la salle, et leur rejet à point nommé. Et cependant, cela était. Bien plus, il y avait ici évocation, galvanisation de la matière morte, transmission de vie aux statues et aux emblèmes.

Les jongleurs à quatre mains, polychromés dans les tympans cintrés du foyer, se levèrent à leur tour, et ce fut un envolement subit vers la salle dans une pluie de boules d’or lancées, rattrapées, rejetées par derrière, ressaisies par devant, dessinant des cercles, des méandres, des ogives que coupaient adroitement des hachures d’épées ou d’éventails. Les tiares escarbouclées étincelaient, les yatagans dansaient aux ceintures avec un bruit de chaînettes remuées, des pointes de sabots verts luisaient sous un glacis de lumière fantastique.

Les dieux et les jongleurs se saluèrent profondément, évoluèrent par lentes théories pour bientôt se mêler aux spectres, dans une sarabande affolée. Tout autour de l’hémicycle, elle se déroulait, montait en tourbillon, en trombe que le vent creuse, puis s’allongeait en serpent, avec des zigzags de banderole secouée par un bout. Aucun bruit de pas : c’était comme un vol en rond bruissant dans l’air. La musique s’accélérait, trépignait, vacarmait. Brusquement, elle pivota sur un point d’orgue et, d’une impulsion, tous les squelettes, les dieux et les jongleurs sautèrent vers les frises, les uns s’abattant sur la corniche tels qu’une troupe d’hirondelles, d’autres s’accrochant aux moulures, quelques-uns se tenant roides dans le vide, comme si des fils diaphanes les tenaient suspendus.

Là haut, le mouvement vertigineux reprit. On eût dit un immense sabbat, mais tout en rose, tout en joie et en lumière, avec des étoffes de satin, des tulles dorés, des voiles de gaze habillant les sauteries, les ruades, les déhanchements, les épilepsies. Il y eut des mêlées inextricables, des affolements de chahuts. Des bandes de fantômes se nouaient entre elles et tournaient en sens inverse sans se lâcher ; des accouplements de danseurs pirouettaient obstinément, comme mus par des ressorts sans frein ; des culbutes soudaines provoquaient des avalanches de chutes, des élans prodigieux traversaient les masses dansantes, des entrechoquements brisaient les poussées furieuses, des prises à bras le corps de jongleur à squelette enlevaient les couples de l’un à l’autre bout de la salle, les boules du jongleur volant au hasard, les tibias du squelette flageolant fiévreusement. Les dieux se multipliaient en avatars étranges, en incarnations de Vichnou et lâchaient leurs fureurs de bête à travers les emmêlements dédaliens. Au-dessus des portes du promenoir, les paons faisaient la roue et flamboyaient. Les deux masques de satyres des avant-scène s’étiraient dans une grimace épouvantable et rougeoyaient comme des gueules de fournaise. Les serpents se tortillaient convulsionnés.

À cet instant, les cuivres éclatèrent dans un épanouissement de bruits métalliques, renforcés à coups de grosse caisse. Les violons, surmenés, criaillaient. Les flûtes stridaient. La débandade avait gagné les mesures et les rythmes ; ce n’étaient que fourmillements sonores, précipités dans un brouillamini charivarique, qu’émeutes de notes et de sons lâchés à travers la déroute du final.

Le sabbat épuisé trépidait une suprême fois. Les courants d’évolutions contraires se croisaient plus serrés, plus nombreux, entraient plus avant les uns dans les autres, roulaient plus désordonnés dans une confusion complète. Le contour des choses s’effaçait, la multiplicité des couleurs se fondait ; il se formait une superposition de cercles bleus, roses et jaunes, creusés en spirale et lamés de lumière crue. La vitesse des remuements était telle, l’emportement des rondes si intense, que la rotonde tout entière, cerclée de sa corniche, soutenue de ses chapiteaux, consolidée de ses cintres, semblait céder au mouvement de rotation général, se mêler à la sarabande et trépider, elle aussi, sur ses colonnes.

Cela dura un moment. Après, les sons recueillis s’épuisèrent, l’entraînement cessa ; des notes partirent encore de ci, de là, comme des pétards attardés dans un bouquet de feu d’artifice. Les dieux et les jongleurs se replacèrent dans leurs niches, et les spectres, entourant le docteur, le suivirent dans l’obscurité des couloirs.