À l’ombre de mes dieux/La vieille église

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À l’ombre de mes dieuxLibrairie Garnier frères (p. 47-52).


LA VIEILLE ÉGLISE


 
La vieille et pauvre église, aïeule du village,
Avec sa tuile, où siège un tourillon carré,
N’est plus que le vestige affligé d’un autre âge.
L’herbe pousse autour d’elle et le feuillage ombré.

Nul ornement ne vêt sa pierre extérieure,
Sauf l’ortie enroulée à son portail étroit,
lit deux alcôves d’angle où, fixée à demeure,
Une image sacrée et rustique se voit.

Ici, patron du lieu, Saint Pierre, ami du chaume,
Élève d’une main les clés du paradis ;
Là, c’est Marie avec Jésus, de qui la paume
Tenait jadis un globe orné du crucifix,


La Vierge au front penché continue à sourire,
Sans voir que tout s’effrite à ses pieds mutilés,
Tant l’heure est autour d’elle acharnée à détruire,
Jésus pleure son globe et Saint Pierre ses clés.

Le village est désert. La guerre a pris les hommes,
L’usine a pris la femme aux villes de brouillards,
Le verger voit pourrir sa récolte de pommes,
Et les coutres rouillés, partout, gisent épars.

L’église s’en désole et, ni la double file
Des ormes ni le plant des marronniers en fleur,
Qui lui forment un riche et joyeux péristyle,
Ne peuvent l’affranchir du poids de sa douleur.

Pris de pitié, j’ouvris sa porte maternelle ;
Tout le passé flottait en nuage odorant,
Je me sentis renaître une âme de fidèle,
Et je me suis signé de la droite en entrant.

L’écho, longtemps muet, surpris de ma présence,
M’accueillit d’un murmure et les vieux bancs noircis
M’imploraient, excédés de nuit et de silence,
J’abordai leur travée obscure et je m’assis.


Les murs nus m’écrasaient de leur face assombrie
Mais, soudain, le soleil, en pleine nuit du chœur,
Allumant le vitrail de fine orfèvrerie
En fit étinceler les trèfles de couleur.

Là, dans un tournoiement d’apothéose orine,
Et l’envol éperdu de blanches visions,
Un dieu, pour nous l’offrir, tirait de sa poitrine
Un cœur sanglant, gemmé de flamme et de rayons.

Et tandis, qu’éblouie à ce feu de verrière,
Ma lèvre allait céder au feu qui la brûlait
Et retrouver les mots d’une ancienne prière,
J’entendis — ô stupeur ! — l’église qui parlait.

« J’ai trop vécu, disait sa plaintive homélie ;
« Ah ! que ne suis-je morte avant ce jour fatal
« Où le monde, repris de sa vieille folie
« Homicide a rouvert les écluses du mal !

« C’est en vain qu’Avril chante et que l’arbre s’éploie,
« Que me veut cet azur et ce soleil levant ?
« La guerre déchaînée abolit toute joie,
« Ce n’est qu’aigreur et fiel que je respire au vent,


« J’étais venue au monde apporter l’Évangile
« De concorde et de paix, et d’un souffle éperdu,
« Criais « Que l’Amour règne et que tout soit asile ! »
« Et la voix du Canon seule m’a répondu.

« Voici les temps qu’avait prédits l’Apocalypse ;
« L’écume soulevée a submergé la Tour ;
« La Réalité saigne et sombre aux nuits d’éclipse ;
« Au cœur de l’homme élu la bête a fait retour.

« Le monde est plein de cris, de tumulte et de râles,
« Le sang, le sang ! jaillit à flots continuels,
« Je vois fondre aux brasiers les tours des cathédrales
« Et les frères s’occire au pied de mes autels.

« Ô Saints du ciel ! pardonnez-moi si je blasphème,
« Sentez la vérité des pleurs que je répands,
« L’univers est frappé d’un nouvel anathème,
« Non ! la Vierge n’a pas écrasé le serpent !

« Satan triomphe. Il porte un blason d’Allemagne,
« Il secoue avec lui son armure de fer,
« Tout ce qui rampe et souille et pille l’accompagne,
« Et tout ce que de crime a revomi l’enfer.


« Qui me rendra la paix des saisons et les granges
« Et les essieux pliant sous la charge des blés,
« Et les soirs où l’Aïeul, aux fêtes des vendanges,
« Ouvrait le bal aux yeux de ses fils rassemblés.

« Qui me rendra la sainte ivresse des dimanches
« Mêlés de lilas, d’orgue et de frais carillons,
« Mes doux mois de Marie aux longues files blanches,
« Et le faste effeuillé de mes processions ?

« En Été, les refrains volaient autour des tables,
« Un fleuve y ruisselait de miel et de vin bleu,
« Et la fécondité du sol et des étables
« Montrait visible à tous le doigt béni de Dieu.

« J’avais connu des jours de doute et de souffrance,
« Mais je croyais à la Victoire de l’Amour
« Et, qu’à force d’adresse et de persévérance,
« La haine finirait par se réduire un jour.

« Je rêvais les fureurs du sabre exterminées
« Et, sa coupe levée à l’ombre des bosquets,
« Sur la cendre des camps aux rages forcenées,
« L’allégresse publique installant ses banquets ;


« C’est l’âge d’or qu’au bout des temps je voyais luire,
« L’étreinte universelle et le bonheur humain,
« La foule à mes leçons refusant de s’instruire
« S’est d’un Éden possible interdit le chemin.

« L’agneau s’offrait. Nul n’a voulu du sacrifice.
« À son vomissement le monde est retourné ;
« Il se rue au mensonge, au meurtre, à l’injustice,
« Une nouvelle fois, le crime est consommé,

« Qui parle encore ici de Salente promise ?
« Nous n’atteindrons jamais au ciel : il est trop loin ! »
Ainsi se désolait la pauvre et vieille église,
Tandis que l’ombre accrue envahissait les coins.

J’écoutais, prosterné, mais la voix s’était tue,
Et, seul, un long sanglot disait son désespoir ;
Quand je me relevai, la nuit était venue
Et le vitrail éteint n’était plus qu’un trou noir.

Église de Dracé. Août 1917.