À propos du projet en préparation sur l’enseignement primaire supérieur

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À PROPOS DU PROJET DE LOI EN PRÉPARATION
SUR L’ENSEIGNEMENT PRIMAIRE SUPÉRIEUR.


Une commission, tirée du comité consultatif de l'enseignement primaire, a été chargée de préparer un projet d’organisation de l’enseignement primaire supérieur. Il y a lieu d’espérer que des inspecteurs de l’instruction publique, qui ont à la fois des idées générales et une longue expérience, et auxquels ne s’imposeront pas des vues systématiques, arriveront à établir un plan d’organisation adapté à l’état présent, si compliqué qu’il soit. L’enseignement des classes moyennes[1] à été contrarié de bien des manières dans son développement, depuis cinquante ans qu’on en proclame la nécessité. Il a eu la mauvaise fortune notamment de n’avoir pas rencontré dès le principe un nom heureux, qui fût compris et accepté de tout le monde. Surtout, on a eu le tort, un peu de tous les côtés, d’attacher tant d’importance à un nom. Mais l’esprit français est ainsi fait. Nous usons d’une logique souvent trop pointilleuse et nous dépensons en paroles l’ardeur que demanderaient les choses. C’est à propos de la dénomination de l’enseignement dont il s’agit que nous voudrions présenter quelques observations.

On sait que l’enseignement primaire supérieur remonte à la loi de 1833. En constituant d’ensemble l’économie de l’enseignement primaire, en y établissant deux degrés, la loi était bien fondée à nommer enseignement primaire supérieur le degré qu’elle superposait à l’enseignement primaire élémentaire. Pour le présent, c’était l’enseignement de la petite classe moyenne qu’elle organisait ; pour l’avenir, avec les développements que cet enseignement était appelé nécessairement à recevoir, suivant les circonstances, en raison des besoins croissants d’instruction générale et des besoins particuliers aux divers milieux, il pouvait s’approprier et suffire à toute la partie de la classe moyenne aisée qui se détournerait des études classiques. Telle n’a pas été la destinée de l’enseignement primaire supérieur. Il n’est pas de notre sujet d’entrer dans l’examen des différentes causes qui en ont arrêté le progrès et l’ont condamné à languir. Une de ces causes a été la dénomination même sous laquelle se présentait le nouvel enseignement. On trouva que supérieur ne pouvait être associé à primaire, que les deux mots répugnaient par leur essence même, et qu’une école supérieure ne devait être qu’une école de haut enseignement. D’autre part, la petite bourgeoisie, comme on disait encore en ce temps-là, était offusquée par les mots d’école et de primaire. Il aurait fallu pour la séduire adopter le mot de collége et mettre dans le programme une ombre de latin ; car, dans son sentiment, les gens dénués envoyaient seuls leurs enfants à l’école, et l’on n’avait pas fait d’études si l’on ne s’était frotté au latin. Tout grand historien qu’il fût, M. Guizot n’avait pas compté avec l’éternelle vanité française.

Cependant, des esprits éminents dans l’Université se préoccupaient de donner satisfaction sous une autre forme aux besoins des classes moyennes. La plupart des colléges, par la force des choses, avaient été amenés depuis longtemps déjà à établir des divisions dites de français et de commerce. Mais ces divisions, composées d’éléments hétérogènes, confiées aux premiers maîtres venus, sans programmes gradués, sans buts déterminés, faisaient pauvre figure. Ce n’était pas là un organisme régulier. Pour relever ce chétif enseignement, il lui fallait d’abord un nom qui le constituât. C’est alors que fut agité le nom d’intermédiaire. Si M. Saint-Marc Girardin n’a pas inventé le mot, qu’on rencontre déjà avant 1838, il en fut le patron et l’avocat dans deux livres de la plus agréable lecture, aussi judicieux que spirituels, qu’on ne lut pas assez ou qu’on oublia trop vite[2]. Bien qu’il revienne souvent dans les rapports des commissions, les préambules des projets de loi, etc., le mot ne fit pas fortune. On s’en explique les raisons. À un point de vue, l’enseignement dont il s’agit est bien intermédiaire entre le primaire et le secondaire, étant inférieur à l’un et supérieur à l’autre ; mais, en fait, il n’est pas le centre d’un tout dont les trois parties seraient solidaires entre elles. : si l’enfant, en quittant l’école primaire, peut passer à l’école intermédiaire, il ne peut en sortant de celle-ci entrer au collége ; l’enseignement intermédiaire, qui est le degré supérieur des études primaires, ne se prête aucunement à être comme le degré inférieur des études classiques. Le mot intermédiaire n’était donc juste en effet que par un côté ; puis, il répugnait par je ne sais quel air maussade. En somme, ne contenait-il pas assez de justesse pour être adopté, et comme tant d’autres mots désagréables n’aurait-il pas fini par passer dans l’usage ? Les dénominations devenues officielles ne sont ni plus justes, ni plus aimables.

C’est sous le ministère de M. de Salvandy, en 1847, qu’apparut pour la première fois le mot d’enseignement spécial, que nous retrouverons plus tard. Il y eut alors un commencement d’organisation. Les trois années spéciales venaient à la suite des classes de grammaire ; les matières d’études de chaque année étaient déterminées. Mais comme on était loin du mouvement d’idées d’où étaient sorties les écoles primaires supérieures !

On pouvait croire que la révolution de 1848 y ramènerait les esprits, et qu’elle aboutirait à un large et libéral système d’enseignement à l’usage des classes moyennes. M. Carnot, en effet, se préoccupa de la question dans son court ministère. Mais les événements se succédèrent si vite que des tendances tout opposées triomphèrent. La loi de 1850 supprima l’existence légale de l’enseignement primaire supérieur, et ne fit qu’une place équivoque à ce qu’elle appela l’enseignement professionnel.

D’organisation il ne fut pas question, mais le mot eut la vogue. Il n’y en avait pas cependant qui fût plus confus. Une école professionnelle est celle qui conduit à une profession déterminée. L’école, de Saint-Cyr, l’école navale, l’école de médecine, l’école normale supérieure, etc., sont des écoles professionnelles, parce qu’elles se proposent le but précis de faire des soldats, des marins, des médecins, des professeurs. Avec quelle justesse appeler professionnelles des écoles d’enseignement général destinées à préparer indistinctement aux professions multiples qui relèvent de l’agriculture, du commerce et de l’industrie, à toutes celles où les études latines constatées par un baccalauréat ne sont pas nécessaires ? Elles sont autres, mais non plus professionnelles que les colléges classiques qui déversent également leur clientèle dans toutes sortes de professions[3]. Pourquoi donc le mot professionnel est-il entré si facilement dans l’usage ? C’est que, comme on n’analyse guère, qu’on juge en gros, sur les apparences, on établit volontiers un rapport direct, étroit, entre le mot profession et les degrés inférieurs du commerce et de l’industrie, dont les écoles professionnelles fournissent le personnel, tandis que ce rapport échappe s’il s’agit des lycées et des collèges, dont la clientèle est censée se vouer seulement aux carrières dites libérales, mot qui n’a plus de sens net, mais n’a pas perdu son ancien prestige. Ces distinctions ne reposent plus sur rien de solide. Si le comptable, le commis de rayon, le voyageur, le marchand de détail, lé dessinateur industriel, le petit fabricant, etc., exercent des professions, de quel autre mot se servir pour le négociant, le banquier, le constructeur, l’ingénieur, l’avoué, l’avocat, etc. ? Dira-t-on qu’ils exercent des sacerdoces ? Tous les modes d’emploi de l’activité humaine aboutissent en somme à des professions, et toutes peuvent être tenues avec honneur. Que celles qui sont désintéressées par leur nature même, et ne donnent à l’homme que le nécessaire de la vie, comme l’armée, la magistrature, l’enseignement, soient entourées d’une certaine considération particulière, c’est justice ; mais il n’est ni juste ni libéral de distinguer entre les professions et d’affecter exclusivement le mot à celles qui sont d’un degré et, par conséquent, d’un produit médiocre. Le mot professionnel entraînait donc à sa suite dans l’opinion une idée d’infériorité qui aurait été pour cet enseignement une marque peut-être indélébile. Mieux vaut qu’il n’ait pas survécu officiellement.

Sous le ministère de M. Fortoul, en 1859, se produisit la bifurcation. On se rappelle que, dans ce système, les divisions littéraires et les divisions scientifiques se formaient après les classes de grammaire, se développaient parallèlement, en se touchant sur quelques points restés communs, et se fondaient au terme des études dans la classe de logique. Cette combinaison d’un homme d’esprit, qui n’était pas homme du métier, présentait dans la pratique trop de complication pour durer. Du reste, elle n’intéressait pas les classes moyennes proprement dites. Ce ne fut que six ans plus tard, sous le ministère de M. Rouland, que la question fut mise à l’ordre du jour et replacée sur son véritable terrain. Mais quant à la dénomination qui conviendrait à ce malheureux enseignement, on n’est pas plus fixé que trente ans auparavant. Les rapports et les discours du ministre font reparaître tour à tour tous les noms jusque-là essayés ou agités d’enseignement professionnel, spécial, pratique, usuel, moyen, intermédiaire, moderne, avec une préférence, à ce qu’il semble, pour l’appellation plus nouvelle d’enseignement secondaire français. Le mot de colléges français eût pu réussir dans le grand public. Il excita une certaine émotion au sein de l’Université. Non sans raison, il faut le reconnaître. L’étude du latin dans les lycées et les colléges n’étant qu’un instrument de développement intellectuel, le seul moyen sûr jusqu’ici d’arriver à une possession intime et profonde de la langue et de la littérature françaises, pourquoi les nouveaux colléges auraient-ils eu le droit de s’intituler français, et de frapper de discrédit les colléges classiques comme voués à une stérile routine scolastique, alors qu’eux-mêmes, dépourvus de méthodes éprouvées et d’outils supérieurs, seraient condamnés à ne donner à leurs élèves qu’une connaissance superficielle de la langue et qu’une médiocre intelligence de nos grands écrivains ? Les colléges français n’ont pas reparu depuis.

Enfin, en 1865, sous le ministère de M. Duruy, fut constitué l’enseignement secondaire spécial. Rassembler dans des cadres réguliers une clientèle scolaire jusque-là sacrifiée, substituer à des éléments décousus d’instruction un plan d’études concordantes depuis la base jusqu’au sommet, ouvrir largement à ces études les lycées en même temps que les colléges, en accuser le caractère par la formule adoptée pour les désigner, c’était organiser un second type d’enseignement secondaire, juxtaposé à l’enseignement classique, mais distinct, ce qu’aucun ministre n’avait voulu ou osé faire jusque-là.

Assurément l’enseignement secondaire spécial a été un progrès. Il a donné lieu néanmoins à des réserves qui sont graves. En incorporant cet enseignement dans les lycées et les colléges, afin de leur ménager des ressources utiles ou nécessaires, au lieu de le constituer en dehors des centres classiques, ne l’a-t-on pas privé des éléments de vie et de développement qu’il y a dans l’autonomie, et comme immobilisé dans un état subalterne[4] ? En l’étendant au delà de ses limites naturelles, en absorbant par exemple un certain nombre d’écoles primaires supérieures indépendantes, qui avaient survécu à l’ordonnance de 1841[5] et à la loi de 1850, n’a-t-on pas porté une atteinte regrettable à une forme d’enseignement plus pratique, plus rapproché de la petite classe moyenne ? Enfin, en construisant un système limité et rigide, et en occupant la place pour ainsi parler, n’a-t-on pas ajourné indéfiniment et même rendu impossible la création ultérieure d’un grand enseignement libre, ample, souple, apte aux combinaisons diverses que demande la diversité des besoins de l’immense classe moyenne ? Quoi qu’il en soit de ces réserves, l’enseignement secondaire spécial est le plus vigoureux effort qui ait été fait pour donner à certaines catégories de la classe moyenne un enseignement approprié. Avec ses cadres, ses programmes, son diplôme qui lui est un but et une sanction, son école normale de Cluny, ses brevets et son agrégation, il présente un organisme complet qui, s’il a la rigidité inhérente aux œuvres créées de toutes pièces, possède une solidité réelle par la solidarité même de ses parties.

La désignation de secondaire spécial montrait qu’il était plus facile de constituer que de formuler par un nom le nouvel enseignement. Il faut l’avouer, le nom n’est pas bien venu. Il est abstrait, obscur, et de plus, il n’a pas la justesse désirable. Comment appeler spécial un enseignement général au même titre que l’enseignement classique, et tellement général qu’il prépare aux neuf dixièmes des carrières ouvertes à la jeunesse ? C’est la critique qu’a déjà provoquée le mot professionnel. Dira-t-on qu’il est spécial par rapport à l’enseignement classique, qui se place à un degré supérieur de généralité dans son désintéressement de fins positives ? D’abord, cela n’est plus exact depuis que les lycées et les colléges sont devenus des centres de préparation aux écoles. Puis, il y a quelque chose de singulier à dénommer un enseignement en le comparant, par un côté avec un autre enseignement, au lieu d’en tirer le nom de l’objet même qu’il se propose. Quant au mot secondaire, il n’est pas non plus de tout point justifié. Pour avoir complétement droit au nom de secondaire, il eût fallu que le nouvel enseignement s’inspirât dans ses programmes de l’esprit même de tout enseignement secondaire, c’est-à-dire qu’il se donnât pour but principal le développement des intelligences par les moyens dont il disposait. Loin de là, il se montrait plus préoccupé de procédés que de méthodes, et même se laissait aller volontiers à mettre du technique dans ses programmes, comme s’il y avait dans le technique une grâce particulière pour former les intelligences. Aussi, ceux qui aiment à épiloguer et à jouer sur les mots n’ont-ils pas manqué de dire que l’enseignement secondaire spécial avait été ainsi nommé, parce qu’il n’est ni spécial, ni secondaire.

Voilà les vicissitudes par où a passé en France la dénomination de l’enseignement des classes moyennes. Il vient tout naturellement à l’esprit de se demander si les autres pays ont traversé les mêmes difficultés ou s’ils ont trouvé plus de ressources dans leur langue, car alors il eût été très-simple de leur faire l’emprunt d’un mot. Il semble par exemple que l’Allemagne, qui nous à précédés dans les voies de cet enseignement, eût dû nous fournir un nom approprié. C’est, en effet, la règle ordinaire des emprunts mutuels entre les langues que l’adoption des choses entraîne celle des mots qui les expriment. Je ne sais s’il Y a eu chez les Allemands les mêmes débats que chez nous, ou s’ils acceptent plus bonnement les dénominations qui naissent des circonstances, mais les noms d’écoles réelles, d’écoles bourgeoises, n’auraient pu être importés en France et naturalisés. L’expression d’études réelles, c’est-à-dire qui portent sur les réalités, les faits, en opposition avec les études classiques, ayant pour domaine exclusif les idées, les théories, cette expression n’eût marqué qu’une antithèse prétentieuse et fausse. Aucun enseignement ne se passe de faits, aucun de théorie. En Allemagne même, le mot, créé au début du xviiie siècle, mot de combat pour ainsi parler, n’est plus depuis longtemps la formule de l’enseignement qu’il désigne[6]. Quant aux écoles bourgeoises, elles répondent à des idées de classement social auxquelles on répugne invinciblement en France. Nous subissons bien des classes de fait, parce qu’elles s’imposent, mais nous ne voulons pas qu’elles soient comme affichées. Le brevet de bourgeoisie, qui peut encore être tenu à honneur en Allemagne et en Suisse, serait chez nous plutôt repoussé qu’envié. On veut bien être marchand, fabricant, artiste, on s’honore parfois de la qualification d’ouvrier, mais personne n’accepte d’être un bourgeois. Les mêmes répugnances eussent accueilli le mot d’écoles moyennes qui s’est établi en Belgique. Moins que l’Allemagne, l’Angleterre était en mesure de nous fournir un nom heureux. En général, on y indique par les mots d’enseignement anglais ou moderne le système qui tend à modifier ou à remplacer la pure instruction classique des écoles de grammaire, institutions qui sont du degré des gymnases de l’Allemagne et de nos lycées[7]. Mais aurait-on pu dire, depuis l’introduction des sciences mathématiques et physiques, des langues vivantes, de l’histoire et de la géographie, que nos lycées et nos collèges se confinent dans l’étude de l’antiquité grecque et latine, et ne s’ouvrent pas aux cultures modernes ? Cette accusation, déjà excessive au temps où Bastiat la reproduisait dans un pamphlet retentissant[8], est devenue absolument surannée. En résumé, nous n’avions pas à prendre chez nos voisins le mot approprié qui nous manquait.

Nous manquait-il bien en effet ? La langue française est-elle si dénuée ou si revêche qu’elle n’ait pu fournir un mot propre à s’accommoder au besoin qui se manifestait ? On l’avait sous la main, à mon sentiment, le mot nécessaire, un mot bien fait, déjà dans l’usage, juste dans son acception principale, assez compréhensif pour embrasser sans effort la diversité des formes d’un enseignement multiple et complexe : celui d’industriel. Nous ne l’inventons pas ; il a été prononcé depuis cinquante ans de côté et d’autre, sans avoir par malheur trouvé un patron autorisé. La Commission instituée en 1848 par M. Carnot avait même adopté l’expression de colléges industriels dans le projet qu’elle préparait et qui n’arriva pas à être discuté. Nous croyons qu’une discussion sérieuse aurait tourné au profit du mot industriel. Par le sens premier qu’il tient de son origine, le mot d’industrie exprime d’une manière générale l’activité intelligente, ingénieuse, inventive. C’est ainsi que l’emploient les écrivains du xviie siècle. Au siècle suivant, par une dérivation naturelle, il s’applique à l’activité de l’homme s’exerçant sur les choses et les mettant en valeur. Cette acception est restée dans la langue. L’économie politique ne dit pas autrement que l’industrie agricole, manufacturière, commerciale, l’industrie extractive, l’industrie des transports, etc. Depuis 1815, il est vrai, le mot s’est encore restreint, et il en est venu dans le langage courant à désigner particulièrement la fabrique et l’usine. Il en résulte que l’École des arts et manufactures qui fait des ingénieurs, les Écoles d’arts et métiers qui font des chefs d’atelier, semblent seules appeler le nom d’écoles industrielles. Mais, il y a quarante ans, l’application officielle du mot industriel à l’enseignement des classes moyennes en eût sans doute maintenu et fixé le sens général et l’eût imposé à l’usage. Nous admettons volontiers qu’aujourd’hui il est trop tard pour aller contre le courant des habitudes. On peut dire des mots comme des livres : habent sua fata.

La leçon pratique qui ressort de cette revue, plus longue que nous n’aurions voulu, c’est qu’il convient de laisser de côté les définitions, les formules, les dénominations générales[9], et d’agir. L’enseignement secondaire spécial est constitué et vit ; l’enseignement primaire supérieur va être reconstitué : il n’y a plus lieu d’agiter la question d’une loi d’ensemble qui embrasserait tout l’enseignement des classes moyennes. On désorganiserait à coup sûr ce qui existe et l’on ne serait pas certain de ce qui viendrait à la place. Au demeurant, l’enseignement secondaire spécial et l’enseignement primaire supérieur répondent aux deux grandes catégories entre lesquelles se partage la classe moyenne : celle qui est en possession d’un capital acquis, celle qui est en voie d’arriver au capital ou à qui le salaire donne au delà du strict nécessaire de la vie. Seulement, le départ à faire entre les deux espèces d’enseignement et les deux sortes d’établissements ne sera pas peu laborieux. Si ces enseignements diffèrent en effet, ils se touchent sur bien des points ; s’ils ne se confondent pas, ils se côtoient de près, parce que presque toutes les matières d’études leur sont communes. Ce sera donc dans les programmes qui posent les limites d’un plan d’instruction, dans les méthodes qui en marquent l’esprit et le caractère, que devront s’accuser nettement les différences. Nous ne savons ce que seront les programmes de l’enseignement primaire supérieur, mais il est inévitable qu’ils amènent le remaniement de ceux de l’enseignement spécial, appelé à justifier plus pleinement son titre de secondaire.

Tout cela s’arrange assez facilement sur le papier ; mais il en sera autrement dans la réalité. Les colléges voudront-ils opérer une réforme sur eux-mêmes au prix.de durs sacrifices ? Ceux qui ne sont pas de plein exercice, et qui, au lieu de se transformer résolument en colléges spéciaux, ont associé de médiocres études latines à de médiocres études spéciales, pourront-ils se modifier maintenant au risque d’un suicide ? Il faut donc s’attendre à ce que, sur beaucoup de points, les colléges mi-partie latins et spéciaux d’une part, les écoles supérieures de l’autre, les unes aspirant, les autres s’obstinant à vivre, ce qui est naturel, entrent en concurrence et se disputent l’élément mixte et flottant qu’il y a dans toute clientèle. C’est toujours ainsi, dès qu’il s’agit de réformes, que les intérêts posent des problèmes pénibles à résoudre. Il serait prématuré de s’engager dans ces questions, puisque le projet d’organisation de l’enseignement primaire supérieur n’est pas encore connu. Si la loi nouvelle réalise ce qu’on peut en espérer, si des préventions et des vues étroites, comme il est arrivé jusqu’ici, n’en gênent pas l’application, on doit bien prévoir que le développement des écoles supérieures déterminera une évolution de tout notre système d’enseignement secondaire. Un certain nombre de petits colléges se placeront de fait au degré des écoles supérieures ; d’autres devront renoncer aux études latines et se vouer à l’enseignement spécial. Le divorce sera inévitable dans les grands colléges et les lycées entré l’enseignement classique et l’enseignement spécial ; celui-ci trouvera dans l’autonomie les conditions de progrès qui lui manquent, celui-là se fortifiera en se concentrant : c’est le ferme espoir de ceux qui estiment que, sans les nobles études classiques, il ne se formerait plus d’élite apte à la haute et délicate culture de l’esprit. En somme, cette évolution aboutira à un plus actif développement comme à un meilleur classement des forces productives dans la société. Elle s’accomplira nécessairement parce qu’elle est dans la nature des choses. On peut y aider ; il n’y aurait pas avantage à la précipiter.

Marguerin,
Administrateur des écoles
primaires supérieures municipales de Paris.

  1. Il s’agit bien entendu de la partie des classes moyennes qui ne saurait se contenter de l’instruction primaire et à qui les études classiques ne sauraient convenir ; c’est de beaucoup la plus considérable.
  2. De l’instruction intermédiaire et de son état dans le midi de l’Allemagne. — De l’instruction intermédiaire et de ses rapports avec l’instruction secondaire.
  3. On peut dire que cet enseignement rapproche plus ses élèves de la profession qu’ils doivent embrasser que les études classiques ; qu’il abrège par conséquent l’apprentissage indispensable au début de toute profession. Mais ce n’est pas ainsi que le mot fut interprété, ni par ce côté qu’il fit fortune.
  4. M. Duruy se rendait certainement compte de ces conditions défavorables au nouvel enseignement, quand il lui affectait en propre, outre le collége annexe de Cluny, le collége de Pontivy et le lycée de Mont-de-Marsan.
  5. L’ordonnance royale de 1841, sous le ministère de M. Villemain, annexait les écoles supérieures aux colléges et plaçait leurs directeurs sous l’autorité immédiate du principal.
  6. Voy. Michel Bréal, la Realschule et les écoles Turgot. Revue des Deux Mondes du 15 juin 1875.
  7. Les célèbres établissements d’Eton, de Rugby, de Winchester, sont des écoles de grammaire, Grammar Schools.
  8. Voy. parmi les petits pamphlets de Bastiat, Baccalauréat et socialisme.
  9. Le mieux serait, pour les villes, que les colléges et les écoles destinés à l’enseignement industriel reçussent un nom propre, celui d’un homme dont s’honorent ses concitoyens. Par là les établissements sont soustraits aux inconvénients des classements et des étiquettes. Ils prennent peu à peu dans l’opinion la valeur que leur donne le chef qui les dirige. C’était l’avis de M. Cousin, ce grand esprit de tant de bon sens dans les questions d’instruction publique, qui fut le plus ardent promoteur de l’enseignement primaire supérieur, et regretta toujours de n’avoir pas eu le temps, pendant son court ministère, de l’organiser largement. L’année même de sa mort, un jour qu’il me faisait différentes questions sur l’école Turgot : « J’ai trouvé, me disait-il, vingt noms topiques pour nos principales villes », et en les énumérant, il me les faisait parfois chercher. À propos de Nancy, quel nom, me demanda-t-il, y conviendrait le mieux à une école primaire supérieure ? — Dorabasle, répondis-je un peu vite. — Non, Drouot ; et il commenta éloquemment le mot de Napoléon : « Drouot, c’est la vertu ». L’histoire de l’école Turgot justifie les vues de M. Cousin sur l’application des noms propres aux maisons d’instruction. Sous la désignation d’école primaire supérieure de la rue Neuve-Saint-Laurent, elle était confinée dans les quartiers Saint-Martin et du Marais ; sous le patronage du beau nom de Turgot, elle s’est fait connaître dans l’immense Paris; les élèves lui sont venus des vingt arrondissements, et même de la banlieue.