À propos d’un livre sur Rome

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À propos d’un livre sur Rome
Revue pédagogique, second semestre 190751 (p. 229-239).

À propos d’un livre sur Rome[1].


M. Schneider avait déjà publié un livre sur l’Ombrie, abondant en observations fines et personnelles. Son livre sur Rome est une nouvelle preuve des qualités qui donnent à ses souvenirs de voyage une valeur originale. La plupart des touristes, sur les routes traditionnelles qui vont de Florence à Rome et de Rome à Naples, ne songent guère qu’à retrouver, à vérifier les impressions découvertes et racontées par ceux qui les précédèrent, résumées et cataloguées dans les guides ; M. Schneider regarde de ses propres yeux, scrute obstinément les choses jusqu’à ce que son attention soutenue, aidée par la subtilité naturelle de son intelligence, lui ait révélé des aspects restés inaperçus avant lui, des rapports encore inédits. Après tant de romans et de relations, après Montaigne, Gœthe, Chateaubriand, Stendhal et Taine, M. Schneider réussit à écrire sur Rome plus de trois cents pages dont aucune ne laisse le lecteur indifférent. Non que l’auteur ait ignoré de parti pris ses devanciers, qu’il ait prétendu se soumettre, sans préparation préalable, à l’impression directe des objets, et la traduire ensuite telle quelle : c’eût été le plus sûr moyen de ne pas éviter les rencontres involontaires et les redites. Mieux que personne, au contraire, il connaît sa bibliographie ; il a remonté aux sources, a compulsé les historiens de l’antiquité, les chroniqueurs du moyen âge et de la Renaissance ; dans les poésies latines du xve et du xvie siècle, qu’on ne feuillette plus beaucoup, il a rencontré plus d’un texte utile ou plaisant. J’imagine qu’un voyage en Italie ne lui apparaît point comme un repos, mais comme un travail de toutes les heures : pour voyager à la façon de M. Schneider, il faut non seulement bien des lectures et des dépouillements préliminaires, mais, une fois en chemin, une curiosité toujours éveillée, une mémoire sûre, prête sans cesse à retenir l’image ou l’idée entrevue ; il faut regarder et les grandes lignes et les détails des tableaux, et les édifices et les passants, lire les affiches, les prospectus, les journaux, ne négliger rien de ce qui peut avoir une signification, si menue soit-elle, de ce qui peut contenir un enseignement quelconque sur la vie passée ou présente du pays que l’on visite.

L’Ombrie avait en sous-titre : « l’âme des cités et des paysages ». M. Schneider, en effet, excelle à percevoir l’idée sous les apparences extérieures, et quelquefois même à l’y mettre : rien n’est inexpressif devant cet observateur aigu. Notations pittoresques, rappels historiques et interprétations abstraites se mêlent dans ses descriptions, et pour lui plus que pour tout autre un paysage est un état d’âme très composite. C’est cette méthode qu’il emploie à Rome : dans l’innombrable multitude des thèmes que la ville immense propose à la réflexion, il en a choisi une vingtaine, comme son introduction l’explique, qui lui ont paru particulièrement riches de sens. Sur les collines, d’abord, il dessine les lignes essentielles du paysage romain, le trait caractéristique de la physionomie de l’Urbs, « Roma rotunda » : « Circulaire dans l’anneau des sept collines, elle a élargi presque indéfiniment les ondes circulaires de son Imperium », Des méditations au Forum, au Palatin, dans les galeries de sculpture lui permettent d’évoquer la vie antique, depuis les pompes officielles jusqu’aux besognes quotidiennes et aux gestes de la rue. Trois ou quatre églises, insignes parmi tous les sanctuaires de « l’isle sonnante », Sainte-Croix et ses reliques, Saint-Laurent et son petit cloître bas, Saint-Jean-de-Latran et son grand cloître luxueux, l’Ara-Cæli et les gloires qu’elle commémore, lui suffisent pour faire comprendre le christianisme romain, avec ce qu’il accepta, selon les époques, de prestige oriental, de poésie franciscaine, de richesse profane et de fierté patriotique. De même, il s’arrêtera à quelques œuvres d’art, prises entre tant d’autres, pour mettre en lumière soit le charme unique de l’âge où la piété chrétienne, sans cesser d’être pure encore, se combine avec le goût de la nature et de l’antiquité retrouvées, lorsque Fra Angelico peint la chapelle de Nicolas V, soit les tendances maîtresses de la Renaissance, culte de la vie universelle qui triomphe aux Loges du Vatican, spiritualisme profond qu’exaltent, dans la Chambre de la Signature, les fresques de Raphaël. Au tombeau de la courtisane Imperia, dans la Farnésine à Rome, dans la villa d’Este à Tivoli, il imagine avec précision, instruit par les textes et par l’aspect des lieux, ce qu’était la vie pour les Romains de la Renaissance, parfaits artistes de bonheur. A cela s’ajoutent quelques promenades dans les faubourgs ou dans la campagne : sur le crâne pelé de ce bizarre Monte Testaccio qu’ont formé près du Tibre, pendant les derniers siècles de la Rome antique, les débris d’amphores accumulés, — autour du rempart d’Aurélien, magnifique et triste, — dans les catacombes et les vignes, — puis sur le mont Sacré, asile des grèves plébéiennes, — enfin aux bords du lac de Némi qu’environne une horreur tragique. Tout ce que M. Schneider a vu et pensé dans ces sites d’élection il le traduit soigneusement, en chapitres touffus d’idées et de mots ; et si parfois sa langue est d’une recherche un peu précieuse, si nous relevons, au cours de ses développements, quelques rapprochements forcés, quelques affirmations trop ingénieuses pour être approuvées du premier coup, nous devons, avant de nous en plaindre, nous représenter quelles nécessités impose un sujet de ce genre, quelle puissance vraiment excessive de suggestion est recelée dans Rome, et combien d’inexprimé la langue la plus souple, quand elle voudra rendre par des phrases une telle ville, y laissera toujours.

La première impression de l’étranger qui arrive à Rome est d’étonnement et de malaise plutôt que de joie et d’admiration. La ville n’est pas de celles que l’on peut facilement saisir, définir d’un mot, symboliser par une image simple ; on se sent incapable de s’assimiler, aussi vite qu’on le désirerait, cette matière trop riche, et l’on souffre de cette contrainte. Au sortir de Venise, dont la séduction est si peu compliquée, de la Toscane dont la nature et l’art se ramènent à un petit nombre de formules claires, et dont l’histoire est condensée en quelques siècles, la variété de Rome accable et déroute. Trop de quartiers modernes, aux larges rues, aux enseignes polyglottes, voisinent avec les champs de fouilles ; trop de bâtisses jaunâtres, sans silhouette et sans caractère, encombrent la ville, quand on la regarde du haut du Pincio ou du Janicule ; on a peine à mettre un nom sur les campaniles et les dômes trop serrés, sur les palais trop uniformes. Entre les ruines de la Rome païenne et la somptuosité de Saint-Pierre, on hésite, appelé par des sollicitations contraires ; et l’on est encore distrait et dérangé par l’agitation cosmopolite du Corso, ou par la rumeur des séances à Montecitorio. De cette confusion résulte une sorte de lassitude, d’étourdissement, où se mêle un peu de désillusion.

Tous doivent traverser, au début, cette période de gêne, d’adaptation insuffisante. Il arrive parfois que l’on quitte Rome avant de s’y être acclimaté ; alors, sans se l’avouer, on garde contre elle quelque rancune, et par la suite on s’attarde à son souvenir moins volontiers qu’à celui de Florence ou de Naples. Mais si l’on peut y prolonger son séjour, si, par un progrès insensible, on réussit à connaître et à comprendre Rome, à y vivre, non plus en étranger de passage, mais en hôte naturalisé, un moment vient où l’on s’aperçoit qu’aucune ville, même italienne, n’est comparable à celle-ci. C’est qu’à la longue on a subi le charme de Rome, plus pénétrant qu’aucun autre ; une fois pris, on ne se libérera plus.

Nulle part sans doute plus qu’à Rome la douceur de vivre n’est une réalité ; une atmosphère de bien-être y entoure l’existence. Stendhal l’a dit, en un mot significatif que rappelle M. Schneider : le climat de Rome « suffit au bonheur ». Ce n’est pas qu’il soit une fête perpétuelle ; seulement, à qui sait en tirer parti, il procure des joies presque ininterrompues, et variées suivant les saisons. Il faut passer condamnation sur les grosses pluies d’hiver : encore Gæthe leur sait-il gré d’aviver le vert des arbres et des pelouses. Mais il y a un plaisir dans la tramontane, le vent salubre du nord qui siffle et pique rudement, à certains jours de décembre et de janvier ; il y a une volupté dans le scirocco, qui apporte du sud une chaleur moite, énervante et molle. Au printemps, les actes les plus élémentaires, ouvrir les yeux, respirer, marcher, deviennent une raison d’être heureux : les couleurs sont intenses, la vie palpite dans la lumière éclatante ou l’ombre tiède. Quant à l’été romain, il est calomnié : en juillet, le soleil a beau écraser de flamme les grandes places et les avenues spacieuses, assoupir Rome entière de midi à trois heures ; les rues étroites, qui sont les seules rues vraiment italiennes, conservent pour les flâneurs de la fraîcheur et de l’intimité ; les soirs sont longs et beaux ; la nuit, la foule qui anime les promenades ne peut se décider à regagner les maisons et à s’endormir.

Les églises et les palais de Rome fournissent à l’existence un cadre dont on ne reconnaît pas tout de suite la perfection. Les façades du xviie et du xviiie siècles sont les plus nombreuses : on s’intéresse peu, d’abord, à ces architectures baroques, colonnades illogiques, ornements semés à profusion, statues déclamatoires, vestibules prétentieux derrière lesquels rien de sérieux n’apparaît. Puis on se rend compte que ces monuments, dont chacun pris en soi peut sembler banal ou de mauvais goût, forment des ensembles typiques et charmants. Sous les rayons excessifs de midi ou sous le clair de lune, on les apprécie comme il faut les apprécier, comme des décors agréables, pas tout à fait réels et solides, d’une pompe un peu factice, accessoires appropriés d’une vie heureuse ; la place d’Espagne, la place du Peuple, la place Colonna, la place Navone sont autant de compositions irréprochables, quoi que l’on veuille penser de tel ou tel morceau.

Au milieu de ces « fabriques » se groupent naturellement les silhouettes des paysans du Latium, drapés dans leurs manteaux, des femmes aux bijoux lourds, aux costumes polychromes ; l’afflux des étrangers et de la civilisation internationale n’a pas chassé de Rome le pittoresque local. Le mercredi et le dimanche, dans les quartiers qui longent le Tibre, c’est une foule remuante et bigarrée de personnages habillés à souhait pour les peintres. Car Rome n’est pas, comme Paris ou Londres, une grande ville entièrement isolée de la vie rurale : la campagne pénètre en elle, envoie Jusque dans les rues les plus fréquentées ses chariots attelés de bœufs, ses diligences archaïques, son odeur d’herbe et de vin frais. Au surplus, des collines entières, dans l’enceinte de Rome, sont déjà les champs : dans les sentiers du Petit Aventin, quand les vergers sont en fleurs, on croit traverser les jardins d’un lointain village ; la moitié de la Rome impériale dort sous les pépinières et les vignes, Aussi le voyageur ne peut-il, dans sa mémoire, séparer Rome de la campagne qui l’entoure ; parmi les images qu’il évoque le plus volontiers, beaucoup lui viennent de la plaine qui s’étend des murs de Rome à la mer et aux montagnes, avec ses horizons calmes, ses ruines, ses fermes pauvres, sa tristesse émouvante et légendaire.

La complexité d’impressions et de souvenirs qui empêche l’étranger d’être conquis dès le premier jour est précisément ce qui fait, après un peu d’accoutumance, la séduction suprême de Rome. « Complexité et harmonie », c’est le sous-titre que M. Schneider a préféré pour son livre, la formule qui lui semble résumer le mieux l’essence de la ville. Rome a ce privilège de réunir en elle les traces de toutes les époques, des civilisations les plus diverses, les sanctuaires des religions les plus opposées, et de résoudre en harmonie toutes ces notes, tous ces accords disparates. On y comprend, dit M. Schneider, parce qu’on l’y rencontre partout traduit dans les faits, le principe hégélien de l’identité des contradictoires ; ou bien encore : « Ici la loi de l’évolution est partout visible : à l’œil nu. » Des « correspondances » délicates relient le monde moral au monde physique, le présent au passé, l’art à la nature ; et la beauté de Rome est inexprimable, parce que le langage, nécessairement analytique, nous oblige à fractionner une réalité qu’il faudrait rendre telle qu’elle est sentie, comme la synthèse achevée d’éléments multiples.

Rome est pleine de passé. Que l’on s’arrête au hasard de la marche, dans le premier carrefour venu : des images anciennes ne tarderont pas à se présenter ; le nom antique du lieu, transparaissant quelquefois encore dans le nom moderne, rappellera, des âges lointains où s’enfoncent la République et l’Empire, quelque événement illustre, qui, là, au contact des choses, semble se rapprocher et devenir moins fabuleux ; ou bien l’on songera que ce décor, à peine modifié, est celui où furent vécues les chroniques et les histoires de l’Italie médiévale et moderne : ces dalles, ces fontaines, ces madones n’ont guère changé à travers les générations ; en face d’elles, l’éclat ou l’atrocité des faits où elles furent mélées s’impose davantage à l’esprit. Tant d’hommes célèbres sont venus dans cette ville, pour agir ou pour contempler, qu’on pourrait presque placer sur chaque maison une de ces plaques commémoratives si chères aux Italiens, qui connaissent les qualités de leur langue. Ce sol est tout bossué de ruines ; les siècles écoulés, ici, sont partout présents.

Une promenade à travers Rome fait surgir ainsi dans la mémoire, avec un relief nouveau, les souvenirs qu’y a déposés l’éducation classique, et qui n’étaient guère, avant cette expérience directe, que des ombres sans corps. L’instruction que nous avons reçue confère une importance sans égale, un intérêt universel aux événements et aux hommes par lesquels la petite cité latine accrut progressivement son empire ; Cincinnatus et Menenius Agrippa ne sont plus des gloires locales : grâce à la culture classique, ils sont devenus des types représentatifs de l’humanité ; et reconnaître le champ que Cincinnatus labourait, la colline où Menenius allait raconter son apologue, ce n’est pas regarder un champ quelconque, une colline semblable à toutes les collines. Si l’on peut soutenir, d’ailleurs, que notre éducation, en cela, n’est pas sans fausser les proportions vraies, qu’elle nous fait voir trop grande une réalité assez humble et commune, du moins Rome, après les siècles de ses débuts et ses guerres âpres contre les peuplades d’alentour, a tenu dans l’histoire du monde assez de place pour que son passé occupe légitimement nos imaginations. Sur ce double sommet du Capitole que dominent maintenant l’ambassade d’Allemagne et l’église d’Ara Cali, la puissance romaine s’affirmait par le temple où la triade divine protégeait l’éternité de la ville, par la citadelle réservée comme un dernier refuge contre les invasions gauloises ou les menaces d’Hannibal. Sur ce mont Palatin, où les restes des vastes constructions en briques alternent avec les lauriers et les yeuses, les empereurs ont organisé la gigantesque machine administrative qui étendait sur l’univers la discipline et la paix romaine. Et si la révolution qui mit fin aux sociétés antiques est partie de Judée et d’Asie Mineure, c’est ici, après les malédictions passagères de l’Apocalypse, qu’est né vraiment l’ordre nouveau des choses, et que le système du monde, en retrouvant une position d’équilibre, fixa pour plusieurs siècles son centre de gravité. Le Latran et le Vatican, comme le Forum, sont des entassements d’histoire.

Sur quelque point de Rome que l’on médite, la pensée découvre une profonde superposition de souvenirs. Pour mieux dire, les traces des différentes époques se pénètrent intimement, l’antiquité et le christianisme se rejoignent par d’innombrables contacts ; transition, filiation, évolution, tels sont les mots qui s’offrent d’abord pour exprimer l’idée dominante de ce pays. « Il y a ici entre tous les legs du passé, moellons ou sentiments, dit M. Schneider, la cohésion que donne le fameux ciment romain. » La passion conservatrice des Romains antiques, le goût des modernes pour les combinazioni, sont les applications particulières de cet art d’harmoniser les contrastes par lequel semble se manifester le « génie du lieu ». La cabane de Romulus subsistait sur le Palatin près de la haute demeure de Tibère ; le Quirinal et le Vatican vivent l’un en face de l’autre en ennemis pacifiques, qui se plaisent aux relations de bon voisinage. Entre l’art de l’antiquité profane et l’art du christianisme primitif on aperçoit chaque jour de nouvelles soudures ; les statues de Cérès et de Junon, à Sainte-Agnès, à Sainte-Croix, sont vénérées sous le vocable des saintes ; les plafonds de mainte basilique s’appuient sur des colonnes arrachées aux temples ; la Renaissance a pu, sans scandale, glorifier païennement la nature dans les églises et dans le palais des papes. La terre italienne est trop belle pour permettre le mysticisme pur des contrées septentrionales : une cathédrale gothique comme celle d’Amiens ou de Chartres serait ici un non-sens ; dans les cloîtres les plus religieux, les palmiers ou les orangers posent une note de joie mondaine et de bonheur terrestre. Les termes qui ailleurs se combattraient et se feraient antithèse, se rapprochent à Rome et se rejoignent. Cette continuité sans heurt qui va des époques archéologiques aux temps modernes est sentie plus ou moins nettement par tous, même les moins instruits. Les mœurs la traduisent, le langage la proclame : oisifs et hommes d’affaires se pressent sur la place Colonna comme autrefois sur le Forum ; personne ne songe à s’étonner que le commissariat de police soit la questura et que le juge de paix soit un pretore. L’éternité de Rome consiste à rester identique à elle-même sous la succession des formes.

Cela revient à dire qu’il y a dans Rome une vitalité supérieure à toutes les vicissitudes, et que l’histoire d’une telle cité n’est jamais close. Quand elle semblait près de succomber sous les invasions barbares, elle a reçu par le christianisme une nouvelle et puissante raison d’être. De même, lorsque la domination des papes eut cessé de faire sa grandeur, au moment où, appauvrie et dépeuplée, elle sentait la vie se retirer d’elle, l’avenir s’est rouvert devant elle une fois de plus, du jour où la nation italienne, unifiée et libre, la salua sa capitale. Rome n’est pas seulement une collection de monuments historiques : elle est une grande ville de l’Italie contemporaine, elle prospère et se développera.

M. Schneider n’a pas négligé de nous l’indiquer, et c’est peut-être un des mérites les plus remarquables de son livre. Trop souvent on est porté à visiter l’Italie comme un vaste musée, à n’y considérer que les gloires du passé, à ne pas jeter les yeux sur les œuvres présentes, ou à ne les voir que pour les juger laides et inopportunes. On fait halte aux vieilles petites villes mortes, comme Urbin et San Gimignano, que rien ne galvanisera plus ; on passe rapidement à travers Turin, qu’emplit un bourdonnement d’industrie et de commerce ; on ignore Livourne et son port où se rangent les vaisseaux anglais, allemands, russes et grecs. Et ces itinéraires sont légitimes, pour qui ne cherche en voyageant que son plaisir ou la satisfaction de ses curiosités esthétiques ; mais il faut ne rien laisser hors de son examen si l’on veut mettre dans un livre un jugement équitable sur l’Italie. Le temps n’est plus où l’on pouvait se contenter, comme Diderot le conseillait aux Jeunes peintres, de regarder les fruitières installées sous les débris des arcs triomphaux, et d’approuver en artiste l’effet du contraste ; où l’on se complaisait, avec Chateaubriand, à promener sur les plaines fiévreuses une mélancolie hautaine, en spectateur désintéressé.

L’Italie d’aujourd’hui, qui s’est acquis, si vite, une si belle place parmi les nations, et que l’on devine toute frémissante de force et d’espoir, M. Schneider a su la discerner, même dans Rome, où l’attention pourrait être captivée par tant d’autres objets. Il n’a pas opposé la Rome moderne aux deux Romes qui l’ont précédée, comme avait fait Zola, qui, d’ailleurs, venu dans une période de crise financière et de désarroi moral, vit surtout les faiblesses dont l’Italie contemporaine s’était incomplètement débarrassée ; M. Schneidera perçu, en ceci comme pour le reste, l’harmonie fondamentale où se réunissent les trois époques de la ville. Ne reconnaît-il point l’haleine enflammée de Cacus dans les fumées de l’usine à gaz, établie au bas de la pente où la tradition localisait la caverne du brigand mythique ? Dans les maisons ouvrières qui se construisent près du Monte Testaccio, il a senti l’âme authentique du vieux quartier, peuplé de manœuvres et de prolétaires. Il ne s’est pas donné le plaisir facile de railler le monument à Victor-Emmanuel dont les travaux énormes et lents couvrent tout un versant du Capitole : il a compris qu’une espèce de nécessité naturelle pousse aux constructions grandioses les occupants de ce sol (ceci était bien noté par Zola), et qu’il appartient à l’Italie nouvelle de mettre sur la ville une marque que le temps rendra vénérable à son tour. La statue de Garibaldi, sur le Janicule, est très belle ; M. Schneider ne craint pas de le dire. Remercions-le de ce courage. Imitons-le à l’occasion : avouons que si les bords du Tibre, tels que les représentent les aquarelles d’il y a quarante ans, étaient d’un désordre pittoresque, il est bien commode aussi de se promener sur des quais larges et de se savoir à l’abri des inondations ; déclarons que nul quartier moderne, à Rome, ne manque tout à fait d’agrément pour celui qui n’y apporte point de prévention hostile ; et reconnaissons aux vivants le droit de continuer les morts.

Car l’effort de la jeune Italie n’est point une rupture révolutionnaire avec le passé : il s’agit au contraire de reprendre avec une vigueur nouvelle d’antiques traditions, pendant quelque temps affaiblies. Ce qui a soutenu l’Italie, depuis Rienzi, à travers une horrible histoire de tyrannies et de guerres, c’est le souvenir du nom romain : la même pensée filiale suscite aujourd’hui l’énergie de la nation. La Maremme toscane, sous l’effort héroïque des défricheurs, redeviendra peu à peu la région habitée et féconde qu’elle était au temps des Étrusques. Ostie est patiemment reconquise sur la malaria. On y lit une inscription à la mémoire des travailleurs ravennates qui, appelés des premiers à l’œuvre d’assainissement, moururent à la besogne : « Visiteurs, dit la pierre, venus pour contempler les ruines des siècles antiques, levez un moment la tête : honorez les précurseurs et les martyrs de la nouvelle civilisation de Rome Éternelle, la nuovissima civiltà di Roma Eterna ! » Ainsi le terrassier, l’ouvrier des champs apparaissent comme les héritiers de la force romaine qui, autrefois, a conquis le monde. Une revue d’études maritimes, expression de ce culte pour la marine qui est si vivace en Italie, depuis Duilius, et que M. Schneider n’a pas omis de signaler, a emprunté aux historiens anciens ce titre magnifique : Mare Nostrum. L’orgueil d’être Latins, et de se savoir, dans Rome, au cœur de la latinité, est un des motifs sur lesquels insistent le plus volontiers les jeunes écrivains, dans les livres et les revues. Une ambition qui enfonce ses racines dans un si lointain passé est juste, et sera créatrice. Rome, d’année en année, se peuple et s’anime ; hors des murs, les habitations à bon marché et les usines font reculer le désert. Ville « mondiale », — M. Schneider a recueilli le mot jusque dans les réclames des hôtels, — Rome porte, sans faiblir, le poids effrayant de sa renommée.

Parce que l’existence, dans l’atmosphère romaine, est extrêmement douce, parce que beaucoup de grands souvenirs y planent, parce qu’on y sent, autour de soi, l’activité d’une capitale moderne, la nostalgie de Rome est peut-être, de toutes les nostalgies, la plus aiguë et la plus tenace. Quitter Rome est une vraie peine, comme de perdre quelqu’un. Le livre de M. Schneider est un bon livre, s’il entretient le regret de Rome chez ceux qui l’ont connue, s’il communique aux autres le désir d’aller la connaître ; tous y trouveront un secours pour mieux comprendre la beauté diverse de la ville, la leçon de joie, de force et d’harmonie qui se dégage de sa splendeur.

  1. Rome, par René Schneider, Paris, Hachette, 1907.