À propos d’un débat religieux

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À propos d’un débat religieux
Revue des Deux Mondes4e période, tome 123 (p. 675-690).
A PROPOS
D'UN
DEBAT RELIGIEUX

Le 17 mai, notre Parlement se donnait le régal d’un débat religieux. Les soutenances de thèses sur ce sujet sont devenues à peu près hebdomadaires ; il reste à les régulariser en fixant le jour de la semaine où l’assemblée se transformera en concile ; et il serait utile d’appeler ce jour-là quelques canonistes, emploi à créer, au banc des commissaires du gouvernement. D’habitude, ces controverses manquent d’intérêt et d’imprévu : on en connaît d’avance le thème invariable. — Vous êtes des cléricaux ! — Nous ! Si l’on peut dire ! Anticléricaux, nous le sommes autant que vous. — Pas assez. Le peuple vous soupçonne. On a marché dans le mur. Ce sont les jésuites. — Jamais. Nous veillons, purs de toute compromission. Ayez confiance. — Au cours de la dernière discussion, un incident diplomatique a rompu la monotonie du dialogue ; nous avons vu reparaître un vieux conflit d’idées et de sentimens qui se perpétue à travers toute notre histoire nationale. À ce titre et par exception, la séance du 17 mai offrait quelque intérêt à l’historien qui étudie la persistance et les transformations de ce conflit.

On sait de quoi il retournait. Un journal avait publié, sous sa haute garantie, le texte d’un billet confidentiel adressé par le nonce du pape aux évêques de France. Abus, violation des articles organiques, le crime était patent. Il fut aussitôt dénoncé à la tribune par quelques députés, gardiens vigilans des franchises de l’Eglise gallicane. M. le président du Conseil leur montra que sa propre vigilance avait devancé la leur ; il donna lecture d’une dépêche sévère, identique pour le fond aux dépêches de M. de Chateaubriand, de M. de Rayneval ; bref, la note classique passée depuis le Concordat par tous nos ministres des Affaires étrangères, à chaque tentative d’immixtion dans notre administration intérieure de « l’individu se disant nonce ou légat », comme s’expriment les articles organiques. Cette lecture fut accueillie par des applaudissemens presque unanimes, car ils partaient du fond de la vieille France, antérieur à nos divisions récentes ; et parmi ceux qui apportèrent leur vote de confiance au cabinet, on vit figurer quelques-uns des hommes qui professent le plus hautement leur vénération pour le pape Léon XIII, qui sollicitent le plus volontiers les lumières de sa grande autorité.

Cette contradiction apparente ne peut étonner que des esprits étrangers à toute notre histoire. Tel d’entre nous écoute avec déférence les conseils généraux donnés par le Souverain Pontife, parlant à Rome, dans la liberté et la lucidité de son appréciation sur les affaires humaines. Qu’un envoyé diplomatique de ce même Pontife apporte à Paris ces mêmes paroles, qu’il les applique à un cas particulier et les répande par des voies que notre législation interdit, la tradition nationale s’insurge aussitôt en nous, nos oreilles se ferment. Cela, c’est le sentiment historique de notre indépendance, toujours si chatouilleux. La passion et la mauvaise foi n’ont pas voulu comprendre cet autre sentiment très naturel, essentiellement moderne : des Français se sont fait une conception politique ; ils ont la bonne fortune de rencontrer l’approbation d’une intelligence supérieure, devant laquelle toute l’Europe s’incline ; ils tirent argument de cette heureuse rencontre en faveur de leurs idées. Dans ce sens, il m’est arrivé d’écrire une phrase qui a soulevé des récriminations indignées ; la politique de conciliation, disais-je, s’appelle aujourd’hui la politique de Léon XIII. Et comment la nommer, je vous prie, si ce n’est pas du nom de son plus illustre commentateur ? Un général français hésitera-t-il à dire qu’il suit la tactique du Suisse Jomini ? Un sociologue, qu’il applique chez nous les doctrines de l’Anglais Herbert Spencer ?

Certaines gens déraisonnent d’épouvante réelle ou feinte, dès que l’ombre du pape surgit devant eux : une comparaison leur fera mieux comprendre le double état d’esprit que j’essaye de démêler. Si l’illustre M. Gladstone publiait demain un article ou s’il donnait à un journaliste une consultation sur un point quelconque de nos affaires, toutes les intelligences réfléchies feraient leur profit de ce qu’il pourrait y avoir à retenir dans les vues d’un homme d’Etat aussi expérimenté ; mais que l’ambassadeur du Foreign Office s’avisât de communiquer ces indications à nos préfets, le procédé soulèverait des tempêtes d’indignation. La comparaison est recevable pour les Français détachés de l’obédience romaine, attentifs à toute voix sage et autorisée ; elle l’est même, je crois, pour les fidèles, avec la nuance de soumission filiale qui leur fait ajouter un prix particulier aux directions, aux enseignemens, si l’on veut, donnés par leur Père commun ; sans qu’aucun d’eux voie dans ces enseignemens sur les matières politiques et temporelles un commandement exprès. Il est des choses qu’un père a pouvoir de commander à ses fils, d’autres qu’il fait sagement de leur conseiller et que ceux-ci font sagement d’écouter dans leur libre détermination. Telle est, semble-t-il, la juste mesure, dans cette épineuse question de l’intervention pontificale que les passions de parti se sont acharnées à obscurcir.

Revenons au débat du mois dernier. C’est, puisqu’il faut appeler le monstre par son nom, notre vieux gallicanisme qui réapparaissait dans le langage gouvernemental, et qui touchait, dans les cœurs les plus dévoués au Saint-Père, une fibre toujours sensible. Avant de charger contre ce monstre, aujourd’hui si démodé, il serait équitable de rechercher les sentimens complexes et sincères d’où il est issu. Si l’on descendait jusqu’aux racines profondes, on trouverait sous le gallicanisme de nos pères une angoisse intime de leur conscience chrétienne et française, un effort pour concilier les deux puissances souveraines qui gouvernaient leurs âmes : le sentiment religieux et le sentiment patriotique ; ce dernier sous la forme qu’il revêtait jadis, obéissance et fidélité au roi de France. Cette lutte instinctive est très ancienne, nul ne l’ignore. Elle remonte bien plus haut que la déclaration de 1682, jusqu’à l’âge d’or de la foi religieuse. On entend dire parfois, devant certaines résistances modernes qui semblent offensantes pour l’autorité pontificale : « Eh ! quoi, la France de saint Louis !… » — Sait-on bien que saint Louis s’arrogeait un droit qui paraîtrait exorbitant aujourd’hui, qui n’irait à rien moins qu’à supprimer les quêtes pour le denier de saint Pierre ? Dans la « Pragmatique sanction » attribuée à ce monarque, il est défendu de lever les taxes d’argent imposées par la cour romaine aux églises de France sans le « commandement exprès et spontané » du roi et celui de l’Eglise du royaume.

Cet exemple est choisi entre cent dans la collection des armes défensives qui ont grossi l’arsenal des franchises gallicanes, depuis saint Louis jusqu’à Napoléon. Le Concordat de 1801, flanqué après coup de ces articles organiques contre lesquels la cour de Rome a toujours protesté, couronna nos retranchemens séculaires ; il remplaça la déclaration de 1682 et les édits des parlemens, comme les fortifications modernes remplacent les remparts à la Vauban. Si le Premier Consul entoura de tant de restrictions l’exercice de l’autorité romaine qu’il rétablissait, ce ne fut pas seulement, comme le disent la plupart des historiens, dans le dessein machiavélique d’accaparer à son profit la force religieuse. Sur ce point comme sur tant d’autres, Bonaparte obéissait au penchant secret de son génie pour les traditions de l’ancienne France ; il les ressuscitait en les frappant à son effigie. Et le souverain le plus absolu, qu’il fût Louis XIV ou Napoléon, n’aurait pas pu innover, en ces matières pour l’unique satisfaction de son despotisme, s’il n’avait rencontré dans l’esprit national une puissante complicité. Elle a encouragé tous les gouvernemens qui se sont succédé depuis un siècle à user des articles organiques ; ceux-là mêmes qui se montraient les plus dociles à l’influence de l’Eglise, comme la Restauration, n’ont pas laissé les armes impériales se rouiller. De nos jours encore, au fond de nos idées politiques bouleversées par tant de changemens, ce levain de gallicanisme subsiste chez beaucoup de gens qui l’ignorent, qui repousseraient le mot avec un sourire. On l’a bien vu dans le débat du 17 mai ; il était facile de discerner, sous les attaques inspirées par la passion anti religieuse, un courant plus profond, alimenté par les sources obscures d’un passé très lointain, et qui gagnait jusqu’aux bancs de la Chambre où ces attaques rencontrent la plus vive réprobation.

C’est qu’il se retrouve chez le patriote chrétien de tous les temps, ce scrupule entre deux appels de la conscience, ce besoin de faire une part à la nationalité dans la catholicité. Chez les peuples anglo-germains, la réaction nationale a rompu l’équilibre ; elle joua sans doute un grand rôle dans le violent déchirement de le Réforme. En France, le dérivatif du gallicanisme a donné une satisfaction suffisante à l’esprit particulariste, il nous a peut-être épargné une rupture semblable. Les défenseurs de l’unité qui fulminent contre le gallicanisme ne lui tiennent pas assez compte de ce qu’il a empêché. — Qu’est-ce donc, en dernière analyse, que cette recherche d’un compromis entre la soumission du fidèle et l’indépendance du citoyen ? C’est la manifestation, dans l’ordre religieux, d’une éternelle contradiction de notre cœur, lorsqu’il pèse ses devoirs généraux envers l’humanité, ses devoirs particuliers envers le groupe où le sort nous a fait naître. Cette contradiction surgit et inquiète l’esprit, dès qu’il réfléchit sur la guerre, sur le droit de conquête coloniale, sur nos rapports intellectuels, économiques et sociaux, avec les autres peuples. J’imagine que plus d’un socialiste sincère, combattu entre son attachement héréditaire à la patrie et sa foi aux dogmes de l’Internationale ouvrière, traverse aujourd’hui des anxiétés fort semblables à celles d’un catholique gallican. Croit-on qu’il n’y ait qu’hypocrisie et duplicité dans les réticences embarrassées d’un Bebel ou de ses coreligionnaires français ? Faisons plus d’honneur aux hommes ; dans tous les ordres d’idées, les fils d’Adam essaient instinctivement de résoudre une difficile équation entre l’individuel et l’universel. Ils s’accommodent de solutions approximatives, pratiques, qui scandalisent les logiciens de l’absolu. J’accorde à ceux-ci que nous faisions un raisonnement bizarre, s’ils m’accordent que nous cédions à un sentiment fondé sur la nature et sur l’histoire, quand nous repoussions l’autre jour un vicaire qui nous apportait, par des voies incorrectes, les conseils excellens d’un pasteur que nous vénérons.

Ceci dit, il faut bien reconnaître que le débat, comme toutes les discussions où l’on brandit les articles organiques, avait un côté légèrement ridicule, réjouissant pour l’ironiste ; pour l’homme moderne, affranchi de préjugés, que chacun de nous porte dans le cerveau, et qui se moque là-haut du vieil homme de la vieille France tapi au fond de notre cœur. Quel était l’article transgressé ? Évidemment l’article II. — « Aucun individu se disant nonce, légat, vicaire ou commissaire apostolique, ou se prévalant de toute autre dénomination, ne pourra, sans la même autorisation (celle du gouvernement consulaire), exercer sur le sol français aucune fonction relative aux affaires de l’Église gallicane. » — Une feuille plus gauloise que gallicane avait surpris et jeté dans la masse des informations quotidiennes un document où l’on pouvait voir à la rigueur une effraction du mur de clôture napoléonien. Tandis que les représentans du pouvoir foudroyaient cet attentat, il nous semblait entendre le chef d’une de nos grandes gares s’efforçant d’appliquer, entre deux rapides, un décret impérial qui prescrirait aux entrepreneurs de messageries d’exiger, au nom de l’Empereur, les passeports de tout voyageur monté dans la diligence. Pour que la loi fût observée, il ne manquerait que des entrepreneurs de messageries, un empereur, une diligence et des passeports. Chacun se disait en outre qu’avec un peu d’astuce, il eût été facile au nonce de mettre Portalis dans un cruel embarras. Que n’avait-il téléphoné son opinion à ses confrères de l’épiscopat français ? Aucun article ne lui défend de converser avec eux, fût-ce par l’intermédiaire d’un fil aérien. Et s’il s’était fait interviewer par un reporter ? On nous a cité une remontrance adressée en 1870 à la nonciature, au sujet d’une communication insérée dans un journal ; mais personne, pas même un nonce, ne pourrait être repris pour avoir laissé tomber une pensée devant un auditeur indiscret, qui la rapporte dans une salle de rédaction.

On pousserait indéfiniment ces démonstrations par l’absurde. Si l’esprit qui inspira les articles organiques n’est pas mort, les précautions minutieuses accumulées dans ces articles sont caduques ; ils ne s’adaptent plus à notre société transformée par le progrès des sciences et le changement des mœurs. En 1802, un commissaire de police pouvait intercepter à la malle-poste d’Italie les expéditions du Saint-Siège, « bulle, bref, rescrit, décret, mandat, provision ; » si l’un de ces documens se glissait jusqu’à Paris, c’était chose aisée d’en interdire la publication dans les quatre ou cinq journaux surveillés, sinon rédigés par la censure consulaire. Aujourd’hui, la communication de toute parole grave est universelle et instantanée. La secrétairerie du Vatican continue à délivrer des bulles sur parchemin, par respect pour les rites des chancelleries ; mais quand le vénérable instrument, muni des sceaux du Pêcheur, arrive au destinataire, il y a beau temps que le télégraphe et la presse en ont fait connaître la teneur au monde entier. Le chef de l’Eglise catholique use familièrement de cette même presse pour répandre sa pensée intime ; elle pénètre aussitôt jusque dans le plus petit hameau. Voudrait-on qu’il fût le seul bâillonné, dans un monde et dans un temps où chacun a la facilité de tout dire, de tout écrire ? Napoléon lui-même, s’il revenait, serait impuissant à rétablir le règne du silence. — Et l’appel comme d’abus ! Si la comparaison ne comportait pas quelque irrévérence, on serait tenté d’assimiler cette pénalité aux condamnations bénignes qui constituent pour un journal la plus enviable des réclames, puisqu’elles lui procurent notoriété, profit, diffusion de son opinion.

Il n’est plus possible de tenir la gageure des articles organiques contre le bon sens public et la gaieté française. On ne les conçoit désormais qu’illustrés par M. Forain. La refonte de cette législation surannée est urgente, si nous voulons nous maintenir avec avantage sur le terrain de défense qu’elle avait délimité. Que l’on continue à protéger ce terrain, je le comprends ; mais vous ne le disputerez pas aux nouvelles armes offensives avec la ferraille burlesque de vos arquebuses à rouet. Proposez-nous de nouveaux textes, applicables à nos mœurs actuelles. A vrai dire, je crois bien qu’on n’en trouvera pas, et qu’il faudra revenir au droit commun, à la libre expression de toute opinion, fût-ce celle d’un pape, tant qu’elle ne tombe pas sous la répression des tribunaux ordinaires. Je crois bien qu’il faudra se contenter du jugement sans appel des lecteurs, lorsqu’ils diront en parcourant leur journal du matin : « Tiens ! ce pape a raison, son avis a du bon ! » ou : « Ce pape n’entend rien à nos affaires ; passons au premier Paris de M. X…, qui est dans le vrai. »

Je ne me dissimule pas que ce doute sur la valeur des articles organiques et sur la possibilité de les remanier soulève la grosse question de principe : devons-nous, pouvons-nous continuer la tradition gallicane, concordataire, ou faut-il nous préparer à la grande aventure, à la séparation de l’Eglise et de l’Etat[1] ?

Nous avons constaté plus haut les racines profondes et la persistance de l’esprit gallican. En dépit de toutes les modifications que le changement des temps amène dans les rapports des deux pouvoirs, cette disposition nationale offre une garantie de durée pour le régime auquel notre pays a été façonné de longue date ; on ne le mettrait pas en question, si l’Etat n’avait pas imprudemment énervé, depuis quinze ans, sa force propre vis-à-vis de l’Eglise. On lui fait habituellement le reproche contraire, on l’accuse d’avoir tendu cette force à l’excès ; un examen attentif montrerait qu’elle se dépense à faux.

Sauf exception pour la courte période des convulsions révolutionnaires, la politique religieuse de l’Etat français dans les temps modernes se présente avec un remarquable caractère de suite et de stabilité. Religion d’Etat sous l’ancien régime, religion de la majorité des Français depuis le Concordat, le catholicisme recevait les hommages et les encouragemens officiels ; tout au moins, on ne s’avisait pas de discuter sa vertu intrinsèque ; les controverses perpétuelles avec lui roulaient uniquement sur ses prétentions temporelles. Jusqu’à une époque récente, les gouvernemens les plus tracassiers avaient respecté le principe de l’Église ; ils avaient concentré leur action contre les gens d’Église, et quelquefois beaucoup plus durement que ne le fait la troisième République. Sous l’ancienne monarchie, sous Napoléon, sous les divers régimes dont nous avons tâté depuis cent ans, l’État faisait la police d’un culte qu’il reconnaissait ; tantôt favorable à ce culte, tantôt défiant et réservé, il ne l’ignorait pas systématiquement. Bref, sa politique invariable sous des attitudes différentes revenait toujours à ces deux termes : limiter le pouvoir de l’Église et l’utiliser au profit de l’État.

Sous la troisième République, on n’a retenu que la première de ces deux règles ; on a dédaigné d’appliquer la seconde. Bien plus ; à la lutte traditionnelle contre les gens d’Eglise, on a substitué pour la première fois une guerre au principe même de l’Église. Les dénégations de polémistes peu sincères ou peu clairvoyans ne sauraient donner le change à l’historien qui groupe une longue série de faits. Il est évident pour tout observateur impartial qu’un parti dominant a entrepris depuis quinze ans une campagne directe contre l’idée religieuse ; il a visé l’existence même du culte, plus encore que les extensions abusives ou les serviteurs trop zélés de ce culte. A plusieurs reprises, ce parti a détenu le pouvoir, il a eu toute liberté d’y appliquer ses doctrines et de transformer l’ancien régulateur des Églises en instrument de destruction. Alors même qu’il n’était pas tout le gouvernement, il actionnait le gouvernement avec assez de vigueur pour lui donner une physionomie hostile, tout au moins étrangère et méprisante. Depuis que ce grand changement s’est opéré dans la politique religieuse de l’État, la vie commune avec l’Eglise, tolérable quoique difficile sous les régimes antérieurs, est devenue une offense à la raison publique ; et l’on s’est demandé de toute part, si le Concordat pouvait encore enchaîner côte à côte deux adversaires déclarés. Le bon sens de ce pays comprenait à merveille un gouvernement ami de la religion et sévère pour les religieux trop remuans ; soucieux à la fois de protéger l’Eglise et de se défendre contre les empiétemens ecclésiastiques. Il y trouvait son compte, ce vieil esprit de fronde contre les clercs qui s’exerçait déjà sur les portails des cathédrales gothiques, avant d’éclater dans notre littérature, de s’envenimer aux abus de l’ancien régime, de fusionner enfin avec l’esprit de la Révolution ; il prenait volontiers parti contre l’Église pour des gouvernemens faits à notre image, frondeurs et non mécréans. Je ne dis pas que ce soient là des dispositions d’une sagesse très sereine : je crois que c’est bien le tempérament historique de notre peuple, étudié dans sa masse et sur de longues périodes de temps. Aujourd’hui, ce bon sens du pays ne comprend plus ; il ne conçoit pas un gouvernement qui paie les propagateurs d’une doctrine déclarée officiellement fausse et dangereuse : il n’admet pas l’absurdité choquante d’un clergé rente, dirigé, recruté par des chefs civils qui en désirent, qui en prédisent l’extinction prochaine. Il n’y a ni raison ni dignité à porter d’aussi mauvaise grâce un fardeau qu’on juge inutile.

Dans ces conditions, le Concordat apparaît comme un lien gênant qui n’a plus d’avantages compensateurs ; l’idée de la séparation fait rapidement son chemin. Réclamée d’abord par les adversaires de l’Eglise, elle n’a pas tardé à séduire ce qu’il y a de plus vivant et de plus ferme dans le monde religieux ; les plus ardens à l’embrasser sont aujourd’hui ces jeunes prêtres qui mangent avec amertume le pain qu’on leur jette avec mépris. Le gros des indifférens s’habitue à envisager une solution qui terminerait des querelles dont le public est excédé. Elle ne terminerait rien, c’est une vue courte, la vue de gens fort mal renseignés sur la puissance du sentiment religieux ; mais on comprend qu’elle fasse fortune parmi les esprits superficiels. L’heure de la séparation aurait déjà sonné, si l’on n’était retenu des deux côtés par la juste appréhension du lendemain. Les catholiques n’ignorent point qu’ils rachèteraient leur liberté au prix d’une persécution ouverte ; car on ne leur accorderait pas le droit d’association avec une latitude suffisante pour qu’ils pussent s’organiser. Leurs ennemis, tout en demandant bien haut l’abrogation du Concordat, s’épouvantent en secret d’une expérience qui déchaînerait le plus redoutable principe d’action, et qui tournerait peut-être à la confusion des vainqueurs du jour. Ils préfèrent garder l’Eglise sous la main de l’Etat, avec l’espoir de l’étrangler par une pression continue, progressive. Cette attitude d’observation réciproque peut retarder longtemps le choc, surtout si l’on tient compte de la force d’inertie dans les masses, de la difficulté qu’il y aurait à familiariser les populations de nos campagnes avec une conception si nouvelle pour le contribuable français.

Ne nous fions pas trop, néanmoins, à la force d’inertie qui retient en bas le vol des idées. D’autres forces travaillent en sens inverse pour leur donner des ailes. Le caractère agressif qu’a pris la police du culte sous la troisième république n’est pas la seule cause qui prépare une séparation de l’Eglise et de l’Etat. Autant que l’on peut assigner une direction d’ensemble au mouvement général des faits contemporains, ils conspirent en faveur de l’organisation libre des Églises contre l’ancienne inféodation à l’État. Les incrédules, lorsqu’ils ne sont point entêtés d’un fanatisme à rebours, s’accoutument à regarder la foi religieuse comme une manifestation de la pensée qui doit se produire en liberté, concurremment avec les autres, sans plus de protection ni d’entraves. Les croyans, déshabitués d’implorer un État désormais sourd à leurs besoins, reprennent confiance dans l’initiative individuelle et dans la vertu féconde du principe pour lequel ils combattent[2]. De grandes ambitions s’éveillent au cœur de la jeunesse catholique et surtout du jeune clergé. Ce dernier subit avec impatience sa claustration dans l’ombre silencieuse des sacristies, il veut rentrer dans le siècle, prendre part aux prédications sociales, se prononcer sur toutes les questions qui intéressent les citoyens ; il sait que cette large activité lui sera défendue aussi longtemps-que la surveillance jalouse de l’État le confinera entre les murs du temple. L’exemple de l’Amérique est là, si tentant, obsédant comme un mirage, avec tout ce que l’on raconte de la réussite du catholicisme indépendant au Nouveau Monde ; les imaginations vives se tournent de plus en plus vers cette terre promise de la liberté ; elles oublient facilement l’énorme poids de passé qui pèse sur notre vieille Église nationale et lui interdit les audaces américaines. D’autres imaginations, stimulées par les souvenirs que Léon XIII a fait revivre, se rejettent vers le moyen âge ; elles rêvent de reconquérir et d’organiser notre démocratie sur le patron des pieuses corporations de jadis. Certains symptômes sont faits pour encourager ce rêve historique. L’instabilité d’un ordre social dont tant de prophètes prédisent la ruine, la difficulté de le soutenir avec des principes séduisans, mais qui ont fait banqueroute avant même d’être centenaires, qui n’exercent plus de prise sur l’élite intelligente des jeunes générations, ce sont là des conditions encourageantes pour les apôtres d’une idée qui a déjà réorganisé les sociétés une première fois, après la grande liquidation du monde antique.

Deux historiens dont les observations méritent quelque crédit, Taine et Renan, ont étudié notre désorganisation sociale. Un fait les frappe d’abord en province, la prépondérance de l’évêque dans son diocèse, où il se dresse seul avec une force propre au-dessus des faibles institutions civiles qui l’environnent ; et ils rapprochent tous deux le rôle de ce personnage, cent ans après la Révolution, du rôle joué par ses prédécesseurs dans le désordre du monde barbare. — « On s’étonne souvent de la force que possèdent en province le clergé, l’épiscopat. Cela est bien simple ; la Révolution a tout désagrégé ; elle a brisé tous les corps, excepté l’Eglise ; le clergé seul est resté organisé en dehors de l’Etat. Comme les villes, lors de la ruine de l’empire romain, choisirent pour représentant leur évêque, l’évêque sera bientôt, en province, seul debout au milieu d’une société démantelée. » — C’est Renan qui s’exprime ainsi, dans la préface des Questions Contemporaines. Et Taine développe fortement la même pensée, dans le Régime moderne : « Depuis un siècle, la circonscription locale est un cadre extérieur où vivent ensemble des individus juxtaposés, mais non associés : il n’y a plus entre eux de lien intime, durable et fort : de l’ancienne province, il ne reste qu’une population d’habitans, simples particuliers sous des fonctionnaires instables. Seul, l’évêque s’est maintenu intact et debout, dignitaire à vie, conducteur en titre et en fait de beaucoup d’hommes… Dans ce sol provincial où les autres pouvoirs ont perdu leurs racines, non seulement il a gardé toutes les siennes, mais il les a plongées plus avant, il les a étendues plus loin, il a grandi au-delà de toute mesure… » — Que serait-ce si cet évêque était le chef indépendant d’une association libre ?

Je ne m’étendrai pas ici, l’ayant déjà fait à cette place, sur le curieux phénomène de régression qui semble ramener notre démocratie, par un long détour, aux idées, aux formes, aux méthodes d’organisation et de défense que les peuples du moyen âge inventèrent pour s’émanciper de la féodalité. Il n’est pas étonnant que l’Eglise, toujours prompte à régler son action sur les grands mouvemens sociaux, se souvienne avec orgueil et espérance du rôle qu’elle joua dans des circonstances semblables. Ces souvenirs la reportent bien loin du Concordat ; et ce réveil du peuple, qu’elle guida jadis, lui rend insupportable la servitude imposée par les rois. Elle ne peut pas ignorer, elle aurait peine à déplorer le relâchement du lien national qui se fait dans les fortes unités monarchiques, constituées depuis cinq cents ans au détriment de sa propre unité. J’ai tâché de montrer comment l’idée moderne de la patrie était intimement liée à la naissance, au développement, à la survivance de l’esprit gallican. Or, cette idée de patrie subit une évolution évidente. On n’a jamais tant parlé de la patrie ; mais pendant que l’on s’étourdit du mot, la chose s’altère. Les braves gens vont se récrier et dire qu’il ne faut pas compter avec les rêves coupables de quelques fous. Ils auront tort. L’homme doit regarder en face tous les problèmes de son temps, même les plus désagréables pour ses habitudes de cœur.

Cette clôture morale de la patrie, déjà entamée par la facilité des communications, par le cosmopolitisme, par l’enchevêtrement croissant des intérêts et des rapports économiques, elle est ébranlée et le sera davantage encore par les tendances fédératives des masses ouvrières. Les conservateurs imputent ce nouveau grief à l’esprit de la Révolution, et leur erreur historique me paraît difficile à défendre. Qu’on s’en afflige ou qu’on s’en réjouisse, c’est un esprit très différent qui ramène les masses populaires sur d’anciens chemins oubliés. Tel révolutionnaire d’aujourd’hui se croit le disciple fidèle de la Révolution, avec ses théories sur l’humanité : on lui prouverait aisément que le cerveau d’un conventionnel ressemblait beaucoup plus au cerveau de Louis XIV qu’à celui de ce petit-fils orienté vers un tout autre idéal. Mais laissons les révolutionnaires. Si vous abordez ce sujet avec certains de nos jeunes gens adonnés aux spéculations intellectuelles, vous serez surpris de les trouver rebelles à cette notion intransigeante et farouche de la patrie où nous fûmes élevés et où nous mourrons. Ils la soumettent comme les autres notions à l’enquête universelle ; ils la conçoivent élargie, plus flexible, évoluant hors du type actuel, comme évoluent le droit de souveraineté, le droit de propriété, et tant d’autres idées qui semblaient à jamais fixées. Ici encore le moyen âge leur fournit des exemples et des justifications. Une alliance internationale des syndicats ouvriers serait-elle autre chose que les ligues des barons féodaux, quand ils s’unissaient, sans distinction de nationalité, pour défendre les droits de leur caste ? Et l’on n’est pas socialiste, on n’est que prévoyant, en faisant observer que les grandes banques ou les entreprises industrielles à cheval sur plusieurs pays ont déjà frayé la voie aux ouvriers qui veulent nouer leurs intérêts communs par-dessus les frontières.

Comment l’Eglise demeurerait-elle indifférente à des transformations si conformes à son propre génie, si menaçantes pour les habitudes particularisas qui ont le plus contrarié son unité ? Ce qui nous reste de gallicanisme s’évanouira vite devant ces nouvelles façons de penser. Les articles organiques relatifs aux communications avec Rome, seuls vestiges de barrières partout abaissées, nous paraissent déjà ridicules. Les Concordats, ces enclos où les souverains parquaient une partie du troupeau catholique, prendront peut-être une figure aussi archaïque dans les républiques de demain, si elles s’organisent avec une moindre cohésion nationale. La séparation d’avec l’Etat et l’association libre seront commandées à l’Eglise par l’atmosphère ambiante. C’est précisément une des raisons pour lesquelles nous hésitons à aborder l’expérience, nous tous qui voulons bien soumettre à l’esprit critique le monde entier des idées, pourvu qu’il respecte la cloison étanche énergiquement maintenue devant notre vieille notion de la patrie. Dans l’hypothèse de la séparation, on cherche avec quelque inquiétude ce qui remplacerait pour les catholiques français le frein artificiel manœuvré par l’Etat, ce qui contre-balancerait, dans certaines circonstances, l’attraction toute-puissante sur les fidèles du pôle central de la catholicité.

Cette appréhension, la certitude de ne pas obtenir une loi libérale sur les associations, les ménagemens dus aux populations et au clergé de nos campagnes, trop peu préparés à la grande épreuve, toutes ces considérations nous retiennent sur la pente où la claire vision de l’avenir nous pousse ; elles nous font opter pour le régime concordataire, avec ses conséquences pénibles, lorsqu’on nous invite à précipiter le saut dans l’inconnu. Mais ceux-là se tromperaient qui croiraient notre patience illimitée, notre sagesse indéfectible, et qui en abuseraient pour faire du Concordat une sorte de cangue chinoise, destinée à étouffer lentement son prisonnier. Si, comme je le soupçonne, les plus bruyans avocats de la séparation n’ont aucune envie de se la voir accorder, ils pourraient bien être pris à leur jeu, le jour où la goutte d’eau ferait déborder le vase, où les catholiques décideraient de préférer la liberté à la sécurité relative, l’honneur au pain amer de l’État. La séparation ne se fera point par la volonté des hommes, elle se fera par la force des choses. Rien ne la mûrit comme les débats religieux trop fréquens, comme les séances parlementaires d’où j’ai rapporté le sujet de ces réflexions. Si l’on ne veut pas de la séparation, il n’est que temps d’interrompre ces joutes dangereuses : un vote de lassitude et de surprise est bientôt rendu, quand beaucoup d’esprits sont partagés entre le respect de la tradition, l’énervement d’une situation fausse, l’appel sourd de la fatalité. Et ce ne serait point la renonciation au budget des cultes qui ferait balancer des cœurs révoltés ; ceux mêmes qui regardent ce budget comme une dette sacrée diraient au besoin à ceux qui n’y veulent voir qu’un salaire : Pecunia nostra tecum sit !

Il n’est que temps d’interrompre ces débats acrimonieux pour ne pas encourir un discrédit total, puis la colère du pays. Que veut-elle, l’immense majorité de ce pays, en matière de politique religieuse ? Très peu de chose : la paix des habitudes. On croit le jeu inoffensif parce que, de l’aveu commun, on ne tourmente plus chez le grand nombre une foi, mais simplement une habitude. Une habitude qu’on dérange devient souvent aussi féroce qu’une passion. Dès que l’on sort des cercles politiques et des rédactions de gazettes, dès que l’on interroge la nation au foyer du villageois, à l’atelier, dans le salon de la maison bourgeoise, le sentiment du pays ne laisse aucun doute. La foi sincère chez quelques-uns, l’effet du raisonnement chez d’autres, l’accoutumance chez la plupart se combinent en un programme commun. Le Français de petite et moyenne condition ne veut pas de ce qu’il appelle « le gouvernement des curés » ; il s’est cabré après le Seize-Mai comme un cheval ombrageux, il a d’abord gardé de ce temps une vive défiance, aujourd’hui calmée. Ce Français veut une église qui fasse honneur à sa paroisse : il veut y être baptisé, marié, enterré par des prêtres qui aient une situation convenable et respectée ; il voudrait enfin faire élever ses enfans à sa guise, par les maîtres dont il a l’habitude et dont la doctrine lui apparaît comme une sorte de gendarmerie morale, comme une garantie indispensable pour les fillettes, très utile pour les garçonnets. — Voilà, sans apprêts de haute métaphysique, la philosophie têtue et terre à terre que l’on tire de neuf électeurs sur dix. Est-il donc si difficile de servir ces besoins ? Et demande-t-on autre chose à un gouvernement ?

Le tort de nos gouvernemens a été de s’imaginer qu’ils avaient mission pour pétrir les âmes et les diriger dans une voie quelconque. Les uns ont voulu jouer à l’empereur Constantin, les autres à l’empereur Julien. La prétention n’est pas seulement abusive, elle frise le ridicule chez les commis éphémères d’une démocratie. Sans leur manquer, il est permis de les rappeler à la modestie de leur courte et précaire magistrature. Que de libres travailleurs, savans, écrivains, penseurs, s’efforcent dans leur cabinet de détruire, de réformer ou de fonder une doctrine religieuse, c’est leur affaire. Que l’apologiste leur réponde, c’est son devoir. Les mandataires d’une république moderne n’ont pas à connaître ces controverses, ils n’ont pas à légiférer pour les états d’esprit qui pourront se produire au prochain siècle. Ils ont à constater et à satisfaire des besoins actuels, dans l’ordre religieux « comme dans les autres services publics auxquels ils sont préposés. Leur tâche est accomplie si la machine usuelle roule exactement sous leur main, si cette main arrête les zélotes qui tenteraient d’excéder un droit légitime, les brouillons qui voudraient contrarier l’exercice de ce droit.

Je n’ignore point que cet humble programme paraîtra singulièrement réaliste et méprisable aux esprits enflammés. Il est certain qu’on obtient de plus sûrs effets oratoires en promettant de recréer l’âme d’un peuple, de rétablir le règne de Dieu ou d’émanciper la pensée humaine. Si d’aventure un Salomon ou un Marc-Aurèle repasse sur nos boulevards, on pourra lui demander de nous refaire une charpente morale ; ce sera à voir. Mais j’estime que l’on court de trop grands risques en confiant ce sacerdoce aux honorables citoyens réunis par hasard dans le ministère de ce matin, qui ne sera peut-être plus le ministère de demain. Nul ne sait quel évangile ils nous imposeraient, quel autre plairait mieux à leurs successeurs. Il est plus prudent de ne leur demander rien de semblable, de les considérer comme une force de police, infidèle à sa consigne dès qu’elle se met à trop penser, et de ne compter, pour refaire la charpente morale, que sur nous-mêmes, ou sur les guides spirituels dont chacun accepte volontairement l’autorité. Nos hommes d’Etat peuvent se tailler d’avance une statue assez belle sans toucher à la théologie ; le pays les conjure de surseoir aux débats religieux, pour lui donner des accommodemens équitables dans les conflits sociaux, des budgets mieux répartis et mieux équilibrés, un empire colonial organisé, une diplomatie heureuse dans ses négociations. Celui qui répondrait à cette attente, le pays l’applaudirait sans se soucier de savoir s’il est dévot ou libertin.

Ces vœux ingénus feront sourire. Le mal byzantin est si invétéré chez nos Bleus et nos Verts que personne n’espère plus les voir renoncer à leurs exercices de prédilection. Je reconnais qu’il est cruel de vouloir leur interdire un terrain merveilleusement choisi pour s’y porter les coups fourrés du parlementarisme. Et je sais aussi qu’il existe, en dehors des gens habiles échauffés sur la religion par machiavélisme politique, de véritables vocations contrariées, des âmes d’inquisiteurs égarées dans notre siècle et parfois dans l’athéisme, âmes brûlantes de plus de feux qu’elles n’en allumeraient, si elles avaient le pouvoir de le faire. — Les chroniqueurs arabes rapportent que Seïf Eddaulèh, le grand émir d’Alep, fut couché dans son tombeau la tête sur une brique. Cette brique était faite de la poussière et de la sueur que le strigile du masseur avait ramassées sur la peau de Seïf, après chaque combat contre les chrétiens, avant le bain du soir. L’émir avait soigneusement veillé à ce que l’on recueillît avec exactitude, sa vie durant, cet étrange résidu de ses batailles. Il voulut s’endormir sur ce glorieux oreiller, témoin de sa bravoure et de sa haine. — Tel de nos vaillans politiques, non moins animé que Seïf Eddaulèh contre les chrétiens, n’aurait qu’à imiter la coutume de l’émir d’Alep chaque fois qu’il transpire à la tribune contre le cléricalisme ; il serait assuré de s’endormir un jour sur une brique d’un volume respectable. Je doute qu’il y ait chance de fonder sur des briques de cette fabrication la grandeur, la force et la fortune de la France.


EUGENE-MELCHIOR DE VOGUE.

  1. On trouvera les deux thèses résumées avec une égale vigueur dans deux opuscules récens, l’Etat et l’Église, par notre collaborateur, M. Charles Benoist, l’Église et l’Esprit nouveau, par M. Robert Pinot. M. Charles Benoist est dans la pure tradition de nos légistes et de nos diplomates ; il rassemble habilement les raisons qui militent en faveur de la politique concordataire, dans l’intérêt de l’État comme dans l’intérêt de l’Église. M. Pinot s’efforce de démontrer l’incompatibilité croissante des deux pouvoirs et l’imminence d’un divorce où il ne voit que des avantages pour deux conjoints qui font aussi mauvais ménage.
  2. M. R. Pinot observe avec raison que l’Église a déjà devancé sur beaucoup de points la séparation, et qu’elle ne serait pas prise au dépourvu le jour où on la mettrait hors de tutelle. — « Chassée des écoles primaires publiques, où l’État l’avait appelée autrefois à son secours et la maintenait dans la situation de servante, l’Église couvre le pays d’écoles libres qui lui appartiennent. Expulsée de l’assistance publique, elle voit s’augmenter, dans des proportions inouïes, les établissemens hospitaliers entre les mains de ses congrégations. Et, dans tous ces nouveaux organismes, que l’hostilité des pouvoirs la force de créer, l’Église est chez elle, libre et maîtresse de ses actions. Déjà, sur certains points, la séparation de l’Église et de l’État est presque achevée ; sur d’autres, elle est consommée ; et c’est là que l’Église montre le plus de vitalité. Dans les grandes villes, la petite et mesquine maison que l’État avait assignée à l’Église disparaît complètement au milieu des magnifiques constructions qu’elle a édifiées de ses propres deniers. À Paris, à Lyon, à Bordeaux, à Marseille, à Lille, le clergé paroissial, en vivant de ses propres ressources, s’est presque complètement dégagé de la tutelle de l’État. Chez le clergé régulier, l’indépendance, vis-à-vis du pouvoir civil, est complète… Dans l’Église comme dans l’État, les faits ont marché plus vite que les idées. L’Église a déjà évacué en grande partie la maison de l’État, et tout ce qu’il y a de vigoureux chez elle est solidement installé sur le sol. L’Église a goûté les avantages de la liberté ; personne, ni les gouvernans ni les évêques imbus des vieux préjugés ne la feront rentrer au service de l’État… En personne prudente et avisée, l’Église ferait peut-être bien de songer, dès maintenant, à s’organiser derrière le budget des cultes, comme derrière un tarif protecteur, pour se trouver en mesure de vivre et de remplir facilement sa mission, le jour où le tarif serait enlevé. (L’Église et l’Esprit nouveau, passim.)