À soi-même : Journal (1867-1915)/Courbet

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Texte établi par Introduction de Jacques Morland, H. Floury, Éditeur (Notes sur la vie. L’Art et les Artistesp. 152-154).

COURBET

Un peintre qui fut célèbre et qui présida longtemps les jurys officiels vient de faire amende honorable devant les tableaux de Courbet exposés dans la salle des Beaux-Arts, tableaux assez variés, de toutes dates et qui peuvent donner du maître une idée définitive et complète. Ce ne sera certes pas ce retour exprimé par une personne d’un talent retardataire qui pèsera beaucoup sur l’esprit de ceux qui jugent, ni qui pourra sensiblement faire avancer l’heure de la justice ; car la justice, comme la gloire, vient à son heure. Les grandes œuvres traversent le temps, rayonnantes et paisibles ; autour d’elles, lentement, la vérité s’élabore à travers les obstacles mis par l’actualité autour de leur puissance, et malgré les maigres propos de l’erreur ou de la sottise, elles durent, elles vivent, elles triomphent et s’imposent.

L’honnête aveu de l’académicien, en faisant sourire, éveille aussi des tristesses : tous ceux qui souffrent, tous ceux qui pensent, tous ceux qui regardent l’art réel tel qu’il paraît en dehors des règles d’une école, regretteront qu’un tel retour exprimé sur des jugements du passé soit impuissant à prévenir des erreurs futures ; il en est ainsi. On juge difficilement ses contemporains ; peut-être est-il impossible de les comprendre. On vit quand même dans une atmosphère artistique à travers laquelle il est difficile de voir nettement ce qui paraît dans d’autres zones ; la postérité, somme toute, n’est que la somme de jugements formulés dans la durée du temps par des êtres isolés et désintéressés qui comparent et qui annoncent la vérité aux autres hors de toute envie, sans passion, et défiant l’actualité.

C’est ainsi qu’on peut regarder aujourd’hui sans trop d’erreurs l’œuvre du grand réaliste qui fut simplement un grand peintre. Tout homme qui a l’œil ouvert sur la vie et qui la voit palpiter sous l’épiderme des choses, tout homme qui voit les substances et qui les aime, a dans le fond de son être un peintre qui sommeille. La volonté pourra développer en lui des facultés contraires ; les circonstances pourront laisser atrophier celle-là, mais les germes seront toujours en lui. Courbet évolua avec vigueur dans un ordre d’activité unique. Il fut un sensitif, un délicat regardeur des choses, un joyeux amusé des changeantes féeries de la lumière externe. Pour lui, incontestablement, l’art de peindre fut de la délectation ; et comme il ne peignit toujours que d’amour et par volupté, il fut impeccable. Pas un pouce carré de toile, pas une accentuation qui ne soit autre chose, ici, que l’exubérante ardeur de la couleur elle-même, c’est-à-dire de ce jeu éternel du jour sur le jour même, avec un sens exact de tous ses rapports.

On aimerait à voir Les Casseurs de pierres à côté d’un Titien, à qui il fait penser. Même ampleur, même puissance, point de noblesse, il est vrai, mais que d’ardeurs en cette nature coloriée à son comble et pour ainsi dire congestionnée. Le soleil tombe d’aplomb et direct sur cette route sans joie, où le travail est morne, presque sans espoir. Ces deux choses informes (deux paysans tels que les eût vus La Bruyère) s’agitent passivement comme des mécaniques de bois. Pas un visage humain, les regards sont cachés : c’est ici la torpeur inconsciente et automatique de la vie, c’est l’ankylose, l’abaissement profond et fatal de l’animal enchaîné. Comme dans Rembrandt, il y a des sous-entendus profonds et humanitaires, une suprême ironie ressort ici sous forme d’enseignement. C’est qu’une réalité humaine, même fortuite, peut contenir un reproche d’outre-siècle, et peut participer, par sa durée, à la marche infinie vers le mieux. Il s’agit qu’elle ait été prise sur le fait par quelque grand enfant terrible, comme l’humanité, lasse de sa pose, sait quelquefois en laisser passer à travers le crible de la Règle. Les Bébés divins, qui n’ont pas la durée moyenne pour grandir, deviennent des hommes, et même de grands hommes, lorsque les autres s’acheminent vers le tombeau, impuissants et vaincus, désarmés, dégradés, c’est justice. M. Robert Fleury s’éteint et finit honnête ; il a dit du maître, qu’il avait autrefois nié, contesté : « C’est un grand peintre ». Ce jugement est de ceux qui vont s’élever bientôt pour grandir et hausser le nom de Courbet à travers la vie difficile que rencontre l’œuvre d’art dans la postérité.

Courbet était de taille haute, puissant. Des yeux grands et doux éclairaient sa physionomie débonnaire où l’orgueil par éclairs éveillait des vivacités. « Je prendrai le fusil, malgré mon génie », dit-il, lors de la guerre, à l’heure où l’ennemi envahissait. Un éloge le transformait, le dominait ; il devenait, à la louange, un enfant que l’on conduirait.

(Mai 1882.)