À mon ami ***

La bibliothèque libre.
Poésies de Félix Arvers : Mes Heures perdues. Pièces inédites, Texte établi par Introduction par Aabel d’Avrecourt, H. Floury, éditeur (p. 233-237).

À MON AMI ***


Tu sais l’amour et son ivresse,
Tu sais l’amour et ses combats ;
Tu sais une voix qui t’adresse
Ces mots d’ineffable tendresse
Qui ne se disent que tout bas.

Sur un beau sein, ta bouche errante
Enfin a pu se reposer,
Et sur une lèvre mourante
Sentir la douceur enivrante
Que recèle un premier baiser :

Dans une alcôve solitaire,
Au fond d’un amoureux séjour,
Un ange t’enlève à la terre
Dans ces doux transports de mystère
Que la nuit doit cahier au jour.


Maître de ces biens qu’on envie,
Ton cœur est pur, tes jours sont pleins !
Esclave à tes vœux asservie,
La fortune embellit ta vie,
Tu sais qu’on t’aime, et tu te plains !

Et tu te plains ! et t’exagères
Ces vagues ennuis d’un moment,
Ces chagrins, ces douleurs légères,
Et ces peines si passagères
Qu’on ne peut souffrir qu’en aimant !

Et tu pleures ! et tu regrettes
Cet épanchement amoureux !
Pourquoi ces maux que tu t’apprêtes ?
Garde ces plaintes indiscrètes
Et ces pleurs pour les malheureux !

Pour moi, de qui l’âme flétrie
N’a jamais reçu de serment,
Comme un exilé sans patrie,
Pour moi, qu’une voix attendrie
N’a jamais nommé doucement.

Personne qui daigne m’entendre,
À mon sort qui saigne s’unir,

Et m’interroge d’un air tendre
Pourquoi je me suis fait attendre
Un jour tout entier sans venir.

Personne qui me recommande
De ne rester que peu d’instans
Hors du logis ; qui me gourmande
Lorsque je rentre et me demande
Où je suis allé si long-temps.

Jamais d’haleine caressante
Qui, la nuit, vienne m’embaumer ;
Personne dont la main pressante
Cherche la mienne, et dont je sente
Sur mon cou les bras se fermer !

Une fois, pourtant — Quatre années
Auraient-elles donc effacé
Ce que ces heures fortunées
D’illusions environnées
Au fond de mon âme ont laissé ?

Oh ! c’est qu’elle était si jolie !
Soit qu’elle ouvrît ses yeux si grands,
Soit que sa paupière affaiblie

Comme un voile qui se déplie
Éteignît ses regards mourans !

— J’osai concevoir l’espérance
Que les destins moins ennemis,
Prenant pitié de ma souffrance,
Viendraient me donner l’assurance
D’un bonheur qu’ils auraient permis :

L’heure que j’avais attendue,
Le bonheur que j’avais rêvé
A fui de mon âme éperdue
Comme une note suspendue,
Comme un sourire inachevé !

Elle ne s’est point souvenue
Du monde qui ne la vit pas ;
Rien n’a signalé sa venue.
Elle est passée, humble, inconnue,
Sans laisser trace de ses pas.

Depuis lors, triste et monotone,
Chaque jour commence et finit :
Rien ne m’émeut, rien ne m’étonne,
Comme un dernier rayon d’automne
J’aperçois mon front qui jaunit.


Et loin de tous, quand le mystère
De l’avenir s’est refermé,
Je fuis, exilé volontaire.
— Il n’est qu’un bonheur sur la terre,
Celui d’aimer et d’être aimé.


Août 1829.