À l’ombre de mes dieux/Sur un vase de marbre grec

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À l’ombre de mes dieuxLibrairie Garnier frères (p. 87-89).


SUR UN VASE DE MARBRE GREC

Imité de Keats.


 
Vase que le Génie a couvé de sa flamme,
Noble ami du silence et des longs soirs dorés,
Ce qu’exprime ton marbre aux reliefs inspirés,
Mieux qu’un vers éclatant, m’entre, en chantant, dans l’Âme.
J’épelle le secret feuillu de ta cloison.
Je doute si Tempé m’ouvre son horizon
Ou si le Ciel m’éclaire un vallon d’Arcadie.
Je ne sais si je vois des hommes ou des dieux
Ni quel rite, heurtant les couples furieux,
De flûte et de tambours emplit l’ombre assourdie.

Les accords les plus doux qui résonnent dans l’air
N’ont jamais la douceur de ceux qu’on imagine.
Ô berger ! sans frapper mes oreilles de chair,
Ton chant muet m’emplit d’une extase divine.

De ta lèvre, immobile ainsi que ces rameaux,
Tu ne peux détacher ta flûte de roseaux.
Jeune homme ! sur ton sein la vierge en vain chancelle,
Tu respires sa bouche et ne peux la cueillir
N’en gémis point : le Temps, au lieu de la flétrir,
Sacre votre jeunesse et la rend immortelle.

Platanes fortunés ! votre feuille à l’hiver
Résiste et des frimas ne sent pas la morsure ;
Ô fortuné chanteur, ta flûte dans l’éther
Tranquille est écoutée et sonne toujours pure ;
Mais, ô plus fortuné cent fois, toi dont l’amour
Garde la fraîche illusion du premier jour
Et demeure affranchi du poids de la matière,
Exempt des noirs retours, du morne accablement
Où l’étreinte nous jette inexorablement,
Tant le fond de la coupe est fait de lie amère !

Une procession s’avance lentement ;
Quel est ce prêtre qui conduit au sacrifice,
De guirlandes parée, une blanche génisse,
Dont il me semble ouïr le triste beuglement ?
Une petite ville aux bords d’un cours d’eau frêle,
Ou marine, ou dressée en roide citadelle,

S’est vidée un matin de son peuple en ces lieux,
Le peuple est demeuré prisonnier de l’argile,
Et nul ne revient dire à la petite ville
Pourquoi sa rue est morte et l’air silencieux.

Urne aux contours étreints d’harmonie et de grâce,
Chef-d’œuvre où de l’Attique on sent battre le cœur,
Tu confonds la pensée humaine et la dépasse
Comme l’immensité, du bond de ta splendeur.
Nous mourrons de vieillesse et la race suivante
Épuisera son fiel et toi, toujours vivante,
Tu diras consolant la triste humanité
De ta voix de lumière aux haleines de rose :
« La Beauté seule est vraie ! Adorez la Beauté,
« Et fou qui s’embarrasse ici-bas d’autre chose ! »