À la veillée/4/1

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C. Darveau (p. 76-84).

I

à crédit

— Si je m’en souviens de la légende du fantôme de la Roche ? Je le crois bien ! Sans cela, il faudrait être ignorant de ses traditions de famille ; chez les Frasers on se la lègue de père en fils depuis plus de cent ans. Je veux bien t’en faire part ; car pour toi aussi, enfant, il arrivera ce jour où il te sera donné de voir le terrible fantôme de la Roche.

Autrefois, j’avais un grand-oncle qui vivait dans la rue de Notre-Dame. Cela était en 1764, et tu vois que ça ne date pas d’hier. La basse-ville était alors le quartier le plus aristocratique de ce cher vieux Québec, qu’on commence à démolir. Il nous quitte pierre par pierre, et bientôt il n’en restera plus rien que ses rues étroites et tortueuses, et son cap gris, tout triste de se voir veuf de ses canons. Déjà s’en vont ses vieilles portes dont on était si fier autrefois ; elles gênent la circulation, paraît-il : du moins M. le maire nous l’assure, et il faut bien déranger ces niches poussiéreuses où dort notre histoire, pour laisser passer deux voitures de front ! Ah ! les vieillards sentent bien qu’ils sont de trop maintenant : les jeunes le leur disent tous les jours en se laissant mourir jeunes.

Mon grand-oncle demeurait donc dans la rue Notre-Dame. Je ne l’ai connu que par les récits de mon père ; mais c’était, m’a-t-il dit, un beau vieillard, large d’épaules, l’œil vif, les cheveux grisonnants, qui jadis avait été capitaine dans les « Montagnards de Fraser. » C’était un de ceux qui avaient eu pour triste mission d’aller incendier St. Joachim. Là, il s’était querellé avec le cruel Montgomery et comme tout le monde savait qu’il s’était montré humain, il réussit à captiver le cœur de ma grand’tante, et ils s’étaient mariés après la signature de la paix.

L’ordre était alors arrivé de licencier le régiment, et, comme le ménage n’était pas riche, chacun avait réuni ses modestes ressources pour faire fructifier un petit commerce qui allait tant bien que mal. Ils vivaient sans faste, sans bruit, craints et respectés par tout le quartier ; car si le capitaine Fraser était honnête homme, il exigeait la même qualité de tous ceux qui l’approchaient, et, pour être plus certain de son coup, il ne faisait jamais crédit.

Or, un jour, l’oncle Augustin était debout à la porte de son échoppe, la main passée chaudement dans la large ceinture en laine fléchée qui lui serrait la taille, selon la mode du temps. Il faisait froid ; c’était en automne, et sans doute le capitaine Fraser songeait que vers cette époque il chassait autrefois le chevreuil dans ses rudes et chères montagnes d’Écosse. Autour de lui circulaient en bandes joyeuses les voyageurs, qui s’en allaient passer l’hiver à trapper et courir les bois et les solitudes de l’Ouest. Ce soir-là même, les bateaux devaient partir pour hiverner à Montréal : les anciens avaient pronostiqué une saison longue et giboyeuse, et chacun allait retenir son passage.

Certes, il faisait bon de voir tous ces braves gens partir ainsi le cœur gai, le sourire aux lèvres ; et tout en se disant cela, mon oncle murmurait :

— Ils ont bien raison d’être joyeux, ma foi ! le travail les attend là-bas, tandis que voilà la morte saison qui arrive pour moi.

Il en était là de son monologue, lorsqu’un voyageur, se détachant du groupe qui flânait au coin de la rue, s’en vint timidement vers mon oncle.

— Bonjour, capitaine Fraser, lui dit-il, en ôtant respectueusement son bonnet de fourrure.

— Bonjour, l’ami ! qu’y a-t-il pour votre service ?

— Vous m’avez donc oublié, capitaine, puisque vous ne me tutoyez plus ?

— Pardine ! il vient tant de monde à mon magasin que cela serait encore très excusable. Allons, approche ici, que je te reconnaisse !

Le voyageur s’avança vers le capitaine, qui lui frappa joyeusement sur l’épaule, en disant :

— Tiens ! tiens ! cet excellent Martial Dubé que j’ai tiré des griffes du capitaine Goreham. Sans moi, mon homme, tu étais proprement scalpé.

— C’est très-vrai cela, M. Fraser : sans vous ça y était, mais tout de même, ce service n’a pas été aussi grand que vous semblez le croire.

— Et comment cela, Martial ?

— C’est que, voyez-vous, capitaine, tout dans Beaumont a été brûlé et mis à sac par les « Rangers » du misérable Goreham : aujourd’hui, il ne reste plus rien à ma vieille mère qui travaille maintenant à la journée chez des habitants. À son âge, c’est dur, capitaine ! Elle a soixante ans passés, et toute cette misère m’a forcé de partir pour courir ma chance et essayer de lui venir en aide en montant dans les bois.

— Tu fais bien, mon garçon, et ce ne sera pas moi qui t’en blâmerai ; je connais le commandement : « Père et mère tu honoreras afin de vivre longuement. »

— Oui, oui, je le connais, moi aussi, et je trouve que c’est beau comme commandement, mais comme promesse, ça ne vaut pas grand’chose, car en somme la vie n’est pas drôle…… Avez-vous des chemises de flanelle à vendre, capitaine ?

— Certainement, Martial, et des plus belles encore ; comment t’en faut-il ?

— Oh ! pas celles-là, M. Fraser, elles sont trop cher : décrochez-en de vos communes, et rien qu’une ; car je n’ai pas de moyens, et il me faut encore une paire de bottes sauvages, une ceinture de laine, un couteau avec sa gaine, et dire qu’il va me falloir demander toutes ces choses-là à crédit.

— À crédit ! mais tu dois bien savoir, Martial, que je n’en fais jamais ; j’ai même refusé d’ouvrir un compte pour le gros colporteur Larivière, qui vend de la marchandise jusqu’en bas de Saint-Jean-Port-Joli.

— Je le sais, reprit tristement Martial, mais pour moi, vous ne me refuserez pas, M. Fraser. Regardez, je suis pauvre maintenant ; puis, tout le monde s’accorde à dire que l’hiver va être magnifique pour la pelleterie. Vous n’y regarderez pas de si près, monsieur, et vous n’empêcherez pas un malheureux de partir pour gagner honorablement quelques sous et venir en aide à sa mère. Voyons, M. Fraser !

— Mais, mon ami, si j’écoutais ainsi tout le monde, il me faudrait fermer boutique avant la fin de la semaine. Pour ne pas me ruiner, j’ai dû établir une règle sévère, et je ne puis m’en départir.

— Allons ! M. Fraser, un peu de pitié, pour l’amour de Dieu : je n’ai pas d’autre garantie à vous donner que ma parole ; mais soyez sûr qu’elle vaut celle du Roi de France, et, mort ou vif, je vous payerai ce que vous allez m’avancer !

— Si je savais que tu serais discret…… mais en route, on parle ; il faut bien se vanter un peu quand on n’a plus rien à se dire, et ce que je ferais pour toi, il me faudrait le faire pour d’autres. À ce compte, toute transaction serait impossible, et il n’y aurait pas de commerce pour tenir debout pendant six mois.

— M. Fraser, je n’en dirai rien, je vous le promets.

— Mais si tu allais te noyer en route, Martial ?

— Je vous l’ai dit, M. Fraser ; mort ou vif je vous payerai.

Mon oncle Augustin était un brave homme au fond. Il décrocha lestement ce que Dubé lui avait demandé, en fit un paquet, et le lui mit sous le bras.

— Merci, capitaine, merci : ne craignez rien ; serais-je au fond du purgatoire ; je reviendrais vous payer.