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À propos du Dieu de Socrate

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À propos du Dieu de Socrate
Traduction par Alphonse Aulard.
Firmin Didot (p. 135-147).


Chapitre 1

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Platon, examinant la nature de toutes les choses, et principalement celle des êtres animés, les a divisés en trois classes : il a cru qu’il y avait des dieux supérieurs, des dieux intermédiaires, et des dieux inférieurs. Il les a distingués entre eux non seulement par leurs demeures, mais encore par la perfection de leur nature ; et il fonde cette différence non sur un ou deux aperçus, mais sur de nombreuses considérations. Il établit d’abord, pour plus de clarté, la distinction des lieux ; et, comme le demande leur majesté, il assigna le ciel aux dieux immortels. Parmi ces dieux célestes, les uns se montrent à nos regards ; les autres sont découverts par notre intelligence. Ainsi nous vous voyons avec les yeux, --- Vous, astres éclatants, Qui réglez dans les cieux la course des années. Mais nos yeux ne voient pas seulement ces astres principaux : le soleil, créateur du jour ; la lune, rivale du soleil, splendeur de la nuit, qui tantôt forme un croissant, tantôt ne se montre qu’à moitié et tantôt apparaît dans son plein, flambeau variable, brillant d’un éclat plus vif à proportion qu’il s’éloigne du soleil, mesurant les mois dans ses périodes régulières, périodes qui se composent, d’accroissements et de décroissements égaux. La lune, comme le pensent les Chaldéens, brille-t-elle d’un éclat qui lui est propre, et, lumineuse d’un côté, obscure de l’autre, doit-elle à la révolution de son globe les changements de sa couleur, de sa forme et de son étendue ? ou, corps dense et manquant par lui-même de toute lumière, absorbe-t-elle, comme un miroir, les rayons obliques ou opposés du soleil ? et, pour me servir des expressions de Lucrèce, la lumière "Qui jaillit de ce corps n’est-elle que d’emprunt ?"

Chapitre 2

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Nous examinerons plus tard laquelle de ces deux opinions est la véritable ; mais il est certain que ni Grec ni Barbare n'a révoqué en doute la divinité du soleil et de la lune. Ces astres, comme je l'ai dit, ne sont pas les seuls dieux supérieurs ; il y a encore les cinq étoiles que le vulgaire ignorant appelle errantes, quoiqu'elles suivent invariablement une marche éternelle, régulière et certaine : si elles ont des routes différentes, elles conservent toujours une vitesse égale et semblable, une progression, un retour admirablement déterminés par leur situation et par l'obliquité de leur courbe ; cet ordre merveilleux n'a pas échappé à ceux qui ont étudié le lever et le coucher des astres. Les partisans du système de Platon doivent aussi mettre au nombre des dieux visibles, « l'Arcture, les pluvieuses Hyades et les deux Ourses » ainsi que les autres constellations lumineuses ; admirable chœur que nous voyons, par un ciel pur, briller d'un sévère éclat ; majestueuses beautés de la nuit parsemée d'étoiles, lumières éblouissantes qui reflètent, comme dit Ennius, une multitude de figures sur ce magnifique bouclier du monde. Il y a aussi une autre espèce de dieux que la nature a refusés à nos regards, mais que nous apercevons dans les contemplations de l'intelligence, lorsque nous les considérons attentivement avec les yeux de l'esprit. Parmi eux se trouvent les douze suivants, dont Ennius a rassemblé les noms dans deux vers : Junon, Vesta, Minerve, Cérès, Diane, Vénus, Mars, Mercure, Jupiter, Neptune, Vulcain, Apollon. Et les autres de la même nature, dont les noms depuis longtemps sont familiers à nos oreilles, et dont notre esprit comprend la puissance par les différents bienfaits qu'ils nous prodiguent dans la vie, selon leurs diverses attributions.

Chapitre 3

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Mais le vulgaire profane, ignorant la philosophie et les choses saintes, privé de raison et de croyances, étranger à la vérité, le vulgaire crédule ou insolent méconnaît les dieux par un culte ridicule ou par ses insolents dédains ; les uns sont superstitieux, les autres méprisants ; ceux-là par faiblesse, ceux-ci par orgueil. En effet, le plus grand nombre révère tous ces dieux qui habitent les hautes régions de l'air, et qui sont fort éloignés des faiblesses humaines ; mais les honneurs qu'il leur défère sont indignes d'eux. Tout le monde craint les dieux, mais sans en savoir la raison ; peu les nient, et c'est par impiété. Ces dieux, d'après Platon, sont des natures incorporelles, animées, sans fin comme sans commencement, éternelles dans l'avenir et dans le passé, n'ayant aucun contact avec les corps ; parfaites et destinées à la béatitude suprême, bonnes par elles-mêmes, ne participant d'aucun bien extérieur, et atteignant l'objet de leur désir par un mouvement facile, simple, libre et sans entraves. Parlerai-je du père des dieux, de celui qui crée et gouverne toutes choses, qui n'est astreint à aucune action, à aucun devoir particulier ? Que dirais-je de lui, lorsque Platon, ce philosophe doué d'une éloquence divine, d'une pénétration égale à celle des Immortels, a souvent répété que la majesté de cet être, seul et infini, était au-dessus des termes et des expressions, et que nulle parole humaine ne pouvait donner la moindre idée de sa perfection ; que les sages eux-mêmes, après s'être élevés, autant qu'ils ont pu, au-dessus de la portée des sens, arrivent à peine à l'intelligence de ce dieu ; et que leur illumination d'ordinaire ressemble à l'éclair qui brille dans une épaisse obscurité ? Je ne m'arrêterai donc pas à cet endroit ; la force me manquerait, puisque mon maître, Platon lui-même, n'a trouvé aucune expression digne d'un si grand sujet : en présence d'une matière qui excède la portée de mon faible génie, je suis contraint de battre en retraite, et du ciel je vais ramener mon discours sur la terre, où l'homme est le premier des animaux. A la vérité la plupart des hommes, dépravés par leur insouciance de toute morale, abandonnés aux erreurs et aux crimes, de doux qu'ils étaient naturellement sont devenus tellement féroces, que l'homme pourrait être regardé comme le dernier des animaux de la terre. Mais en ce moment il s'agit moins de disputer sur ses égarements, que de mettre en lumière la division de la nature.

Chapitre 4

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Les hommes sont doués de la raison et de la parole ; leur âme est immortelle, leur corps périssable ; leur esprit léger, inquiet ; leurs sens grossiers et faillibles : ils diffèrent entre eux par leurs mœurs, et se ressemblent par leurs égarements, par leur audace, par l'opiniâtreté de leurs espérances, par leurs vains labeurs, par leur fragile fortune : chaque homme isolé est mortel, mais le genre humain existe, se reproduit et se renouvelle perpétuellement : leur vie est rapide, leur sagesse tardive, leur mort prompte ; et la terre est la demeure où ils passent leur existence douloureuse. Vous avez ainsi deux sortes d'êtres animés, les hommes et les dieux : mais ceux-ci diffèrent des hommes, dans leurs hautes sphères, par la perpétuité de leur vie, par la perfection de leur nature ; ils n'ont rien de commun avec nous, puisque l'immensité sépare leurs demeures des nôtres, puisqu'ils ont une jeunesse éternelle, inaltérable, et que notre vie est fragile et rapide : outre qu'ils sont destinés à la béatitude, tandis que nous sommes courbés sous le poids des misères.

Chapitre 5

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Quoi ! la nature n'est donc unie à elle-même par aucun lien ; mais, divisée en partie divine et en partie humaine, elle s'est rendue impuissante par cette scission ? Car, ainsi que Platon l'a dit, aucun dieu n'est mêlé aux hommes, et la marque la plus évidente de leur sublimité c'est que jamais ils ne se souillent de notre contact. Quelques-uns seulement, comme les astres, apparaissent à notre débile vue, et encore ne sommes-nous pas d'accord sur leur grandeur et leur couleur : les autres ne sont compris que par les efforts de notre intelligence. Il ne faut point s'étonner si les dieux immortels échappent à notre vue, puisque, même parmi les hommes, celui que la fortune a élevé au trône, siège mouvant et fragile, se retire loin de tous, et, fuyant l'approche du vulgaire, se cache, pour ainsi dire, dans sa dignité : car la familiarité fait naître le mépris, et la rareté des rapports inspire une respectueuse admiration. Cependant, dira-t-on, que faire d'après cette opinion sublime peut-être, mais presque inhumaine ? que faire, si les hommes, repoussés loin des Immortels, relégués dans le Tartare de cette vie, privés de toute communication avec les dieux, n'ont aucune divinité qui veille sur eux, comme un pasteur sur ses brebis, comme un écuyer sur ses coursiers, comme un bouvier sur ses troupeaux ; si nulle puissance céleste ne modère la fureur des méchants, ne guérit les malades, ne soulage les indigents ? Vous dites qu'aucun dieu ne s'occupe des choses humaines : à qui donc dois-je adresser mes prières ? à qui offrirai-je mes vœux ? à qui immolerai-je des victimes ? qui pourrai-je invoquer comme le protecteur des malheureux, le défenseur des innocents, l'ennemi des pervers ? qui appellerai-je enfin comme le juge de mes serments ? Dirai-je, comme l'Ascagne de Virgile : « Je jure sur cette tète, sur laquelle mon père faisait ses serments ? » Sans doute, Jule, ton père pouvait invoquer ce gage sacré parmi les Troyens, qui étaient issus de la même race que lui, et peut-être encore parmi les Grecs, qui l'avaient connu dans les combats ; mais parmi les Rutules, que tu viens de connaître tout récemment, si personne ne veut se fier à cette tête, quel dieu répondra pour toi ? En appelleras-tu, comme le féroce Mézence, à ton bras et à ton javelot ? car ce tyran n'avait de respect que pour ses armes : "Mon dieu, c'est cette main, c'est ce trait que je lance." Écartez ces dieux si cruels, cette main fatiguée de meurtres, ce javelot rouillé par le sang : ni l'un ni l'autre n'a rien en soi qui mérite qu'on les invoque ou qu'on jure par eux ; cet honneur n'appartient qu'au maitre des dieux car le serment, comme le dit Ennius, c'est le jurement de Jupiter. Et que faire ? Faut-il jurer par le Jupiter en pierre, selon l'ancienne coutume des Romains ? Mais, si l'opinion de Platon est vraie, si les dieux n'ont aucune communication avec les hommes, la pierre m'entendra-t-elle plus facilement que Jupiter ?

Chapitre 6

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Non, vous répondra Platon par ma bouche, non, les dieux ne sont pas tellement distincts et séparés des hommes, qu'ils ne puissent entendre nos vœux. Ils sont, il est vrai, étrangers au contact, mais non au soin des choses humaines. Il y a des divinités intermédiaires qui habitent entre les hauteurs du ciel et l'élément terrestre, dans ce milieu qu'occupe l'air, et qui transmettent aux dieux nos désirs et les mérites de nos actions : les Grecs les appellent démons. Messagers de prières et de bienfaits entre les hommes et les dieux, ces démons portent et reportent des uns aux autres, d'un côté les demandes, de l'autre les secours ; interprètes auprès des uns, génies secourables auprès des autres, comme le pense Platon dans son Banquet, ils président aussi aux révélations, aux enchantements des magiciens, à tous les présages. Chacun d'eux a ses attributions particulières. Ils composent les songes, découpent les victimes, règlent le volet le chant des oiseaux, inspirent les devins, lancent la foudre, font briller les éclairs, et s'occupent enfin de tout ce qui nous révèle l'avenir : toutes choses que nous devons croire commandées par la volonté, la providence et les ordres des dieux, et accomplies par le soin, l'obéissance et le ministère des démons.

Chapitre 7

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C'est par eux, par leur entremise, qu'Annibal est menacé en songe de la perte d'un oeil ; que Flaminius, à la vue des entrailles de la victime, craint une défaite ; que les augures découvrent à Navius Attus la propriété merveilleuse de la pierre à aiguiser ; que quelques hommes voient briller des signes précurseurs de la royauté qui les attend ; qu'un aigle couronne Tarquin l'Ancien, qu'une flamme illumine la tête de Servius Tullius ; enfin, ce sont ces divinités intermédiaires entre les hommes et les dieux qui inspirent les présages des augures, les sacrifices toscans, les vers des Sibylles, et qui indiquent les lieux frappés de la foudre. Ce sont là tout autant d'attributions de ces puissances intermédiaires entre les hommes et les dieux. Certes il ne conviendrait pas à la majesté des dieux suprêmes qu'aucun d'eux présentât un songe à Annibal, ou déchirât la victime de Flaminius, ou fit voler un oiseau près d'Attus Navius, ou mît en vers les prédictions de la Sibylle, ou enlevât le bonnet de Tarquin pour le lui rendre, ou fît paraître tout en feu la tête de Servius sans la brûler. Les divinités du ciel ne sauraient descendre à ces détails : c'est l'emploi de ces puissances intermédiaires dont la demeure est cet espace de l'air contigu à la terre et aux cieux, et qui y habitent, ainsi que chaque espèce animée dans l'élément qui lui est propre, dans l'air tout ce qui vole, sur la terre tout ce qui marche.

Chapitre 8

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Et comme il y a quatre éléments bien connus, qui sont, pour ainsi dire, les quatre grandes divisions de la nature ; de sorte que la terre, l'eau et le feu ont chacun leurs animaux (Aristote prétend que dans les fournaises ardentes il se trouve certains animaux ailés qui voltigent et passent leur vie dans le feu, qui naissent et s'éteignent avec lui) ; comme tant d'astres brillants roulent, ainsi que je l'ai dit plus haut, dans l'éther, où est la plus vive et la plus pure source du feu : pourquoi l'air, ce quatrième élément, qui occupe tant d'espace, serait-il vide de toutes choses, et seul condamné par la nature à n'avoir pas d'habitants ? pourquoi ne ferait-elle pas naître dans l'air des animaux aériens, comme elle en produit d'enflammés dans le feu, de fluides dans l'eau, de terrestres sur la terre ? Car ceux qui assignent l'air pour demeure aux oiseaux commettent une erreur évidente : d'abord aucun oiseau ne s'élève au-dessus de l'Olympe, le mont le plus élevé du globe, et dont la hauteur, selon la mesure des géomètres, n'atteint pas dix stades : de plus, à partir de ce mont, s'étend un immense espace d'air jusques au premier cercle de la lune, où commence véritablement l'éther. Que direz-vous donc de cette grande étendue d'air qui se trouve entre le sommet de l'Olympe et le cercle le plus rapproché de la lune ? Sera-t-elle vide d'animaux qui lui soient propres, et cette partie de la nature serait-elle morte et impuissante ? Car observez que l'oiseau est plutôt un animal terrestre qu'aérien ; sa nourriture est sur la terre ; c'est là seulement qu'il prend sa vie, c'est là qu'il repose ; et quand il vole, il ne traverse que l'air le plus proche de la terre ; enfin, lorsque les ailes qui lui servent de rames sont fatiguées, la terre le reçoit comme un port.

Chapitre 9

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Puisque la force du raisonnement veut que l'on admette l'existence d'animaux propres à l'air, il reste à traiter de leur nature et de leurs propriétés. Ils ne seront pas terrestres, autrement leur poids les emporterait ; ils ne seront pas formés du feu, car ils seraient enlevés hors de leur sphère par la force de la chaleur : il faut donc combiner une nature intermédiaire, comme le lieu où elle se trouve, afin que la constitution des habitants soit en harmonie avec la région qu’ils occupent. Formons par la pensée, créons une espèce d’animaux ainsi faits qu’ils ne soient ni aussi lourds que ceux de la terre, ni aussi légers que ceux de l’éther ; qui diffèrent des uns et des autres par quelques propriétés, ou qui tiennent de tous les deux, soit qu’on admette ou qu’on écarte la participation des deux natures ; remarquons toutefois que la formation qui admet le mélange est plus intelligible que celle qui l’exclut. Ainsi donc le corps de ces démons aura quelque pesanteur pour qu’ils ne soient pas enlevés aux régions supérieures, et quelque légèreté pour qu’ils ne soient pas précipités en bas.

Chapitre 10

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D’abord, pour que vous ne m’accusiez pas de vous présenter des créations incroyables, comme font les poètes, je vais vous donner un exemple de cet équilibre : les nuées ont dans leur formation quelques rapports avec les corps dont je vous parle : si elles étaient aussi légères que les choses qui manquent de pesanteur, jamais elles ne s’abaisseraient, ainsi que nous l’avons souvent remarqué, au-dessous du sommet des montagnes qu’elles semblent couronner. Et si, d’autre part, elles étaient tellement lourdes, tellement denses, qu’aucun principe léger ne les soulevât, elles tomberaient de leur propre poids, comme une masse de plomb ou comme une pierre, et viendraient se briser contre la terre. Mais elles sont suspendues et mobiles, elles courent çà et là dans l’océan des airs, comme un vaisseau gouverné par les vents ; elles changent de forme, selon qu’elles s’éloignent ou se rapprochent de la terre : lorsqu’elles sont grosses des eaux célestes, elles s’abaissent comme pour enfanter ; et plus leur fardeau est pesant, plus elles descendent, noires et menaçantes, et plus lente est leur marche : au contraire, lorsqu’elles sont moins chargées, elles s’élèvent dans l’espace plus rapides et plus transparentes, et s’enfuient pareilles aux toisons d’une laine légère. N’entendez-vous pas les admirables vers de Lucrèce sur le tonnerre : « Quand le tonnerre ébranle le sommet des cieux, c’est que les nuages aériens s’élancent dans les airs, et s’entrechoquent, poussés par des vents qui se combattent. »

Chapitre 11

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Si donc les nuées qui se forment entièrement de la terre, et qui y retombent ensuite, s’élèvent en haut, que pensez-vous des corps de ces démons dont la combinaison est bien plus subtile ? Ils ne sont point, comme elles, formés de ces vapeurs épaisses, de ces brouillards impurs, mais bien de l’élément le plus pur, de la sérénité même de l’air : c’est à cause de cela qu’ils n’apparaissent pas facilement aux mortels ; et s’ils deviennent visibles, c’est par la volonté des dieux. Car ils n’ont point cette solidité terrestre qui intercepte la lumière, qui retient le regard et qui concentre nécessairement la vue ; mais les tissus de leur corps sont rares, brillants, et déliés ; de sorte que leur éclat échappe à notre œil, éblouit et trompe nos regards. Il faut mettre dans cette catégorie la Minerve d’Homère, lorsqu’elle vient au milieu des Grecs pour apaiser Achille.

Οϊψ φαινομένη, τών άλλων οϋτες όρατο,

Essayons un peu de traduire ce vers… m’y voici : Minerve donc, disions-nous, vient, par l’ordre de Junon, pour modérer Achille :

Visible pour lui seul, nul autre ne la voit.

Il faut y mettre aussi la Juturne de Virgile, quand elle s’avance au milieu des rangs de l’armée pour secourir son frère :

Et, mêlée aux soldats, elle reste invisible.

Elle n’est pas comme ce soldat de Plaute, qui se vante de son bouclier,

Dont l’éclat éblouit les yeux des ennemis.

Chapitre 12

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Mais pour ne pas aller plus loin, c’est dans cette espèce de démons que les poètes, sans s’écarter beaucoup de la vérité, prennent ordinairement les dieux qu’ils supposent amis ou ennemis de certains hommes, appliqués à élever et à soutenir les uns, à persécuter et à affliger les autres ; de sorte qu’ils éprouvent toutes les passions humaines, la compassion, la haine, la joie, la douleur ; et, comme nous, ils sont agités par les mouvements du cœur et les pensées tumultueuses de l’esprit. Mais les dieux suprêmes vivent tranquilles, étrangers à tous ces troubles, à toutes ces tempêtes : ces habitants du ciel jouissent d’une égalité d’âme et d’un calme éternels : pour eux point de douleur, point de volupté qui les transportent hors d’eux-mêmes ; point de changements subits, point de violence étrangère, car rien n’est plus puissant qu’un dieu ; point de changement spontané, car rien n’est plus parfait qu’un dieu. Comment croire que celui-là soit parfait, qui passe de son premier état à un état plus régulier ? nul ne change, s’il ne se repent de sa première position ; et changer, c’est condamner l’état qui a précédé. Ainsi donc un dieu ne doit ressentir aucune affection temporelle, ni l’amour, ni la haine : il est inaccessible à la colère, à la pitié, aux angoisses de la douleur, aux transports du plaisir : pour lui pas de passions, pas de tristesse, pas de joie, pas de volontés subites ou contradictoires.

Chapitre 13

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Tous ces mouvements et beaucoup d’autres conviennent à la nature moyenne des démons, qui, par le lieu qu’ils habitent et par la nature de leur esprit, tiennent le milieu entre les dieux et les hommes, ayant l’immortalité des uns et les passions des autres. En effet, de même que nous ils éprouvent tout ce qui excite les âmes ou qui les adoucit : ils sont irrités par la colère, touchés par la pitié, séduits par les dons, apaisés par les prières, exaspérés par les injures, charmés par les honneurs : enfin, semblables aux hommes, ils sont soumis à la diversité des passions. On peut les définir ainsi : les démons sont des êtres animés, raisonnables et sensibles, dont le corps est aérien et la vie éternelle : de ces cinq attributs, les trois premiers leur sont communs avec les hommes, le quatrième leur est propre ; ils partagent le dernier avec les dieux immortels, dont ils ne diffèrent que par la sensibilité. Je les appelle sensibles, non sans raison, puisque leur âme est soumise aux mêmes agitations que la nôtre.

Chapitre 14

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C'est pourquoi nous devons ajouter foi aux diverses cérémonies des religions, et aux différentes supplications usitées dans les sacrifices. Quelques-uns de ces démons aiment les cérémonies qu'on célèbre la nuit, et d'autres, celles qu'on célèbre le jour ; ceux-ci veulent un culte public, et ceux-là un culte particulier ; les uns demandent que la joie, les autres que la tristesse préside aux sacrifices et aux solennités qu'on leur consacre : ainsi les dieux de l'Égypte sont presque toujours honorés par des gémissements ; ceux de la Grèce, par des danses ; ceux des barbares, par le bruit des cymbales, des tambours et des flûtes. On observe la même différence, selon les coutumes de chaque pays, dans la marche des cérémonies, dans le silence des mystères, dans les fonctions des prêtres, dans les rites des sacrificateurs, et même dans les statues des dieux, dans les dépouilles qui leur sont offertes, dans la consécration des temples et dans le lieu où ils sont bâtis, dans la couleur et le sacrifice des victimes. Tous ces usages sont établis solennellement, selon les divers pays ; et souvent nous reconnaissons dans les songes, dans les présages et les oracles, que les dieux sont indignés, si par ignorance ou par orgueil on a négligé quelque détail de leur culte. Je pourrais citer une foule d'exemples de ce genre ; mais ils sont tellement connus et en si grand nombre, que celui qui voudrait les énumérer en oublierait beaucoup plus qu'il n'en citerait. Je n'entreprendrai donc point de rappeler ces faits, auxquels certains esprits peuvent ne point ajouter foi, mais qui sont du moins universellement connus. Il vaut mieux discourir des différentes espèces de génies cités par les philosophes, afin que vous puissiez clairement connaître quel était le pressentiment de Socrate, et quel était le dieu qu'il avait pour ami.

Chapitre 15

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Car, dans une certaine signification, l'âme humaine, même enfermée dans le corps, est appelé démon : "Cette ardeur nous vient-elle, Euryale, des dieux ? Ou divinisons-nous nos désirs furieux" ? Ainsi un bon désir de l'âme, c'est un dieu bienfaisant. De là vient que plusieurs, comme il a été dit, appellent g-eudaimohn (heureux) celui dont le démon est bon, c'est-à-dire, dont l'âme est formée par la vertu. Dans notre langue, on peut nommer ce démon, génie ; je ne sais si l'expression est parfaitement juste, mais je hasarde ce terme, parce que le dieu qu'il représente est l'âme de chaque homme : dieu immortel, et qui cependant naît ("gignitur"), en quelque sorte avec l'homme ; aussi les prières, dans lesquelles nous invoquons le "génie" et "Génita", me semblent expliquer la formation et le nœud de notre être, lorsqu'elles désignent, sous deux noms, l'âme et le corps, dont l'assemblage constitue l'homme. Dans un autre sens, on appelle encore démon l'âme humaine qui, après avoir payé son tribut à la vie, se dégage du corps ; je trouve que, dans l'ancienne langue des Latins, on la nommait "Lémure". Parmi ces Lémures il en est qui, divinités paisibles et bienfaisantes de la famille, sont chargés du soin de leur postérité ; ils portent le nom de Lares domestiques. D'autres au contraire, privés d'un séjour heureux, expient les crimes de leur vie dans une sorte d'exil ; et, vain effroi des bons, fléaux des méchants, ils errent au hasard : on les désigne généralement sous le nom de "Larves". Mais quand on n'est pas assuré du sort des uns ou des autres, ni si un génie est lare ou larve, on le nomme "dieu Mâne". Ce titre de dieu n'est qu'une marque de respect ; car on n'appelle véritablement dieux que ceux dont la vie fut réglée selon les lois de la justice et de la vertu, et qui, divinisés ensuite par les hommes, reçurent des temples et des hommages ; comme Amphiaraüs en Béotie, Mopsus en Afrique, Osiris en Égypte, tel autre chez une autre nation, Esculape partout.

Chapitre 16

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Cette division des démons ne regarde que ceux qui vécurent dans un corps humain ; mais il y a une autre espèce de démons non moins nombreux, supérieurs en puissance, d'une nature plus auguste et plus élevée, qui ne furent jamais soumis aux liens et aux chaînes du corps, et qui ont un pouvoir certain et déterminé. De ce nombre sont le Sommeil et l'Amour, qui exercent une influence opposée ; l'Amour, qui fait veiller ; le Sommeil, qui fait dormir. C'est dans cet ordre plus élevé que Platon met ces arbitres et ces témoins de nos actions, ces gardiens invisibles à tous, toujours présents, toujours instruits de nos actes et de nos pensées. Lorsque nous quittons la vie, ce génie qui a été donné à chacun de nous saisit l'homme confié à sa garde, et l'entraîne devant le tribunal suprême ; là il l'assiste dans sa défense, il rétorque ses mensonges, il confirme ses paroles, s'il dit vrai ; enfin c'est sur son témoignage que la sentence est portée. Ainsi donc, vous tous qui écoutez cette divine sentence que Platon prononce par ma bouche, réglez sur ce principe vos passions, vos actes et vos pensées, et n'oubliez pas que, pour ces gardiens, il n'est aucun secret au dedans ou au dehors de notre cœur ; que votre génie assiste à toute votre vie, qu'il voit tout, qu'il comprend tout, et, comme la conscience, pénètre dans les replis les plus cachés du cœur. Ce génie, c'est une sentinelle, un guide personnel, un censeur intime, un curateur particulier, un observateur assidu, un témoin inséparable, un juge familier qui improuve le mal, qui applaudit au bien ; qui doit être étudié, connu, honoré avec un soin religieux ; à qui nous devons, comme Socrate, l'hommage de notre justice et de notre innocence. Car, dans l'incertitude des événements, il prévoit pour nous ; dans le doute, il nous conseille ; dans le danger, il nous protège ; dans la misère, il vient à notre secours : il peut, tantôt par des songes, tantôt par des signes, quelquefois par sa présence visible, lorsqu'elle est nécessaire, il peut éloigner le malheur, appeler le succès, nous relever ou affermir notre fortune, éclaircir les nuages de la vie, nous guider dans le bonheur ou corriger l'adversité.

Chapitre 17

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Et maintenant qui s'étonnera si Socrate, cet homme éminemment parfait, sage au dire d'Apollon lui-même, connut et honora son dieu, son gardien, son lare familier (je puis l'appeler ainsi) qui écartait de lui tout ce qu'il fallait écarter, qui le protégeait contre tous les dangers, qui lui donnait tous les conseils nécessaires ? Et, alors que sa sagesse défaillait, que ses avis étaient impuissants, qu'il fallait des présages, c'était lui encore qui chassait le doute du cœur de Socrate par une révélation divine. En effet, il y a dans la vie bien des circonstances où les sages eux-mêmes sont forcés de recourir aux oracles et aux devins. Ne voyez-vous pas dans Homère, comme dans un grand miroir, cette distinction nettement posée entre les conseils de la sagesse et les avertissements du ciel ? Lorsque les deux colonnes de l'armée, Agamemnon, le roi puissant, et Achille, le guerrier formidable, se séparent, on sent le besoin d'un homme sage et éloquent, qui vienne fléchir l'orgueil d'Atride et l'ardeur du fils de Pélée, qui les domine par son autorité, les instruise par ses exemples, les calme par son discours. Qui se lèvera à cette heure ? qui prendra la parole ? C'est l'orateur de Pylos, ce respectable vieillard dont la voix est si douce et la sagesse si persuasive : tous le savent, son corps est affaibli par l'âge, mais son âme est pleine de sagesse et de vigueur, et ses paroles coulent comme le miel.

Chapitre 18

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Mais dans les revers de la guerre, lorsqu'il faut envoyer des émissaires qui pénétreront dans le camp des ennemis, au milieu de la nuit, qui choisira-t-on ? Ulysse et Diomède : ils représentent la prudence et la force, l'esprit et la main, la pensée et le glaive. Maintenant si les Grecs sont arrêtés en Aulide par des vents contraires, s'ils sont las d'attendre et de lutter contre les obstacles ; si, pour obtenir une mer calme, une traversée heureuse, il faut interroger les entrailles des victimes, et le vol des oiseaux, et la nourriture des serpents ; alors les deux sages de la Grèce, Ulysse et Nestor, restent silencieux : et Calchas, le plus habile des devins, jette un regard sur les oiseaux et sur l'autel ; et soudain le prophète a calmé les tempêtes, lancé les vaisseaux à la mer, et prédit un siège de dix ans. Pareillement, dans l'armée troyenne, lorsqu'il faut recourir aux augures, ce sénat si sage reste muet : nul n'ose parler, ni Hicétaon, ni Lampo, ni Clytius ; tous attendent en silence ou les terribles prédictions d'Hélénus, ou les prophéties de Cassandre, condamnée à n'être jamais crue. Et c'est ainsi que Socrate, dans les cas où les conselis de la sagesse étaient en défaut, suivait les présages de son démon, et par son obéissance respectueuse se rendait plus agréable à son dieu.

Chapitre 19

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Si le génie retenait presque toujours Socrate au moment d'agir, s'il ne l'excitait jamais, c'est par une raison que nous avons déjà dite ; c'est que Socrate, homme éminemment parfait, accomplissant tous ses devoirs avec ardeur, n'avait pas besoin d'être excité, mais seulement d'être retenu, lorsque ses actions pouvaient amener quelque danger ; et ces avertissements l'engageaient à différer pour le moment des entreprises qu'il reprendrait plus tard ou par d'autres moyens. Dans ces sortes d'occasions il disait entendre une certaine voix divine (c'est l'expression de Platon) ; et il ne faut pas croire qu'il eût accepté les présages sortis de la bouche du premier venu. Un jour qu'il était hors de l'enceinte de la ville, seul avec Phèdre, sous l'ombre d'un arbre touffu, il entendit cette voix qui l'avertissait de ne pas franchir la petite rivière de l'Ilissus avant d'avoir calmé par une rétractation l'Amour, qu'il avait offensé. D'ailleurs s'il avait observé les présages, il en aurait trouvé qui l'eussent excité à agir ; comme il arrive souvent à ces hommes superstitieux qui se laissent guider non par leur cœur, mais par la parole d'autrui, qui s'en vont par les rues recueillant les conseils de tout le monde, et qui pensent, pour ainsi dire, non avec leur esprit, mais avec leurs oreilles.

Chapitre 20

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Enfin, quoi qu'il en soit, ceux qui écoutent la parole des interprètes, parole qu'ils ont souvent entendue, ne peuvent douter qu'elle ne sorte d'une bouche humaine. Mais Socrate ne dit pas simplement qu'une voix l'est venu frapper, il dit une certaine voix : cette addition démontre que ce n'est pas une voix ordinaire, une voix humaine, car alors il aurait inutilement ajouté certaine ; il eût mieux valu dire une voix ou la voix de quelqu'un, comme la courtisane de Térence "N'ai-je pas entendu la voix de mon soldat ?" Mais quand on dit une certaine voix, on ignore d'où elle vient, on doute même si elle existe ; on fait entendre qu'elle a quelque chose d'extraordinaire et de mystérieux, comme celle qui, au rapport de Socrate, lui parlait d'une manière divine et si à propos. Je crois aussi qu'il ne connaissait pas seulement son génie par l'audition, mais encore par des signes visibles ; car souvent il disait qu'un signe divin, et non une voix, s'était offert à lui : ce signe, c'était peut-être la figure du démon lui-même que Socrate voyait seul, comme, dans Homère, Achille voit Minerve. Je suis persuadé que la plupart d'entre vous hésitent à croire ce que je viens de dire, et s'étonnent que la forme d'un démon ait apparu à Socrate. Mais Aristote rapporte (et c'est un témoignage imposant) que les pythagoriciens trouvaient fort étrange, lorsque quelqu'un disait n'avoir jamais vu de démons. Si donc chacun peut voir leur divine image, pourquoi cela ne serait-il pas arrivé à Socrate, à lui que la sagesse avait élevé au rang des dieux suprêmes ? Car ce qu'il y a de plus semblable et de plus agréable à un dieu, c'est un homme d'une parfaite vertu ; un homme qui l'emporte autant sur les autres mortels qu'il est lui-même inférieur aux dieux immortels.

Chapitre 21

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Que ne sommes-nous plutôt stimulés par l'exemple et le souvenir de Socrate ? Pourquoi la crainte de ces dieux ne nous porte-t-elle pas à l'étude de la méme philosophie ? Je ne sais ce qui nous empêche ; et je m'étonne surtout que, désirant tous le bonheur, et sachant qu'il ne réside que dans l'âme, et que, pour vivre heureux, il faut cultiver notre âme, je m'étonne que nous ne la cultivions pas. Celui qui veut avoir la vue perçante doit soigner ses yeux, au moyen desquels il voit ; celui qui veut courir avec rapidité doit soigner ses pieds, qui lui servent à courir ; et celui qui veut lutter au pugilat doit fortifier ses bras, au moyen desquels il lutte : enfin tous les autres membres demandent un soin conforme à leurs fonctions. Cela est clair pour tout le monde ; aussi ne puis-je assez m'étonner et ne puis-je comprendre que l'homme ne cultive pas son âme à l'aide de sa raison. Car enfin il est nécessaire pour tous de savoir vivre. Il n'en est pas de même de la peinture ou de la musique : un honnête homme peut ignorer ces deux arts sans encourir le blâme ou l'infamie. Je ne sais pas jouer de la flûte comme Isménias, et je n'en suis pas honteux ; je ne sais pas peindre comme Apelle ou sculpter comme Lysippe, et je n'en rougis point : pour tout dire enfin, il est permis d'ignorer sans honte tous les talents de ce genre.

Chapitre 22

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Mais dites, si vous l'osez : Je ne sais pas vivre comme Socrate, comme Platon, comme Pythagore, et je n'en rougis point. Vous n'oseriez jamais le dire. Et, chose étrange ! ce qu'on ne veut pas paraître ignorer, on néglige de l'apprendre ; on recule à la fois devant l'étude et devant l'ignorance de cet art ! Faites le compte des dépenses de chaque jour, vous en trouverez beaucoup de trop fortes et d'inutiles, et vous ne trouverez rien d'employé pour vous, c'est-à-dire, pour le culte de votre démon, culte qui n'est autre chose que la sainte pratique de la philosophie. Les hommes bâtissent de magnifiques maisons de campagne ; ils ornent splendidement leurs palais, ils grossissent le nombre de leurs esclaves ; mais dans tout cela, dans cette abondance, il y a quelque chose qui fait honte : c'est le maître lui-même. Et ce n'est pas à tort : ils rassemblent des richesses, et leur vouent un culte ; et eux-mêmes restent ignorants, grossiers et sans culture. Voyez ces édifices dans lesquels ils ont dépensé tout leur patrimoine : rien n'est plus riant, plus splendide ; ce sont des villas aussi grandes que des cités, des maisons ornées comme des temples, des valets nombreux et coiffés avec recherche, des meubles superbes, un luxe éblouissant ; tout est somptueux, tout est magnifique, excepté le maître lui-mème. Lui seul, comme Tantale, est pauvre : au milieu de ses richesses, il manque de tout ; il n'a pas envie d'un fruit qui lui échappe, ou soif d'une eau trompeuse ; mais il est altéré, il a faim du vrai bonheur, c'est-à-dire d'une vie calme et d'une heureuse sagesse. Il ne sait pas que l'on examine les riches comme les chevaux que l'on veut acheter.

Chapitre 23

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Alors on ne considère pas le harnois du cheval, ni la selle, ni les ornements qui brillent à sa tête, ni les rênes parsemées d'or, d'argent et de pierreries, ni la richesse et l'art des objets qui entourent son cou, ni la ciselure de son frein, ni l'éclat et la dorure de ses sangles : mais on écarte tout cela, c'est le cheval nu que l'on regarde ; on examine son corps, son ardeur, la noblesse de sa marche, la rapidité de sa course et la force de ses reins. On regarde d'abord si, avant tout, "Il a le ventre court, l'encolure hardie, Une tête effilée, une croupe arrondie, Si l'on voit son poitrail de muscles se gonfler." Ensuite, si l'épine dorsale est double ; car nous voulons qu'il ait le mouvement rapide et doux. Pareillement, dans l'appréciation de l'homme, écartez tout ce qui lui est étranger ; examinez l'homme seul, réduit à lui-même, pauvre, comme mon Socrate. Au reste, j'appelle étranger à l'homme ce qu'il doit à ses parents et à la fortune ; car tout cela n'entre pas dans mon admiration pour Socrate. La noblesse, les aïeux, la généalogie, les richesses enviées, tout cela, je le répète, est étranger. Cette gloire de la naissance vient d'un aïeul qui fut tel que son petit-fils n'eût pas à rougir de lui. Il en est de même des autres avantages que vous pourriez énumérer. Cet homme est noble ; vous louez ses parents. Il est riche ; je ne crois pas à la fortune. Je ne fais pas plus de cas du reste. Il est vigoureux ; la maladie peut l'épuiser. Il est leste ; il deviendra vieux. Il est beau ; attendez un peu, et il ne le sera plus. Mais si vous dites, il a étudié les beaux-arts, il est très instruit, il est aussi sage qu'un homme peut l'être, il est prudent ; voilà qu'enfin vous louez l'homme lui-même. Tout cela n'est point un héritage de ses pères, ni un présent du hasard, ni le résultat éphémère d'un suffrage, ni quelque chose qui s'altère avec le corps ou qui change avec l'âge : ce sont les seuls avantages de mon Socrate, et c'est pour cela qu'il dédaignait la possession des autres.

Chapitre 24

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Que cela ne vous excite-t-il à l'étude de la sagesse ! Vous n'entendriez plus mêler à vos louanges rien qui vous fût étranger ; et celui qui voudrait vous louer serait forcé de dire de vous ce qu'Accius, au commencement de son Philoctète, a dit d'Ulysse : "Héros glorieux, sorti d'une patrie obscure ; toi dont le nom est célèbre et l'âme pleine de sagesse ; toi qui guidas les Grecs, et sus les venger d'Ilion ; fils de Laërte ---." Il ne parle de son père qu'en dernier lieu ; vous n'avez entendu que des louanges qui lui soient personnelles ; aucune d'elles ne revient à Laërte, ni à Anticlée, ni à Arcésius : l'éloge tout entier appartient à Ulysse. Homère, parlant de ce héros, n'en dit pas autre chose ; Il lui donne pour compagne la prudence, désignée, selon la coutume des poètes, sous le nom de Minerve. C'est avec elle qu'il surmonte tous les obstacles et tous les dangers ; il pénètre dans l'antre du Cyclope, mais il en sort ; il voit les bœufs du Soleil, mais il n'y touche pas ; il descend dans les enfers, mais il remonte sur la terre : c'est encore avec la sagesse qu'il franchit Scylla sans être entraîné ; qu'il tourne dans le gouffre de Charybde sans être englouti ; qu'il boit la coupe de Circé sans être métamorphosé ; qu'il aborde chez les Lotophages sans y rester ; qu'il entend les Sirènes sans les approcher.