À l’œuvre et à l’épreuve/07

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Pruneau et Kirouac ; V. Retaux et fils (p. 25-28).


VII


Les jours qui suivirent furent, pour Gisèle, un véritable enchantement.

À l’âge de la sensibilité extrême, l’amour s’enrichit de tout : et les sentiments, même étrangers, s’y versent et l’augmentent.

Aussi Gisèle Méliand touchait au ciel.

La liberté, le grand air, le soleil, le printemps, sa propre jeunesse, tout l’enivrait : tout ajoutait à la douceur de l’attente certaine… prochaine…

« Je suis contente… je suis heureuse… je suis ravie, écrivait-elle à l’une de ses compagnes de Port-Royal… C’est si beau d’avoir un horizon, d’avoir du soleil ! Habituée au jour terni de Port-Royal, je n’avais pas l’idée de cette belle lumière, de ce jour éclatant. J’en suis dans une extase continuelle. Si je m’écoutais, je chanterais sans cesse… J’ai en moi des hymnes sans fin… et j’ai de si belles robes longues. Il est vrai, je ne résiste pas toujours à l’envie de faire des fromages ; mais nul n’en sait rien, et je suis maintenant une grande personne. C’est incontestable. Ma tante dit même que j’ai déjà épuisé un plaisir : celui de vieillir. »

Les lettres de Charles n’étaient pas tout à fait ce que Gisèle aurait voulu. Ses lettres qui la charmaient tout d’abord, quand elle les relisait, elle croyait y trouver une singulière contrainte, comme une sorte de tristesse ; mais cette impression se perdait vite dans mille autres impressions enivrantes.

La vie moussait, pétillait dans son cœur de seize ans.

Elle avait des gaietés folâtres, des gaietés d’enfant, et passait des heures entières à jouer avec Numa, le beau chien de Charles.

— Mais, disait M. Garnier, lorsqu’on sait regarder, on voit bien qu’elle est sérieuse.

Il la promenait dans les musées, dans les palais, dans les lieux historiques.

Homme de goût, de plus, fort riche, le magistrat avait fait, de sa maison de campagne, une délicieuse retraite. En cela, il avait été fort aidé par sa femme, très entendue, très active et passée maîtresse dans l’art de fondre tous les détails d’ameublement et d’ornementation en un ensemble harmonieux.

Gisèle aimait cette belle villa où tout semblait convier à la joie… au bonheur.

Elle n’avait jamais fini d’admirer le jardin où tout verdissait, où tout allait fleurir.

Elle passait des heures entières à examiner les tableaux, les meubles, les tapisseries.

— Plus de grilles ! plus d’inscriptions funèbres !… disait-elle gaiement.

Mais, il y avait, dans la chambre de Charles Garnier, un tableau qui la faisait songer, qui lui inspirait de graves pensées.

Ce tableau — œuvre d’un maître — représentait Ignace de Loyola regardant le ciel.

— Charles aime beaucoup ce tableau, lui dit madame Garnier, un jour qu’elle la surprit à l’admirer. Il ne se lasse pas de le regarder… suivant lui, il semble que le saint va dire encore : Ah ! que la terre me paraît vile, quand je regarde le ciel.

Certes, l’aimable femme était loin de vouloir attrister Gisèle et, pourtant, ses paroles eurent cet effet.

Elle s’en aperçut ; et riant, et caressant les cheveux noirs de la jeune fille :

— Allons, chère enfant, dit-elle, il faut en prendre votre parti… Vous savez bien que votre futur est un échappé du ciel… Pour s’en convaincre, il suffit de regarder ses beaux yeux qui parlent sans cesse d’un monde invisible… Mais, soyez tranquille, la vraie flamme tend toujours en haut… Voudriez-vous lui donner un cœur vulgaire ?

Non, Gisèle ne le voulait point.

— L’aimerais-je autant, si je l’admirais moins ? se disait-elle.